Manuscrit d’une réponse à Pierre Vilar – Louis Althusser (non daté, circa 1973)
J’ai couru évidemment de grands risques en m’aventurant dans le domaine de l’histoire, non de la catégorie philosophique d’histoire, mais de l’histoire des praticiens, des historiens. Et Vilar a très bien fait de relever la précipitation de certains de mes jugements. Mais je ne pense pas, à lire la critique qu’il a bien voulu me consacrer, qu’il en ait récusé le principe.
Je pense en effet que la prétention de la philosophie marxiste à dire son mot sur le travail des historiens est, dans le principe fondée. Pour une première raison, très simple : c’est qu’il existe en histoire, comme en toute science, une idéologie des praticiens, que j’ai appelée, à la suite de Lénine, leur philosophie spontanée. Et cette philosophie spontanée, qui semble au premier regard limitée au cercle étroit du rapport entre le praticien et sa pratique, renvoie toujours en fait à des thèmes philosophiques développés, en dehors de cette pratique, par les grandes philosophies antagonistes, disons par les philosophies dominantes et celles qui contestent cette domination Si dans le détail la démonstration requerrait des recherches précises, on sent bien, pour ne prendre que ce grand exemple, que l’École des Annales en France est née d’une réaction politique et idéologique contre l’histoire universitaire réactionnaire dominante, et que derrière cette réaction, il y avait la réalité des grandes luttes politiques françaises, qui devaient déboucher sur le Front Populaire. Mais il y a une autre raison, qui s’inscrit sous la première, c’est que, pas plus qu’aucune autre science, la science historique ne peut se passer de philosophie, spontanée, ou réfléchie. Dans le principe donc, la philosophie peut avoir son mot à dire sur les travaux des historiens. Et quand cette philosophie s’appuie sur la théorie marxiste de l’histoire, elle a doublement son mot à dire : philosophiquement et théoriquement.
Je crois qu’il faut ici, d’entrée de jeu, dissiper un malentendu, à propos de l’historicisme Quand on dit, comme je l’ai fait, que le marxisme n’est pas un historicisme, on risque d’être mal compris des historiens, qui, non seulement pour des raisons de mots, mais peut-être aussi pour des raisons théoriques, croient que l’histoire est mise en cause, sinon en accusation.
Disons, pour faire court qu’on peut avoir tendance à considérer que si le marxisme est un anti-historicisme, il ne peut que se détourner de l’histoire, ou ne peut traiter l’histoire qu’en la réduisant à des structures abstraites incapables de rendre compte du devenir historique, des luttes historiques, etc. Or c’est tout le contraire qui est vrai, mais à une condition, que la thèse de l’anti-historicisme du marxisme est justement destinée à mettre en évidence. Quelle est cette condition ? La distinction entre l’histoire vécue, et la connaissance de l’histoire, la distinction entre les représentations idéologiques de l’histoire et les catégories et les analyses scientifiques qui conduisent à la connaissance de l’histoire. Cette distinction, Marx l’a exprimé à plusieurs reprises par sa boutade : si l’essence (ou connaissance) se réduisait au phénomène (au donné immédiat), on n’aurait pas besoin de science (boutade cocasse, qui reprend sans doute la boutade britannique célèbre : si ma tante avait deux roues …). Cette distinction, Marx l’a aussi exprimé en disant que ce n’est pas en additionnant des successions qu’on parvient à expliquer le fonctionnement du tout social, ou encore en insistant sur le fait qu’il n’y avait pas identité entre l’ordre de succession des catégories dans la théorie et leur ordre de succession dans l’histoire, etc. L’anti-humanisme théorique signifie donc que les concepts qui donnent la connaissance de l’histoire n’existent pas à l’état immédiat dans l’histoire visible, et plus généralement que la connaissance de l’histoire, tout en étant elle aussi un événement de l’histoire, n’est pas historique au sens vulgaire du terme, c’est-à-dire n’est pas subjective ou relative.
Je parlais de malentendu : mais je dois ajouter, sur le vu de ses critiques, qu’il n’y a jamais eu entre Pierre Vilar et moi le moindre malentendu. Les critiques et réserves de Vilar sont fécondes, parce qu’elles portent sur de tout autres questions, internes à la compréhension de la logique des concepts de la science marxiste de l’histoire.
« Histoire marxiste, histoire en construction : essai de dialogue avec Althusser » – Pierre Vilar (1973)
Le commerce de l’histoire a ceci de commun avec le commerce des détergents que l’on y fait volontiers passer la nouveauté pour l’innovation. Il a ceci de différent que les marques y sont très mal protégées. N’importe qui peut se dire historien. N’importe qui peut y ajouter « marxiste ». N’importe qui peut qualifier de « marxiste » n’importe quoi.
Pourtant rien n’est plus difficile et rare que d’être historien, si ce n’est d’être historien marxiste. Car ce mot devrait impliquer la stricte application d’un mode d’analyse théoriquement élaboré à la plus complexe qui soit des matières de science : les rapports sociaux entre les hommes, et les modalités de leurs changements. On peut même se demander si les exigences d’une pareille définition ont jamais été couvertes. Ernest Labrousse aime à répéter : « L’histoire est à faire », ce qui est à la fois tonique et intimidant. Louis Althusser nous a rappelé que le concept d’histoire reste à construire.
Si nous essayons un instant d’être moins ambitieux, nous nous dirons pourtant que, tout bien compté, dans la pratique de la science comme dans celle de la vie, les résultats du dialogue entre pensée et action, entre théorie et expérience, ne s’enregistrent que lentement. Et pourquoi ne pas constater alors, en regardant autour de nous, que l’histoire des historiens (si nous n’y rangeons pas M. Castelot) ressemble davantage aujourd’hui à l’histoire selon Marx (ou selon Ibn Khaldun) qu’à l’histoire selon Raymond Aron, qui date de Thucydide ?
J’entends par là cette évidence, rarement soulignée mais considérable, que les vieilles objections bêtifiantes longtemps opposées à Marx ne sont plus guère soulevées qu’aux niveaux inférieurs de la polémique, même s’il arrive qu’un prix Nobel s’avise d’y revenir. Hasard contre nécessité, liberté contre détermination, individu contre masses, spirituel contre économique, l’historien d’aujourd’hui passe son temps non à opposer ces termes, mais à en manier les combinaisons. Et il n’est pas d’instrument nouveau, de forme nouvelle récemment proposés à son analyse, que ce soit linguistique, psychanalyse ou économie, qui échappe à l’hypothèse fondamentale : la matière historique est structurée et pensable, scientifiquement pénétrable comme toute autre réalité.
Marx n’avait rien dit d’autre. Et si on lui oppose, à ce niveau, d’autres objections, c’est au nom d’un « hypermatérialisme » ou d’un « anti-humanisme » qui sont aux antipodes des objections d’autrefois. Ce qui n’empêche pas celles-ci de demeurer bagage courant dans l’idéologie vulgaire (ou, si l’on veut, dominante). Il en résulte que certains historiens sont plus marxistes qu’ils ne le croient, et d’autres moins qu’ils ne l’imaginent.
On nous dira que, dans ces conditions, l’histoire est une étrange « science ». Et il est vrai qu’elle est une science en voie de constitution. Mais toute science est toujours en voie de constitution. La notion de « seuil épistémologique » est utile, si elle sert à distinguer entre les successives adéquations des constructions de l’esprit aux structures du réel. Le mot de « coupure épistémologique » est dangereux s’il suggère qu’on peut passer brusquement de la « non-science » à la « science ». Marx le savait, qui cherchait passionnément dans le plus lointain passé les moindres germes de sa propre découverte. Et il ne subordonnait même pas à sa découverte la possibilité de développements scientifiques préparatoires ou partiels : « En architecte original, la science ne dessine pas seulement des châteaux en Espagne ; elle en construit même quelques étages habitables avant d’avoir posé la première pierre. »
Rappelons cette phrase de la Contribution à ceux qui, sous prétexte de faire tout dater de Marx, feraient volontiers tout dater d’eux-mêmes, et qui, après avoir accordé à la « première pierre » de quasi magiques vertus, s’empressent de justifier de nouveau la construction d’étages en l’air.
Or le problème posé par Marx (et par tous ceux qui ont le souci, dans l’espoir de les dominer un jour, d’éclairer les mécanismes des sociétés humaines) est celui de la construction d’une science de ces sociétés qui soit à la fois cohérente, grâce à un schéma théorique solide et commun, totale, c’est-à-dire capable de ne laisser hors de sa juridiction aucun terrain d’analyse utile, enfin, car, aucune stabilité n’étant éternelle, rien n’est plus utile à découvrir que le principe des changements.
En ce sens, s’il était bon d’affirmer, au seuil de ces réflexions, que la recherche historique, même sous un statut préscientifique, n’était pas nécessairement vouée à l’empirisme stérile, il n’est pas moins nécessaire de reconnaître que le programme d’une histoire pleinement scientifique, au sens marxiste du mot, reste non seulement à remplir, mais même à tracer. L’occasion se présente ici de nous y efforcer, en nous demandant d’abord s’il existe des modèles, puis dans quelle mesure il est possible d’en proposer.
- Marx historien
Une première question semble naturelle : le prototype de l’historien marxiste est-il Marx lui-même ? Chacun sait que Marx se plaisait à dire : je ne suis pas marxiste. Mais il n’en résulte pas qu’il soit sans péril de donner des leçons de marxisme à Marx. Il est peu imaginable que celui-ci, s’il a fait œuvre d’historien, se soit mal conformé aux normes de sa pensée. On est seulement en droit de se demander : a-t-il jamais voulu être historien ? a-t-il jamais entrepris d’écrire une « histoire » ?
La formule manque peut-être de sens, du fait que Marx n’est pas épistémologue. Il découvre sa méthode en la pratiquant. Nous ne pouvons la découvrir que dans sa pratique. Or sa pratique d’historien s’exerce en occasions si diverses qu’elle recouvre non pas un seul, mais plusieurs types d’analyses, non pas un seul mais plusieurs niveaux d’information et de réflexion.
Dans l’océan de ses articles d’actualité et de sa correspondance, Marx fait sans cesse « de l’histoire » au sens quotidien du mot. Il « parle histoire » comme il « parle politique », avec le seul souci d’établir non des certitudes, mais des faisceaux de probabilités qui soient, comme on dit aujourd’hui, « opérationnels». Ce n’est pas pour le plaisir (qui selon Raymond Aron définit l’historien) de « rendre au passé l’incertitude de l’avenir », mais au contraire dans l’espoir, pour l’un et pour l’autre, de réduire le champ de l’incertain. Ce n’est pas encore de la « science ». Marx ne se fait là-dessus aucune illusion. C’est un exercice de la pensée d’une portée singulière si l’on songe que penser politiquement juste, c’est penser juste historiquement.
Il s’agit seulement d’un exercice empirique, allant sans cesse de l’exemple au raisonnement et du raisonnement à l’exemple, et qu’ont toujours pratiqué (plutôt mal que bien) les politiques et les historiens. Quand ils l’ont fait avec génie, il est arrivé aux uns d’agir efficacement, aux autres de démontrer vigoureusement. Mais le cas est rare.
Pour Marx, dont le génie n’est pas discutable, le problème est de savoir s’il est allé au-delà, s’il a ajouté quelque chose à cette pratique traditionnelle et intuitive.
Dans quelle mesure sa découverte, qui se situe dans le champ de l’économie et de la sociologie la plus générale, inspire-t-elle son interprétation et sa prévision de l’événement – cet « événement » qui certes n’est pas le tout de l’histoire et ne peut en fonder une « explication », mais qui demande lui-même à être sinon « expliqué », du moins exactement replacé dans le réseau statistiquement exprimable des faits de masse ?
D’une théorie des sociétés, d’une construction par l’esprit de la logique de ce réseau et de la dynamique de ses modifications, comment tirer les principes d’une observation systématisée du passé et du présent, qui ne réponde pas seulement aux légitimes curiosités de l’historien, du sociologue spécialisés, mais aussi à l’attente de l’homme d’action ?
Marx n’a donné là-dessus que des principes très généraux. Plutôt que de les ressasser formulairement, il serait d’abord utile de rechercher où, quand, comment, dans quelle mesure, il en donne des exemples d’application. Ce serait un très beau travail, à notre connaissance jamais entrepris, que de suivre date par date, et dans l’œuvre entière, les permanences et les rejets, les acquisitions et les modifications dans le vocabulaire historique de Marx, dans ses comparaisons et dans leur usage, dans les présupposés logiques de ses schémas, qu’ils soient explicites ou sous-entendus.
Non seulement pour la « marxologie », mais pour l’épistémologie, et avant tout pour l’histoire, il est dommage que presque toutes les éditions de Marx isolent les œuvres, bouleversent leur chronologie, distinguent entre leurs contenus et leurs « genres » (œuvres « économiques », « politiques », « philosophiques », etc.) alors que la force de Marx est de traiter les problèmes non sous tous leurs aspects, mais par tous leurs aspects mis en relations, ses leçons ressortant précisément de ces combinaisons dans leurs acquisitions successives.
Trop souvent, au lieu de se livrer à cette recherche, on extrait d’une lettre, d’une polémique, un jugement sur un homme, un mot sur un peuple. C’est un procédé favori des adversaires de Marx. On ne pourrait le leur reprocher que si les marxistes avaient soigneusement évité de faire de même, multipliant les citations isolées, coupant les phrases de leur contexte, ou, pis encore, s’ingéniant à pasticher ce pétillement inimitable : le style historico-politico- polémique de Marx. Ce n’est évidemment pas dans cette voie que progressera l’histoire marxiste.
J’oserai même demander, pourvu qu’on m’entende bien, que l’on cesse de rechercher trop exclusivement Marx historien, comme on le fait couramment, et surtout en France, dans Les luttes de classes en France, dans Le 18 Brumaire et dans La guerre civile.
Ce sont bien là des textes où, plus que dans les articles journalistiques moins médités, on peut trouver les sommets de la réflexion « marxiste ». Textes d’analyse et de combat à la fois, où des épisodes politiques à peine achevés trouvent leur écho, leur conclusion et leurs leçons militantes. Ils montrent dans Marx le maître à penser révolutionnaire. Ils ont servi l’histoire et servent l’historiographie. Ils relient à des observations aiguës sur les structures d’une société l’actualité et l’événement. Il n’est donc pas question d’en discuter le sens exemplaire, pour un type d’analyse que nous avons définie porteuse d’action, comme peut et doit être porteuse d’action toute analyse scientifique. Mais, pour pratiquer l’histoire ainsi, il faut s’appeler Lénine.
L’historien de métier, le chercheur modeste de tous les jours – après tout, s’il n’y en avait pas, sur quoi se fonderait l’analyse ? – se casserait les dents à des essais de ce genre, alors qu’il a beaucoup à apprendre, quant à son métier même, de toute l’œuvre de Marx, et plus particulièrement peut-être de ses parties pour lui les plus difficiles, les moins conformes (en apparence) aux formules classiques de l’historien.
Prenons un exemple : ce second chapitre de la Contribution (Zur Kritik, 1859), ou s’est interrompu le premier essai rédigé de ce qui sera Le Capital. Il s’agit de situer, entre l’exposé sur « la marchandise » et l’exposé sur « le capital », le rôle de la monnaie, énigmatique intermédiaire. Marx vient d’énumérer, dans les dernières lignes du chapitre précédent, les quatre notions qui présentent, après l’effort ricardien, une urgence théorique : travail salarié, capital, concurrence, rente foncière. Il n’y a pas compris la monnaie. Et il ouvre même le chapitre monétaire en ironisant sur les innombrables élucubrations, faussement théoriques, auxquelles la monnaie a donné lieu. Il semble donc éviter, dans ce domaine, au point de départ, une conceptualisation rigoureuse. Il refuse toute définition qui ne serait que tautologie (comme : « la monnaie, c’est tout moyen de paiement »). Il sait que toute définition partielle ne recouvrirait pas tous les rôles et toutes les formes de la monnaie, et préfère examiner ceux-ci successivement. Il se garde du dogmatisme et ne dit pas, par exemple : « La monnaie ne saurait être que marchandise », mais seulement : « on a surmonté la difficulté principale de l’analyse de la monnaie dès que l’on a compris qu’elle a son origine dans la marchandise ».
Pourtant, malgré cette référence aux origines de la monnaie, Marx rejette l’exposé pseudo-historique, classique depuis Aristote, qui substitue au processus réel de ces origines la simple logique des commodités de la monnaie en face du troc. On pourrait alors s’attendre à l’exposé érudit de ce qu’est une monnaie primitive, et du passage aux frappes métalliques. Mais Marx est très méprisant pour l’érudition dès qu’elle risque de se donner pour explication.
Finalement, à lire les débuts du chapitre, et ceux de chacune de ses parties, et surtout à lire le même chapitre, condensé, tel qu’il est passé dans Le Capital, on serait tenté de penser que Marx économiste, sans se cantonner dans l’abstraction et dans la pure logique de ses hypothèses, n’en rejette pas moins l’exposé historique comme source de sa réflexion, et donne donc peu de leçons à l’historien. Mais il nous a prévenus :
Certes le procédé d’exposition doit se distinguer formellement1 du procédé d’investigation. À l’investigation de faire sienne la matière dans tous ses détails, d’en analyser les diverses formes de développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors2, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage3 peut faire croire à une construction a priori4.
Or, la phase d’investigation comporte à n’en pas douter un travail d’historien. Et je m’empresse d’ajouter : non un travail superficiel, non un travail de seconde main, mais une pénétration directe dans la matière historique. Ceci soit dit pour les marxistes pressés, littéraires et sociologues, qui, tout en dédaignant superbement l’« empirisme » des travaux d’historien, fondent leur propres analyses (longues) sur un savoir historique (court) puisé dans deux ou trois manuels. À l’opposé, il arrive que Marx rédige vingt pages sans allusion historique qui couronnent vingt ans de recherche historique vraie. Encore faut-il s’en apercevoir. Et pour s’en apercevoir être historien.
Ainsi, pour aborder, en 1859, les problèmes de la monnaie, Marx confronte aussi bien les aspects monétaires de la crise de 1857 aux travaux de spécialistes parus en 1858, et aux derniers numéros de l’Economist, que Platon à Aristote, Xénophon à Pline. Ce n’est ni journalisme ni académisme. Marx vit son temps et vit sa culture. Mais aucun moment de la grande histoire monétaire ne le laisse indifférent. Témoin passionné des débats parlementaires de 1844-45 autour des « Bank Acts », il sait tout de la controverse entre Currency Principle et Banking Principle. Lecteur de Fullarton et de Torrens, admirateur de l’Histoire des Prix de Tooke, dévoreur d’écrits économiques bons et mauvais (sa critique féroce ne s’exerce jamais qu’après lecture attentive), il remonte aux origines de la querelle, à Bosnnquet, à Thornton comme à Ricardo. Il saisit alors, et il fait saisir, l’exacte parenté des épisodes monétaires anglais de 1797- 1821 avec ceux de 1688-1720 ; et le débat entre Locke et Lowndes lui est une occasion de remonter à Petty, à Child, de descendre à Berkeley, à Stuart, à Hume. Dans ce domaine anglais, pour le XVIIe et le XVIIIe siècle, il a tout lu, et dans les textes du temps. Mais il ne se limite pas au domaine anglais. Vauban et Boisguilbert lui sont familiers. Et c’est par une brève allusion aux assignats français qu’il définit une des formes possibles de l’inflation monétaire. Le recueil de Custodi lui ouvre le monde italien, Carli, Verri, Montanari, avec une préférence (justifiée) pour Galiani. Pour les attitudes du XVIe siècle envers la monnaie, l’or, l’argent, il cite Luther, mais aussi Pierre Martyr et les Cortes castillanes. Il a lu les vieux traités sur les mines allemandes, bohémiennes. Il connaît les manipulations monétaires médiévales. Et s’il rit de ceux qui cherchent la monnaie idéale en Berbérie ou en Angola (à vrai dire il leur reproche surtout d’ignorer ce dont ils parlent), il n’a pas omis de se renseigner sur la comptabilité inca ou sur la monnaie de papier chinoise.
Il est vrai que cette dense matière historique n’est pas traitée pour elle-même, « historiquement ». Elle disparaîtra, ou presque, dans le chapitre monétaire du Capital. Et, pour l’ensemble du Capital, si l’histoire des Théories sur la plus-value a été destinée à faire partie de l’œuvre, il est classique (un peu trop ?) d’admettre, sur une indication célèbre de la « Préface » que les « faits historiques » n’y sont invoqués qu’à titre ď « illustrations ».
- Théorie économique
Nous abordons ici un problème central : celui des relations entre savoir historique et savoir économique, entre recherche d’histoire et rôle réservé par l’économiste à la théorie. Ce problème ne recouvre sûrement pas toute la réflexion exigée de l’historien marxiste : que le matérialisme historique n’est pas un déterminisme économique, cela commence à se savoir, malgré les séquelles d’une déjà séculaire incompréhension. Il reste qu’aussi bien pour un Althusser, qui a fixé ses objectifs au niveau théorique le plus élevé (sur le seul examen, il est vrai, du Capital), que pour les discussions des quarante dernières années entre économistes « modernes », historiens spécialisés de l’économie, historiens marxistes et historiens tout court, le problème posé entre histoire et économie est toujours présent, obsédant, dirimant, et qu’on ne saurait s’en débarrasser en disant (même si c’est vrai) qu’il s’agit au bout du compte d’un faux problème.
Si, aux yeux de Marx, l’histoire n’eût été qu’une collection de faits, à éliminer de l’exposé une fois utilisée leur suggestion pour la théorie, et si la théorie fondamentale eût seulement été destinée à mieux interpréter les « phénomènes économiques », que de marxistes nous compterions !
François Perroux voit dans les « structures » et les « systèmes » « les outils d’analyse et d’interprétation qui dégrossissent le matériau d’histoire pour le rendre utilisable » ; et Walter Eucken y voit « un lien ferme entre la vue empirique des événements historiques et l’analyse théorique générale nécessaire à la compréhension des relations… ».
Pierre Chaunu a écrit un jour (mais y croyait-il ?) que l’histoire n’est après tout que la « science auxiliaire » destinée à fournir des séries chiffrées aux économistes en mal de justification théorique. Kuznets et Marzcewski ont préconisé une « histoire quantitative » où les rapports théoriquement reconnus entre un produit national et ses agrégats constitutifs doivent permettre à la fois d’en apprécier le mouvement, et de combler les trous des statistiques rétrospectives. De son côté, la New Economic History, appliquant l’analyse walrasienne à des épisodes concrets de l’histoire américaine, démolit élégamment des thèses reçues d’historiens, en démontrant le mal-fondé de leur argumentation économique.
Dans tous ces cas, l’économiste part de l’histoire comme « source », comme « donnée », et pense y revenir dans ses conclusions, utilisant la théorie comme « instrument », soit constructif, soit critique. L’historien ne peut être indifférent à de tels efforts. Et un examen superficiel pourrait faire croire (même si les théories économiques divergent) que les méthodes qu’ils utilisent sont de même inspiration, de même nature que celles de Marx.
Pour en juger, il faut dégager ce qui, dans tous ces propos divers d’histoire économique « nouvelle », constitue les prémisses épistémologiques communes, la plupart du temps informulées.
L’ « historique », pour tous, est la donnée brute. L’ « économique » seul admet théorisation. On sélectionne donc, dans l’historique global, par le choix soit d’un type de faits, soit d’un épisode, ce qu’on définit comme économique, et qu’on suppose soumis à des lois connues. Dans ces conditions, observons-le aussitôt, l’examen du cas concret ne peut éclairer que le cas concret lui-même. S’il s’écarte trop du « modèle », on invoque des facteurs « exogènes », « historiques » (ce qui, cette fois, équivaut à « contingent »). Sans doute, en écartant au passage des thèses où l’économique était mal analysé, l’économiste peut servir l’histoire. Mais il ne lui arrive presque jamais de remplacer les vues erronées, ce qui importerait davantage, ou, ce qui serait scientifiquement plus intéressant, de remettre en cause la théorie.
On peut évoquer, il est vrai, une démarche un peu plus ancienne, et plus ouvertement empiriste, celle de Simiand, à laquelle de récentes critiques redonnent de l’actualité. Là, l’examen des faits devait précéder la théorie, et leur sélection ne se bornait pas à l’économique (ou voulait fonder une sociologie). On partait donc, en principe, sans hypothèse. Mais rien n’est plus sournois que les hypothèses informulées. En fait une théorie des prix était présente dans les conclusions monétaristes de Simiand. Cette fois, c’est la faiblesse théorique qui compromettait l’entreprise.
Pratiques d’avant-hier, d’hier, d’aujourd’hui. À toutes antérieure, la pratique de Marx est-elle analogue ou différente ? Promettait-elle – promet-elle encore – des horizons plus vastes, des calculs aussi précis ?
L’historien se demandera d’abord – ou on lui demandera (depuis six ou sept ans les jeunes ne s’en sont pas fait faute) – si la critique épistémologique amorcée par Louis Althusser, et qui ne prétend à rien de moins qu’à la « construction du concept d’histoire », l’aide ou non à régler ses comptes avec les habitudes de son métier, avec les propositions des économistes, enfin avec Marx.
- Histoire et théorie : la critique ďAlthusser
Althusser lui-même, bien qu’il souligne le caractère purement philosophique (c’est-à-dire : théorique) de son propos, estime qu’il intéresse aussi historiens et économistes. Et c’est en effet bien d’eux qu’il s’agit, c’est bien la légitimité de leurs disciplines qui est en cause, quand Marx est à la fois 1° passionnément exalté comme premier découvreur des fondements scientifiques de ces disciplines, 2° respectueusement mais fermement convaincu de n’avoir pu le savoir, et le dire encore moins.
Ici encore, le mot « nouveau » est employé avec une insistance particulière, comme dans « nouvelle histoire quantitative » ou « New Economic History », le renvoi à cent ans en arrière, dans le cas de Marx, ne faisant rien à la chose, puisque justement, il y a cent ans, sa nouveauté était tellement « nouvelle » qu’il ne pouvait même la saisir. Il faut entendre, j’imagine, qu’elle répondait trop longtemps d’avance aux critères suggérés au philosophe par de récentes « histoires du savoir ».
Comme la femme de César, la connaissance scientifique ne doit même pas être soupçonnée 1° d’idéologie, et 2° d’empirisme. Althusser démontre aisément (sur allusion, malheureusement, plus que sur exemples) que les économistes non-marxistes, empiriques dans leur appel au concret, aux « faits historiques », ont érigé en théorie ce qui n’est qu’anthropologie naïve. Et non moins aisément (quoique toujours allusivement) que les historiens, traditionnellement soucieux de faits « précis » ou orgueilleux de résurrections luxuriantes, n’ont jamais construit théoriquement l’objet de leur science, et particulièrement le temps, pour eux simple « donnée » linéaire.
Nous nous réservons de voir, le moment venu, les éléments constructifs, utilisables par l’historien, de la puissante contribution ď Althusser à l’édification d’une science marxiste. Il n’est pas moins utile de distinguer les limites d’un essai qui liquide un peu trop facilement (Marx s’en gardait bien) les « étages habitables » constitués aux diverses étapes de la conquête scientifique, dont aucune ne saurait être divinisée.
Et l’on ne peut s’empêcher, non seulement si l’on est marxiste, mais simplement si l’on est soucieux de cohérence, de poser à Louis Althusser une question préalable : s’il accepte les fondements d’une critique de la connaissance puisée dans Marx, s’il soupçonne toute construction qui ne s’y conforme pas d’être « précritique », « empirique », « idéologique », s’il a le droit d’appliquer à Marx des suspicions du même ordre dans la mesure où sa révolution fut inachevée, comment peut-il ne pas être aussi vigilant lorsqu’il s’agit de ce qu’il appelle « les études d’histoire du savoir dont nous disposons maintenant » (il les laisse à deviner mais ce n’est pas difficile), ou de cette « formation philosophique suffisante » qu’exigerait, selon lui, une lecture profitable de Marx ? Je crains de reconnaître ici l’attitude de ces économistes à la Joan Robinson, qui veulent bien « lire Marx », mais à la lumière d’une « formation économique suffisante » – la leur, naturellement. Qu’il soit bien entendu que je ne réclame pas ici, au nom du marxisme, l’ignorance des économistes « modernes » ou des épistémologues « de maintenant ». Il me semble seulement qu’être fidèle à Marx, ce n’est pas chercher dans Le Capital l’annonce de Foucault ou la prescience de Keynes, mais bien soumettre Keynes ou Foucault aux doutes systématiques qu’en face d’eux aurait pu éprouver Marx.
Pour le domaine économique, Althusser le sait si bien qu’il englobe dans un égal dédain les plus grands des vieux classiques et les plus savants des jeunes économètres ; et il faut dire que c’est aller vite. Or, au contraire, il est prêt à emprunter aux « histoires du savoir » les thèmes d’une « philosophie » chargée, dit-il, de « veiller » sur le matérialisme dialectique, comme fit Lénine après 1900, lors d’une première crise de la physique. Mais Lénine ne s’en prenait pas aux physiciens, il s’en prenait à leurs interprétateurs. Et qu’eût-il dit (on peut au moins se le demander) de ces courants épistémologiques qui ne cessent d’opposer, depuis quelques décennies, une néo-scolastique à toute dialectique, un néo-positivisme anti-humaniste à la prise de parti systématique chez Marx, et un structuralisme anti-historiciste et néo-idéaliste à ce qu’Althusser reconnaît avec raison comme une « théorie de l’histoire » ? Sans parler d’une critique de l’empirisme et du sens commun faite au nom de l’esprit scientifique, mais qui a choisi de se fonder sur la psychanalyse individuelle, sans se tourner vers l’existence des classes, de leurs luttes et de leurs illusions.
L’étude marxiste de ces courants devrait tenter à la fois l’historien et le philosophe. Ils témoignent de la réaction idéologique (existentielle) d’une classe menacée. Tout « anti-historicisme » spontané, toute « critique de la raison historique », est l’antidote recherché contre la critique historique de la raison, vraie découverte de Marx.
Cependant, l’indiscutable sincérité marxiste de Louis Althusser et de ses disciples nous oblige à les classer dans les victimes du piège, et non dans ses responsables, et nous engage donc à explorer Marx non à leur façon, mais à leur côté. Sur quelques points, l’historien peut leur montrer, comme ils l’ont fait pour lui-même, des voies possibles et des périls. S’ils ont bien fait de nous signaler que le concept d’histoire reste à construire, signalons-leur qu’il ne saurait être construit sans l’historien, et d’abord sans ce prodigieux historien que sait être Marx, qu’il « parle histoire » de façon implicite, ou de façon ouverte et traditionnelle.
J’admets volontiers, et, plus qu’Althusser, j’admets comme une évidence, que l’objet construit par Marx dans Le Capital est un « objet théorique ». J’admets qu’il convient de ne confondre ni la pensée avec le réel ni le réel avec la pensée, que la pensée n’entretient avec le réel qu’un « rapport de connaissance » (et que pourrait-elle faire d’autre ?), que le processus de connaissance a lieu tout entier dans la pensée (et où diable aurait-il lieu ?), et qu’il existe un ordre et une hiérarchie des « généralités » sur lesquels Althusser a fait des propositions de portée majeure.
Mais je vois mal, je l’avoue, quel péché « stupéfiant » a bien pu commettre Engels en écrivant (d’ailleurs comme image, dans une lettre, donc au courant de la plume) que la pensée conceptuelle progressait « asymptotiquement » au réel, alors que, selon Althusser, la loi de la valeur, à propos de laquelle Engels utilisa cette image, « est bel et bien un concept adéquat à son objet, puisqu’il est le concept des limites de ses variations, donc le concept adéquat de son champ d’inadéquation ».
Cette subtilité signale, je le veux bien, la réelle difficulté que nous éprouvons, dans la définition de nos démarches et dans la pratique de notre recherche, à ne pas « tomber dans l’empirisme » en nous tenant trop près de l’objet décrit, de l’« exemple ». Mais l’abîme de l’empirisme n’est séparé de l’abîme de l’idéalisme que par le fil du rasoir. À trop pratiquer l’horreur de l’exemple, à trop isoler le « saint des saints du concept » (j’ai trouvé l’expression dans une récente thèse « althussérienne » sur la notion de loi économique chez Marx), on risque d’être « précipité » (ou catapulté) à son tour dans un monde qui ne serait plus celui du marxisme. Car, de l’Introduction de 1857, s’il faut « entendre les silences », il faut se garder de faire taire les mots :
La totalité, telle qu’elle apparaît dans l’esprit comme un tout pensé, est un produit du cerveau pensant, qui s’approprie le monde de la seule manière possible, manière qui diffère de l’appropriation de ce monde dans l’art, la religion, l’esprit pratique. Le sujet réel subsiste, après comme avant, dans son autonomie en dehors de l’esprit, tout au moins aussi longtemps que l’esprit n’agit que spéculativement, théoriquement. Par conséquent, dans la méthode théorique également, il faut que le sujet, la société, soit constamment présent à l’esprit comme prémisse.
Tout Marx est là. Le monde ne reste « autonome » que si l’esprit demeure « spéculatif ». Le sujet, c’est la société. Le théoricien ne se l’« approprie » que si elle lui reste toujours « présente ».
Althusser nous dira que Marx, dans cette Introduction (dont chacun, hélas, retient ce qui lui convient), a mal distingué la hiérarchie des abstractions. Mais Marx signale ici diverses façons de « s’approprier le monde ». Le mode empirique (« esprit pratique »), le mode religieux (mythes et cosmogonies), le mode artistique (dont Bachelard, Foucault, Althusser même usent largement). Le mode scientifique en procède et en diffère. Il en procède, car il ne saurait se passer de l’« esprit pratique » (des « techniques »), et il « rectifie » progressivement les cosmogonies et les traditions. Mais il en diffère, et c’est en ce sens que tout effort épistémologique sérieux rend service en signalant les « seuils » entre les types de connaissances. En revanche, à qualifier une abstraction de « bonne » et une autre de « mauvaise » (comme avait fait Ricœur pour les « subjectivités ») on glisse, par le seul choix du vocabulaire, vers le dogmatisme philosophique, et la moindre distraction entraîne vers les condamnations idéologiques mal méditées.
Car enfin, cette querelle entre observation empirique et construction théorique, c’est le Methodenstreit entre « école historique » et économistes mathématiciens, contemporaine et parente de la controverse entre Engels et Schmidt.
Or si cette querelle est aujourd’hui tranchée, dépassée, c’est dans le sens même où Althusser situe le « nouveau », conforme aux images d’objets théoriques, de jeux combinatoires, de matrices logiques, devenues courantes. De sorte que si la novation de Marx, qui, il est vrai, annonçait tout cela, n’eût annoncé que cela, on soutiendrait à bon droit qu’elle s’est épanouie dans la science économique la plus récente. Celle-ci se défend, comme Althusser défend Marx (et comme il est légitime) contre les objections usées sur la distance du modèle au réel, ou sur l’inexplorable « richesse » de celui-ci, en répondant qu’il ne s’agit pas du même « objet ». Pour elle le jeu utilité-rareté est un jeu théorique adéquat à son objet. Au surplus, la macro-économie raisonne aujourd’hui très au-delà de pareilles prémisses ; sa « formation de capital », concept opératoire, n’est qu’un autre nom de la « plus-value ». Quelques économistes ne se refusent pas à admettre qu’il y a ainsi triomphe tardif des découvertes marxiennes. Mais serait-il « marxiste » de l’accepter avec eux ?
Non. En ce sens que la découverte de Marx n’est pour l’essentiel ni d’ordre économique, ni d’ordre théorique, mais d’ordre socio-historique. Elle est dans la mise à nu de la contradiction sociale qu’implique la formation spontanée, libre, de la plus-value (« accumulation du capital »), dans l’ensemble cohérent du mode de production qui l’assure, et qu’elle caractérise.
- Le « mode de production » et l’unité de l’histoire
Ici, nous rejoignons Althusser. Le concept central, le tout cohérent, l’objet théorique de Marx, c’est bien le mode de production, comme structure déterminée et déterminante.
Mais son originalité n’est pas d’être un objet théorique. C’est d’avoir été, et d’être resté, le premier objet théorique à exprimer un tout social, alors que les premières ébauches de théorie, en sciences humaines, s’étaient limitées à l’économique, et avaient vu dans les rapports sociaux soit des données immuables (la propriété du sol pour les physiocrates) soit des conditions idéales à remplir (liberté et égalité juridiques pour les libéraux).
La seconde originalité, comme objet théorique, du mode de production est d’être une structure de fonctionnement et de développement, ni formelle, ni statique. La troisième est que cette structure implique elle-même le principe (économique) de la contradiction (sociale) portant nécessité de sa destruction comme structure, de sa déstructuration.
Inversement, cette constatation ne permet pas de liquider – ce qui est absurde – la théorie économique non-marxiste par le mépris. Il apparaît en effet qu’elle peut parfaitement exister comme théorie, ce qui ne signifie pas, sauf aux yeux de ses tenants (et d’Althusser) avoir valeur de « science », et en même temps être une idéologie, ce qui ne signifie pas incohérence ou empirisme, mais prétention à l’universalité des lois d’un seul niveau (l’économique) dans un seul mode de production (le capitalisme) .
C’est la critique même de Marx devant Ricardo, qu’Althusser juge insuffisante, et qui est exemplaire. On peut et doit reconnaître et utiliser le génie d’un esprit, la logique d’un système, pourvu qu’on voie clairement : 1° le champ logique où leurs hypothèses sont valables, 2° les seuils qu’un théoricien bourgeois ne peut franchir sans se renier (Walras, Keynes, Schumpeter les ont parfaitement aperçus), 3° les domaines pratiques où se révèlent non la distance du modèle au réel (fait de toute connaissance), mais les limites vraies du champ de la théorie jugée : ici, modifications des structures du capitalisme, problèmes politico-sociaux, maniement des sociétés précapitalistes, apparition historique des socialismes.
De telles analyses relèvent du travail de l’historien. En elles réside l’espoir de la « construction du concept d’histoire ». Mais, pour travailler à la manière de Marx, on ne peut se contenter de dire, avec Althusser, que « classiques » et « modernes » ont « des problématiques différentes », que des notions comme « optimum », « plein emploi », sont de la nature des harmonies physiocratiques ou des utopies socialistes, ou que le couple « besoin-rareté » est utilisé comme une « donnée » « empirique-idéologique », alors qu’il est le type même du couple « théorique », de l’objet « construit ».
Ce qu’il faut s’efforcer de penser historiquement (si l’on veut, comme aime dire Marx, « comprendre les faits »), c’est au contraire comment une théorie, parce qu’elle est partielle (celle d’un niveau d’un mode de production) et se donne comme universelle, peut servir à la fois d’instrument pratique et d’instrument idéologique, aux mains d’une classe, et pour un temps.
Un temps, il est vrai, qu’il faudra « construire », car il alterne échecs et succès, pessimismes et optimismes, moments où s’impose le camouflage même de l’apparence (le profit), moments où l’on peut exalter même la réalité (la plus-value) pour peu qu’on la redécouvre, en temps d’expansion, sous le nom d’investissement, et comme base de la reproduction élargie.
L’important est alors d’apercevoir ce qui en revanche est sans cesse camouflé, du fait qu’on l’installe comme hypothèse intouchable : comme la propriété du sol pour les physiocrates, c’est, pour le mode de production capitaliste, 1° l’appropriation privée des moyens de production ; 2° la fixation des valeurs par le marché.
Ces « rapports de production » étant supposés, on peut théoriser efficacement, au niveau économique, y compris pour éclairer l’« histoire économique » dans les pays et les temps où régnent en effet ces rapports.
Mais c’est pourquoi justement l’historien qui se veut marxiste refusera (sauf pour étudier empiriquement un cas) de s’enfermer dans « l’histoire économique ». J’ai dit à l’occasion, et je maintiens fermement, que les soi-disant « histoires quantitatives » ne sont que des économétries rétrospectives, et que je refuse à la New Economie History le nom de « cliométrie ». Car, de l’aveu de Colin Clark, dans la hiérarchie des sciences, l’histoire est « plus haute » que l’économie, puisqu’elle l’englobe.
J’ajouterai, pour être fidèle à Marx : et puisqu’elle ne peut pas être divisée.
Cette conviction a marqué pour moi (ce qui me la rend très chère) la convergence des leçons de Lucien Febvre et de la leçon de Marx. Pour Lucien Febvre, le vice majeur de la pratique historique de son temps, celui qu’il s’acharna particulièrement à combattre, était le très universitaire respect des « cloisons étanches » : à toi l’économie, à toi la politique, à toi les idées. Et je dois à Louis Althusser de lui avouer ma stupéfaction déçue quand j’ai vu ses propositions sur la « conception marxiste de la totalité sociale » se conclure non seulement sur la « possibilité », mais sur la « nécessité » d’en revenir au découpage de l’histoire en plusieurs « histoires ».
Si quelque chose sent l’empirisme, c’est bien ce pluriel. Pour l’histoire-connaissance, il autorise toutes les vieilles prétentions des « spécialistes ». Pour la pratique sociale – c’est un des drames de la construction du socialisme – il pousse le monde de la science, celui de la technocratie économique, celui de la politique, celui des idées, celui des arts, à vivre chacun selon son « niveau », et selon son « tempo ». Alors que, dans les processus spontanés, la symphonie s’organise souterrainement.
Je me refuse, aussitôt affirmée la « dépendance spécifique » des niveaux entre eux, à proclamer l’indépendance relative de leurs histoires. « L’indépendance dans l’interdépendance », on sait le sort de ces jeux verbaux, quand le contenu des deux termes n’est pas fixé. Sans doute conclurons-nous que notre tâche est dans cette fixation. Mais l’exemple pris – pour une fois – par Althusser ne nous rassure pas sur ce que promet, du point de vue marxiste, la distinction des « histoires ».
Il s’agit de l’histoire de la philosophie. Dans la chronologie, nous dit-on, se succèdent des philosophes. Cette succession n’est pas l’histoire de la philosophie. Qui n’en sera d’accord ? Quel ouvrage, quel manuel les confond encore ? Certains, peut-être, feraient aussi bien. Un dictionnaire est toujours utile. Toutes les constructions ne le sont pas. Mais à quelles conditions reconnaîtra- t-on l’« histoire » ?
Althusser demande que soient définis, en toute rigueur : 1° le philosophique (= le théorique) ; 2° son « temps » propre ; 3° ses « rapports différentiels », ses « articulations » propres avec les autres niveaux.
Indications excellentes. Mais nous avons vu comment, à isoler l’économique du social, on n’avait pu en donner qu’une définition idéologique. Comment, avec le philosophique, éviter d’en faire autant ? L’idéologie est superstructure. La science ne devrait pas l’être. Mais où se range le « théorique » ? Quel est, à chaque instant, son degré d’indépendance envers les autres « niveaux » ? En juger exigerait à la fois, auprès d’une formation philosophique suffisante, une information historique capable de « faire sienne » toute la matière intéressée, du type de celle que Marx s’était donnée avant de parler économie.
Or, à l’inverse, Althusser veut tirer de son histoire particulière « relativement autonome », une définition qu’il croit « rigoureuse » du « fait », de l’« événement ». L’« événement philosophique » est celui « qui affecte d’une mutation la problématique théorique existante ». Le « fait historique » est celui qui « affecte d’une mutation les rapports structurels existants ». Il est même question ď « événements philosophiques de portée historique », ce qui témoigne de la pesée persistante, sur le langage théorique, d’une dramatisation de l’histoire « naïvement ramassée ».
- Événements-coupures et processus historique
II n’est pas d’événement, en effet, qui ne soit, en un sens, anecdotique. Même l’apparition d’un Spinoza ou d’un Marx n’a de « portée » (sauf pour une histoire idéaliste) que par et pour le temps plus ou moins lointain qui en recueillera la pensée. Jusque-là, c’est même le refoulement de cette pensée qui constitue l’historique.
Et des « rapports structurels » ont-ils été jamais modifiés par « un fait » ? La plus consciente des révolutions ne les a modifiés qu’imparfaitement. Ne parlons pas des techniques. Papin « voit » la force de la vapeur, Watt la domestique, mais sa « novation » doit être « implantée ». pour être vraiment « force productive ». Entre autres facteurs, pour un monde limité. Où est la « coupure » ?
Les professionnels de la sensation multiplieront les « événements ». Le « fait historique » fait fureur un jour de débarquement lunaire ou de barricades. On dira : justement, le théoricien choisit. Mais quoi ? La ménagère qui ne veut, ou ne peut, payer dix francs un kilo de haricots verts, comme celle qui les paie, le conscrit qui répond à l’appel de sa classe, comme celui qui refuse, agissent tous « historiquement ». Les conjonctures dépendent d’eux, ils renforcent ou ils minent les structures. Seule l’objectivation du subjectif par le statistique, quelque imparfaite que soit encore son interprétation, fonde la possibilité d’une histoire matérialiste, et qui soit celle des masses, entendons à la fois des faits massifs, infrastructurels, et de ces « masses » humaines que la théorie, pour devenir force, doit « pénétrer ».
On est amené à se demander si le théoricien du concept d’histoire, à force de s’en prendre à une histoire qui n’a plus cours, n’en reste pas prisonnier. Après avoir admis un partage de l’histoire entre les « spécialistes », voici qu’il part à la recherche du « fait historique », de l’« événement ». Certes, l’événement compte, et surtout la façon – fortuite ou intégrable – dont il s’insère dans la série. Mais un historien marxiste, s’il se méfie des excès de la réaction « antiévénementielle » qui depuis quarante ans transforme la pratique des historiens, lui demeure fidèle dans son principe, qui était celui de Marx. Il ne saurait composer, fût-ce par le choix d’un mot, avec le mythe des « journées qui firent la France », ou même des « jours qui ébranlèrent le monde ». À la fin de d’Octobre d’Eisenstein, il est dit : « La révolution est faite ». Nous savons bien qu’elle commençait.
On n’élude pas la difficulté, après avoir suggéré par l’emploi du mot « mutation » l’idée de « coupure », en donnant un sens extensible au mot « événement ». Science et théorie souffrent aujourd’hui des mots. Elles en inventent d’ésotériques pour des notions qui ne le sont pas ; et elles donnent des noms familiers à des contenus ésotériques. « Événement », « chronique », passent dans le langage mathématique quand ils deviennent suspects aux historiens. Et les gènes se mettent à prendre des décisions quand on n’attribue plus aux chefs d’État que l’illusion de le faire. « Surdétermination », « efficace d’une cause absente », nous viennent de la psychanalyse, comme « mutation » vient de la biologie.
Mais un mot inventé pour une structure convient-il à toutes ? Même Marx et Engels n’ont pas été heureux dans ce genre de comparaisons. Schumpeter écrit, pour caractériser Marx, qu’il opère, entre les données économiques et historiques, non un brassage mécanique, mais un mélange « chimique ». L’image m’a longtemps séduit, parce que j’ai appris à l’école, il y a très longtemps, que le mélange laisse les corps séparés tandis que la combinaison est un corps nouveau (ici la totalité marxiste). Mais que vaut une telle comparaison pour la science moderne ? Et que m’apprend-elle pour mon métier ? Balibar, au lieu de « combinaison », aimerait pouvoir dire « combinatoire ». Mais il hésite : « fausse combinatoire », « presque une combinatoire », une « combinatoire, mais pas au sens strict »…
Et si nous décidions, puisque Marx reste « nouveau », de garder ses mots là où il en inventa, et d’en inventer au besoin, mais sans emprunts à des sciences qui de toute façon ne peuvent parler pour la nôtre, sans quoi nous n’aurions pas à « construire » celle-ci ?
En bref, le commentaire théorique du Capital me semble avoir eu l’immense mérite de démontrer comment, depuis qu’on écrit l’histoire, on n’avait jamais « su » ce qu’était l’« histoire » exactement (mais c’est vrai de tant de choses !). Une fois de plus pourtant, s’il était bon de poser une question, peut-être était-il imprudent de croire y répondre, soit dit sans vouloir flirter avec le scepticisme positiviste du vieux Seignobos.
À la question : qu’est-ce que l’histoire ? on ne pouvait pas répondre par la théorie de façon plus satisfaisante que par la seule pratique. On peut seulement tenter de le faire, à la façon de Marx, par la double passion de « faire sienne » une matière complexe, ce qui exige toujours un minimum théorique, et de « construire » l’objet de pensée qui lui correspond, ce qui exige à la fois de s’évader de la matière et de la tenir « présente ». Pas de recherche sans théorie – et le peu d’exigence théorique de l’historien irrite à bon droit le philosophe. Mais pas de théorie sans recherche, ou le théoricien sera bien vite accusé, comme le fut naguère l’économiste, de ne manier que des « boîtes vides ».
À mieux regarder, on se dit que les boîtes sont peut-être moins vides qu’il ne paraît, parce que les historiens sont moins empiristes qu’il ne semble. Au lieu de se complaire dans les constats négatifs – qui font bel et bien partie du piège idéologique – ne serait-il pas plus raisonnable de prendre acte, chez les historiens, de quelques pas en avant, de même qu’il serait plus scientifique de tenter, en historiens, un bilan historique du marxisme, non point « jugé » selon nos préférences politiques ou nos exigences morales, mais « pensé » comme un phénomène à replacer dans le temps.
Car nos philosophes, si volontiers anti-humanistes dans leurs exigences théoriques, se montrent marris du fait que – Lénine religieusement mis à part – trop de penseurs et de politiques marxistes, mal pénétrés du grand héritage, ont accepté de le vivre comme « idéologie », non comme « science », dans une perspective « historiciste » et non comme un absolu. Surtout, à leur gré, les mutations du monde paraissent lentes devant le rythme accéléré des forces de production, et lourdes d’erreurs et d’horreurs, alors qu’il existe une théorie qu’il suffirait de mieux dévoiler pour rendre l’histoire raisonnable. Althusser écrit :
Le jour où l’histoire existera comme théorie, au sens qui vient d’être précisé, sa double existence comme science théorique et comme science appliquée ne posera pas plus de problèmes que n’en pose la double existence de la théorie marxiste de l’économie politique comme science théorique et appliquée.
« Pas plus » ? Et ce n’est pas suffisant ? La victoire de l’économie socialiste est d’exister – ce que beaucoup disaient impossible – et non d’être sans problème. Il en est de même du socialisme comme totalité, comme mode de production naissant – ce qui d’ailleurs rend peut-être impropre le terme de « totalité », de structure globale vraiment en place. Sa constitution dans un monde hostile est certes aussi dramatique, aussi imparfaite – mais pas davantage – après cent ans de réflexion, cinquante ans d’action, que ne furent l’installation du monde capitaliste et celle du monde féodal, qui mirent des siècles à se penser, des siècles à naître. La logique des guerres napoléoniennes a dû paraître bien délicate aux contemporains.
L’impatience n’est pas une vertu pour théoriciens. Nikos Poulantzas s’indigne des interprétations successives et contradictoires que la IIIe Internationale donna du fascisme. Hé ! c’est qu’avant d’interpréter, il faut étudier, voir. Le combat n’en laisse pas toujours le loisir. Les victoires de la « science » sont à long terme.
Ces considérations dépassent un peu le cadre proposé à nos réflexions. Elles ne lui sont pas étrangères. Économie, sociologie, histoire, marxistes et non-marxistes, ont toujours été soumises, et le sont plus que jamais, à la pression « surdéterminante » de l’actualité. Elles s’en défendirent farouchement et naïvement au temps du positivisme. Aujourd’hui, qu’on les appelle politicologie, sociologie empirique, ou prospectives de toute sorte, qu’elles concluent à l’existence des luttes de classes ou au « consensus », toutes s’avouent sciences appliquées, sciences pratiques. L’histoire suit. Il lui importe autant d’expliquer Fidel Castro que Fernand Cortés. Nos revues le montrent bien.
Cette présence du présent dans le passé, du passé dans le présent, n’est nullement contraire à l’esprit de Marx. Elle en est même une caractéristique. Mais sous certaines conditions, qui nous ramènent à notre propos. Nos façons d’interroger le passé rejoignent-elles, consciemment ou non, les innovations épistémologiques de Marx ? Sur plusieurs points importants, et en particulier sur l’un d’entre eux – le temps historique – les recherches de Louis Althusser nous font prendre une conscience plus nette de nos lacunes, de nos fidélités ou de nos infidélités, mais aussi de quelques-unes de nos acquisitions.
- Le temps des historiens est-il « linéaire » ?
Sur le « temps historique », Althusser nous signale deux abîmes conjugués : un temps « homogène et continu », celui du sens commun et de la recherche historienne ; et le temps d’Hegel : « coupes d’essence », « présent historique », continuité du temps et unité du moment.
Pour le second, quel historien l’est assez peu pour accepter ces « horizons absolus » qui viennent de renaître chez les philosophes ?
Pour le premier, au millionième de seconde, c’est le temps du physicien, et au dixième celui du sportif. Le temps vécu, ce fut le jour et la nuit, l’hiver et l’été, les semailles et la récolte, les vaches grasses et les vaches maigres, les intervalles entre les naissances, l’attente des morts. La démographie historique est une grande maîtresse en matière de temporalités différentielles. Le temps de l’homme qui a devant lui soixante-dix ans n’est plus celui de l’homme qui en avait trente. Pas plus que le temps du Caraïbe n’est celui de l’Esquimau.
Si l’erreur du découpage mécanique a été commise, c’est par ces économistes, qui, pour opposer un temps « objectif » au temps des historiens, découpent leurs séries temporelles en décennies ou en demi-siècles, sans prendre garde que, même du simple point de vue mathématique des probabilités, ils ôtent tout sens auxdites séries.
J’irai plus loin. C’est l’histoire traditionnelle qui a « construit » le temps. Même les vieilles « annales », même les chronologies scolaires. Événements, règnes, ères : c’est une construction idéologique, mais non homogène.
De plus, quand le souci chronologique s’est fait critique, que de mythes il a démolis, que de textes il a désacralisés ! Cela aussi fait partie de l’« histoire du savoir », de la « production des connaissances ». Quand Michel Foucault, au contraire, se perd, en matière économique, dans sa propre chronologie et dans la chronologie tout court, il ne fait plus ni archéologie, ni histoire, ni science, ni epistemologie, mais littérature.
Dater pour dater n’est qu’une technique (utile) d’érudition. « Dater finement » reste un devoir d’historien. Car la conscience des successions dans le temps et des proportions dans les durées est le contraire d’une donnée naïve. Elle ne se constitue pas à partir de la nature et des mythes, mais contre eux. Comment Althusser qui conclut à l’identification du concept d’histoire avec le concept d’un temps, n’a-t-il pas senti tout le contenu du terme chrono-logie ?
En revanche, ayant lu Hegel, il surestime celui de périodisation :
Tout le problème de la science de l’histoire tient alors, à ce niveau (l’Idée hégélienne) dans le découpage de ce continu selon une périodisation correspondant à la succession d’une totalité dialectique à une autre. Les moments de l’Idée existent en autant de périodes historiques qu’il s’agit de découper exactement dans le continu du temps. Hegel ne fait que penser dans sa problématique théorique propre le problème n°1 de la pratique des historiens, celui que Voltaire exprimait en distinguant par exemple le siècle de Louis XV du siècle de Louis XIV ; c’est encore le problème majeur de l’historiographie moderne.
Disons qu’après l’avoir dégagée des mythes, l’histoire tend spontanément à systématiser la chrono-logie. Il est curieux qu’on le lui reproche. Car, dès après la Révolution, l’école française tente de le faire à partir du concept de classes sociales. Et notre périodisation scolaire (Antiquité, Moyen Age, Temps modernes, Temps contemporains) traduit la succession des trois modes de production dominants, les Temps modernes correspondant à la préparation du troisième par le triomphe de l’économie marchande. C’est européocentriste, mal conceptualisé, naïvement découpé aux « événements-mutations » chers à Althusser (1492, 1789). Mais cela rassure sur la convergence à attendre entre « approches » pratiques et « constructions » de la théorie.
Il est vrai que Marx nous a donné, dans Le Capital, une « construction du temps » en matière économique : temps complexe, non linéaire, « temps de temps » non lisible à l’horloge du quoditien mais convenable à chaque opération bien conceptualisée (travail, production, rotation des divers types de capitaux…), découverte dont on affecte souvent de ne pas s’apercevoir. Mais qui a poussé jusqu’au bout cette construction du temps du temps du capitalisme – sinon les économistes modernes ? Une fois de plus, si la novation marxienne était là, on pourrait la dire rejointe, perfectionnée, dépassée.
Elle n’était pas là. Elle consiste à montrer que les « rotations », les « cycles » (et naturellement les « révolutions », malgré certains jeux sur le double sens du terme), ne ramènent jamais au point de départ, mais créent des situations nouvelles, non seulement dans l’économique, mais dans le tout social.
Ici est la difficulté, dont s’empareront les philosophes. Parler de « temps créateur » (imprudemment je l’ai fait un jour) ne veut rien dire. « Histoire cumulative », « histoire chaude », propose Lévi-Strauss (pour s’en évader). Il n’est pas aisé de nommer ce qui, du vieux, fait sortir le neuf.
Le physicien peut s’en moquer, le biologiste être réduit à philosopher : leurs matières ne changent pas au rythme des vies humaines. Le domaine de l’historien est celui du changement, non seulement au niveau des « cas » mais au niveau des structures. Pour l’historien, toute tentation de découvrir des stabilités sera une tentation idéologique, fondée sur l’angoisse du changement. Car on n’y peut rien : les hommes en société, sauf isolats en voie de disparition, ne vivent plus comme dans la pré-histoire, mot dont l’invention même prouve que le concept d’histoire a une histoire, moins simple que dans Althusser. Six mille ans au plus couvrent « les temps de l’histoire ». Quelques siècles ceux de nos horizons familiers. Deux ou trois ceux de notre économie, de notre science. La « longue durée » n’est pas très longue. Entre elle et l’« événement », l’énigme est le temps moyen.
Althusser convient que, sur tout cela, « les historiens commencent à se poser des questions », et même « sous une forme très remarquable ». Mais, dit-il, ils se contentent de constater « qu’il y a » des temps longs, moyens, courts, et d’en noter les interférences comme produit de leurs rencontres, et non comme produit du tout qui les commande : le mode de production. Une critique en dix lignes, trois noms entre parenthèses (Febvre, Labrousse, Braudel) : cela suffit-il à situer la « pratique historique » contemporaine 1° en face du temps historique, 2° en face de Marx ?
À dire vrai, on a l’impression que, chez Althusser, cette évocation de trois œuvres n’est qu’un scrupule. Sa critique s’adresse à toute historiographie, des origines à la quasi-totalité des historiens vivants.
Cette attitude n’est pas forcément injustifiée. Elle suggère une grande enquête : quelle est la place – on voudrait bien le savoir – dans la culture des classes et la culture des peuples, à travers l’histoire académique et les jeux télévisés, de ce qu’Althusser nomme magnifiquement « les belles séquences de la chronique officielle, où une discipline et une société ne font que réfléchir leur bonne, c’est-à-dire le masque de leur mauvaise conscience » ?
Mais il faudrait une enquête mondiale. Et une autre – plus difficile – sur la place éventuelle, et les lieux d’implantation, d’une « vraie histoire », si l’on pouvait en définir une, et la trouver pratiquée. Sur ce point, les espoirs de Louis Althusser, en matière de construction du temps historique, et d’une construction dans le sens de Marx, diffèrent des nôtres. Nous dirons ceux-ci, à propos des trois noms d’historiens retenus par Althusser, et en invoquant notre propre expérience. Mais nous nous rendons parfaitement compte de l’étroitesse de cette évocation, aux dimensions des deux questions à poser : 1° quel fut, quel est le rôle historique de l’histoire comme idéologie ? 2° quel est déjà, quel pourrait être le rôle de l’histoire comme science ?
- A. Michel Foucault ou Lucien Febvre ? Les temps du savoir.
La seule pratique qui inspire à Althusser une page positive est celle de Michel Foucault, découvreur, selon lui, d’une « vraie histoire » que rien ne permet de lire dans le continu idéologique d’un temps linéaire qu’il suffirait de couper, de « temporalités absolument inattendues », de « nouvelles logiques » où les schémas hégéliens (tiens, nous les retrouvons !) n’ont plus qu’une valeur « hautement approximative », « à condition d’en faire un usage approximatif correspondant à leur approximation », en bref un travail non d’abstraction mais dans l’abstraction, qui a construit, en l’identifiant, un objet d’histoire, et de ce fait le concept de son histoire.
Si, lorsqu’il écrivait ces lignes, Althusser ne connaissait de Foucault que l’Histoire de la Folie, et Naissance de la clinique, je suis prêt à partager ses ferveurs. Cependant, s’il faut un « temps propre » à chaque « formation culturelle » de ce type, où sera le temps du tout ? Dès la lecture du premier Foucault, j’éprouvai une angoisse ď « enfermement », convenable à l’objet, mais due aussi à son découpage. Je croyais marxiste cette insatisfaction.
Depuis, Foucault a généralisé dans de grands ouvrages une méthode qui laisse mieux voir ses vices et moins ses vertus. Au départ, des hypothèses autoritaires. Vient la démonstration, et, sur les points où l’on a quelques clartés, voici qu’on découvre les dates mêlées, les textes sollicités, les ignorances si grosses qu’il faut les croire voulues, les contresens historiques multipliés (catégorie redoutable). Surtout, à l’« epistemè » qu’il dévoile, Foucault est toujours prêt à substituer sans crier gare non des concepts construits (on l’en féliciterait) mais son propre jeu d’images. Althusser, à propos de Michelet, parle de « délires ». Égal, le talent de Foucault n’est pas différent. Mais l’historien préférera Michelet, s’il faut choisir entre deux délires. La modestie de Michel Foucault pardonnera ce rapprochement.
Beaucoup moins loin de Marx nous apparaît Lucien Febvre. Or, où le situerait la classification d’Althusser ? Parmi les assembleurs de « temps linéaires » mal ajustés au tout de l’histoire ? Rien ne lui ressemblerait moins. Parmi les promoteurs de belles séquences officielles ? Qui n’en a suggéré ? Mais qui, plus que lui, en a démoli ? Tout bien compté, où, mieux que dans son œuvre, trouver les « temporalités inattendues », les « antipodes de l’histoire empirique », les « objets historiques identifiés » ? L’incroyant, comme objet d’histoire, ne vaudrait-il pas le fou ? L’ « outillage mental » serait-il inutile à la « production des connaissances » ?
À propos d’histoire, entre une condamnation de Michelet et une exaltation de Foucault, citer Lucien Febvre entre parenthèses parmi ceux « qui commencent à se poser des questions » est un trait bien de notre temps, si soucieux de communication que chacun n’y entend plus qu’un langage : celui de sa « formation ». Il n’est pas fortuit que nous prêtions au passé tant de « cultures » bien closes. Il conviendrait de chercher quelles époques de crise ont en commun de pareils cloisonnements .
Le XVIe siècle de Febvre n’est pas fermé : Luther, Lefèvre, Marguerite, Rabelais, des Périers : chacun s’y révèle dans les exactes limites qu’impose la cohésion du tout « surdéterminant ». Mais celui-ci bouge. « On ne juge pas une époque de révolution sur la conscience qu’elle a d’elle-même. » L’historien dut le démontrer contre l’idéologie de son propre temps, de ses maîtres. S’il le put, c’est qu’il avait d’abord « fait sienne » la société du XVIe siècle, à tous ses niveaux, et qu’il la gardait « présente » par une recherche concrète, mais non empirique, puisque systématisée par sa lutte pour la problématique contre le positivisme historisant, pour le fait massif contre le fait ponctuel, pour le scrupule vrai contre l’érudition fausse. Cette lutte rend souvent le même son que les mauvaises humeurs de Marx.
La « vraie histoire » peut ainsi surgir d’une pratique et d’une critique, non d’une « rigueur » affectée, mais d’une justesse manifestée par l’absence de tout contresens. Lucien Febvre ne s’est jamais dit théoricien ni marxiste. Mais ce n’est pas lui qui (comme Foucault, dans Les mots et les choses, le fait au passage) eût enfermé Marx dans le XIXe siècle comme dans une prison.
- B. Structure et conjoncture : les temps de Labrousse.
Une parenté marxienne plus évidente ne vaut pas à Ernest Labrousse, chez Althusser, une place à part. Sa critique semble viser en Labrousse toute l’histoire conjoncturelle. Or, il tombe mal sous cette critique, qui, en revanche, semble négliger l’immense lignée qui, de Vico à Kondratieff, de Moore à Akerman, de Levasseur à Hamilton (sans oublier Simiand, si l’on veut rester gallocentriste) a prétendu éclairer, par l’observation d’indices, les rapports entre cycles et développement, entre temps de la nature, temps de l’économie et temps de l’histoire : le vrai problème posé.
L’a-t-il été en fonction du temps « vulgaire » ou du « tout » marxiste, du « mode de production » ? Nous touchons ici à une difficulté réelle.
Il arrive en effet que l’histoire conjoncturelle, par un mode d’exposé, un commentaire hâtif, une vulgarisation scolaire, semble faire de l’histoire un produit du temps (ce qui ne signifie rien) et non du temps (c’est-à-dire de sa distribution non homogène, de sa différenciation) un produit de l’histoire (c’est-à-dire du jeu mouvant des rapports sociaux au sein des structures). Une objection – marxiste – avait déjà été avancée là-dessus par Boris Porchnev, qui, dans un premier aperçu, l’avait étendue à tort à l’œuvre d’E. Labrousse. Les rapports entre traitement conjoncturel et traitement marxiste de l’histoire ont donc besoin d’être précisés.
Marx nous y aide lui-même. Sa façon de se situer par rapport au boom des années 1850 (« cette société semblait entrer dans un stade nouveau de développement après la découverte des mines d’or de Californie… »), les espoirs qu’il partage avec Engels à chaque crise capitaliste (naïveté pardonnable à l’homme d’action), l’allusion répétée au long essor économique qui, après les Découvertes, sert de rampe de lancement aux sociétés bourgeoises, l’intérêt porté à l’Histoire des Prix de Tooke, le reproche fait à Hume d’avoir disserté sans fondement statistique sur l’économie monétaire antique, enfin l’analyse systématique du « cycle », beaucoup plus « moderne » qu’on ne dit souvent, tout empêche d’opposer Marx à l’histoire conjoncturelle, comme de voir dans celle-ci une innovation par rapport à Marx. Ce qu’il faut lui confronter, ce sont les fondements théoriques sous-jacents, et les conclusions historiques souvent hâtives des conjoncturalismes divers.
L’observation des rythmes réels de l’activité économique devrait partir d’une stricte conceptualisation de ce qui est observé. On a trop observé ici des prix nominaux, là des prix-argent, ici des volumes de production, là des cours de bourse, ici le long terme, là le court terme, sans se demander assez ce qui était indice et ce qui était objet, et quelle théorie liait l’objet à l’indice. Voilà longtemps que j’ai reproché à Hamilton d’avoir confondu, dans le long terme, formation de capital avec distance entre prix nominaux et salaires unitaires (ce qui ne signifie pas que Marx ignorait la catégorie « profits d’inflation »). Un concept, une mesure ne valent que pour un temps ; je n’admets toujours pas, malgré Marzcewski (ou Fourastié) qu’on s’obstine à chercher l’équivalent 1970 d’un revenu 1700. Enfin, en éliminant un mouvement pour en isoler un autre, on peut créer un mirage statistique. Il y a aussi des pièges de la « construction ».
C’est pourquoi les plus classiques mouvements conjoncturels peuvent être contestés, et il suffit de lire Imbert pour mesurer, devant le cycle Kondratieff, notre dénuement théorique. Le temps moyen n’est pas dominé – la crise monétaire en témoigne – alors que le capitalisme a pu, depuis l’échec de l’empirisme d’Harvard, apprivoiser le cycle intradécennal. Certains, déjà, jetteraient celui-ci par-dessus bord. Mais, comme temps économique d’un long stade du mode de production, il fait partie du temps historique correspondant. L’historien ne peut sortir du labyrinthe conjoncturel.
Pour y prendre Marx comme guide, Althusser ne nous aide pas toujours clairement : abandonner les « variétés » pour les « variations », les « interférences » pour les « entrelacements » reste verbal si nous n’avons pas d’exemple ; et si, dans Le Capital, nous ne trouvons que les temps économiques, où prendrons-nous les « temporalités différentielles » des autres « niveaux » ? On nous prévient :
nous avons à considérer ces différences de structures temporelles comme, et uniquement comme autant d’indices objectifs du mode d’articulation des différents éléments ou des différentes structures dans la structure d’ensemble du tout… c’est dans l’unité de la structure complexe du tout que nous devons penser le concept de ces soi-disant retards, avances, survivances, inégalités de développement, qui co-existent dans la structure du présent historique : le présent de la conjoncture.
Structure-conjoncture : ceci n’est-il pas devenu, dans la pratique historienne, un plan-type, qui ne garantit rien en soi, mais qui éloigne autant de l’empirisme quantitatif que des « belles séquences » traditionnelles ?
Or cette « coupure », entre l’économisme conjoncturel de Simiand, et un conjoncturalisme structurel plus proche de Marx, nous en savons le lieu : c’est l’œuvre d’Ernest Labrousse. Que nous dit-elle sur les « temporalités » ?
Si on lui fait dire : la Révolution française sort d’une « rencontre » entre un temps long, l’essor économique du XVIIIe siècle, un temps moyen, l’intercycle de dépression 1774-1788, et un temps court, la crise de cherté de 89 qui culmine – c’est presque trop beau – avec le paroxysme saisonnier de juillet, il semble que la démonstration, de type mécaniste, propose comme un enchaînement causal un simple jeu de temps linéaires. Mais s’agit-il de cela ?
En fait, le cycle court statistiquement observable qui rythme la réalité économique et sociale du XVIIIe siècle français est le cycle original du mode de production féodal, où, 1° la base de la production reste agricole ; 2° la technique productive de base ne domine pas encore le cycle stochastique de la production ; 3° les prélèvements sur les producteurs devraient se régler sur la production ; 4° aumônes et taxations devraient limiter, en année mauvaise, les plus criantes misères.
Mais ce « tempo » précapitaliste co-existe, dès le XVIIIe siècle, avec d’autres qui, sans être encore typiques du futur mode de production (comme sera le « cycle industriel »), en participent et le préparent : 1° une longue période d’accumulation préalable de capital-argent, d’origine directement ou indirectement coloniale, qui crée une bourgeoisie d’argent et embourgeoise une part de la noblesse ; 2° la possibilité, dans le moyen terme, de dépressions commerciales (crises de débouchés, dépressions des prix) qui affectent et mécontentent un nombre croissant de fermiers, de propriétaires, d’entrepreneurs dont les produits entrent désormais dans le circuit commercial, sont devenus « marchandises » : autant de couches intéressées à l’égalité des droits, à la liberté du marché, à la fin des structures féodales ; 3° l’exaspération enfin, dans le court terme, de la « crise de l’ancien type », moins meurtrière qu’au temps des famines, mais où la spéculation sur la rareté, moins freinée par les taxations administratives et les redistributions ecclésiastiques, paupérise et prolétarise plus que jamais, dressant le paysan pauvre à la fois contre le prélèvement féodal, le prélèvement royal, et la liberté marchande.
Que cette rencontre de « temporalités spécifiques » aboutisse, en juillet- août 89, à l’« événement » qui bouleverse la structure juridique et politique de la société, quel plus bel exemple veut-on d’un « entrelacement de temps » comme « processus de développement d’un mode de production », voire comme processus de passage d’un mode à un autre ?
Je sais bien qu’Althusser, intéressé par métier aux temps de la science et de la philosophie, l’est davantage encore, par légitime angoisse devant l’actuel, par les mots « retards », « avances », « survivances », « sous-développement ». Et qu’en faisant précéder ces mots, dans sa définition de la « conjoncture », d’un ironique « soi-disant », il a voulu souligner l’absurdité (et le danger idéologique) d’une terminologie qui, présupposant modèles et buts, se présente, dit-il, comme un horaire de la S.N.C.F. Que de graphiques chers aux annuaires statistiques lui donnent raison, où, sur la ligne des dollars par tête, des taux d’investissement, ou du nombre des revues scientifiques publiées, certains pays semblent prendre le Mistral et d’autres le tortillard.
Cette juste critique de la jactance verbale d’économies et de classes dominantes, et des faux miroirs que sont certains critères quantitatifs, ne doit pourtant pas entraîner l’oubli de principes marxistes essentiels : 1° le primat du technico-économique synthétisé dans la productivité du travail, 2° la nécessité d’une quantification pour échapper aux descriptions vagues, 3° la réalité majeure que constituent les inégalités dans le développement matériel. Marx a toujours gardé « présents » l’avance de l’Angleterre et les atouts des États- Unis, et Lénine le concept de « développement inégal ». Il faut savoir sortir du temps linéaire. Il ne suffit pas de le condamner.
Soit un décalage entre un type d’institution, un mode de pensée, une attitude économique, une morale sociale, et le mode de production que nous supposons en place (autant d’hypothèses théoriques). Dirons-nous : il y a « avance », « retard », « survivance », « rythme autonome », dans les « morales », les « attitudes », les « pensées », etc. ? Ou ne vaut-il pas mieux dire : ce mode de production, que nous supposons en place, dans quelle mesure fonctionne-t-il au plus près de son modèle ? sur quels espaces ? dans quelle durée ? dans quels secteurs est-il totalité efficace (l’est-il déjà, s’il est en voie de constitution, l’est-il encore, s’il se déstructure ?)
C’est ainsi que nous entendons la « conjoncture » au sens plein du mot (non au sens « météorologique » de Simiand). Nous y sommes servis par plusieurs « temps spécifiques ». Dans mes recherches espagnoles, j’ai toujours décelé les contrastes structurels à partir de la spécificité des rythmes économiques. Dans la Catalogne, petit espace, j’ai distingué jusqu’à trois rythmes dans le processus de modification du mode de production. Dans la crise de subsistance de 1766, les insurgés, les prêtres, les agitateurs qui organisent les taxations sauvages invoquent une conception du droit, de la morale, de la propriété, qui est du xne siècle, alors que les correspondances du moindre négociant, sur la liberté d’entreprise ou la vérité des prix, ont le vocabulaire de Samuelson. La spécificité du temps est ici une spécificité de classe. L’observation du « cycle industriel » n’est pas moins instructive. Il disparaît de l’économie socialiste alors que la lenteur de transformation des techniques agricoles y maintient longtemps le « cycle ancien ». Mais tout rétablissement du marché comme « régulateur » y fait vite reparaître le « cycle industriel », avec l’inflation comme signe. Et quand le même cycle, dans le capitalisme, est atténué, c’est que le capitalisme s’écarte de son modèle. Implantation sectorielle des transformations, implantation de classe des superstructures, implantation spatiale des « totalités » sont révélées par autant ď « indices objectifs ».
Ce type d’analyse permet d’aller de la théorie aux « cas ». Il peut aider – surtout pour les processus de transition – à édifier la théorie. On ne peut lui reprocher de penser le temps hors du concept de mode de production ; il s’y réfère sans cesse. Au contraire, si l’on cherche un « temps spécifique » à chaque « niveau », cette référence a toute chance d’être abandonnée.
- Structure et longue durée : les temps de Fernand Braudel.
Le troisième nom d’historien cité par Althusser s’imposait. Par un article justement fameux. Mais qui fut sans doute à l’origine de sa méprise. Quand Fernand Braudel, après trente ans de pratique, s’avise de théoriser, le philosophe s’écrie : voilà qu’il commence à se poser des questions. Mais non ! Braudel, en 1958, finit par poser des questions aux autres, agacé, sinon irrité, de leur indifférence aux novations des historiens :
les autres sciences sociales sont assez mal informées, et leur tendance est de méconnaître, en même temps que les travaux des historiens, un aspect de la réalité sociale dont l’histoire est bonne servante, sinon toujours habile vendeuse : cette durée sociale, ces temps multiples et contradictoires de la vie des hommes […]. Raison de plus pour signaler avec force […] l’importance, l’utilité de l’histoire, ou plutôt de la dialectique de la durée telle qu’elle se dégage du métier, de l’observation répétée de l’historien…
Métier, observation, travaux, servante, vendeuse… Ces mots auront déplu au théoricien. Je note aussi ceux qui l’auront incité à classer Braudel parmi les esclaves mal affranchis du temps linéaire : somme de journée, récitatif de la conjoncture, rotation de la terre, temps-mesure, temps identique à lui-même, et, au pluriel, temps qui s’emboîtent sans difficulté étant mesurés à la même échelle. Le tout opposé au temps sociologique de Bachelard. Mais est-il si difficile, sous cette insistance, d’apercevoir l’amorce d’une critique, la lueur d’une ironie ? Althusser n’a pas replacé l’article « en situation ». Pour lui, la connaissance de l’histoire n’est pas plus historique que n’est sucrée la connaissance du sucre. Bah ! La connaissance de cette connaissance, chez Braudel, chez Althusser, chez Marx (qui, lui, le savait) se constitue toujours historiquement.
En 1958, Braudel s’interroge sur le destin de son apport personnel à cette connaissance : le « temps long », la « géo-histoire » conçue comme une imposition de l’espace au temps. Question considérable qu’il reprend, douze ans après la rédaction de sa Méditerranée, en fonction d’autres orientations, incluses ou non dans la « pratique historienne ».
Ironisant implicitement sur le « récitatif » de la conjoncture, il craint d’y apercevoir comme un retour à l’« événement ». Labrousse est passé de son « long XVIIIe siècle » de 1933 à la mise en vedette, en 1943, d’un « intercycle » prérévolutionnaire de moins de quinze ans, puis, en 1948, au brillant raccourci des révolutions prises dans le « temps court » : 1789, 1830, 1848. Cela lui vaut une amicale taquinerie sur les « ficelles » du métier, sur l’« historien metteur en scène ». Pour Braudel, l’historien doit se situer au-dessus de la « nouvelle sonnante ». Si on lui dit que le métier consiste, justement, à replacer l’événement dans la dynamique des structures, il insinue qu’à vouloir le faire, on finit toujours par sacrifier structure à événement.
Il devrait être moins inquiet du côté du « temps long ». Mais il y est dépassé. Une « anthropologie » décide de chercher ses permanences dans la logique structurale des « atomes » sociologiques, et les économistes découvrent les vertus des mathématiques qualitatives de la « communication ». Toujours sensible aux « derniers mots », Braudel voudrait bien se laisser séduire. Ces nouveautés vont dans son sens, le sens de la résistance aux changements. Mais il aime son métier. « Temps long », l’historien veut bien. Plus de temps du tout, il n’aurait qu’à disparaître.
Il proposera donc d’appeler structure « sans doute un assemblage, une architecture, mais plus encore une réalité que le temps use mal, et véhicule très lentement ».
Le théoricien fera encore la moue. « Sans doute », « plus encore », cela n’est pas « rigoureux ». Et, quelle que soit la réalité, ce n’est pas «le temps» qui l’use mais « quelque chose » qui use inégalement suivant les réalités. C’est ce « quelque chose » qui fait problème.
Il reste pourtant que si une réalité dure plus qu’une autre, elle l’enveloppera, et c’est ce mot ď« enveloppe » que Braudel retient, en le tirant vers son sens mathématique, pour désigner ces impositions géographiques, biologiques, ces impuissances techniques, sur quoi il a construit le « temps long », et où il inclut, annonçant Foucault, les «contraintes spirituelles», les «cadres mentaux», eux aussi « prisons de longue durée ».
Peut-on négliger de situer ces propositions par rapport à Marx, alors que Braudel se réfère explicitement à lui comme au premier créateur de « modèles historiques », et signale les secteurs où il a essayé de suivre sinon sa voie du moins son exemple ?
Si cette référence me convainc mal, c’est que Marx, me semble-t-il, n’a jamais pensé par modèles partiels, de sorte que le concept de « modèle » appliqué aux circuits monétaires n’est pas marxiste, alors que l’étaient bien davantage des concepts comme « crise », comme « outillage mental », qui ne prétendaient pas au « modèle ».
Mais cela ne signifie pas que l’histoire marxiste n’aura pas à compter avec les problèmes posés – dans son œuvre et dans son article – par Fernand Braudel : nature, espace, structures résistantes, structures a-historiques – s’il y en a – , qu’en fera l’historien ?
1° D’abord, la nature. Dans le seul texte qui puisse passer pour une projet de traité d’histoire, Marx rappelle, in fine, que, bien entendu : « le point de départ, ce sont les facteurs naturels, subjectivement et objectivement ». Et sa fondamentale définition de la productivité mentionne, également in fine, les « conditions naturelles ». Last but not least. Car une dialectique homme-nature peut difficilement sous-estimer les « conditions naturelles ».
Il faut seulement, en face d’elles, poser la technique (puis la science). Entre deux victoires de celles-ci, les limites marquées encadrent le mode de production. Le n°5 des « points à ne pas oublier » de l’Introduction – « dialectique des concepts de force productive (moyens de production) et des rapports de production, dialectique dont il faudra définir les limites, et qui ne supprime pas les différences réelles » – montre, par exemple, comment il faudrait traiter, pour l’Europe du XXe siècle, la persistance des « crises de l’ancien type » dans plusieurs modes de production.
Penser géographiquement une histoire n’est donc pas contraire au marxisme. Mais il serait plus marxiste de penser une géographie historiquement. Où distinguer, dans des « permanences », les pôles où la prise de l’homme s’exerce plus efficacement ? La Méditerranée en abonde. Mais déserts et montagnes les « enveloppent ». Bel objet d’histoire (dialectique) à « identifier », à « construire », qu’Althusser n’a pas assez reconnu pour le discuter.
2° Ensuite l’espace. Également objet à construire. Des théories en ont été esquissées, puis élaborées, auxquelles Braudel s’est montré attentif, mais non Althusser. De vieilles tentations de géographes, d’économistes, de logiciens y sont précisées, parfois caricaturées. Hommes, villages, villes, champs, usines, n’étant pas implantés « n’importe comment », on doit pouvoir, à cette implantation, découvrir une logique. Cela peut inspirer bien des exercices mathématiques, graphiques, cartographiques. Aucun n’est à dédaigner. Mais l’historien, s’il en reçoit des leçons, doit donner les siennes.
Une organisation de l’espace au service des hommes, une « géographie volontaire » est pensable ; ce sera la tâche d’après-demain. On peut aussi imaginer un capitalisme neuf, sur un espace neuf, s’installant sans plan global, selon sa logique propre. C’est presque le cas des États-Unis (souvent signalé par Marx). La poussée est puissante. On est en train de s’apercevoir qu’elle est monstrueuse, au point que l’« écologie » y devient une mystique.
Mais, dans les vieux pays, le problème est plus complexe. L’histoire n’est pas seulement entrelacement de temps, elle est entrelacement d’espaces. La logique du village breton n’est pas celle de Nuremberg, qui n’est pas celle de Manhattan. Le XIXe siècle éventre le Paris médiéval, souille le Marais. Le XXe sauve le Marais, démolit les Halles. Barcelone met cinq siècles à sortir de ses murailles, invente le Plan Cerdá, le défigure aussitôt. La ville américaine porte le cancer des favelas, des barriadas. Le pourtour de la Méditerranée, devenu cour de récréation, hésite entre la tente et le gratte-ciel. Le Plan Vedel offre aux deux-tiers de la France cultivée la vocation de parc d’agrément. La longue durée n’est plus de ce monde.
Mais l’historien du paysage rural ou du fait urbain se perd dans la préhistoire ou la psychologie collective. Et l’espace, s’il se sauve du promoteur, tombe aux mains du sociologue empiriste ou du technocrate.
Divorcé du concept de temps, le concept d’espace sert mal les vieux pays où tout stade productif, tout système de société a eu ses villes et ses champs, ses palais et ses chaumières, chaque totalité historique nichant tant bien que mal dans l’héritage d’une autre. Une « vraie histoire », dressant des bilans, démontant des mécanismes, aiderait à construire – au sens concret cette fois – une combinaison pensée entre passé et futur. Le socialisme, dans ce domaine, compte quelques succès. On aimerait savoir ce qu’ils doivent, s’ils doivent quelque chose, à la conception marxiste de cette combinaison.
3° Temps historique et luttes de groupes se combinent autrement encore. En assimilant d’un mot histoire et lutte de classes, Marx et Engels ont créé une longue équivoque sur leur pensée. On a cru qu’ils dédaignaient les fondements ethniques des groupements politiques. Et cette équivoque a d’abord été utile pour renverser un concept d’histoire idéologiquement fondé sur la puissance des rois et les guerres des nations.
Mais dans la correspondance de Marx et Engels, et dans leurs articles d’actualité, les mots d’Allemands, de Français, d’Anglais, de Turcs et de Russes apparaissent aussi souvent que ceux de prolétaires et de bourgeois. Ce n’est pas un abandon de la théorie. Les contradictions de classe sont le moteur de l’histoire, comme la technique et l’économie sont à l’origine de ces contradictions. Mais cette « dernière instance » s’exerce à travers bien d’autres réalités. Toujours dans les « points à ne pas oublier » de l’Introduction de 1857, le premier mot est : la guerre, les derniers : peuplades, races, etc. On est bien forcé d’y revenir. Nationalités et supranationalités, nationalismes fascisants et nationalismes révolutionnaires, États centralisés contre revendications ethniques, résistance des autonomies monétaires aux liens économiques multinationaux, tout montre un second XXe siècle au moins aussi sensible que le premier, et peut-être davantage, à l’existence, ou à l’exigence, de formations politiques encadrant les consciences de groupe. Or, ici encore, le marxisme propose une théorie, décisivement formulée par Staline en 1913, fondée sur des « temps différentiels » rapportés au concept central de mode de production (j’ajoute : ainsi qu’au concept de classe).
La formation politique-type correspondant au capitalisme concurrentiel est l’État-nation-marché à classe dirigeante bourgeoise, qui se réalise à partir de cadres féodaux trop étroits (Allemagne, Italie), ou tend à se réaliser aux dépens d’empires vastes et hétérogènes (Autriche, Russie, Turquie). Mais la condition de ces réalisations est la pré-existence de « communautés stables » non pas éternelles mais historiquement constituées, sur facteurs très divers, et sur temps très long. À aucun degré, le marxisme ne donne ces communautés comme fins absolues ou facteurs déterminants. Elles sont les cadres proposés, les instruments offerts à une classe pour y forger son État. Le monde féodal, sous ses formes propres, en a donné des exemples. Le stade mercantiliste des bourgeoisies (France, Angleterre) a directement préparé l’État national.
Or cette projection vers le passé en suggère une vers l’avenir. D’autres classes peuvent prendre comme fondement d’action une communauté stable, en assumer l’existence. Leur succès dépend de leur capacité à créer un nouveau mode de production. À l’inverse, comme instrument national, le capitalisme s’use. Rosa Luxemburg anticipait trop (Lénine le lui reprocha) sur la tendance à long terme du capitalisme à tisser des liens multinationaux et à forger des super-États. Aujourd’hui cette tendance s’affirme, et les bourgeoisies nationales lui résistent mal. Ce sont les peuples qui résistent, dans la mesure où la lutte de classes crée chez eux des situations révolutionnaires. Enfin le socialisme, dans l’organisation d’espaces multinationaux, comme dans celle des espaces économiques, a la tâche de construire (si possible scientifiquement, sur la base d’un concept d’histoire bien entendu) la combinaison passé-avenir. Tout dépend de sa fidélité à la théorie dans l’analyse.
La triple dialectique 1° entre « temps long » et temps spécifique du mode de production, 2° entre petits espaces des ethnies et grands espaces propres à l’activité moderne, 3° entre luttes de classes et consciences de groupe, m’a trop servi dans mes recherches sur le passé, et trop éclairé sur le présent, pour que j’aie regretté de ne la voir évoquée ni à propos du « temps long » par Fernand Braudel, ni par Louis Althusser à propos de l’entrelacement des temps spécifiques. La théorie marxiste se voile sans doute d’autant plus qu’elle pénètre davantage dans l’histoire qui se fait.
4° Quelques mots sur les structures a-historiques. L’historien (surtout marxiste) se méfiera du concept. Pour lui, tout change. Et rien n’est totalement indépendant d’une structure globale qui elle-même se modifie.
S’il admet les notions de « temps long », de « communauté stable », pourquoi n’y intégrerait-il pas, le cas échéant, les réseaux résistants des plus anciennes structures, celles de la famille ou des mythes, dont il est reconnaissant aux ethnologues d’avoir construit les logiques, quand ils les ont découvertes proches de leur pureté ? Mais ce qui le retient, lui, ce sont les degrés, les modalités, les rôles, de ces réseaux résistants dans les sociétés en transformation. Toujours l’« entrelacement des temps ».
Le débat serait autre devant deux prétentions du ou des structuralismes, mal évitées en période de découverte, mais qui s’atténuent :
1° L’autonomie des champs de recherche : soucieux d’une auto-explication par ses structures internes propres, chaque champ proclame inutile, inefficace voire scandaleuse, toute référence à une insertion dans l’histoire des cas étudiés ; or s’il peut y avoir là, par exemple en littérature, une heureuse réaction contre le traitement historique superficiel de cette insertion, la mépriser totalement laisse l’œuvre incomplètement saisie ; j’ai essayé de le montrer pour le cas Cervantes ; mais il me semble que des essais de ce genre viennent mieux en conclusion d’une recherche historique globale et approfondie que comme objets étudiés pour eux-mêmes et vaguement rapportés à une histoire approximativement connue ; les essais structuralo-marxistes souffrent d’insuffisante information historique ; et Althusser a donné peu de précisions sur sa combinaison autonomie-dépendance des « niveaux ».
2° Une autre prétention « structuraliste » serait globale : les sciences humaines (l’histoire, et une bonne part des « sciences sociales » à contenu quantitatif se trouvant exclues) se constitueraient en une « anthropologie », à partir de toutes les structures formalisables, en particulier de celles de la communication, considérées comme révélatrices des mécanismes psychologiques et intellectuels ; curieusement, cette « anthropologie », prenant l’homme comme « objet », se déclarerait anti-, ou au moins a-humaniste ; mais, dans la mesure où elle se voudrait, ou se croirait, science exacte, il serait bien étrange qu’elle ne devînt pas, rapidement, science appliquée, et par là même, liée aux intérêts des hommes, et de leurs classes. Le projet même, retrouvant la vieille métaphysique de la « nature humaine », est un projet idéologique ; il propose d’étudier les sociétés à partir de leurs « atomes » avant de les avoir observées au niveau macro-économique, macro-social.
L’assimilation des rapports sociaux à un « langage », celle des rapports économiques à une « communication des biens » (qui néglige la production, rapport avec la nature), rejoignent l’« anthropologie naïve » de l’échange équilibré. Une théorie des jeux où tout le monde prend des décisions rationnelles laisse toujours à expliquer pourquoi il y a des perdants.
Tout part de la confusion avec la science du langage, rénovée par la découverte structurale, après un long temps de fausse historisation. On s’aperçoit déjà que cette autonomie n’est pas intégrale. Et surtout, comme dans le cas de la littérature ou de l’art, si l’historien doit assimiler une part suffisante de la leçon structurale pour ne pas attribuer un sens historique à ce qui n’est peut-être que fonds commun, il reste que les différenciations sont de son domaine : si la sémantique historique est un champ à défricher, c’est comme signe, dans les mots, des changements dans les choses ; si les barrières linguistiques séparent les « communautés stables », pourquoi certaines résistent-elles, et d’autres beaucoup plus mal ? Les questions qui intéressent l’historien sont celles auxquelles ne répond pas le structuralisme.
Il est curieux de penser que Marx, ayant à raisonner sur la production, ait cru pouvoir s’éclairer d’une comparaison avec le langage :
Certes, les langues les plus évoluées partagent avec les moins développées certaines lois et propriétés, mais ce qui constitue leur développement, ce sont précisément les éléments qui ne sont pas généraux, et qu’elles ne possèdent pas en commun avec les autres langues ; il faut dégager les déterminations qui valent pour la production en général, afin de ne pas perdre de vue la différence essentielle en ne voyant que l’unité : celle-ci résulte déjà du fait que le sujet, l’humanité, et l’objet, la nature, sont identiques.
Balibar a eu raison de montrer que ce texte n’entend nullement distinguer la généralité du concept de la particularité du réel, mais bien deux types d’abstraction, deux types de liaison entre concepts dans la théorie de l’histoire, aucun des deux ne devant être privilégié pour constituer la théorie de la connaissance. Remarque essentielle pour le débat histoire-structuralisme. Ajoutons toutefois que Marx met en garde, au moins pour l’économie, sur tout appel aux « généralités » concernant l’homme ou la nature qui tourne au « lieu commun en délire ». Le lieu commun, la tautologie, sont souvent retrouvés, et pas toujours inutilement, dans la constatation de la logique des choses. Il faut seulement s’assurer, sous le masque savant comme sous le masque vulgaire, que le lieu commun ne délire pas.
- Des difficultés persistantes aux voies ouvertes
J’ai choisi délibérément d’être optimiste en un temps maussade. J’ai voulu montrer une histoire moins démunie que ne l’imaginent des théoriciens marxistes à la recherche (ce qui est bien peu marxiste) d’un absolu du savoir.
J’ai voulu non pas tirer abusivement vers Marx des conquêtes réalisées sans référence majeure à sa théorie, mais prendre acte d’une possible utilisation, par l’historien marxiste, de tout ce qui, dans la recherche historique contemporaine, s’efforce à la saisie globale du social, et renonce à la simple approche d’aspects partiels, sur des morceaux de réalité.
J’ai voulu enfin, sans prendre trop au sérieux le prurit de nouveauté qui envahit l’épidémie des jeunes sciences humaines, ne rien négliger de ce qui, chez elles, peut servir la science au sens marxiste du mot, dans un traitement interdisciplinaire du social, tout structuralisme, comme tout empirisme, n’étant idéologique que dans la mesure où il aspire soit à l’universalité dans l’immobilisme, soit à la solitude dans le morcellement.
Resterait à signaler, pour la pratique scientifique de l’historien, les difficultés, qui sont considérables et persistantes, et les voies ouvertes, qui sont multiples et variées.
- Coup d’œil sur les difficultés persistantes.
Je ne les vois pas, pour l’essentiel, du côté de cette « théorie de la transition » qu’Althusser appelle de ses vœux, et ne trouve pas chez Marx. Resté, parce que philosophe, plus hégélien qu’il ne voudrait, Althusser a tellement fermé, tellement cristallisé son concept de mode de production qu’il se demande avec inquiétude comment on en sort, comment on y entre. Il a raison s’il s’agit d’ériger la « transition » comme telle en un nouvel objet de pensée.
Mais si Marx, à force de regarder, de scruter, de retourner en tous sens le fonctionnement du mode de production capitaliste, a pu nous en proposer une théorie valable – y compris pour prévoir le processus de sa destruction – il a aussi regardé, scruté, retourné en tous sens la transition du féodalisme au capitalisme, depuis ces jours de 1842 où les débats de la Diète rhénane lui révélèrent le contact – le conflit – entre deux législations, deux conceptions, deux esprits, autour d’un problème aussi banal dans les apparences que le ramassage du bois mort : un point de départ caractéristique, qu’on oublie régulièrement de mettre en tête des Œuvres de Marx, parce qu’on ne sait s’il est « économique », « politique » ou « philosophique » – ce qui justement fait son intérêt.
À cause de cette richesse de suggestions dans l’œuvre marxienne, et dans l’œuvre de Lénine, à cause de débats anciens mais non périmés entre historiens marxistes (Dobb, Sweezy, Takahashi), à cause de l’avance des travaux sur les « temps modernes » par rapport aux analyses sur le Moyen Age et les Temps contemporains, et sans parler d’une expérience de chercheur dont je n’ai pas à juger l’apport mais que je peux invoquer comme témoignage, je crois que nous avançons dans l’« histoire vraie » de la transition du féodalisme au capitalisme, ce qui peut nous aider à penser théoriquement d’autres transitions.
Un regret : à la Conférence Internationale des historiens économistes, à Leningrad, en 1970, fut mise à l’étude sous le nom vague de « modernisation » quelque chose qui aurait dû, en bon vocabulaire marxiste, s’appeler : transition des modes de production précapitalistes (féodaux ou même antérieurs) soit au mode de production capitaliste (et de quel type ?) soit au mode de production socialiste (en admettant que celui-ci existe au sens plein) . Or, devant ce programme, qui exigeait une réflexion sur tous les pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, les historiens « occidentaux » se sont cantonnés dans les plus vieux problèmes de leur « spécialité » (XVIIIe siècle, priorité de l’agriculture, avance de l’Angleterre…) tandis que les historiens soviétiques, dans des synthèses collectives sur les divers espaces de leur pays, apportaient un impressionnant tableau de résultats, mais presque rien sur les processus, et encore moins sur la théorie. Je serais mal venu de condamner ce débat, ou plutôt cette absence de débat, ayant accepté d’y présider. Mais ma déception me rend moins rebelle aux exigences et aux rigueurs d’Althusser. Une démission théorique du marxisme serait bien un renoncement au concept d’histoire.
Il est donc bon que des hommes comme Boris Porchnev ou Witold Kula aient entrepris de construire une « théorie de l’économie politique du féodalisme » à la façon dont Marx, devant le capitalisme, avait édifié la théorie spécifique de son noyau économique déterminant. On comprend aussi l’intérêt parfois passionné de jeunes historiens pour ce mode de production que Marx a seulement nommé au passage, et dont le rôle et l’originalité sont certains : le « mode de production asiatique », mot mal choisi, malheureusement, et qui n’a pas de valeur plus théorique si on le change, de façon entendue, en MPA ! C’est en de telles occasions qu’on aperçoit combien il est difficile (et ici l’historien reprend avantage sur Althusser) de théoriser valablement à partir d’expériences trop partielles ou de connaissances trop limitées. Il faudra des années, des décennies de recherches pour dégager une théorie globale des formes très variées de MPA. Mais, là, rien ne presse.
Il serait plus urgent d’élaborer des méthodes pour passer de la théorie à l’analyse des cas (ces cadres offerts à l’action), où il ne s’agit généralement ni d’un seul mode de production, ni d’une « transition » vers l’un d’eux, mais d’une combinaison complexe, parfois fort stable, non seulement de deux, mais de plusieurs modes de production.
La distinction entre la « formation économico-sociale » réelle, et l’objet théorique « mode de production » devrait à présent être familière, encore que le vocabulaire, dans les études marxistes, reste, à cet égard, flottant. Mais ce qu’il faudrait savoir (je me suis souvent posé ce problème) c’est si une structure complexe, une « structure de structures », porte en soi, comme le mode de production, une certaine force de détermination, une « efficace ».
À propos de l’Amérique latine, où le cas est presque la règle, Celso Furtado a combiné, dans des modèles économiques à paramètres multiples, un jeu de secteurs à « lois fondamentales » différenciées, mais il se cantonne dans l’économie, et l’on peut se demander si la notion de « maximisation du profit » a un sens hors du mode de production capitaliste. Autre exemple : l’Espagne du XIXe siècle, que je connais un peu mieux : il serait aussi absurde de la qualifier de « capitaliste » que de « féodale » ; « semi-féodal » est un mauvais compromis, et « bisectoriel » évoque une simple juxtaposition. Or, même si, grosso modo, on aperçoit une juxtaposition dans l’espace de deux dominantes, les solidarités existantes suffisent à constituer un corps original, caractérisé par cette juxtaposition même, ses contradictions, ses conflits, et la conscience de ces conflits. Faudrait-il, pour chaque « formation », construire un objet théorique correspondant ? On le fait bien en chimie.
Le grand problème reste celui des causalités, qu’on ne résout pas en employant « efficace ». Je partage les méfiances d’Althusser envers un marxisme facile qui, s’il est à court d’arguments pour confronter schéma théorique et réalité, déclare que la nécessité « fraie sa voie ». Pour Althusser, l’erreur est dans la confrontation même. Il s’agit d’objets différents. Mais si l’historien refuse de rallier le troupeau de ceux qui disent « comment les choses se sont passées » et sous-entendent que l’histoire n’est pas pensable, il sera vite acculé, dans la pratique de sa recherche, au choix ou à la combinaison entre des types divers de causalité : linéaire, alternative, statistique, probabiliste. Qu’il ne se croie pas pour cela théoricien. Il reste dans l’empirisme. Souvent dans l’empirisme difficile des sociologues, lorsqu’ils recherchent des corrélations entre séries de nature différente, entre un économique chiffrable, un social qui l’est déjà moins, un spirituel qui le deviendra peut-être, mais au prix de combien de précautions ! Althusser veut changer de terrain, et on le comprend. Mais l’historien d’aujourd’hui, des tâtonnements méthodologiques qui l’ont amené si loin de ses traditions, a tiré la conscience de l’unité et de la complexité de sa matière, de son originalité, de la nécessité de chercher en elle un nouveau type de rationalité, dont la mathématique viendra plus tard.
Althusser propose bien quelque chose. Une « causalité structurale » interne au mode de production. Le concept-clé serait la Darstellung de Marx, désignant la présence de la structure dans ses effets. Ou, mieux encore, c’est dans les effets que consisterait toute l’existence de la structure.
C’est séduisant, et me renforcerait dans la conviction, que j’ai dite ici même, de la non-existence d’une structure globale quand tous les effets ne sont pas présents. Mais je n’aime pas les arguments ďAlthusser. Ils ressemblent trop à des images. Image de la Darstellung, représentation théâtrale. Image proposée par Marx, que j’aime beaucoup pour sa puissance de suggestion mais dont je reconnais le vague et l’incohérence, où le mode de production est comparé à un « éclairage général » modifiant les couleurs, puis à « un éther particulier qui détermine le poids spécifique de toutes les formes d’existence qui ressortent de lui ».
Non, ce n’est pas du meilleur Marx, du moins dans l’expression, car l’idée est forte. Et ce n’est pas non plus du meilleur Marx que ces métaphores où Althusser voit des « concepts presque parfaits », bien qu’ils soient peu compatibles avec l’image précédente : mécanisme, mécanique, machinerie, machine, montage (que ne dirait-on pas si l’on s’en prévalait contre Marx !).
Celui-ci a usé aussi du mot de « métabolisme ». Et, surtout, personnellement, c’est à la psychanalyse que se réfère Althusser. Je répète combien ces comparaisons sont peu convaincantes, car enfin, il n’y a aucune raison pour que le tout social se comporte comme un tout physiologique, ou psychologique. En fait, il arrive à Marx, comme à tout le monde, de choisir un mot ou une comparaison pour se faire entendre, et d’être, dans ce choix, plus ou moins heureux. C’est pourquoi j’aime mieux saisir sa pensée dans l’ensemble de son œuvre, dans ses types d’analyse, et dans leurs « illustrations ».
Dans ses applications aussi. Un psychanalyste est un praticien. S’il parle de « l’efficace d’une cause absente », le concept évoque pour lui un certain nombre de cas. Si un marxiste créateur, quel que soit son apport de théoricien – Lénine, Staline, Mao, Ho-chi-minh, Fidel Castro – éprouve l’efficace du mode de production qu’il veut créer sur une société longtemps déterminée par une autre (ou plusieurs autres) structures, c’est alors qu’il éprouve la validité du concept. L’historien voit des épreuves semblables, moins conscientes mais non aveugles, dans l’Angleterre de 1680 ou la France de 1789. C’est l’histoire qui témoigne.
Dernière difficulté : il arrive à Althusser, sous d’autres influences, de définir la causalité structurale comme une simple logique des positions. Les « rapports de production » résulteraient de la seule place des hommes dans le système ; ils seraient les porteurs, non les sujets de ces rapports.
Il est vrai que pour Marx les rapports sociaux ne sont pas exclusivement « intersubjectifs », comme dans l’économie vulgaire. D’abord parce qu’ils comportent des rapports avec les choses (c’est le primat de la production). Ensuite parce qu’il n’est pas question de dénoncer des exploiteurs individuels, mais de déceler une exploitation sociale. On ne peut donc réduire le marxisme à une théorie des « rapports humains » (pourquoi pas des « relations publiques » !) Mais dire, pour exprimer tout cela, qu’une telle réduction « ferait injure à la pensée de Marx », c’est laisser poindre un anti-humanisme qui risque de faire injure à sa personne. Pour l’auteur du Manifeste, l’histoire n’est pas un échiquier, la lutte de classes un jeu. Même pas une « stratégie ». C’est un combat.
- Coup d’œil sur des voies ouvertes.
Les difficultés exposées prouvent que le champ est ouvert à qui veut les résoudre par la recherche.
Pour un historien marxiste, deux voies me semblent exclues : 1° la répétition de principes théoriques, unie à la critique de ceux qui les ignorent, et au service de constructions squelettiques quant au contenu; 2° une pratique de l’histoire, qui peut être très éloignée des pratiques traditionnelles, mais qui, cantonnée dans ses spécialités, dans des problèmes partiels, dans des tâtonnements autour d’innovations techniques, reste fidèle, en fait, à l’empirisme le moins créateur.
Une histoire marxiste « vraie », pour se construire, se doit au contraire d’être ambitieuse. Elle le peut – aucune science n’a jamais fait autrement – en allant sans cesse d’une recherche à la fois patiente et ample, à une théorie qui ne recule devant aucune rigueur, mais aussi en allant de la théorie au « cas », afin de ne pas rester savoir inutile.
De la recherche à la théorie : nous avons aperçu trop de problèmes théoriques mal résolus pour ne pas distinguer une première voie ouverte à l’historien : l’histoire comparée au service de problématiques théoriques.
Si nous nous demandons : qu’est-ce qu’une structure ? une structure de structures ? un entrelacement de temps différentiels ? une articulation du social sur l’économique, du spirituel sur le social ? une lutte de classes ? une idéologie dans une lutte de classes ? La relation entre la place d’un agent dans la production et les rapports humains que cette place suppose ? la combinaison entre luttes de classes et luttes de groupes ethniquement ou politiquement caractérisés ? Ces problèmes, à la fois historiques et théoriques, ne nous imposent qu’un devoir : chercher, comme fit Marx, en tenant compte (non sans méfiance) de toutes les enquêtes économico-politico-sociales de notre temps, mais en refusant de croire à la spécificité historique des vingt dernières années. En remontant dans l’histoire. En pensant à tous les pays. La validité théorique de notre analyse, que nous renoncions ou non à l’exposé de la phase d’investigation, dépendra de la profondeur, de la précision, de l’ampleur de cette investigation même. Seul danger : la lenteur. Engels savait que Marx ne commençait jamais à écrire (et surtout à publier) sur une question sans avoir tout lu sur elle. C’est une des raisons pour lesquelles, comme rappelle Althusser, Le Capital se termine : « Les classes sociales, vingt pages, puis le silence… » Plutôt que des silences hypothétiques entre les mots, c’est ce silence-là que nous avons à remplir.
La théorie ne souffrira pas de la recherche. Rappelons encore l’exemple du chapitre monétaire de Marx. L’énorme information historique dont témoigne la diversité des faits, des temps, des lieux, des pensées examinés, permet seule d’atteindre à l’originalité théorique du texte, qui, cas sans doute unique dans l’inépuisable littérature monétaire de tous les temps, démystifie le faux problème de la théorie quantitative de la monnaie. En deux pages, tout est dit sur ce qui s’appellera un jour l’« équation de Fisher » avec cette différence qu’aucune équivoque n’étant laissée sur la réversibilité des rapports, toutes les hypothèses étant évoquées, avec les exemples historiques à l’arrière-plan, aucune place n’est laissée aux confusions que la formulation mathématique a inspirées à des historiens naïfs (ou pressés). On nous dira : mais nous sommes là dans l’économie, non dans l’« histoire ». Tout d’abord, c’est inexact ; il n’y a pas d’économique « pur », et sans cesse monnaie et histoires de tout ordre (politique, psychologique) se trouvent liées réciproquement. D’autre part, pourquoi ne pas appliquer la même méthode à ces concepts ni plus ni moins théoriques, ni plus ni moins historiques que la monnaie ? Citons ceux de classe, de nation, de guerre, ďÉtat, autour desquels se sont, accumulés tant de récits et de discours idéologiques, et tant de « lieux communs en délire » en guise de théorie.
Althusser, qui affirme à la fois qu’il n’y a pas ď « histoire en général » et qu’il faut « construire le concept d’histoire », ne dit rien de ces concepts intermédiaires, sans cesse maniés, à peine pensés. Sur ce point aurait dû porter une critique constructive, dont le marxisme devrait assumer (assume quelquefois) la responsabilité.
Aller de la théorie aux « cas » : second devoir, aussi difficile.
Devoir nécessaire : que serait une théorie qui n’aiderait pas l’historien à mieux entendre un pays, un temps, un conflit, qui, d’abord, ne sont pour lui que chaos ? et qui n’aiderait pas l’homme d’action (et n’importe quel homme, car tous sont intéressés) à mieux entendre son pays, son temps, ses conflits ?
Devoir difficile, malheureusement. On sait combien le marxisme, à côté de succès massifs qui doivent bien signifier quelque adaptation de la théorie aux « cas » – Lénine dans la révolution, Staline dans la construction et la guerre, Mao dans le bouleversement d’un monde traditionnel – a connu d’hésitations entre un schématisme tirant sa justesse de sa simplicité, mais trop «passepartout » pour que l’application en fût toujours bienvenue, et d’autre part des « révisions » au nom de la complexité du réel, mais qui risquent de ramener soit à un traitement empirique de chaque « cas », soit à la pure spéculation qui laisse le réel « autonome ».
Mais qu’est-ce que le « traitement » d’un « cas » historique ?
1° II y a des sortes de « cas théoriques », en ce sens qu’ils se présentent en plusieurs exemplaires à un moment de l’histoire, et exigent une interprétation commune. Le fascisme, par exemple, ou le despotisme éclairé : formes d’autorité qui tentent de sauver, par l’instauration d’un certain type d’État, un mode de production tirant sur sa fin, tout en adoptant (ou en feignant d’adopter) une part du mode de production dont l’avènement s’annonce. Une théorie des modes de production, une théorie du passage, une théorie de l’État, sont ainsi engagées dans l’analyse de ces cas réels, mais leur combinaison peut ébaucher une théorie du phénomène lui-même.
2° À l’opposé de ces cas groupés, dont le groupement même invite à la théorie, se situent les « épisodes » multiples, dispersés, incohérents, de l’histoire « historisante » : montées et chutes des gouvernements et des hommes, débats parlementaires, coups d’État, diplomatie, guerres enfin, guerres surtout. Nous savons qu’il faudrait (mais nous sommes loin de compte) que chaque « événement » devienne pour nous un « cas », dont les particularités ne ressortiraient qu’en fonction d’un ensemble et d’un moment, sinon d’un modèle. Avouons que la théorie nous manque de l’articulation entre le fonctionnement global des sociétés et l’incubation des « événements ».
« Politicologie », « polémologie » : ces mots témoignent du besoin d’une science de ces domaines, mais aussi d’une tendance à morceler ce qui ne fait qu’un. Une « théorie politique » du fascisme est-elle possible sans une théorie de la guerre ? Mais est-ce une « théorie de la guerre » que le schéma stratégique caricatural ou le « lieu commun en délire » qui mêle Salamine à Hiroshima ? Une polémologie devrait mettre en relations modes de production, types d’État, types d’armées, types de tensions, types de luttes de classes, pour faire apparaître chaque conflit, passé, présent ou éventuel, dans des schémas globaux et dans ses situations propres. Ici, Lénine est un maître.
3° Reste le « cas » par excellence, la formation économico-sociale dans un cadre politique historiquement stabilisé : « nation » ou « État » – un des problèmes étant la coïncidence ou la non-coïncidence entre l’un et l’autre.
Comment, pour l’historien marxiste, passer de la théorie sociologique générale à l’analyse, explicative pour le passé et efficace pour le présent, d’un « corps » délimité juridiquement, politiquement, mais s’affirmant aussi (ou parfois se déchirant) par suite de solidarités d’autre sorte ?
Le XIXe siècle a donné à l’histoire écrite et enseignée un rôle idéologique tel que la tradition marxiste a longtemps cherché à briser ces cadres nationaux, nationalistes, nationalitaires, et que toute histoire « neuve » s’est attachée à en trouver d’autres.
Mais la vieille historiographie témoigne pour tout un temps. Elle fait partie elle-même de son histoire. La découvrir comme idéologie fait faire un pas dans le sens de la science. Il est impossible de renoncer à examiner par « cas » nationaux l’ensemble des modifications du monde. Il faut seulement les penser, les situer par rapport à elles.
Il faut aussi, de chaque « cas », retenir les effets totalisants. Nous en avons dit un mot : si la structure sociale globale est déterminante, la structure « régionale » de la société – combinaison complexe, structure de structures – doit également se reconnaître dans ses effets. Nous touchons à la notion ď « histoire totale », que j’ai souvent défendue, et qui soulève quelques sarcasmes. Comme si on pouvait tout dire sur tout !
Bien entendu, il s’agit seulement de dire ce dont le tout dépend, et ce qui dépend de tout. C’est beaucoup. C’est moins que les inutilités jadis entassées par les histoires traditionnelles, ou aujourd’hui par les chapitres juxtaposés qui, justement, livrés aux « spécialistes », prétendent traiter de tout.
Soit un groupe humain, une « nation ». Le problème est de distinguer, comme à l’habitude, l’apparence de la réalité. L’apparence (qui crée l’histoire idéologique) est que les « tempéraments nationaux », les « intérêts de puissance » sont des données, et qui font l’histoire. La réalité, c’est qu’« intérêts » et « puissances » se font et se défont à partir des successives poussées des forces et des modes de production ; et que les « tempéraments nationaux », les « cultures nationales », se modèlent, dans la très longue durée, sur les cadres que créent – ou que respectent – ces successives poussées.
L’apparence – tempéraments, langages, cultures – est naturellement retenue par le sens commun. Au Moyen Age, les « nations » universitaires se brocardent à coups d’adjectifs. Dans d’autres cadres, avec bonhomie ou avec violence, les « nations » modernes en font autant. C’est un aspect du problème, à bien connaître dans la mesure où chacun a besoin de s’en garder. Le problème reste : pourquoi les groupes ? Comment penser les nations ?
Répondons, une fois de plus : en « pénétrant » la matière, en la « faisant sienne ». Marx, en 1854, reçoit de la New York Tribune, une demande d’articles sur un pronunciamiento espagnol, le type de l’« événement » banal. Que fait-il ? II apprend l’espagnol, dans des traductions de Chateaubriand et de Bernardin de Saint-Pierre qui semblent beaucoup le divertir ! Bientôt il lit Lope et Calderón, pour enfin écrire à Engels : « et maintenant, en plein dans don Quichotte ! » Le bon et grand militant anarchiste Anselmo Lorenzo, quand il verra Marx à Londres en 1871, sera stupéfait de la culture hispanique de son interlocuteur ; admiratif , mais dépassé, il la qualifiera de « bourgeoise » ; seulement, dans sa série d’articles de 1854-1856, Marx avait donné de l’Espagne une vision historique dont le xxe siècle seul a mesuré les leçons : tous les grands traits dessinés, pas un contresens commis, et, dans certains développements sur la guerre d’Indépendance, une analyse qui n’a jamais été dépassée.
Il y a, c’est vrai, le génie. Il y a aussi la méthode. Nous nous sommes demandé si Marx avait jamais voulu « écrire une histoire ». La réponse est là. Pour un article sur une « militarade », il n’écrit pas une « histoire d’Espagne ». Mais il croit nécessaire de penser l’Espagne historiquement.
Tout penser historiquement, voilà le marxisme. Qu’il soit ou non, après cela, un « historicisme », c’est (comme pour l’humanisme) querelle de mots. Je me méfie seulement des négations passionnées. Il importe de savoir, paraît-il, que l’objet du Capital, ce n’était pas l’Angleterre. Naturellement, puisque c’était le capital. Mais la pré-histoire du capital s’appelle Portugal, Espagne, Hollande. L’histoire se pense dans l’espace, comme dans le temps. « L’histoire universelle, écrit Marx, n’a pas toujours existé ; dans son aspect d’histoire universelle, l’histoire est un résultat. »
Encore une phrase-clef. Né de la colonisation et du « marché mondial », le capitalisme a universalisé l’histoire. Non pas unifié, certes : ce sera la tâche d’un autre mode de production.
Ici, la dernière ambition de l’historien trouverait sa place. L’ « histoire universelle » est d’hier. Son heure n’est pas passée. Il y a quelque chose de risible dans ces propos souvent entendus : nous savons trop de choses, il y a trop de spécialistes, le monde est trop grand pour qu’un livre, un homme, une pédagogie aborde l’« histoire universelle». Cet encyclopédisme implicite est aux antipodes de la notion ď « histoire raisonnée », ď « histoire totale », de « concept d’histoire » tout simplement.
On peut rêver de trois types d’entreprises : 1° de « traités d’histoire », ce qui ne serait pas plus absurde que des « traités de psychologie » ou de « sociologie » ; 2° d’histoires nationales clairement périodisées sur la chronologie des modes de production, eux-mêmes systématiquement étudiés à partir des forces productives et des rapports sociaux, des temps différentiels, des combinaisons de structures régionales ; 3° d’histoires universelles assez informées pour ne rien oublier d’essentiel dans les traits composants du monde moderne, mais assez schématiques pour rendre clairs les mécanismes explicatifs. On criera au dogmatisme et à l’idéologie. Qu’on se rappelle le Manuel d’économie politique de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S., le discrédit où il est tombé. Mais par quoi Га-t-on remplacé, qui ne soit pas la négation de l’unité du tout social, du tout historique ? A tous les niveaux, l’histoire marxiste est à faire. Et c’est l’histoire tout court. En ce sens, toute « histoire vraie » serait une histoire « neuve ». Et toute histoire « neuve » privée d’ambition totalisante est une histoire d’avance vieillie.
Le texte de Louis Althusser est publié avec l’aimable autorisation de François Boddaert et Laurent de Sutter et grâce au travail de fouille de Selim Nadi et G.M. Goshgarian.
Le texte de Pierre Vilar est originellement paru dans la revue des Annales, vol. 28/1, 1973, p. 165-198.