Sein Auge ist blau, Er trifft dich genau
Paul Celan
Lorsque Max Weber mentionne le terme d’« esprit » dans son fameux essai L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il nous renvoie sans aucun doute à une espèce de demande, d’exigence faite par la vie économique d’une société à ses membres concernant leur comportement. L’« esprit » est une sollicitation, une requête éthique émanant de l’économie. Plus spécifiquement, l’« esprit du capitalisme » est cette demande que formule la vie pratique moderne, centrée autour de l’organisation capitaliste de production de richesse sociale, d’un mode spécial de comportement humain et d’une forme particulière d’humanité capable de s’adapter aux exigences de bon fonctionnement de cette vie capitaliste. Selon Weber, l’ethos que réclame le capitalisme est un ethos qui consiste à se livrer au travail, un ethos d’ascèse du monde, de conduite modérée et vertueuse, de rationalité productive, de recherche d’un bénéfice stable et continu ; en définitive, un ethos d’auto-répression productiviste de l’individu singulier, un ethos par lequel l’homme se livre et se sacrifie au profit de la portion de richesse que la vie lui a confiée. Pour Weber, la pratique éthique qui représente le mieux cet ethos sollicité par le capitalisme est celle du christianisme protestant, et plus particulièrement celle du puritanisme ou protestantisme calviniste, qui naquit au centre de l’Europe et s’étendit, au fil de l’Histoire, aux Pays-Bas, au nord du continent européen, à l’Angleterre et finalement aux États-Unis d’Amérique.
Dans la note préliminaire à son corpus d’articles de sociologie de la religion, Max Weber laisse supposer que la capacité à répondre à la sollicitation éthique de la modernité capitaliste, l’aptitude à accepter la pratique éthique du protestantisme puritain peut avoir un fondement ethnique et être liée à certaines caractéristiques raciales des individus. Les réflexions que je voudrais vous présenter ici tentent de problématiser cette approche de Max Weber à partir de la reconnaissance d’un « racisme » constitutif de la modernité capitaliste, d’un « racisme » exigeant la présence d’une « blanchité » (blanquitud) d’ordre éthique ou civilisateur comme condition de l’humanité moderne ; blanchité, qui, dans des cas extrêmes tel que celui de l’État nazi, peut finalement finir par exiger une blancheur d’ordre ethnique, biologique et « culturelle ».
On peut parler d’un « degré zéro » de l’identité concrète de l’être humain moderne. Ce « degré zéro » de l’identité correspondrait à la pure fonctionnalité éthique et civilisatrice que les individus attestent avoir vis-à-vis de la reproduction de richesse en tant que processus d’accumulation de capital. Sur ce plan élémentaire, l’identité humaine proposée par la modernité « réellement existante » regroupe ces caractéristiques, caractéristiques qui constituent un certain type d’être humain s’étant construit pour satisfaire « l’esprit du capitalisme » et pour intérioriser pleinement la demande de comportement correspondant à cet esprit.
Au cours de l’Histoire, divers éléments déterminants des modes de vie traditionnels, différentes sous-codifications des systèmes sémiotiques et linguistiques hérités, divers usages et coutumes pré-modernes ou simplement non modernes, en quelques mots, diverses déterminations de la « forme naturelle » des individus (singuliers ou collectifs), sont opprimés, réprimés systématiquement et implacablement au sein de la dynamique de marché, dans le chemin qui mène à ce « degré zéro » de l’identité humaine moderne. Ce sont précisément ces déterminations identitaires qui gênent la construction du nouveau type d’être humain requis pour le meilleur fonctionnement de la production capitaliste de marchandises, et qui doivent donc être remplacées ou recréées en accord avec la version réaliste, puritaine ou « protestante-calviniste » de l’ethos historique capitaliste.
Dans le contexte qui nous intéresse, il est important de signaler que la « sainteté économico-religieuse » qui définit ce « degré zéro » de l’identité humaine moderne capitaliste et caractérise ce nouveau type d’être humain est une « sainteté » qui doit être visible, manifeste ; qui doit avoir une perceptibilité sensible, une apparence ou une image extérieure lui permettant d’être appréhendée. La modernité d’un individu, la partie effective de l’intériorisation qu’il a fait de l’éthos puritain capitaliste, c’est-à-dire sa « sainteté », le fait d’avoir été élu par la grâce divine, est reconnaissable avant tout par le haut degré de productivité du travail qu’il doit mettre en œuvre. C’est ce caractère éminemment productif de son activité qui le place au-dessus de la ligne séparant de façon catégorique les « winners » (gagnants) des « losers » (perdants). Cependant, la modernité d’un individu ne se manifeste pas seulement par ce chiffre statistique mais apparaît en outre dans l’image qui correspond à cette sainteté évidente, dans l’ensemble de traits visibles qui accompagnent la productivité, depuis l’apparence physique du corps et de l’entourage, propre et ordonnée, jusqu’à la maîtrise du langage, la positivité discrète de l’attitude et du regard ainsi que la mesure et le calme des gestes et des mouvements.
Cependant, ce degré zéro de l’identité individuelle moderne est en vérité insoutenable, évanescent et cède historiquement rapidement la place à un premier degré, ou degré initial, de concrétion identitaire : le degré d’identité correspondant à l’identité nationale. En effet, c’est seulement à titre exceptionnel que les masses de la société modernes sont, comme on a l’habitude de le dire, des masses amorphes et anonymes. En général, ce sont des masses identifiées à la réalisation du projet historique étatique d’une entreprise partagée d’accumulation du capital, c’est-à-dire que ce sont des masses dotées d’une identité « faussement concrète », comme le dirait le philosophe Karel Kosik, mais ayant une consistance nationale.
Or, il convient de noter que l’identité nationale moderne, même lorsqu’elle obéit à des entreprises étatiques œuvrant dans des sociétés non européennes (ou seulement vaguement européennes) par leur « couleur », ou leur « culture », est une identité qui ne peut s’empêcher d’inclure, comme sa caractéristique essentielle et distinctive, un trait spécial que nous pouvons appeler « blanchité ». La rationalité moderne, quelle qu’elle soit, même celle des États de populations non blanches (ou du « tropique »), requière la « blanchité » de ses membres. Il s’agit sans aucun doute d’un fait à première vue surprenant étant donné que l’idée d’une identité nationale parait justement exclure la soumission de celle-ci à une identité plus générale (par exemple, européenne ou occidentale), qui transcenderait les déterminations ethniques particulières de la communauté « nationalisée » par l’État capitaliste. Ce paradoxe d’une nation de « couleur » et cependant « blanche » peut s’expliquer par le fait que le fondement de la vie économique moderne fut de type capitaliste puritain, et eut lieu par hasard, comme vie concrète d’une identité politique étatique, sur la base humaine des populations « blanches » du nord-est européen. Cela permit l’assimilation, la confusion entre l’apparence « blanche » de ces populations et cette visibilité indispensable, que nous mentionnions, de la « sainteté » capitaliste de l’être humain moderne. La productivité du travail comme indice révélant la sainteté moderne, et comme « manifestation » du « destin » profond de l’affirmation nationale, finit alors par inclure, comme compagne indispensable, la blanchité raciale et « culturelle » des masses travailleuses.
Dans l’histoire réelle, le trait identitaire civilisateur que nous entendons comme « blanchité » se consolide, de manière hasardeuse et arbitraire, sur la base d’une apparence ethnique de la population européenne nord-occidentale, sur l’arrière-plan d’une blancheur raciale culturelle. Du XVe au XVIIIe siècle, cette coïncidence s’est peu à peu convertie en une nécessité et est devenu codéterminante de l’identité moderne de l’être humain en tant qu’identité civilisatrice capitaliste, dans sa variante puritaine ou « réaliste ». En d’autres termes, par sa fréquence écrasante, le fait que les « saints visibles » soient aussi, en plus de tout, « de race, d’usages et de coutumes blanches », cessa d’être un fait conjoncturel et devint une condition essentielle. C’est grâce à ce quiproquo que l’être authentiquement moderne finit par inclure au sein de ses déterminations essentielles l’appartenance, d’une certaine manière ou dans une certaine mesure, à la race blanche et, par conséquent, à reléguer au domaine imprécis du pré-, du anti- ou du non moderne (non humain) tous les individus, singuliers ou collectifs, étant « de couleur » ou simplement étrangers, bref « non occidentaux ».
Mais le processus fut, en réalité, un peu plus complexe. Il est intéressant de noter que, durant cette transition subreptice du fortuit au nécessaire, la condition de blancheur de l’identité moderne se convertit en une condition de blanchité, c’est-à-dire, permit la subordination de son caractère ethnique au caractère identitaire imposé par la modernité capitaliste, lorsqu’elle l’inclut comme élément du nouveau type d’humanité qu’elle promeut. C’est la raison pour laquelle, en principe, dans la modernité capitaliste, les individus de couleur peuvent obtenir l’identité moderne sans avoir à « se blanchir » (blanquerse) complètement : démontrer sa blanchité suffit.
Nous pouvons donc appeler « blanchité » cette visibilité de l’identité éthique capitaliste dans la mesure où elle est surdéterminée par la blancheur raciale, mais par une blancheur raciale qui s’auto-relativise justement en exerçant cette surdétermination.
C’est l’attitude des personnages, une attitude dénotant la blanchité (et non pas la blancheur de race) qui impressionne tant dans la représentation de la nouvelle dignité humaine, apparaissant dans de nombreux portraits de bourgeois ou d’hommes modernes dans la peinture flamande des XVe et XVIe siècles. La blanchité est là, mais précisément, et seulement, en tant que sous-entendu (Holbein, Van Eyck, Ter Borch, etc.). Cette observation vaut également pour la représentation du corps humain nu à cette époque. Dans la peinture de Lucas Cranach, Adam et Eve sont sans aucun doute de race blanche mais ce n’est pas cette blanchité, mais bien l’innocence de leur sensualité, que le peintre circonscrit et souligne.
Nous pouvons alors dire qu’un racisme identitaire, promoteur de la blanchité civilisatrice, et non pas de la blancheur ethnique – c’est-à-dire, un racisme tolérant, disposé à accepter (sous conditions) un grand nombre de traits raciaux et « culturels » « étrangers » et extérieurs – est constitutif du type d’être humain moderne capitaliste. Cependant, pour autant qu’il soit très ouvert, ce racisme identitaire civilisateur reste un racisme et peut donc facilement, en situations exceptionnelles, adopter de nouveau un radicalisme ou un fondamentalisme ethnique virulent, comme nous le verrons ensuite.
L’intolérance qui caractérise le « racisme identitaire civilisateur » est beaucoup plus élaborée que celle du racisme ethnique : elle se concentre sur des indices plus subtils que la blancheur de la peau, indices subtils tels que la présence d’une intériorisation de l’ethos historique capitaliste. Ce sont ces indices qui servent de critère pour l’inclusion ou l’exclusion des individus singuliers ou collectifs dans la société moderne. Loin du fanatisme ethnique de la blanchité, c’est une intolérance qui frappe facilement même des êtres humains d’une impeccable blancheur raciale, mais dont le comportement, la gestualité ou l’apparence indiquent qu’ils ont été rejetés par « l’esprit du capitalisme ». Le « racisme » de la blanchité exige seulement que l’intériorisation de l’ethos capitaliste se manifeste d’une quelque façon, par un quelconque signe, dans l’apparence extérieure ou corporelle des individus. Les traits biologiques d’une blancheur raciale sont une expression nécessaire mais pas suffisante de cette intériorisation et sont, en outre, assez imprécis puisqu’ils recoupent un ; large spectre de variations. Dans les pays nordiques du capitalisme plus développé, une bonne partie de « l’armée industrielle de réserve » dont parlait Karl Marx – et pas seulement celle « de réserve » composée des chômeurs et marginaux mais aussi de « l’armée ouvrière active » –, était une armée de « race » indiscutablement « blanche », mais qui a néanmoins toujours échouée à atteindre une pleine blanchité.
Les noirs, les orientaux ou les latinos démontrant leur « bon comportement » dans les termes de la modernité capitaliste nord-américaine finissent par participer à cette blanchité. Et plus encore, même si cela paraît contre-nature, ils finissent avec le temps par participer à la blancheur, au fait de paraître de race blanche. La manipulation que Michael Jackson fit des traits ethniques de son visage est seulement une exagération caricaturale de la manipulation identitaire et somatique qu’ont fait et que font, avec leurs modes de comportement et leur apparence physique, d’autres « non-blancs », piégés dans l’« american way of life ». Je me réfère ici par exemple à ces noirs nord-américains qui, dans les années 1960, reçurent le surnom « d’oncles Tom », à qui, aujourd’hui, la blanchité à toute épreuve a permis de triompher, aussi bien en politique qu’en affaires ou dans le monde du spectacle, et dont la figure emblématique serait la secrétaire à la Défense congolaise Rice. Mais je me réfère aussi à beaucoup d’autres groupes « de couleur » dont l’adoption de la blanchité, « l’américanisation » ou l’intériorisation de l’ethos réaliste du capitalisme contribuent à ce que la « modernité américaine » puisse s’afficher elle-même comme l’unique modernité valide et effective ; groupes humains dont les figures emblématiques seraient, par exemple, le premier ministre japonais Junichiro Koisumi ou le président péruvien Alejandro Toledo.
Le racisme ethnique de la blancheur, apparemment dépassé par et avec le racisme civilisateur ou éthique de la blanchité, se trouve toujours prêt à reprendre son rôle tendanciellement discriminateur et éliminateur, il est toujours disposé à raviver son programme de génocide. Les médias de masse ne se fatiguent pas de rappeler, de façon sournoisement menaçante, le fait que la blancheur se tient à l’affût sous la blanchité.
Il suffit que l’État capitaliste entre en situation de recomposition de sa souveraineté et qu’il soit obligé de restructurer et de redéfinir l’identité nationale qu’il imprime aux populations sur lesquelles il repose pour que la définition de la blanchité revienne au fondamentalisme et ressuscite la blancheur ethnique comme preuve indispensable de l’obéissance à « l’esprit du capitalisme », comme signe de l’humanité et de la modernité. L’exemple paradigmatique de la possibilité de cette régression se trouve dans l’histoire de la société allemande, lors de la refondation catastrophique de l’État allemand comme État national-socialiste entre 1933 et 1945. Le racisme de la blanchité fut alors substitué par un racisme exaltant la blancheur, grâce auquel la revendication hystérique d’une pureté raciale aryenne fut accompagnée d’un renouveau également historique de l’anti-judaïsme traditionnel des populations européennes.
Au début du XXe siècle, la grande majorité des allemands d’origine juive remplissait largement toutes les exigences de la blanchité : l’assimilation enthousiaste et constructive au monde de l’Europe moderne avait conduit beaucoup d’entre eux jusqu’à l’extrême de cette auto-transformation somatique, moquée par Woody Allen dans son film Zelig. C’est la raison pour laquelle le dysfonctionnement que l’idéologie nazie souhaitait trouver dans la population juive, dans le cadre de son nouveau projet national-socialiste d’État capitaliste, était un dysfonctionnement qui ne pouvait se distinguer, être combattu et extirpé que si la réalisation de ce nouveau projet national, qui impliquait bien entendu un nouveau projet d’État, tenait pour indispensable un repli fondamentaliste sur la blancheur raciale comme condition de l’humanité moderne : un retour à une blancheur d’origine latine et pure, emphatiquement nord-européenne, germanique ou aryenne, qui ne pourrait pas se confondre avec la « blancheur » métissée, masquée par cette blanchité tolérante qui prévalait dans les nations de la modernité capitaliste libérale et dont les traits étaient vivement présents chez les juifs allemands.
Deux raisons étroitement liées entre elles permettent d’expliquer – et non pas de justifier – le fait que le mouvement nazi orienta la réaffirmation raciste de la blancheur ethnique vers un antijudaïsme exacerbé. En premier lieu, il s’agissait d’un mouvement constitutivement démagogique, qui déguisait via une rhétorique révolutionnaire son intention profonde de tendance contre-révolutionnaire, et qui avait par conséquent besoin d’effacer de la perception du prolétariat, qu’il trompait, l’évidence de sa continuité effective avec l’État capitaliste qu’il disait attaquer. L’unique manière de le faire était alors de recourir à des actions ouvertement violentes qui mèneraient à bien une apparente « transformation radicale de l’ordre établi ». Dans cette optique, l’acte violent consistant à arracher sa partie juive (1% de la population) au corps social allemand et de s’en défaire afin de « le purifier » et de « le renforcer », eut un impact important, mettant en avant « une volonté révolutionnaire » plus puissante et plus pure que celle du « marxisme », avec, de plus, l’avantage d’être d’une action relativement inoffensive pour « le système », c’est-à-dire grosso modo insignifiante pour le fonctionnement capitaliste de l’économie et de la société allemande. En deuxième lieu, la tendance à faire des juifs le « bouc émissaire expiatoire » de toutes les calamités sociales, une tradition qui remontait au Moyen-Âge, avait repris des forces à la fin du XIXe siècle dans les sociétés nord-européennes. En Allemagne, cette renaissance générale de l’antijudaïsme européen atteignit son point culminant après la Première Guerre mondiale, au milieu des années 1920, à la fin de la dévastatrice inflation qui paupérisa plus encore les masses travailleuses tandis qu’elle bénéficiait en parallèle à « l’élite ploutocratique », de laquelle étaient complices tous les allemands d’origine juive selon l’opinion publique petite bourgeoise, en plein usage de son irrationalité.
Le nazisme se servit de l’antijudaïsme traditionnel de la petite bourgeoisie européenne, de ce sentiment inversant la charge valorisatrice d’admiration-envie de cette classe envers les juifs et la présentant comme rejet-mépris. Les petits bourgeois européens cultivaient une haine, un ressentiment envers les juifs parce qu’ils les jugeaient supérieurs.
En effet, à la différence des bourgeois européens, qui laissèrent leurs liens communautaires ancestraux se perdre dans la marchandisation totale de la vie consacrée par le christianisme puritain, les juifs maintiennent et cultivent ces liens au sein de la vie quotidienne. Les juifs réussirent à sauver le noyau de la heimat, cette combinaison symbiotique « naturelle » du territoire et de l’ethos (celle que le micro-historien Luis Gonzalez appelait « matria »), au milieu de la totale heimatlosigkeit (« manque de matria, de combinaison symbiotique entre l’ethos et le territoire ») dans laquelle la modernité dévastatrice a, selon Martin Heidegger, plongé l’être humain. Dans l’envieuse conscience petite bourgeoise, les juifs « ont l’avantage » d’avoir développé une stratégie d’anti-corrosion, d’anti-dissolution de l’identité « naturelle », et de pouvoir donc combattre efficacement la profonde anonymisation moderne de la vie sociale, faiblement palliée par l’identité nationale.
La motivation profonde de la société allemande de cette époque, sur laquelle enchaîne et se projette le nazisme, est de reconquérir les vertus de la vie communautaire annihilées par la modernité capitaliste. Mais la stratégie que le nazisme développe pour atteindre cet objectif emprunte un chemin opposé à celui que prend spontanément la population juive allemande. Ce n’est pas une stratégie de résistance, caractérisée par un baroquisme anticapitaliste au sein même du capitalisme mais plutôt une stratégie romantique, ultra-capitaliste, qui prétend atteindre une « ré-humanisation » de la vie économique capitaliste par une correction étatique-völkisch. La stratégie juive de défense de l’identité communautaire « naturelle » (admirée et méprisée à la fois, diabolisée via le terme de « parasitaire »), avait démontré que cet objectif – le maintien de la heimat, de la communauté au sein de l’atomisation mercantile – était atteignable, mais seulement à travers une résistance à la destruction des identités concrètes impliquée par la vie capitaliste. Ce fut précisément pour cette raison que la présence juive devint pour le nazisme la première gêne majeure devant être écartée.
Face à l’accueil enthousiaste réservé par les juifs allemands à la blanchité tolérante comme porte d’entrée dans l’humanité moderne, la recomposition nazie de l’État capitaliste prétend au contraire à son élimination et à son remplacement par une blanchité fondamentaliste comme condition incontournable d’appartenance au genre humain : il s’agit d’instituer une blancheur raciale extrême, une blancheur aryenne, porteuse d’une modernité « régénérée ».
Le moment psychotique dans lequel se trouve la recomposition raciste de la nation allemande, projetée et mise en pratique par le mouvement nazi est évident ; l’idée même d’une communauté raciale qui posséderait « par nature » des vertus régénératrices de la modernité capitaliste est une idée absurde, complètement insoutenable. Il s’avère donc intéressant de considérer les différentes tentatives de matérialisation de cette absurdité dans la vie réelle de la société allemande durant les douze années que dura le Troisième Reich. Étant donné que les arts plastiques travaillent avec des images et que le racisme est directement lié à certaines caractéristiques de l’image du corps humain et de son monde, les tentatives artistiques de mise en pratique de cette absurdité se révèlent particulièrement révélatrices.
Le racisme est un contenu pragmatique de la production artistique promue par l’État nazi en Allemagne. Il s’exprime dans la production d’un art qui se préserve et se protège contre ce que le peintre Adolf Ziegler – connu par ses collègues comme le « peintre du poil pubien allemand » – appela « art dégénéré », cet art produit par la révolution des formes esthétiques modernes que mettaient en avant à cette époque les avants-gardes de « l’art moderne », art accusé de judaïsme et de communisme (ou « bolchevisme », comme les nazis le nommaient péjorativement). L’art encouragé par l’État nazi prétend, comme l’affirme Albert Speer, le favori d’Hitler et son « architecte de tête », tirer sa force d’un retour aux formes esthétiques classiques et à une forme de représentation authentiquement occidentale. « Les arts plastiques de nos jours, dit-il, ont retrouvé la simplicité et la naturalité classiques et, avec cela, le vrai et le beau ». Cet art prend cependant ses distances avec le fondement de l’art plastique occidental, à savoir la rupture avec le hiératisme égyptien ayant lieu entre le VIIe et le VIe siècle avant Jésus-Christ chez les grecs, et finit par réinstaller dans la représentation réaliste du corps humain un hiératisme spécifique, saisissant par l’impossibilité de sa rhétorique.
Loin du hiératisme des figures égyptiennes se reposant sur elles-mêmes et sûres de leur éternité, le hiératisme de la sculpture nazie, exagéré jusqu’au grotesque, est guidé, selon le critique Klaus Wolbert, par le Prinzip der Starre (le principe de la rigidité), principe voulant représenter l’intériorité (innerlichkeit) comme le noyau caché de la présence corporelle de l’homme sur la Terre, mais qui n’arrive en fait qu’à reproduire l’apparence qu’avait dû avoir l’être humain européen après avoir été puni par des siècles de christianisme médiéval. Le hiératisme nazi s’affirme en ouverte contradiction avec la sensualité de l’image humaine d’origine méditerranéenne ou orientale, sensualité qui apparaît pour lui comme une inconsistance morale impudique, une äusserlichkeit. Au lieu d’exprimer le repos et la détente, le hiératisme de la plastique nazie évoque une tension sur le point d’éclater.
Surdéterminant le dynamisme futuriste et la gestualité expressionniste qui caractérisent surtout les bas-reliefs héroïques de Breker (Le Garde, Kameradschaft, etc.) ou ses figures « symbolico-idéalistes » – tels que Partei et Wehrmacht (Le porteur flambeau et Le porte-glaive) représentant le parti nazi et l’armée allemande –, on trouve un dynamisme particulier, paradoxalement hiératique, celui de l’acte héroïque congelé dans son exemplarité ; un dynamisme qui entre en résonance avec l’idée d’une construction monumentale et prétentieuse, mais dans le même temps villageoise et kitsch, de la nouvelle Reichskanzlei, dessinée et exécutée à marche forcée par Speer, en 1938-1939, pour donner la dernière touche à la préparation de la guerre imminente, via un « édifice capable d’intimider l’ennemi ».
Tous les artistes partisans de l’État nazi ne produisirent pas pour autant un art nazi. La plupart d’entre eux ajustèrent simplement leur art, en surface, à la rhétorique du nazisme. On pense notamment aux « costumbristas » (comme Wiesel, Rieger, Wilrich), aux symbolistes (Georg Kolbe, dans Couple Humain, Klimsch ou Thorak dans son titanesque groupe intitulé Camaraderie), ou à certains nouveaux objectivistes (comme l’architecte Kurt Otto). Le peu d’artistes réellement nazis, qui prétendirent faire un art spécifiquement nazi, capable d’entrer en « empathie esthétique » avec le mouvement politique dirigé par Hitler et sa bande, tel qu’Arnold Breker en sculpture, Adolf Ziegler dans la peinture, Albert Speer en architecture ou Leni Riefenstal en cinéma, virent dans la proposition formelle de Breker sinon un modèle prescriptif, au moins un exemple à imiter.
Le « dynamisme hiératique » proposé pour les représentations plastiques du corps humain par Breker – que la presse officielle appelait le « Michel-Ange du Troisième Reich » – essaye d’exprimer, à travers une distorsion particulière de la figure humaine réaliste, la présence d’une exigence spirituelle qui agirait depuis la « deutsche innerlichkeit » (l’intériorité allemande) dans l’apparence du corps humain, lui offrant sa spécificité et sa « beauté » ; une exigence propre à l’homme qui, en suivant un idéal, se surpasse lui-même et le fait héroïquement puisqu’une telle recherche implique son propre sacrifice. L’attitude existentielle de la entschlossenheit (la « résolution ») décrite par Heidegger dans son œuvre classique de 1927 Être et Temps, et ostensible dans le geste d’Hitler en 1924 quand il commença son aventure politique après quelques mois dans la prison de Landsberg, paraît être le modèle que Breker eut face à son « œil spirituel » quand, en 1938, il altéra la figure du David de Michel-Ange, lui donnant un aspect aryen nazi, débutant alors sur cette voie formelle la série de sculptures qui le rendirent célèbre.
La recherche de Breker d’une symbiose entre l’aryen et le nazi dans la représentation du « nouvel homme allemand » est entreprise également par d’autres artistes, par des voies parallèles à la sienne. Ainsi, par exemple, dans Le porteur de Torche, de Willy Meller (situé dans Ordensburg Vogelsang), ou dans les athlètes sculptés par Karl Albiker et Joseph Wackerle pour le stade Olympique de Berlin en 1936, l’idée nazie d’une vertu allemande se réalisant dans la fusion avec la communauté massive du volk se traduit par une figure humaine qui capture et conserve la texture et la continuité de la pierre et finit presque par se confondre avec le mur duquel elle se distingue pourtant. La solidité de la communauté populaire est soulignée par cette continuité, dans laquelle une espèce de retour de l’humain à l’ordre du minéral est suggérée.
Bien moins original que Breker, le peintre Adolf Ziegler – promoteur d’une exposition durant laquelle le sens commun enhardi crut pouvoir se moquer des formes révolutionnaires de « l’art moderne », les présentant autant de preuves de « dégénérescence » – prétend remplacer, notamment dans le tryptique Les Quatre Eléments, le canon méditerranéen de la beauté du corps féminin, centré sur la sensualité, par un autre, spécialement nazi, centré cette fois sur une pudeur exprimant les vertus morales et productivistes à l’œuvre dans la procréation et le travail.
La contre-révolution politique du mouvement nazi eut son équivalence dans la contre-révolution formelle de l’art qu’il engendra. Ce que le nazisme signifia pour la révolution européenne fut ce que son art signifia pour l’exploration formelle des avants-gardes de « l’art moderne ».
L’art qui affirme son appartenance au national-socialisme prétend révéler et souligner les vertus et les grâces de la blancheur aryenne, présentant la consistance biologique de cette blancheur comme la condition indispensable d’une véritable blanchité reconquise et comme la marque sans ambigüité d’une volonté « régénératrice » de la modernité. Cependant, par ses figures élogieuses de la blancheur raciale, la seule chose qu’il réussit effectivement à faire est de révéler, de mettre en avant l’héroïsme suicidaire dont la nécessité profonde est implicite dans l’ascension de la blanchité. Paradoxalement, ce qu’il finit par exalter, à l’encontre de ses propres prétentions, est le sacrifice de la forme naturelle de la vie humaine et de la richesse qualitative du corps humain dans ce qu’il a de coextensif aux relations entre les valeurs d’usage du monde de la vie. Ce qu’il réussit à annoncer est une autodestruction humaine d’un type nouveau, qui doit s’accomplir au bénéfice d’une reprise réformée, autoritaire, du bon fonctionnement capitaliste de la modernité.
La trahison dont témoigne l’œuvre de Breker à l’égard de la révolution formelle qui se dessinait dans l’œuvre sculpturale de son maitre Auguste Rodin – la fin de l’exploration avant-gardiste des possibilités plastiques et l’acceptation opportuniste d’un canon raciste pour la représentation du corps humain – conduisit à l’échec artistique de ce sculpteur. La contre-révolution esthétique qu’il entreprit eut néanmoins des effets moins catastrophiques que l’autre contre-révolution, celle qu’il accompagna et prétendit inspirer. Tout comme son art de la sculpture en Allemagne, il fut victime de cette première contre-révolution esthétique, tandis que la modernité alternative qui venait avec le mouvement communiste et les vingt millions de morts de la guerre furent victimes de l’autre contre-révolution et des camps d’extermination que celle-ci apporta.
Le racisme normal de la modernité capitaliste est un racisme de la blanchité. Il en est ainsi car le type d’être humain que requière l’organisation capitaliste de l’économie se caractérise par l’aptitude à se soumettre à la logique de l’accumulation capitaliste, une logique qui domine celle de la vie humaine concrète et lui impose chaque jour la nécessité de se sacrifier, ainsi qu’y incite l’éthique incarnée par la blanchité. Tant que cette organisation et ce type d’être humain prédomineront, le racisme restera une condition indispensable de la « vie civilisée ».
Texte publié Dans Sociedad icónicas, México, Editions Siglo XXI, 2007
Traduit de l’espagnol par Fleur Gouttefanjat