Jeter la première pierre : Qui peut, et qui ne peut pas condamner les terroristes ?

Qui peut condamner qui ? C’est à cette question, largement inexplorée dans la philosophie morale contemporaine, que Gerald Allan Cohen, figure emblématique du marxisme analytique, s’attache à répondre dans cet article afin de renouveler les termes du débat sur le terrorisme. Partant d’une déclaration de l’Ambassadeur d’Israël au Royaume-Uni, Cohen explore es différentes raisons pour lesquelles, dans certaines situations et indépendamment de toute prise de position sur la légitimé-illégitimité de l’usage du terrorisme comme réponse à un grief subi, le « droit de condamner » de certains acteurs peut et doit être remis en cause.

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«Peu importe le grief, et je suis certain que les Palestiniens ont des griefs légitimes, rien ne peut justifier le fait de cibler délibérément des civils innocents. S’ils attaquaient nos soldats, le problème serait différent.» (Zvi Shtauber, Ambassadeur d’Israël au Royaume-Uni , BBC Radio 4, 1er  mai 2003).

 

Préliminaire1

En avril 1997, mon fils Gideon dînait avec sa future épouse au restaurant Blue Top, dans le centre d’Addis-Abeba. Soudain, une grenade atterrit dans la pièce. L’explosion tua une femme et plusieurs personnes furent grièvement blessées, mais Gideon et Carol s’étaient protégés en renversant leur table et en s’accroupissant derrière. Carol était physiquement indemne, mais un éclat avait atteint et pénétré la tempe de Gideon. Il lui a été retiré trois ans et demi plus tard, après lui avoir causé de sévères migraines. L’identité, mais également les motivations des terroristes du Blue Top restent à ce jour inconnues.

Un an plus tard et dans un autre pays, le Soudan, en 1998, ma fille Sarah fut moins anonymement menacée. Elle se trouvait alors à 1,5 km de l’usine de Khartoum, dont le président Clinton avait assuré qu’elle servait à produire des armes chimiques, et qui fut bombardée sous ordre de ce même Clinton, bombardement présenté comme la  réponse appropriée aux récents actes terroristes anti-américains commis en Afrique à l’époque. Quel que fût le motif, ou les divers motifs, derrière la décision de Clinton, le bombardement de l’établissement pharmaceutique (qui était peut-être aussi une usine d’armes), et la présence de Sarah non loin de Khartoum, m’ont permis de m’identifier  aux victimes de la superpuissance militaire davantage qu’un Occidental n’aurait pu le faire. À des milliers de kilomètres de là, j’avais peur pour la vie de Sarah, sous des bombardements qui auraient pu s’étendre au-delà de Khartoum.

Ces expériences m’ont amené à davantage réfléchir que je ne l’aurais fait autrement aux similarités et différences entre les petites bombes du faible (underdog) et les grosses bombes du sur-puissant (overdog)2, et je vous remercie de me laisser vous présenter aujourd’hui quelques-unes de ces réflexions.

Le 1er mai 2003, Zvi Shtauber, qui était alors l’ambassadeur d’Israël en Grande-Bretagne, a déclaré ceci à la radio britannique :

Peu importe le grief, et je suis certain que les palestiniens ont des griefs légitimes, rien ne peut justifier le fait de cibler délibérément des civils innocents. S’ils attaquaient nos soldats, le problème serait différent3.

Cette déclaration de Shtauber m’a mis en colère, et je souhaite expliquer pourquoi. Je n’étais pas en colère parce que j’étais en désaccord avec ses propos, et je ne souhaite pas remettre en cause leur véracité dans cet article : je ne la nierai pas, ni ne l’affirmerai, et tout ce que je m’apprête à exprimer ici est destiné à être en cohérence avec l’idée selon laquelle le fait de cibler délibérément des civils innocents ne peut jamais être justifié. Mais quoique je ne veuille pas nier ce que l’ambassadeur a déclaré, je souhaite soulever quelques questions sur son droit à l’exprimer, sur la véhémence et l’indignation qu’il a affichées, et sur la posture de jugement qu’il a adopté4. Beaucoup pensent qu’il est impossible de justifier le terrorisme, mais trouvent néanmoins les condamnations du terrorisme par certains Occidentaux, et par certains Israéliens, répugnantes. Mais si le terrorisme est impossible à justifier, pourquoi n’importe qui ne peut-il pas condamner n’importe quel forme de terrorisme ? J’essaie ici de répondre à cette question.

Il y a un certain nombre de discussions sur la définition du mot « terrorisme ». Mais mon sujet n’est pas la définition de ce mot. Pour ma part, je considère le terrorisme comme ce à quoi Shtauber s’est opposé, à savoir le fait de cibler délibérément des civils innocents pour des motifs militaires et/ou politiques. Si ce n’est pas cela le terrorisme, c’est néanmoins probablement à cela que s’opposent la plupart des gens lorsqu’ils s’opposent à ce qu’ils nomment « terrorisme ». Et la plupart des gens pensent, comme semble également le penser Shtauber, et comme je le pense aussi, que cibler délibérément des civils innocents est, toutes choses égales par ailleurs, pire d’un point de vue moral que cibler délibérément des soldats5.

Une dernière remarque préliminaire. Je considérerai ici que le terrorisme, ou du moins le terrorisme qui nous concerne ici, sert efficacement les objectifs des terroristes. Si le terrorisme, ou un cas particulier de terrorisme, est en quelque manière contre-productif du point de vue objectifs des terroristes eux-mêmes, alors, pour des raisons pratiques, aucune question de principe ne se pose, car aucune personne saine d’esprit, ou du moins personne avec qui je souhaite débattre, ne dirait que certains principes justifient un terrorisme contre-productif. Mais notons que toute personne qui condamne le terrorisme au seul motif qu’il est contre-productif s’accorde avec les terroristes sur une importante question de principe. La critique de la terreur contre-productive n’est pas une critique de la terreur elle-même6. Des formes de violence mieux acceptées sont aussi parfois contre-productives, et le grief de Shtauber n’était pas qu’une ligne de conduite incluant le terrorisme7doit échouer, ou que le terrorisme rend plus difficile pour Israël d’accepter des accords de paix, bien qu’il aurait sans doute pu ajouter de tels arguments si la question spécifique de l’efficacité de la terreur palestinienne avait été soulevée. Le jugement de Shtauber portait sur les principes, et c’est aux questions de principe, et non à la complexe questions des faits, que s’intéresse mon analyse.

Le reste de ma discussion s’inspire d’une réflexion sur le conflit israélo-palestinien, bien que certains points puissent aussi s’appliquer au conflit entre les États-Unis et Al-Qaïda. Comme tout Juif de gauche à qui sa judéité importe, je suis travaillé, en fait je suis déchiré, par le conflit israélo-palestinien comme le sont de nombreux Juifs de gauche pour qui la judéité importe. Mais bien que ce que je m’apprête à dire soit une réponse au conflit israélo-palestinien, je ne tire aucune conclusion de ce conflit : les gens qui sont d’accords avec mes observations les appliqueront de différentes manières, en fonction de leurs différentes convictions. Je mets l’accent sur certains aspects du conflit, plus particulièrement certains aspects du discours qui l’entoure, pour les besoins de la discussion philosophique. Mais le sens profond de ce que je souhaite exprimer dépendra des réponses aux questions de fait et de principe qui sont l’objet de controverses et sur lesquelles je ne dirai rien. Je pense aux controverses sur ce qui est factuellement arrivé en 1948 et en 1967, ainsi qu’avant et après, et à d’autres questions factuelles sur ce que sont désormais les intentions des différentes parties en conflit. Je pense aussi à des questions complexes de principe, comme celle de savoir si un peuple, ou du moins, un peuple victime de violences massives, a le droit à un État et, le cas échéant, aux dépens de qui, et jusqu’à quel point. Tout cela sera ici mis de côté. Ce qui ne sera pas mis de côté – et c’est un aspect essentiel pour le cas que je vais présenter ici – est le fait que la question des droits et des torts dans le conflit israélo-palestinien est l’objet d’une profonde controverse : ce constat est indubitablement ce qu’il y a de moins controversé. Si vous n’êtes pas d’accord avec ce constat, et si, plus particulièrement, vous pensez que la position israélienne, sur toutes les grandes questions, est indiscutablement la bonne, alors il vous sera difficile de comprendre la ligne argumentative de cet article.

 

Qui peut critiquer qui : «Tu peux parler»

Avant d’aller plus avant au sujet de ce qu’impliquent mes propos, nous devons être prêts à affirmer que des conditions d’extrême injustice n’ont pas à être tolérées, que les gens doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour éliminer ces conditions, ou du moins que ceux qui souffrent de ces profondes injustices doivent eux-mêmes tout faire pour les éliminer8. Mais nous sommes aussi enclins à affirmer que certains moyens de lutte contre l’injustice ne devraient jamais être employés, et ce sous aucun prétexte. Que peut-on dire ensuite, lorsque ces deux inclinations se rencontrent, parce qu’on a à considérer des circonstances dans lesquelles on est manifestement confronté à des conditions d’une extrême injustice, et dans lesquelles les moyens prohibés sont les seuls moyens valables ? Lorsqu’on reconnaît que de telles circonstances sont possibles, nous sommes bien obligés de revoir certaines de nos convictions sur ce qu’exigerait la morale.

Et pour ce qui relève des convictions morales sur lesquelles nous nous appuyons, cette morale pourrait dire à certaines victimes : « Désolé. Votre cause est juste, mais vous êtes si irrémédiablement privés de tout moyen décent de résistance envers votre oppresseur, que les seuls moyens de résistance qu’il vous reste sont des moyens moralement proscrits. » La morale pourrait s’exprimer ainsi, parce cela pourrait se révéler être la triste vérité morale de cette question. Mais quelqu’un peut-il simplement exprimer ceci au nom de la morale, avec une posture de remontrance morale ? L’oppresseur lui-même peut-il adopter cette posture ? L’oppresseur, quel qu’il soit, et je ne fais pas de supposition sur qui doit être qualifié d’oppresseur ici, l’oppresseur donc, peut-il se permettre de dire : « Désolé. Votre cause est juste, mais vous êtes si irrémédiablement privé (en l’occurrence, par moi-même) de tout moyen décent de résistance envers votre oppresseur, que les seuls moyens de résistance qu’il vous reste sont des moyens moralement proscrits. »

Comme l’exemple de l’oppresseur le suggère, la force, l’effet d’une remontrance morale, varie en fonction de qui parle et qui écoute9. La remontrance peut être audible et bienvenue, mais certains peuvent être mal placés pour l’exprimer. Quand quelqu’un répond à un critique en disant : «Comment osez-vous me critiquez pour ça ?», il ne nie pas (ni n’affirme, bien sûr) l’intrinsèque bien-fondé de la critique émise par le critique. Mais il nie un droit critique à effectuer une critique dans une posture de jugement. Sa réplique produit l’effet souhaité, sans se confronter au contenu du jugement de la critique. À la place, il conteste un droit critique à poser un jugement, ou à approuver ce jugement. Il ne pourrait pas contester de la même façon un critique qui dirait à un tiers : « Je suis bien entendu d’accord que ce qu’il a fait est moralement répréhensible, mais je ne suis moi-même pas dans une position qui me permette de le critiquer. (Ce n’est pas à moi de jeter la première pierre) ».

Permettez-moi un retour en arrière. Nous pouvons distinguer trois manières pour une personne de chercher à obtenir le silence ou à affaiblir la condamnation émise par un critique. Premièrement, elle peut chercher à montrer qu’elle n’a pas, en fait, exécuté d’action critiquable. Deuxièmement, et sans nier qu’elle ait exécuté cette action, elle peut prétendre que cette action ne justifie pas une condamnation morale, parce qu’il y a une justification suffisante pour cela, ou au moins une excuse légitime de l’avoir faite. Troisièmement, sans nier que l’action a été exécutée, et qu’elle est condamnable (ce qui ne signifie pas pour autant être d’accord avec le fait qu’elle doive être condamnée), elle peut chercher à discréditer la prétention de son critique à être en bonne position pour condamner l’action en question.

Je dois préciser ce que j’entends lorsque je dis qu’un critique peut être privé de la capacité à condamner et, par conséquent, au sens propre, qu’il peut lui être impossible de condamner l’agent en vertu d’un jugement. Je ne dis pas que le critique ne peut pas dire la vérité lorsqu’elle condamne un agent : il est même central dans l’intérêt que nous portons au phénomène étudié ici, que le critique puisse dire la vérité. Je ne dis pas non plus qu’il faille, en vertu d’une quelconque sanction, interdire au critique d’émettre des énoncés pertinents. Savoir si l’énoncé devrait faire l’objet d’une interdiction légale, et même d’une interdiction morale, est un problème quelque peu différent10. Ce que je veux dire est qu’il y a des faits concernant le critique qui compromettent l’idée que son énoncé, quoi qu’il puisse prétendre, puisse être une condamnation : l’accent doit être mis sur le rôle propre de l’énoncé, c’est-à-dire sa force illocutoire11. Si Shtauber avait dit: « En fait, je pense que ce que les Palestiniens font est épouvantable » et bien ce que j‘ai à dire sur sa vraie déclaration, qui est formulée différemment, ne s’appliquerait pas ici. Il est important pour la thèse que je souhaite  exposer que Shtauber n’ait pas tout simplement cherché à discuter une vérité morale, mais précisément, à condamner. La question est : est-il bien placé, en tant que porte-parole d’Israël, pour s’engager dans cet acte de langage particulier qu’est la condamnation ? Avait-il le droit, et les qualités requises, pour condamner les terroristes palestiniens dans les termes dans lesquels il l’a fait ?

Cette troisième manière de faire dévier la critique, c’est-à-dire en contestant le droit du critique à condamner, est d’une grande importance dans le monde politique, où le fait de savoir qui peut dire quoi et à qui, avec conviction et sincérité, est d’une importance capitale : cette considération aide à déterminer le destin de toute intervention politique critique potentielle. Le monde de la politique n’est pas peuplé de saints au passé irréprochable, mais de pécheurs qui ont meilleur espoir de faire dévier la critique non pas en essayant de justifier ce qu’eux-mêmes ont fait, mais en impliquant leurs camarades pécheurs et eux, critiques, dans des accusations identiques ou similaires.

Nous reconnaissons souvent, implicitement, la force de cette troisième forme de réponse à la critique. Lorsque quelqu’un dit « Je ne suis pas en position de le critiquer », et cite quelques faits handicapants et pertinents à son propre sujet, les gens ne disent pas : «Mais tout le monde peut critiquer tout le monde, en dépit de ses propres antécédents ». Si vous, lecteur, êtes disposé à dire ceci, alors vous êtes en désaccord avec moi sur un point essentiel. Si vous ne voyez pas de différence entre exprimer une conviction morale négative, et condamner, alors j’ignore comment vous pourriez expliquer la force propre au désaveu qui s’exprime dans «  Je ne suis pas en position de critiquer»12.

Une ambiguïté dans le terme « critiquer » peut vous encourager à résister à la distinction que j’ai cherché à étayer. Il y a certainement un sens à « critiquer » qui, si j’exprime une opinion morale négative sur une personne, passe pour une critique de cette personne : le terme de « critique » peut être utilisé pour nommer une certaine forme d’opinion. Mais il peut également être utilisé pour désigner des actes de langage qui sont en fait des condamnations, ou qui s’y apparentent ; sinon, comme je le soutiens, il n’y aurait ainsi pas de sens à dire « je pense » ou « je sais », « que ce qu’il a fait est mal, mais je ne suis pas en position de le critiquer ». Le point essentiel consiste en ce que, quand la capacité à critiquer ou à condamner est sapée, la capacité à percevoir puis à retenir et à exprimer la vérité n’est pas sapée avec elle, d’où il suit ‒ c’est pour le dire grossièrement, la contraposée du point essentiel – qu’être en position d’exprimer une vérité bien fondée n’est pas suffisant pour être en position de condamner. Ce que « Je ne suis pas en position de critiquer » est exactement ce que je ne sais pas (encore) : je n’ai pas à ce jour produit une explication qui spécifie, avec une précision satisfaisante, et en des termes généraux, la nature de la déficience des actes de langage de condamnation, ce qui est mon sujet, mais je suis certain que les mots cités relèvent d’un explicandum qu’il vaut éminemment la peine d’expliquer13.

Deux manières de discréditer une position critique de la condamnation me préoccuperont ici. Elles apparaissent largement dans le discours moral, et apparaissent de façon plus marquée encore dans les échanges sur la condamnation du terrorisme, et, en particulier, dans les échanges entre Israéliens et leurs soutiens d’un côté, et Palestiniens et leurs soutiens de l’autre.

La première de ces techniques pour compromettre l’expression d’une critique a été présente depuis mon enfance avec la réplique  «Tu peux parler, toi !». Shapiro dirait « Hey, Goldstein, comment se fait-il que tu ne sois pas venu au club hier soir ? On t’attendait tous ». Et Goldstein répondrait : « Tu peux parler. La semaine dernière, tu n’es pas venu, et à deux reprises ». A moins que Shapiro puisse à ce moment mettre en avant un détail important, son pouvoir de condamner est compromis, et ce, que la critique qu’il a fait de Goldstein soit avisée ou non14. Dans des endroits plus distingués que les quartiers de migrants du Montréal d’après-guerre où j’ai grandi, les gens ne disent pas « Tu peux parler » mais « C’est l’hôpital qui se fiche de la charité ». Si moi, le supposé hôpital, je réponds de cette façon, sous le feu de la critique, à la supposée charité, je ne suis pas en train de nier (ni forcément de reconnaître) que je suis avantagé. Je dis que puisque la charité est, quoi qu’elle représente, ce qui conduit à me condamner, alors la charité sur une vision formelle de la question, devrait jeter un œil sur sa propre situation plutôt que sur la mienne15.

Et une épithète encore plus noble apparaît dans l’éventail de choix des réponses invalidantes, noble parce que latine. J’ai cette formule en tête, « Tu quoque », qui signifie « Toi aussi ».

Quand Jésus dit « Ne jugez pas les autres, afin que Dieu ne vous juge pas », et quand il autorise seulement le vertueux à jeter la première pierre16 il invoque le « toi aussi » dans une forme extrême. Mais il ne dit pas qu’un jugement non exprimé est erroné. Il suppose, au contraire, que le jugement qu’il interdit est de fait correct, bien que l’on ne soit pas bien placé pour l’émettre, parce que celui-ci s’appliquerait aussi à nous et contre nous. « Ne jugez pas les autres, afin que Dieu ne vous juge pas est extrême parce que cela me disqualifie en tant que critique aussi longtemps que je ne serai pas entièrement vertueux. On peut opposer une autre expression de Jésus, sur le fait de ne pas pointer la paille dans l’œil de mon frère alors qu’il y a une poutre dans le mien. Les poutres sont plus larges que les pailles, donc si de manière quelque peu surréaliste, nous prenons la poutre ou la paille au pied de la lettre, alors nous pouvons dire que cette expression de la poutre et de la paille élargit un peu la vision de Jésus, parce que cela condamne seulement les jugements émis par des juges dont les péchés sont pires que les péchés de ceux qu’ils cherchent à juger17.

Pour ce premier type de réponse tendant à la décrédibilisation, j’ai trois bonnes répliques : «Vous pouvez parler», «c’est l’hôpital qui se fiche de la charité» et « tu quoque ». Pour le second type, je n’ai pas de bonne réplique ni d’expression latine. Mais je vous indiquerai la bonne direction en vous rappelant quelques réparties telles que « C’est vous qui me l’avez fait faire » ou « C’est vous qui avez commencé », bien que ces phrases ne recouvrent pas toutes les variantes du second type de réponse. Je devrais nommer ce second type « Tu es aussi impliqué là-dedans », mais si quelqu’un a une meilleure idée, les suggestions sont les bienvenues.

Dans ce deuxième type de réponse destinée à faire taire, vous êtes dans l’incapacité de me condamner non parce que vous êtes vous-mêmes responsables de quelque chose de semblable ou de pire, mais parce que vous portez au moins un peu de la responsabilité de cette chose même que vous cherchez à critiquer. Mon supérieur nazi ne peut pas me condamner de faire ce qu’il m’ordonne, sous menace de mort, de faire même si je devrais désobéir, et accepter la mort. Je reviens plus loin sur le second type de réduction au silence.

Le premier type, tu quoque, joue clairement un grand rôle dans les réponses palestiniennes à la critique israélienne du terrorisme palestinien, et aussi un certain rôle dans les réponses israéliennes à la critique palestinienne des Israéliens. Ai-je été irrité par la déclaration de l’ambassadeur Shtauber parce que c’est une déclaration qui est vulnérable à la réponse « Tu peux parler » ? En partie oui, non pas parce que je suis assuré que ce qu’Israël fait est aussi mauvais que le terrorisme peut l’être, mais parce qu’Israël a clairement des motifs de s’entendre répondre  « Tu quoque » , et mettre de côté les comparaisons possibles avec le comportement israélien, comme Shtauber a cherché le à faire, est inacceptable. Il nous disait : « Rejoignez-moi18 dans cette condamnation indépendamment du fait que nous puissions être tout aussi mauvais, voire pire, qu’ils ne le sont » et ce n’est pas une invitation que qui que ce soit devrait accepter.

Les Israéliens ont des raisons de s’entendre répondre tu quoque, parce qu’ils tuent et estropient beaucoup plus de gens, et les privent beaucoup plus encore de leurs maisons et de leurs moyens de subsistance, que les terroristes palestiniens ne le font. Certes, il y a des Israéliens qui sont opprimés pour tout cela et qui sont fortement critiques de leur propre gouvernement, mais qui peut croire que ce gouvernement peut néanmoins et de manière crédible condamner le terrorisme palestinien sous prétexte que ce terrorisme est moralement bien plus condamnable que n’importe quelle violence que le gouvernement israélien peut lui-même commettre. En réponse à l’affirmation selon laquelle la condamnation israélienne de la terreur palestinienne serait réduite au silence par le fait que les Israéliens tuent beaucoup plus de palestiniens, et beaucoup plus d’enfants, les Israéliens soutiennent que les meurtres commis par Israël ne sont pas aussi condamnables que ceux commis par les Palestiniens.

Certains de ces Israéliens invoquent le principe du double effet, qui distingue entre le meurtre de personnes innocentes comme effet secondaire fortuit mais prévisible d’une action par ailleurs ciblée, et le meurtre de personnes innocentes que vous avez ciblées, des personnes en somme, que vous espérez et avez l’intention de tuer. « Notre gouvernement peut les condamner », pourraient dire ces Israéliens, « parce que bien que notre gouvernement tue plus de personnes innocentes qu’eux, notre gouvernement n’a pas pour but de tuer des personnes innocentes».

Je crois moi-même désormais au principe du double effet, ou en tout cas aux jugements des cas qui servent à illustrer ce principe19. Mais je crois aussi que la seule forme raisonnable du principe du double effet est comparative, plutôt qu’absolue. Je crois, par exemple, que tenant tout le reste égal, comme par exemple le degré de justice qu’il y a dans la cause, tuer deux cents innocents par effet secondaire prévisible est en réalité pire que le meurtre d’un innocent qui est votre cible. Il me semble absurde que nous disions que vous avez commis une atrocité lorsque vous visiez un civil et l’avez tué avec votre cocktail Molotov, mais que nous n’avons pas commis d’atrocité quand notre attentat à la bombe a détruit non seulement le leader du Hamas que nous visions, mais aussi quinze personnes qui vivaient non loin de lui, parce que nous n’avons fait que prévoir cet effet, sans vouloir l’atteindre. Mais nous devons aussi prendre en compte dans quelle mesure les combattants font attention à ne pas tuer de civils. Il est possible de ne pas chercher à les tuer tout en étant tout à fait imprudent au sujet de leur sécurité, et il semble assez clair que certains soldats israéliens sont devenus plus imprudents, dans quelques cas délibérément irréfléchis, à mesure que le conflit s’est approfondi20. Et pire encore que le meurtre imprudent par effet secondaire, est le meurtre par effet secondaire qui n’y visait pas, qui reste un « simple » effet secondaire, mais auquel on s’attend et que l’on accepte, parce qu’il dissuade les terroristes potentiels qui s’inquiètent pour leur famille et leur voisins.

Il n’est donc pas évident du tout que la critique israélienne du terrorisme palestinien puisse échapper à la réprimande du tu quoque en s’abritant sous la doctrine du double effet.  Mais les terroristes palestiniens et leurs apologistes doivent eux aussi faire face au puissant défi du tu quoque.
Les Palestiniens se plaignent de ne pas avoir d’État. Ils se plaignent que leurs droits sont niés. Mais comment peuvent-ils alors justifier une terreur qui nie le droit à la vie d’autres innocents ? Le droit à la vie n’est-il pas plus précieux que le droit à un État ?

Les Palestiniens pourraient objecter qu’ils ne visent pas les innocents, mais seulement les Israéliens qui sont complices du grief qu’ils subissent. Mais aucune doctrine défendable de la complicité, aussi large que puissent être les critères de complicité qu’elle propose, ne pourra protéger les individus dans ces cafés de Tel Aviv, y compris les enfants et les non-citoyens d’Israël. Face à ce fait, les Palestiniens peuvent-ils soutenir qu’ils visent seulement les citoyens complices dans les bars de Tel Aviv, et que les autres morts sont des effets secondaires ? Pour ma part, je ne trouve pas cette posture crédible. Mais en quoi celle-ci diffère-t-elle de la position des escadrons assassins d’Israël qui font sauter des maisons parce que des partisans du Hamas y vivent, lorsqu’ils savent que des personnes innocentes qui vivent là aussi perdront leurs maisons, leurs moyens de subsistance, voire leurs vies ?

En résumé : je ne suis pas sûr de qui peut pointer qui du doigt ici, mais je suis convaincu qu’il est absurde, étant donnés les faits, que l’un ou l’autre pointe l’autre du doigt sans balayer devant sa porte : et ce fut sans aucun doute une incitation à la colère que j’ai ressenti lorsque j’ai entendu la déclaration de Shtauber. (J’aurais également été irrité si un leader du Hamas avait accusé les soldats-tueurs israéliens de mépris envers la vie humaine : mais ce n’est pas l’exemple en question ici.)

 

Qui peut critiquer qui : « Vous vous y êtes mis tout seul »

Voilà pour l’accusation à laquelle Shtauber est confronté avec tu quoque : cette accusation remet en question son droit de condamner. Mais il doit répondre à deux autres chefs d’accusation avec cet autre défi :  «Vous vous y êtes mis tout seul ». Je voudrais d’abord dire quelque chose sur l’expression « Vous vous y êtes mis tout seul »  de façon générale. Après cela, je reviendrai à Shtauber et aux deux sous-types du second type de réduction au silence que je souhaite signaler.

J’ai dit plus tôt que parmi les variantes de cette deuxième façon de faire dévier la critique (tu quoque était le premier) il y a « C’est vous qui avez commencé »  et  « C’est vous qui me l’avez fait faire » : cette réponse a beaucoup de variantes, avec, à une extrémité, « c’est de  votre faute si j’ai fait cela » et, à l’autre, « vous m’avez aidé à le faire ». Et notez que si de c’est votre faute, entièrement ou partiellement, que je l’ai fait, alors cela peut être de votre faute pour des raisons structurellement différentes. Voici une partie de ce vaste éventail d’exemples pertinents : vous m’avez ordonné de le faire, vous m’avez demandé de le faire, vous m’avez forcé à le faire, vous m’avez laissé sans alternative raisonnable, vous m’avez donné les moyens de le faire (peut-être en me vendant les armes dont j’avais besoin). Quand de telles réponses provenant d’un agent qui fait l’objet d’une critique sont avancées, cela compromet la critique qui provient d’un critique désormais contesté, tout en laissant des tiers entièrement libres de critiquer cet agent. Le fonctionnaire qui obéit aux ordres des nazis ne peut pas être condamné pour avoir obéi à ces ordres par le supérieur qui a donné21 les ordres ; il peut néanmoins être condamné par nous-mêmes. (Comme, lorsque j’étais enfant, et que j’ai essayé de m’excuser d’un acte par le fait que quelqu’un d’autre m’avait dit de le faire, ma mère, ou un tiers, aurait pu, et de fait m’a répondu « Alors, s’il t’avait dit de sauter de l’Empire State Building, tu l’aurais fait aussi ? »)

Voyez maintenant de quelle manière ce second type de défi « Vous vous y êtes mis tout seul » diffère de « Vous pouvez parler ». « Vous pouvez parler » signifie : « Comment pouvez-vous me condamner, quand vous-même êtes responsables de quelque chose de similaire, voire de pire22? » Dans « Vous vous y êtes mis tout seul » la personne critiquée qui répond cela n’a pas besoin de juger si le critique lui-même a pu faire quelque chose de semblable ou de pire. Au lieu de cela, « Vous vous y êtes mis tout seul »  signifie : « Comment pouvez-vous me condamner quand vous-même êtes responsable, ou du moins coresponsable, de cette chose que vous condamnez ? » Cette responsabilité peut aller de l’imposition physique, à une extrémité, à la simple incitation, à l’autre. « Vous me critiquez pour avoir volé la banque, mais pourquoi, dans ce cas, m’avez-vous volontairement donné le numéro de la serrure du coffre-fort ? »23

La forme générale de «Vous vous y êtes mis tout seul» est la suivante : vous êtes impliqués dans la réalisation de cet acte, en tant que coresponsable l’ayant encouragé, commandé, imposé, supervisé ou aidé, ou quoi que ce soit d’autre (que ce que vous ayez fait soit mal ou non, ou similaire à ce que j’ai fait, ou pire que ce que j’ai fait). »

Permettez-moi maintenant de considérer la déclaration de l’Ambassadeur Shtauber dans le cadre du  «Vous vous y êtes mis tout seul ».  Je me concentre d’abord sur la concession faite au début de la déclaration de Shtauber, une concession qui dit « Votre grief peut être juste. » On trouve souvent cette concession chez les Israéliens qui parlent de la terreur palestinienne. Mais je crois qu’il y a  un problème dans le procédé qui consiste à condamner les moyens terroristes juste après avoir exprimé un empressement, par principe, à concéder la légitimité du grief, pendant que vous le critique êtes justement la source du grief, lorsqu’il y en a un. Je crois que, que les Palestiniens aient un grief légitime ou non, et que ces Palestiniens utilisant le terrorisme à cause de ce supposé grief aient une raison d’agir ainsi ou non, la déclaration de Shtauber est indéfendable venant de sa bouche, parce qu’il s’agit de la bouche d’un porte-parole d’Israël : un porte-parole israélien n’est pas moralement qualifié pour faire la concession « peu importe le grief » et la faire suivre de la condamnation « rien ne peut justifier ». Car vous êtes vous-mêmes plus ou moins impliqué dans l’acte que vous cherchez à condamner, si vous avez causé le grief légitime auquel l’acte est la réponse. Et comment, par conséquent, pouvez-vous raisonnablement vous attendre à ce que votre condamnation de l’acte soit perçue comme de bonne foi, même si vous relevez le grief de ceux que vous condamnez ? Comment pouvez-vous prétendre être libres de mettre de côté l’importance et la nature de ce grief et votre rôle présumé dans la cause ce grief, et continuer à condamner l’acte de terrorisme qui lui répond, comme un tiers pourrait librement le faire ? Si le grief palestinien est grand, et si les Palestiniens n’ont aucun moyen efficace de répondre à cela sinon par une stratégie qui inclut la terreur, alors, même si ce n’est pas Israël qui les contraint ainsi dans leurs options pratiques, la présumée responsabilité israélienne dans le grief compromet ce que Shtauber a dit après qu’il a fait concession.

On pourrait présenter l’objection suivante à ce que je viens de déclarer. Quelqu’un qui fait subir un grief, et incite ainsi à une réponse violente, ne devrait pas pouvoir se plaindre qu’il y ait eu une réponse agressive, mais pourrait cependant encore condamner une réponse particulière comme étant disproportionnée. Si, en réponse à une impitoyable rebuffade de ma part, vous me tirez dans le pied, que ce tir soit une réponse à mon impitoyable rebuffade ne m’interdit pas de condamner ce geste. Et on pourrait dire que le terrorisme, parce qu’il est toujours mauvais, est a fortiori toujours disproportionné et par conséquent condamnable par tout un chacun.

J’ai deux réponses à cette objection. Premièrement, que l’objection sur-généralise. Puisque, si le grief que je fais subir est spectaculaire, grief qui est aussi absolument condamnable que sa réponse terroriste, alors le fait que cette dernière est moralement à exclure ne me semble pas montrer qu’elle est, en particulier, une réponse disproportionnée. (Supposons, par exemple, que l’imposition du grief est elle-même une réponse disproportionnée à une insulte qui lui précède toujours : le pouvoir de tu quoque rejoint alors cette autre raison de l’invalidation de la condamnation de la condamnation).

Et une autre réponse à cette objection est qu’une sorte de taux de remise s’applique ici. Supposons que les réponses peuvent être calibrées sur une échelle de gravité qui court de 1 à 10, et que dans un cas particulier, quoi que ce soit qui dépasse 5 est disproportionné, et que la réponse à examiner est 6 ou 7. Alors un tiers, hypothétiquement, pourrait condamner cette réponse, mais on pourrait néanmoins penser qu’il faut être, disons à 8, pour que le provocateur lui-même la condamne. Pour cette raison supplémentaire, je ne m’incline pas devant la justification suggérée par Shtauber d’un droit à dire ce qu’il a dit, et que j’ai décrite deux paragraphes plus haut.

Mais il y a une deuxième façon, différente, pour laquelle les Israéliens pourraient être considérés impliqués dans le terrorisme qu’ils cherchent à condamner. Car quiconque ait pu causer un grief particulier et quel que soit le poids de ce grief, un agent qui restreint de manière injustifiable les options pratiques disponibles de la présumée partie lésée, est mal placé pour condamner le choix d’une option (ici, le terrorisme) que l’agent qui impose la contrainte rend particulièrement légitime, du point de vue des objectifs de la partie à laquelle cette contrainte est imposée (Rappelez-vous que nous avons légitimement supposé – voir ci-dessus – que l’option du terrorisme est une option particulièrement propice pour les Palestiniens).

Imaginez un Far West parallèle. Un certain gredin est privé de son arme à feu, alors que tous les autres en ont une, puisque l’arme à feu est l’équipement de base pour les habitants du Far West. Supposons que c’est Cal qui a pris au gredin son arme à feu. Si Cal cherche maintenant à condamner le recours du gredin à quoi que ce soit de pire qu’une arme à feu – peut-être une grenade – que le gredin, par nécessité, utilise à la place, alors Cal doit soit justifier le fait d’avoir pris l’arme à feu du gredin, soit montrer que la saisie de cette arme, même si elle est injustifiée, n’a pas de manière effective conduit le gredin à opter pour cette solution alternative. Si vous mettez quelqu’un au pied du mur, ne vous plaignez pas qu’il vous donne un coup de pied dans l’entre-jambe, à moins que vous ne soyez prêts à répondre du fait de l’avoir mis au pied du mur. (Vous pouvez protester quand un criminel que vous avez désarmé essaie de vous étrangler, mais c’est parce que le désarmer était justifié. Après tout, il vous a forcé à le faire.)

Permettez-moi maintenant de poursuivre au sujet du présumé – présumé est suffisant – parallèle entre Cal et le gredin d’une part, et Israël et les Palestiniens d’autre part. Si vous régnez sur des gens qui n’ont aucune citoyenneté dans votre pays, et à qui vous refusez par conséquent des moyens civils démocratiques de réparation, si c’est vous, de plus, qui les avez désarmés, et qui les privez des armes efficaces contre vos soldats, ou du moins qui vous assurez qu’ils ne puissent pas obtenir de telles armes, alors vous ne pouvez pas vous plaindre s’ils utilisent des armes non conventionnelles contre des non-soldats, à moins que vous ne puissiez justifier votre action de contrainte, ou montrer que la contrainte n’était pas assez forte pour rendre leur action compréhensible. Les Israéliens s’assurent que les Palestiniens ne puissent pas acquérir les moyens conventionnels pour combattre les forces israéliennes, par conséquent ils ne peuvent se plaindre que les Palestiniens en utilisent d’autres, si les Palestiniens ont subi un grief légitime et suffisamment important. Si B déclare avoir un grief légitime, et que A, qui peut ne pas avoir causé ce grief, ne laisse à B aucun recours efficace sinon celui d’une terrible violence, ou même, si A fait d’une telle violence un recours stratégiquement séduisant, alors comment A peut-il se plaindre de cette terrible violence, sans faire de remarques sur la légitimité des contraintes que lui, A, impose à B, et par conséquent sur le statut du présumé grief de B (de nouveau, que ce soit A ou non qui ait causé ce grief) ? Puisque les autres portent habituellement des armes à feu, Cal doit expliquer pourquoi il a retiré au gredin la sienne, s’il veut condamner l’utilisation par le gredin d’une grenade. Et puisque d’autres peuples, des Israéliens, des Américains, des Britanniques et d’autres, possèdent de « super-armes » à  feu, de vraies armes de destruction massive, alors ceux qui privent les Palestiniens de la possibilité d’acquérir des armes similaires doivent expliquer pourquoi ils agissent ainsi, puisqu’ils cherchent à condamner le recours des Palestiniens à des armes différentes.

Ainsi, et ce pour deux raisons : même si le fait qu’il ne faudrait jamais attaquer des civils, par le terrorisme, constitue une vérité morale, les Israéliens ne peuvent condamner les Palestiniens d’attaquer des civils indépendamment de la légitimité de la revendication de leur grief. Même si le terrorisme est toujours mauvais, la position de Shtauber dans sa condamnation de la terreur palestinienne n’est pas viable en l’absence d’une remise en cause argumentée du grief des Palestiniens, non pas parce que leur grief pourrait justifier le terrorisme (ceci étant exclu par la protase de cette phrase) mais parce que, si les Palestiniens revendiquent légitimement un grief, c’est contre un Israël qui a à la fois créé leur grief et restreint leurs options pratiques de réponse24. Par conséquent, la question de la légitimité du grief palestinien ne peut pas être mise de côté par ceux qui les privent des moyens conventionnels de réparation, dans une discussion sur les moyens non conventionnels particuliers qu’ils utilisent pour exprimer leur grief, surtout (mais pas seulement) si ceux qui les privent de ces moyens conventionnels sont aussi les responsables de cet injuste grief.

Les deux charges contre Shtauber qui se rangent sous l’en-tête « Vous vous y êtes mis tout seul » – « Vous avez causé notre grief » et « Vous nous avez forcés à nous servir du terrorisme » ‒ ne se tiennent pas simplement côte à côte. Quoique logiquement et pratiquement indépendantes, elles se fondent en quelque sorte l’une dans l’autre ici, dans le procès général25. Car, considérez ceci : si les Palestiniens disposait d’une souveraineté démocratique normale et de libertés civiques normales, ils auraient une armée normale qui n’est pas simplement employée à contrôler ses propres citoyens26. Le fait qu’ils n’ont pas d’État, et, entre autres, ne disposent pas moyens violents tolérés qu’un État peut posséder, est central dans leur grief27. Mais le manque de ce qu’ils auraient s’ils avaient leur propre État, en premier lieu une telle armée, contribue fortement à expliquer la manière dont ils ont exprimé leur grief. Car c’est seulement par des moyens non conventionnels que vous pouvez exprimer n’importe quel grief, y compris le grief selon lequel vous manquez de moyens conventionnels d’exprimer des griefs28.

Permettez-moi de présenter et défendre deux affirmations conceptuelles qui informent ma réflexion sur la partie «Vous avez fait le bon choix » dans l’affaire à laquelle Shtauber doit répondre. Chacune de ces affirmations conceptuelles est un peu surprenante, mais chacune est, il me semble, incontestablement vraie.

La première vérité est que le fait que vous m’ayez laissé sans alternative raisonnable n’entraîne pas en soi le fait que j’ai été obligé de faire une chose à laquelle vous ne m’avez pas laissé d’alternative raisonnable, ne serait-ce que parce que j’aurais néanmoins pu ne pas faire cette chose. Si vous pensez que cela est curieux, examinez l’exemple suivant. Supposons qu’un bandit dise d’une manière crédible « La bourse ou la vie » et laisse ainsi sa victime sans alternative raisonnable. Cela ne signifie pas que la victime lui donnera l’argent : par exemple, elle pourrait à la place choisir la mort, par défi. Si elle remet l’argent, elle agit ainsi parce qu’elle est forcé de le faire, parce qu’elle n’avait aucune alternative raisonnable. Mais on ne peut pas dire qu’elle a été forcé de le faire si finalement elle ne le fait pas. Par conséquent, n’avoir aucune alternative acceptable à quelque chose ne signifie pas être forcé de faire cette chose.

La seconde vérité est que n’avoir aucune alternative raisonnable à quelque chose ne signifie pas qu’il est justifié de faire de cette chose29, à supposer qu’on l’ait effectivement faite. N’avoir aucune alternative acceptable à l’utilisation de la terreur peut être une condition nécessaire à la  justification de l’utilisation de la terreur, mais il n’en découle pas que c’est une condition suffisante à la justification de l’utilisation de la terreur. Car il est vrai, je pourrais être dans la situation précaire où,  tandis que je n’ai aucune justification acceptable du terrorisme, le terrorisme est néanmoins plus inacceptable que l’un ou plusieurs de mes autres recours inacceptables. Il faudrait que je choisisse entre un désastre pour moi, et un recours si moralement horrible que la seule chose convenable que je puisse faire est de choisir le désastre pour moi. Mais comment vous en particulier pouvez me condamner si je refuse de choisir le désastre pour moi, alors que c’est vous qui m’avez privé de toute alternative acceptable, à moins que vous puissiez vous justifier d’avoir agi ainsi ? Si un individu n’a aucune alternative acceptable, alors celui qui a créé cette situation doit en répondre. Si la triste vérité morale est que, bien que toutes mes alternatives au terrorisme soient inacceptables, mon terrorisme reste néanmoins injustifié, alors comment, malgré tout cela, la personne qui m’a privé d’alternatives acceptables et m’a ainsi conduit à un terrorisme certes injustifiable, peut-elle condamner ce recours sans se justifier elle-même de l’action qui m’a mis hors d’agir ? Cette personne doit répondre du grief de m’avoir laissé sans alternative acceptable à une action interdite et moralement odieuse. Que ma seule issue soit interdite ne m’interdit pas de rejeter le fait que cette personne me condamne si j’emprunte cette issue.

Shtauber se croit autorisé à condamner les moyens terroristes même si les Israéliens ont créé un contexte qui fait du terrorisme le meilleur recours d’un peuple gravement lésé, dont le grief, de plus, a été causé par les Israéliens eux-mêmes. Mais si tel est le cas, il ne pouvait pas les condamner. Par conséquent il ne peut pas, dans son effort pour les condamner. mettre de côté comme non pertinente la question de savoir si c’est le cas,

Les terroristes disent : « Votre occupation brutale nous conduit à utiliser ces méthodes. Les Israéliens disent : « Vos méthodes terroristes nécessitent que nous continuions notre occupation ». Et chacun accuse l’autre d’actes pires que ceux que lui-même a commis. Ces déclarations soulèvent des accusations telles que « Vous vous y êtes mis tout seul » et « Tu quoque » qui ne peuvent pas être jugées en l’absence d’une certaine considération de qui a un grief et s’il est justifié. Mais Shtauber s’est octroyé un droit de condamner, abstrait de toute cette dimension polémique et qui, comme j’ai cherché à vous en convaincre, constitue un droit qu’il n’avait pas.

Envoi

Deux remarques supplémentaires.

(1) J’ai supposé, afin d’exposer quelques aspects des principes moraux, que le terrorisme palestinien était une stratégie efficace. Mais certaines stratégies non-terroristes pourraient en fait être plus efficaces. Les protestations par suicide, qui tuent seulement les protestataires, pourraient être bien plus efficaces, en raison de la réaction mondiale qu’elles suscitent30. Mais Shtauber ne pouvait pas décemment recommander le suicide comme alternative, même si une tierce partie pourrait le faire. Ou supposez que les Palestiniens abandonne leur lutte armée contre Israël et manifestent, de manière complètement paisible et à grande échelle, contre le statut semi-apartheid-semi-colonial, qui sera le leur sous le régime israélien. Cela ne pourrait-il pas, à terme, produire une indignations internationale, et de la part des Israéliens, envers le gouvernement israélien ? L’Ambassadeur Shtauber devrait-il recommander cette solution ?

(2) Un fait a été central dans cet article ; il s’agit du fait que l’une des conséquences de la différence entre l’expression d’une opinion morale et une condamnation est qu’il pourrait s’avérer que, d’un côté, le terrorisme doit être condamné (opinion morale) et que, de l’autre, certaines personnes en particulier ne sont pas en position de le condamner. Mais il en résulte également que si quelqu’un n’est pas en position de condamner, cela ne signifie pas que la chose n’est pas condamnable. Donc si quelque gauchiste pense que le gouvernement israélien actuel ne peut pas condamner la terreur palestinienne, je pourrais être d’accord avec lui là-dessus, mais si, comme semblent le penser certains gauchistes, il pense également qu’il s’ensuit que la réponse terroriste palestinienne n’est pas condamnable, alors je serais en désaccord avec lui sur ce point.

Shtauber et le gauchiste imaginaire croient, à tort, que si le terroriste est blâmable31, alors Shtauber peut le blâmer. Shtauber conclut qu’il peut blâmer le terroriste. Le gauchiste imaginaire conclut que le terroriste n’est pas blâmable. Les deux font une inférence invalide32.

 Texte traduit de l’anglais par Manon Courtaud (http://www.ucl.ac.uk/~uctytho/TerroristsCohenJerry.html).

Bibliographie

John Langshaw Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Le Seuil, 1991 [1962].

Gerald Allan Cohen, « Incentives, Inequality, and Community » in The Tanner Lectures on Human Values, Volume XIII, Grethe Peterson (ed.), Salt Lake City, Utah University Press, 1992.

Michael Ignatieff, « The Lessons of Terror: All War Against Civilians Is Equal », The New York Times Book Review, 17 February 2002.

Edna Ullmann-Margalit, E. (ed.), Reasoning Practically, Oxford, Oxford University Press, 2000.

Nicholas Wroe, « Profile of Christopher Ricks », Guardian Newspaper, Review Section, 29 January 2005.

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  1. Je remercie Marshall Berman, Akeel Bilgrami, Paula Casal, Clare Chambers, Miriam Christofidis, Avner de-Shalit, Marcos Dracos, Jon Elster, Nir Eyal, Cécile Fabre, Diego Gambetta, Samia Hurst, Keith Hyams, Natalie Jacottet, Catriona McKinnon, John McMurtry, Avishai Margalit, David Miller, Michael Neumann, Michael Otsuka, Mark Philp, Joseph Raz, Michael Rosen, John Roemer, William Simon, Saul Smilansky, Sarah Song, Hillel Steiner, Andrew Williams, et Arnold Zuboff pour leurs commentaires éclairants, et Gideon et Sarah Cohen pour leurs informations, et les membres du Non-Bullshit Marxism group pour leurs débats stimulants. []
  2. Peut-être devrais-je définir le mot « sur-puissant » (overdog). Le 4 septembre 2003, juste avant 13h30, heure britannique, World at One, un journal télévisé anglais, a interrogé un porte-parole de l’industrie de l’armement britannique (dont je n’ai pas retenu le nom) au sujet de l’International Arms Fair de Londres. On a demandé au porte-parole s’il ne s’accordait pas avec l’idée que, bien que les exportations d’armes rapportent de l’argent à la Grande-Bretagne et que les Britanniques peuvent s’en féliciter, ils seraient néanmoins peut-être encore plus heureux si la même somme d’argent provenait d’un type d’export ne concernant pas des armes. Il a plus ou moins répondu ceci : «  Pas du tout. Les Britanniques sont fiers quand ils voient des Harriers et des Tornadoes utilisés dans des endroits reculés. Bien sûr, si nous vendions des armes légères, comme des Kalachnikovs, le problème serait différent ». Cet homme était un porte-parole des « sur-puissants ». []
  3. Interviewé par John Humphrys, dans son programme Today, à 8h15 du matin, heure britannique. []
  4. La célèbre phrase de Voltaire est : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ». Je dis quelque chose de plus proche de : « Je suis d’accord avec ce que vous dites, mais je peux attaquer votre droit de le dire ». D’accord, peut-être pas jusqu’à la mort. []
  5. Vous pourriez néanmoins avoir voulu que j’eusse dit ce que je pensais en réalité du terrorisme. Mais, en un sens, je n’ai pas d’idée sur ce qu’est le terrorisme, au sens où « est » est le « est » de l’identité : je n’exprimerai aucune phrase du type  « Le terrorisme est… » en disant ensuite que quiconque nie que le terrorisme est cela (« est » d’identité) est dans le faux. Le sens du mot « terrorisme » est trop chaotique pour que nous puissions établir un éventail de ses usages qui pourrait se substituer aux épreuves canoniques de propositions d’une définition du terme. []
  6. Il est, de plus, faux de dire que le terrorisme n’est jamais productif, comme Michael Ignatieff le montre sur le plan économique : « Quant à la futilité du terrorisme lui-même, qui pourrait dire avec certitude que le terrorisme juif – l’assassinat de Lord Moyne puis du Comte Bernadotte, l’attentat à la bombe du King David Hotel, suivi de massacres sélectifs dans quelques villages palestiniens afin d’assurer le départ de tous les Palestiniens – n’est pas parvenu à déloger les Anglais ni à consolider le contrôle du nouvel État par les Juifs ? Quoique la terreur seule n’ait pas créé l’État d’Israël – la légitimité morale de la réclamation des survivants de l’Holocauste a  davantage compté – la terreur a été un instrument, et la terreur a marché » (Ignatieff, 2002). []
  7. Notez que l’objet approprié de l’évaluation n’est pas le terrorisme, mais une ligne de conduite qui inclut le terrorisme, et qui recouvre des solutions qui incluent aussi la négociation. La négociation pure n’est pas la seule alternative à la terreur : l’efficacité de la stratégie bon flic/mauvais flic va de soi. []
  8. Les implications de la proposition répugneraient la plupart des gens. Andrew Williams les explique clairement : « La vision envisagée ici me semble impliquer qu’il y a une injustice si lourde que si le seul moyen par lequel je peux m’échapper est de l’imposer à d’autres, alors il m’est permis d’agir ainsi, peu importe le nombre d’individus que je dois sacrifier et le peu de menace qu’ils représentent pour moi » (Communication privée). []
  9. La question « Qui peut dire quoi et à qui ? » est largement inexplorée dans la philosophie morale contemporaine. Sans aucun doute, si tout ce à quoi la philosophie morale s’intéresse est de savoir quels actes sont bons et quels actes sont mauvais, alors ce phénomène devrait mériter un peu d’attention. (« Devrait » : moi-même je ne crois pas que le phénomène soit sans enseignement quant à ce qui est moralement juste, parce que je crois que ce que j’appelle « l’épreuve interpersonnelle » (Cohen, 1992 : 280ff) – qui n’est pas employé dans le présent article – a des implications morales non-interpersonnelles.) Mais, dans la mesure où la philosophie morale cherche à reconstruire le discours moral de la réalité, la négligence, répandue en philosophie morale, envers le phénomène décrit dans la phrase à laquelle cette note de bas de page est attachée, est injustifiée, puisqu’il pèse lourd dans le discours moral. J’ai moi-même commencé à examiner la dimension interpersonnelle des énonciations morales dans « Incentives » et le thème a fait l’objet d’une étude plus approfondie par Jerry Dworkin dans un article intitulé « Morally Speaking » (Ullmann-Margalit, 2000). Comme je l’ai dit : « Un argument [moral] aura souvent un aspect particulier en fonction de qui le présente et/ou à qui il est adressé. Lorsqu’on donne des raisons d’exécuter une action, ou d’approuver une politique, ou d’adopter une attitude, la réponse requise de la personne à qui l’on demande d’agir, ou d’approuver, ou de ressentir, et la réaction des observateurs diversement situés dans l’échange, peut dépendre de qui parle et de qui écoute. La forme et l’explication de cette condition varient considérablement en fonction des différents types de cas. Mais l’argument général est qu’il y a de nombreuses manières, certaines plus intéressantes que d’autres, dont la valeur persuasive de l’argument peut dépendre de l’orateur et/ou de l’auditeur, et il y a de nombreuses raisons, ayant  une fois de plus différents degrés d’intérêt, pour que les choses soient ainsi. » (Ibid., p. 273: un certain nombre d’illustrations de l’ « argument général » suivent le paragraphe cité.) J’espère en dire plus sur ces sujets dans un article intitulé « Ways of Silencing Critics », projet que je transmettrai sur demande. []
  10. Mon sujet n’est pas de savoir quand il est moralement permis ou obligatoire de condamner, et il n’est pas dans mon idée qu’il serait toujours mauvais ou néfaste pour quelqu’un qui n’est pas en position de condamner, de condamner. Je pourrais être d’accord avec quelqu’un qui aurait dit : « Je n’étais vraiment pas à ma place pour le condamner, mais faire une condamnation sauvage était la seule façon de rallier les autres et/ou de parvenir à l’arrêter, et cela était plus important que de m’assurer que mon acte de langage était en accord avec ma « position ». Je pense que mentir est en soi mauvais, et que par conséquent cela doit être imputé à un acte qui est mensonger, autrement dit, quelque chose ne va pas avec le mensonge en raison de sa nature, peu importe son caractère habituel ou peu commun, ou de ses conséquences. Mais parfois ces conséquences peuvent rendre bénéfique, ou même impératif, le mensonge. De même, ici : je crois que quelque chose ne va pas avec le fait de condamner, à moins que certaines présuppositions soient remplies, mais si une condamnation suspecte peut sauver des enfants, alors je dis : « Condamnez encore ! » Il est peut-être mieux que de vilaines superpuissances condamnent les infamies de chacune d’entre elles, plutôt qu’elles restent silencieuses sur le sujet, parce qu’ainsi nous apprenons les infamies commises par les deux côtés (et aussi, entre autres, que les superpuissances sont mal placées pour se condamner l’une l’autre). Je pense que l’on peut dire : « Il n’a aucun droit de condamner, mais espérons qu’il les condamne » et peut-être même, « mais il doit le faire… »  (Voir la note de bas de page 24 ci-dessous pour un commentaire plus détaillé). []
  11. L’expression de « force illocutoire » est de J. L. Austin (1962  Lectures VII-XII). []
  12. Il peut être digne d’intérêt de distinguer entre les différentes façons de s’opposer aux affirmations de cet article. Vous êtes le plus fondamentalement en désaccord avec moi si, comme je l’ai dit, vous niez l’existence-même de cette sorte de transgression dont j’accuse Shtauber ; si, autrement dit, vous niez que la capacité à s’engager dans une condamnation de bonne foi est relative aux antécédents et/ou à la posture de la potentielle personne qui condamne. Mais vous pourriez admettre que cette thèse de la relativité implique néanmoins, à la différence de ce que j’ai dit, que les actes totalement interdits peuvent être condamnés par n’importe qui : Shtauber serait alors immunisé contre ma critique. Et il pourrait aussi être considéré immunisé pour d’autres raisons, même si le statut d’untel pèse vraiment sur la capacité à condamner ces actes totalement interdits. []
  13. Pour une tentative d’explication plus approfondie, se référer à mon « Ways of Silencing Critics »: voir la note 9 plus haut. []
  14. Cependant, Goldstein et Shapiro pourrait, bien entendu, être tous deux condamnés par Hockenstein, le participant consciencieux. []
  15. Ceci ne doit pas annihiler le fait que ce que l’hôpital dit est vrai et, dans certains contextes, cette vérité sera tout ce qui importe. Si la charité avait prétendu être irréprochable, ce que l’hôpital dit à la charité serait acceptable. Mais dans des contextes politiques, et dans des contextes politiques hostiles, ce que l’hôpital dit est souvent discrédité même s’il est précédé d’une autocritique mensongère de la part de la charité. Comparez la raillerie de Christopher Ricks au sujet de T. S. Eliot « … Ricks a dit qu’Eliot exonérant Wyndham Lewis d’avoir des sympathies fascistes, c’était l’hôpital qui se fiche de la charité ». « J’avais raison et tort de faire cette plaisanterie, qui était une bonne plaisanterie » dit Ricks. « Si vous suivez  la chose jusqu’au bout, celle-ci suggère qu’Eliot était fasciste, ce que je ne pense pas qu’il soit. Mais, en même temps, il n’était pas dans une position qui lui permette d’exonérer d’autres personnes de l’accusation. Il y a trop de choses auxquelles Eliot est associé et qui ne sont pas sans lien avec le fascisme.» (Wroe, 2005:23.) La plaisanterie suivante mérite d’être racontée : le rabbin a quitté la synagogue pour aller faire quelques courses et le shamas, ou si vous voulez le bedeau, s’en occupe. Le rabbin revient étonnamment tôt et entrant dans la synagogue, trouve le shamas par terre, en train de prier : « Oh, Seigneur, tu es tout et je ne suis rien ! » Le rabbin s’exclame : « Ah ! Regarde qui dit qu’il n’est rien ! » Nietzsche a écrit de manière plus condensée : « Celui qui se méprise s’honore lui-même comme contempteur ». []
  16. Je présume ici que, malgré le contexte de cette remarque, Jésus n’envisageait pas son conseil sur le lancer de pierre seulement au sens littéral, mais aussi au sens métaphorique. []
  17. Jésus vous aurait-il autorisé à jeter une pierre si vous aviez d’abord signé pour être la prochaine victime d’un jet de pierre ? Pensez aux moines qui se flagellent mutuellement. Pourquoi le fait que nous soyons tous pécheurs ne signifierait-il pas que nous devions tous nous critiquer mutuellement, plutôt que, comme Jésus le dit, personne ne critique personne ? (Je remercie Marshall Berman pour cette contre-suggestion féconde). Examinez le débat sur « l’explication incohérente » de tu quoque dans « Ways of Silencing Critics » : voir la note 9 ci-dessus. Il y a une étude plus approfondie de tu quoque dans mon « Ways of Silencing Critics »  (voir la note 9 ci-dessus). Et nous devrions aussi prendre en compte ce qui pourrait être appelé le tu quoque contre-factuel : « Vous feriez de même, voire pire, si vous étiez à ma place ». Les néo-conservateurs américains peuvent-ils mettre la main sur le cœur et déclarer que si leurs propres armes de destruction massive étaient d’une manière ou d’une autre immobilisées, disons, par des pirates informatiques, alors ils s’abstiendraient néanmoins d’utiliser des moyens terroristes contre leurs adversaires, même s’ils pensent ces moyens efficaces ? (J’ai laissé de côté la déclaration selon laquelle ils ont usé de manière non contre-factuelle de tels moyens, et ont nourri l’usage de tels moyens, en Amérique latine). Peuvent-ils nier que ceux qui sont maintenant des terroristes pourraient préférer utiliser, de manière acceptable, des armes de destruction massive approuvées,  comme on peut présumer que les États-Unis l’ont fait dans les discussions avec les Américains qui ont condamné la terreur sans pour autant condamner les États-Unis, à Hiroshima et Nagasaki ? []
  18. Je mets ces mots en italique parce qu’ils se rapportent à un sujet qui est arrivé tardivement dans l’élaboration de cet article et qui nécessiterait des développements supplémentaires. D’une certaine façon, ceux qui condamnent invitent une tierce partie à les rejoindre dans cette condamnation de ce qui est condamnable, mais quand tu quoque s’applique à ceux qui condamnent, il y a des raisons pour les tiers de ne pas les rejoindre. []
  19. L’évaluation de ces jugements, et la question de savoir si le principe du double effet s’applique à eux, est sujet à controverse. []
  20. Si une certaine quantité d’effets secondaires tuant n est aussi mauvaise qu’une moindre somme de meurtres ciblés de m, alors une moindre somme d’effets secondaires tuant p ( m <n <p) où l’imprudence est notable serait probablement aussi mauvaise que cette somme (m) de meurtres ciblés. []
  21. Notez l’usage du présent : Je ne dis pas qu’un supérieur nazi repenti ne peut pas condamner un moindre fonctionnaire non repenti parce que dernier lui a obéi. []
  22. Au sujet de «similaire ou pire»,  voir  « Ways of Silencing Critics »,  section 1. []
  23. Sont également dignes d’être examinées les circonstances dans lesquelles votre engagement vous impose un devoir de condamner. Et il peut y avoir de nombreux cas dans lesquels vous avez à la fois le devoir de condamner et aucun droit pour le faire. []
  24. Supposons que quelques adversaires opprimés d’un État initient une campagne de libération en attaquant des soldats. Mais alors, l’État donne des gilets pare-balles à ses soldats et, inutile de le dire, ne fournit pas de tels gilets à ses adversaires opprimés. Supposons, qu’en conséquence, les opprimés ne puissent désormais produire un effet qu’en attaquant des civils. Ne peuvent-ils pas dire avec efficacité, que leurs oppresseurs en adoptant la politique des gilets pare-balles, les laissent sans autre recours ? Nous, les témoins, sommes aptes à condamner à la fois les deux co-responsables : l’État pour sa politique des gilets pare-balles, et l’opprimé car il attaque désormais des civils. Mais comment l’État peut-il condamner l’opprimé, à moins que l’État puisse contester leur grief ? []
  25. Par là je veux dire que le coupable du grief n’a pas besoin d’être celui qui restreint les options, ou vice versa : je ne veux pas dire que « Vous avez causé notre grief » est convaincant même si nous avions beaucoup d’options non-terroristes, ou que « Vous avez fait de la terreur un recours convenable » est convaincant même si nous n’avons aucun grief légitime. La force de chaque considération dépend en effet normativement de la force de l’autre. []
  26. Une armée dont ils n’auraient bien entendu pas besoin pour atteindre l’indépendance qui leur fait défaut ! []
  27. Beaucoup d’Israéliens prétendraient que tant l’accord d’Oslo que les accords de Camp David ont offert aux Palestiniens un État, mais que la vénalité et l’incompétence d’Arafat leur ont tout fait perdre. La demande reconventionnelle des Palestiniens qui a été proposée était à la fois constitutionnellement et géographiquement inadéquate : conférant un ensemble de pouvoirs qui représentaient moins qu’une souveraineté pleine et légitime, dans les limites d’un ensemble de « Bantoustans », elle  n’a pas satisfait la revendication pleine et légitime des Palestiniens à un territoire. Je ne prends pas position ici sur ces questions. Mais le cas israélien, même s’il est audible, ne peut pas être adossé à ma critique de Shtauber, puisque pour poser ce cas il faut s’engager dans une entreprise d’évaluation du grief palestinien –  et c’est ce à quoi Shtauber a pensé et ce qu’il a cherché à éviter. []
  28. Il existe sans aucun doute des moyens non conventionnels, et ils sont parfois plus efficaces que le terrorisme, mais rappelez-vous notre décision de nous confronter au défi d’un terrorisme qui est typiquement productif. Dans tous les cas, Shtauber n’interdisait pas la violence, seulement la violence envers des non-soldats, et la violence contre des soldats est, pour des effets similaires, plus difficile à mettre en œuvre pour les Palestiniens. []
  29. Je crois que l’une des raisons pour lesquelles un terrorisme colossal en réponse à une injustice colossale nous rend perplexe, est que généralement nous prenons le fait qu’une personne manque d’alternatives raisonnables à une action A comme une justification pour effectuer cette action A. C’est souvent le cas. Mais pas toujours. Et réaliser ceci nous aide à penser de manière plus claire la question du terrorisme. []
  30. Mais le suicide simple et net est interdit par l’islam, tandis que le suicide qui tue aussi des infidèles ou d’autres adversaires légitimes relève de l’honorable martyr : auquel cas, c’est la croyance religieuse, et non l’action d’Israël, qui bloque cette solution plus efficace et, d’un point de vue autre que celui de l’islam, plus acceptable. (Je dois cette suggestion du suicide-sans-homicide, et son commentaire dans cette note de bas de page, à Diego Gambetta). []
  31. Après l’écriture de cet article, j’ai tiré profit de la lecture de « Blame » de Tim Scanlon, un travail en cours qui distingue trois choses : le fait d’être blâmable, la culpabilité, et l’acte d’accusation. On pourrait dire que j’examine ci-dessus certains contrastes entre le premier et le troisième de ces points. Je devrais par conséquent noter, comme il me semble, qu’une grande partie de ce qui disqualifie l’acte disqualifie également l’attitude et que, comme il me semble également, une raison majeure pour laquelle l’acte est disqualifié, dans les cas concernés, est qu’il exprime une attitude disqualifiée. []
  32. La fin de ce que les Jésuites envisagent comme l’âge où la personne est la plus influençable. []
G. A. Cohen