La dissolution des marges : sur les romans napolitains d’Elena Ferrante

La tétralogie d’Elena Ferrante fait partie des plus grands succès littéraires étrangers de ces dernières années. En mêlant l’intimité du récit de vie de deux femmes dans la société napolitaine de l’après-guerre à la grande histoire politique italienne, elle a su donner une épaisseur au drame de la fin du XXe siècle. Sara Farris donne ici une lecture de la saga comme récit de la conscience malheureuse de l’intelligentsia soixantehuitarde. En retournant le diagnostic sombre d’Adorno sur la vie mutilée, Farris souligne les accents existentiels et politiques de l’écriture de Ferrante. Elle montre combien la littérature est en mesure de donner la parole aux désirs ambigus et aux fantasmes contradictoires qui nouent les subjectivités à leur époque. L’entremêlement des récits rend palpable le caractère irréductible de nos défaillances et de nos désenchantements dans la construction d’un avenir meilleur, et l’importance de la nostalgie dans l’imaginaire d’un futur utopique.

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« Il n’y a pas de vraie vie sinon dans la fausse » est une maxime de Franco Fortini, poète et intellectuel communiste italien, de la même génération que Pier Paolo Pasolini et pourtant moins connu internationalement1. (par choix et par destin). Par ces mots, Fortini retourne la célèbre phrase d’Adorno dans Minima Moralia, « Es gibt kein richtiges Leben im Falschen », habituellement traduit en italien par « Non si dà vita vera nella falsa » : il n’y a pas de vie vraie dans la fausse (there is not true life in the false one)2. Dans cette phrase, Adorno semble affirmer qu’il n’est pas possible de mener une vie éthiquement et moralement juste dans un ordre social injuste. L’aspiration à la vérité et à la justice, la possibilité même de jouir pleinement de la vie, nécessite que nous changions l’ordre social. L’affirmation de Fortini n’en était pas moins radicale. En inversant la phrase d’Adorno, Fortini pointait le fait que ce que nous nommons vérité, ou vie éthique, peut émerger et, dans les faits, émerge même de la malhonnêteté et de l’injustice engendrées par le capitalisme. La vraie vie, présentée dans un sens puriste comme expérience « inoxydable » et authentique de soi et des autres, n’existe pas. La vie, tout comme le travail politique, est toujours un entremêlement de vrai et de faux, d’authentique et d’inauthentique, de rationnel et d’irrationnel, de révolution et de réforme. Notre vie « capitaliste » est empêtrée dans des contradictions ; nous devons composer avec elles si nous voulons atteindre un ordre social plus juste, non pas comme une sorte d’utopie, d’île paradisiaque, mais comme le déroulement concret de nos luttes pour la justice, ce qui inclut les luttes avec nous-mêmes. Fortini semble suggérer que le problème avec la thèse d’Adorno est que sa vraie vie ne semble guère laisser de place à la zone obscure, instable et étrange qui caractérise notre expérience de ce monde — une zone qui ne sera pas effacée par une société plus juste.

En lisant les œuvres, dont la célébrité est légitime, d’Elena Ferrante, je n’ai pu m’empêcher de penser aux mots de Fortini. La quadrilogie de Ferrante, intitulée L’amie prodigieuse (L’amica geniale), mais connue dans le monde anglophone comme les romans napolitains (Neapolitan novels), est devenue un véritable événement littéraire à la fois en Italie (son pays d’origine) et dans le monde anglophone3. En Italie, le quatrième volume a récemment été nominé pour le prix littéraire le plus prestigieux — le Premio Strega — et toute la quadrilogie va bientôt être adaptée en série pour la télévision. Aux États-Unis, des fêtes ont été organisées pour célébrer la sortie de la traduction anglaise du quatrième et dernier volume de cette série. Tous les journaux et revues littéraires les plus prestigieux ont publié des recensions enthousiastes de ses livres, louant la clarté de son style et la précision des descriptions d’émotions complexes. Malgré la diversité des angles par lesquels son travail a été considéré, la majorité des recenseurs souligne les motivations psychologiques auxquelles Ferrante a su donner voix, au point d’avoir été désignée comme la « maîtresse de l’indicible ».

Pour quiconque a lu ces romans, il est impossible de ne pas reconnaître qu’une grande part de leur force repose dans la franchise désarmante avec laquelle Elena Greco — la narratrice et l’une des deux protagonistes — force le lecteur à faire face aux pulsions, désirs et peurs internes que personne n’ose avouer aux autres, ou à soi-même, sans même parler de les exprimer à travers une prose si intense et si précise. Le registre choisi par Ferrante ne se limite toutefois pas à la sphère psychologique. Ses romans ne sont pas uniquement de superbes fresques des passions, mais aussi des fenêtres sur l’histoire, des condensations du contexte personnel et social dans lequel évoluent les personnages. En ce sens, l’histoire n’est pas qu’une toile de fond inerte, mais fait partie des biographies des dramatis personae ; tous étant fortement affectés par son déroulement, tout en essayant d’affecter eux-mêmes l’histoire, ou ce qui semble être le destin qui leur est assigné.

Dans ce texte, je vais tenter de mettre en lumière certains éléments complexes des romans de Ferrante en les pensant comme des voyages passionnés à la découverte des nombreuses archives de l’Italie, tout comme du soi. Je vais ainsi extraire un thème central de l’œuvre de Ferrante : celui de « marges en dissolution ». Je défends l’idée que c’est ce thème, et les différentes manières par lesquelles Ferrante s’y attaque, qui fait des romans napolitains un témoignage de l’expérience de la frontière entre le vrai et le faux, en tant que catégories du personnel comme du politique.

Le récit de deux femmes

La quadrilogie qui débute par L’amica geniale — titre du premier opus tout comme de la série entière en Italie — raconte l’amitié entre deux femmes, Lila et Elena (appelée « Lenù »). Toutes deux ont grandi dans un rione (quartier) pauvre de Naples au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Lila est une enfant manifestement sans peur et erratique qui, par son tempérament et sa détermination, effraie même les garçons plus âgés. Lenù, elle, est plutôt une fille docile et c’est peut-être pour cette raison qu’elle est perturbée et néanmoins séduite par les manières sauvages de Lila. Leur amitié débute le jour où Lenù se venge du comportement intimidant de Lila en jetant la poupée de cette dernière dans une cave sombre, Lila ayant fait de même à la poupée de Lenù. Lorsque les deux fillettes vont chercher leurs poupées, celles-ci ont disparu ; selon Lila, elles avaient été prises par Don Achille, le croque-mitaine du rione :

Un jour, Lila et moi décidâmes de monter l’escalier qui conduisait, marche après marche, étage après étage, jusqu’à la porte de l’appartement de Don Achille : c’est ainsi que notre amitié commença. (…) Don Achille, c’était l’ogre des contes et j’avais interdiction absolue de l’approcher, lui parler, le regarder ou l’épier : il fallait faire comme si sa famille et lui n’existaient pas. (T. 1, p. 25-26.)

Cet épisode apparemment trivial est essentiel pour saisir la relation entre Lenù et Lila, jusqu’à la phrase finale du quatrième et dernier volume. Depuis la perte des deux poupées et la visite chez Don Achille, un lien étroit d’amour et de haine, de dépendance et de besoin d’autonomie, de confiance et de défiance, va se mettre en place entre les deux filles. L’attachement de Lenù à Lila se fait plus fort après qu’elle ait fait une découverte qui la trouble et qui, pourtant, l’excite. Lila n’est pas que la fille audacieuse, turbulente et imprédictible d’un cordonnier ; elle est également extrêmement douée intellectuellement. Lila peut lire avant tous les autres enfants dans sa classe ; elle est dotée d’un esprit incroyablement précoce qui lui permet d’apprendre par elle-même sans effort tout ce qui l’intéresse. Elle est aussi aiguisée qu’une lame, y compris dans les jugements qu’elle porte sur le caractère des gens, un aspect qui semble l’éloigner de ses pairs. Lenù est fascinée et mise au défi par la personnalité surdouée de Lila jusqu’à passer le reste de sa vie à tenter de percer le secret et d’essayer d’imiter ce qu’elle considère comme l’esprit supérieur de Lila. La compétition scolaire entre les deux filles est toutefois interrompue par une histoire bien trop commune dans le sud de l’Italie du début des années 1950. Elles sont toutes deux issues de la classe ouvrière ; aucune d’entre elles n’est destinée à continuer ses études après les cinq années d’école primaire obligatoires. Leurs familles n’ont pas les moyens de les envoyer à l’école secondaire, plus exigeante, pas plus qu’elles ne peuvent se permettre de perdre leur force de travail, qui est essentielle à la survie d’un foyer ouvrier dans le sud de l’Italie. Toutefois, alors que la famille de Lila obéit à cette règle, malgré les pleurs et la colère de Lila qui ne désire rien d’autre que de continuer ses études, la famille de Lenù décide d’autoriser leur fille à aller à l’école secondaire (grâce à l’insistance de son institutrice). Cet événement marque le début de nombreux moments de séparation / incommunicabilité / retrouvailles entre les deux filles. Lenù peut continuer à cultiver son intelligence, à rêver à cette mobilité sociale dont toutes deux ont bien compris qu’elle ne peut se faire que de deux manières : soit par l’éducation, soit par le mariage avec un homme d’un rang plus élevé. Lenù est autorisée à suivre la première voie en allant au liceo classico (lycée classique) puis en recevant une bourse pour la prestigieuse Scuola Normale di Pisa, pour y étudier les humanités (Classics). Lila, elle, suivra la seconde voie en se mariant à un riche commerçant du rione. Lenù arrive ainsi à se soustraire à l’environnement étroit d’esprit, pauvre et violent du rione, tandis-ce que Lila ne pourra jamais faire de même (durant la majeure partie de sa vie, Lila ne quittera que rarement le rione). Et pourtant, Lenù, qui réussit mieux — qui deviendra une écrivaine reconnue et qui se mariera à un universitaire respectable issu d’une célèbre famille italienne de gauche — se sentira toujours inférieure à Lila l’inculte, qui quittera son mari pour devenir ouvrière dans une usine à viande puis propriétaire d’une société comptable.

Le récit personnel de l’amitié de Lenù avec Lila, s’étalant sur six décennies, est l’histoire de la résolution des dettes émotionnelles et intellectuelles — fictives comme réelles — qu’elle pense avoir envers l’extravagante et brillante Lila. Mais le récit confessionnel de Lenù est aussi un témoignage sur l’Italie post-Seconde Guerre mondiale : une immersion complète dans son histoire, sa politique, ses mutations et sa décomposition la plus récente. En nous donnant à voir le monde des sentiments et des mémoires instables qu’elle a bâti contre, et partagé avec, Lila. Lenù nous fait également traverser les années de reconstruction à partir des ruines de la guerre, les années d’or de l’industrialisation et du changement social, les années du mouvement étudiant, la révolution sexuelle, le féminisme et l’ascension du Parti Communiste, mais également à travers les années de terrorisme rouge et la phase de lent déclin des années 1980 et 1990, avec les anciens étudiants radicaux devenant des figures de pouvoir corrompues dans les interstices des appareils d’État et les familles de la Camorra contrôlant les organes publics et privés du pays.

« La dissolution des marges »4 : sur la mutation anthropologique italienne

L’un des concepts les plus récurrents, intrigants et pourtant obscurs que l’on trouve dans les romans napolitains est celui de la « dissolution des marges » (smarginatura). C’est le concept avec lequel Lila décrit l’expérience de son propre corps — tout comme les objets et les personnes l’entourant — se développant jusqu’à briser ses propres limites et tomber violemment en pièces. Nous rencontrons cette expérience pour la première fois dans le premier volume, alors qu’elle n’est encore qu’une jeune adolescente, bientôt mariée à un riche commerçant du rione. C’est le 31 décembre et tout le monde se prépare pour les festivités du Nouvel An. Rino (le frère de Lila), Stefano (son futur mari) et les autres garçons gravitant autour de Lila et de Lenù sont particulièrement excités à l’idée de défier le gang rival des garçons de la Camorra (la famille Solara) à qui a les plus gros pétards. Lila regarde le spectacle en silence et dans un quasi-dégoût :

Elle était en train de vivre ce phénomène auquel j’ai déjà fait allusion et que, plus tard, elle appela la délimitation. Ce fut comme si, me raconta-t-elle, par une nuit de pleine lune sur la mer, la masse toute noire d’un orage s’avançait dans le ciel et, supprimant toute clarté, abîmait la circonférence du cercle lunaire et déformait le disque brillant en le réduisant à sa véritable nature de matière brute et privée de sens. Lila imagina, vit, sentit — comme si c’était vrai — se briser son frère. Devant ses yeux, Rino perdit la physionomie qu’il avait toujours eue, d’aussi loin qu’elle se souvienne, celle d’un garçon généreux et honnête, avec ses traits agréables inspirant confiance, le profil aimé de celui qui depuis toujours, depuis qu’elle avait une mémoire, l’avait amusée, aidée et protégée. (T. 1, p. 224-225.)

La première rencontre de Lila avec l’expérience de la dissolution des limites se fait lorsqu’elle estime que son frère commence à se comporter comme les riches et arrogants garçons de la Camorra du rione. Cet épisode n’advient que lorsque Rino, à la fois grâce à l’esprit créatif de Lila comme cordonnière et à la promesse d’investissement de Stefano, perçoit enfin la possibilité de gagner de l’argent en se lançant dans une activité entrepreneuriale en tant que propriétaire d’une fabrique de chaussures. Aux yeux de Lila, néanmoins, le rêve de faire de l’argent a fait de son frère un individu déraisonnable, pressé de devenir riche. Venant toutes deux de familles très pauvres, Lenù comme Lila ont toujours cultivé le rêve de devenir riches, mais Lila commence désormais à voir les choses différemment :

« Maintenant on aurait dit que l’argent, dans son esprit, était devenu une sorte de ciment : il consolidait, renforçait et réparait ceci ou cela (…) L’argent dont elle parlait n’avait plus rien de lumineux, c’était juste un moyen d’éviter que son frère ne se mette dans le pétrin. » (T.1, pp. 228-229.)

Lila aura recours à l’image de la « dissolution des marges » en d’autres occasions. Mais l’expérience devient dévastatrice lorsque plus tard dans sa vie, après s’être séparée de son mari Stefano et avoir rompu avec son amant, Nino, elle se retrouve à travailler dans une usine de viande afin de subvenir à ses besoins et à ceux de son jeune fils. À l’usine, Lila fait l’expérience de l’exploitation, du harcèlement sexuel, de l’humiliation, de l’épuisement et de la perte de contact d’avec son enfant, ainsi que du manque de temps pour son éducation. Mais plus encore que l’épuisement généré par le travail et l’impossibilité d’allier le fait de travailler et de prendre soin de son fils, c’est la rencontre avec la politisation du mouvement étudiant et ouvrier de 1968-69 qui lui provoque presque une dépression nerveuse. Un matin, à son arrivée au travail, elle découvre que la description qu’elle a faite, lors d’une réunion politique, des nombreuses manifestations de brutalité dont elle a été témoin à l’usine a été utilisée, sans son accord, dans un tract d’étudiants radicalisés afin de s’attaquer à l’usine et d’encourager les ouvriers à se révolter. Tout le monde sur son lieu de travail comprend que Lila est derrière l’histoire retranscrite sur le tract ; son patron menace de la renvoyer et ses collègues la méprisent pour avoir rendu leurs vies encore plus misérables. Cette nuit-là, elle est tellement furieuse contre les étudiants pour ne pas l’avoir informée de leurs actions et pour lui avoir attiré des ennuis, qu’elle sent que son corps est au bord de l’explosion.

Elle s’apprêtait à se recoucher quand tout à coup, sans raison apparente, elle se sentit complètement oppressée, son cœur se mit à battre à tout rompre, tellement fort qu’il lui sembla être celui d’un autre. Elle connaissait déjà ces symptômes, ils accompagnaient ce phénomène que plus tard (en 1980, onze ans après) elle baptisa la « délimitation ». Mais cela ne lui était jamais arrivé de manière aussi violente et, surtout, c’était la première fois que cela se produisait alors qu’elle était seule, sans que qui que ce soit autour d’elle, pour une raison ou une autre, déclenche ce trouble. (T. 3, p. 159-160)

La dissolution des marges est l’expérience du connu qui devient inconnu, du vrai qui devient faux, du beau qui devient laid, du familier qui devient inhabituel et dangereux. C’est la peur d’un monde qui se brise et se transforme de façon monstrueuse. Une manière de lire la dissolution des marges est de le faire par le prisme de la résistance et de la peur de Lila d’un monde qui change devant ses yeux. C’est le refus de Lila d’accepter ou de se conformer au chemin tracé par l’industrialisation et la fausse modernisation dans lesquelles s’engage l’Italie. En un sens, la frayeur de Lila face à la dissolution des marges est sa panique face à ce que Pier Paolo Pasolini appelait la « mutation anthropologique » qui a lieu dans le pays au cours des années 19605. Par ce terme, Pasolini fait référence à ce qu’il percevait comme la transition des valeurs traditionnelles aux valeurs modernes en Italie. Pour Pasolini, il ne s’agissait pas d’un changement positif en ce qu’il signifiait l’homogénéisation des idées, goûts, désirs et apparences de tout un chacun, engendrée par la consommation de masse. Lila a d’abord vu le mauvais côté de cette mutation anthropologique lorsqu’elle a été témoin de la manière dont l’avarice a transformé son frère d’un modeste artisan en un individu cupide. Mais par-dessus tout, elle perçoit la face hideuse de la mutation anthropologique et fait l’expérience de l’éparpillement de son propre corps lorsqu’elle sent que la crise politique sur son lieu de travail n’est pas le résultat de l’action de ses collègues, mais plutôt celui de la non-sincérité et de la naïveté d’étudiants de la classe moyenne voulant « sauver » les ouvriers :

Les étudiants tinrent des discours qu’elle jugea hypocrites, et leur comportement modeste jurait avec leurs propos pédants. De plus, ils entonnaient toujours le même refrain : nous sommes ici pour apprendre de vous, oui de vous, les ouvriers. Mais en réalité, ils ne faisaient qu’étaler leurs idées bien arrêtées sur le capital, l’exploitation, la trahison des social-démocraties et les modalités de la lutte des classes. (T. 3, p. 148.)

Là encore émerge un motif pasolinien : l’« artificialité » et la précarité de la coalition entre ouvriers et étudiants. Il est bien connu qu’en 1968, lorsque la police a attaqué les étudiants qui protestaient, Pasolini a, de manière provocante, pris parti pour les premiers. Les policiers étaient les vrais représentants des classes ouvrières, affirmait Pasolini, et non les étudiants, qu’il qualifiait d’enfants petits-bourgeois, nés avec une cuillère en argent dans la bouche. C’est par ce prisme pasolinien de classe que Lila perçoit les étudiants et, pourtant, elle se range de leur côté. En dépit de la colère qu’elle ressent face à l’immaturité de ces derniers, elle pense que ce qu’ils disent est juste. Elle est d’accord avec leur dénonciation du capitalisme comme source de l’injustice, bien qu’elle soit convaincue qu’ils n’ont aucune expérience directe de cette injustice-là. Elle va donc devenir une militante syndicale et, par la plume de Lenù, dénoncer publiquement les conditions de travail de l’usine dans les colonnes du plus important journal de gauche du pays.

Lorsque tout s’effondre à l’intérieur et autour d’elle, lorsque le silence et le consentement constitueraient des choix bien plus simples, Lila n’en prend pas moins parti pour les faibles et les marginalisés. Malgré son manque de limites, elle véhicule la solidité et incarne une intégrité qui est le véritable signe de sa personnalité. C’est vers ces traits de la personnalité de Lila, son authenticité et son honnêteté, même dans leurs manifestations les moins plaisantes que Lenù — qui se sent fausse, inauthentique et « opaque » — se sent portée.

Dissoudre les marges de la classe et du genre

Le thème de la dissolution des marges traverse les quatre livres de manière moins explicite et plus métaphorique lorsque nous sommes confrontés aux limites de genre et de classe. Lenù et Lila ont grandi dans des familles ouvrières patriarcales où il n’était guère exceptionnel de voir leurs pères battre leurs mères, ou les hommes battre les femmes. Ces épisodes revêtent des contours ineffables et quasi naturels à leurs yeux, appartenant à la catégorie des faits ordinaires. Et pourtant les deux filles, dès leur plus jeune âge, chacune à leur manière, ont œuvré à leur indépendance et à leur émancipation d’un environnement qui les opprime et dont elles sentent qu’il est injuste envers les femmes. Lila est la première à reconnaître et à nommer les codes de la domination masculine sur les femmes. Elle le fait à sa propre manière, pas comme une intello, mais de manière instinctive et radicale : après la déception causée par une histoire d’amour secrète intense avec un jeune intellectuel, Nino, elle se sépare de son époux autoritaire à l’esprit étroit et décide de vivre en concubinage avec Enzo, un homme qui ne lui offre pas le luxe, mais qui véhicule l’intégrité et la passion politique et, par-dessus tout, qui la respecte. En tant qu’ouvrière, elle repère notamment le sexisme et les autres problèmes auxquels les ouvrières et les mères sont sujettes. Elle les décrit dans un discours qui ressemble au monologue puissant et mémorable de La Classe Operaia va in Paradiso (La Classe ouvrière va au paradis) de Gian Maria Volontè :

Railleuse, elle affirma que sur la classe ouvrière, elle ne savait rien. Tout ce qu’elle connaissait, c’étaient les ouvrières et les ouvriers de l’usine où elle travaillait. Or d’eux, il n’y avait absolument rien à apprendre, si ce n’est la misère. Est-ce que vous imaginez ce que c’est, demanda-t-elle, de passer huit heures par jour immergé jusqu’à la ceinture dans l’eau de cuisson des mortadelles ? vous imaginez ce que c’est, d’avoir les doigts pleins de coupures à force de désosser la viande ? vous imaginez ce que c’est, d’aller et venir dans les chambres froides, à vingt degrés au-dessous de zéro, pour une indemnité de froid de dix lires — oui, dix lires — de l’heure ? et si vous l’imaginez, alors qu’est-ce que vous croyez pouvoir apprendre de gens forcés de vivre ainsi ? les ouvrières sont obligées de se laisser tripoter les fesses par les petits chefs et les collègues, sans moufter. Si le jeune patron a quelque besoin à assouvir, une fille doit le suivre dans la salle de séchage, ce qu’exigeaient déjà son père et peut-être son grand-père. Là, avant de lui sauter dessus, le jeune patron lui tient un petit discours bien rodé sur l’odeur des saucisses et combien ça l’excite. (T. 3, p. 150-151.)

Lila est également la première à comprendre le pouvoir et la fragilité des frontières de genre, lorsqu’elle encourage son beau-frère, Alfonso, à se sentir bien dans sa peau, non conformiste, de gay.

Lenù, de l’autre côté, découvre et s’oppose aux frontières de genre de façon érudite, mais non moins transformatrice. Sa belle-sœur, Mariarosa, lui fait découvrir le féminisme et l’introduit dans un groupe de conscientisation. Lenù est particulièrement marquée par le célèbre texte de Carla Lonzi, Crachons sur Hegel. Dans ce texte, Lonzi questionne la possibilité d’appliquer la dialectique maître-esclave6de Hegel aux rapports homme-femme. Pour Lonzi, les femmes doivent devenir les sujets d’une histoire renouvelée, mettant ainsi fin à cette condition dans laquelle elles ne sont qu’une hypothèse formulée par d’autres.

Comment est-ce possible, me demandai-je, qu’une femme soit capable de penser comme ça ? J’ai passé un temps fou à peiner sur les livres, mais je les ai subis, je ne les ai jamais vraiment utilisés, je ne les ai jamais confrontés à eux-mêmes. Voilà comment on fait, pour penser ! Voilà comment on pense contre. Moi, malgré tous mes efforts, je ne sais pas penser. D’ailleurs, Mariarosa ne sait pas non plus : elle a lu des pages et des pages et elle les cite avec brio, en assurant le spectacle. C’est tout. En revanche, Lila, elle, elle sait. C’est dans sa nature. Si elle avait étudié, elle aurait su penser de cette manière. Cette idée devint insistante. Toutes mes lectures de cette période finirent, d’une façon ou d’une autre, par me ramener à Lila. (T. 3, p. 361.)

La découverte que fait Lenù du potentiel transformateur de la pensée féministe et de la rupture d’avec le genre est bouleversante et pourtant traversée par de fortes contradictions. Ce qui la fascine dans les théories féministes et les groupes de conscientisation, ce n’est pas leurs incidences politiques et leur militantisme, mais la façon dont ce modèle de pensée féminin provoque en elle la même admiration et subalternité qu’elle a toujours ressentie envers Lila. Lenù ne mobilise pas cette nouvelle conscience féministe pour se rapprocher d’autres femmes, mais pour se rapproche de Lila. Contrairement à cette dernière — qui utilise son expérience personnelle de l’inégalité de genre et d’abus au sein de l’usine pour les dénoncer publiquement — Lenù exploite initialement l’expérience publique au sein des groupes féministes pour sa lutte personnelle avec Lila et avec elle-même. Même par la suite, lorsqu’elle décide d’écrire un essai sur l’histoire de la culture occidentale comme culture dans laquelle « les hommes fabriquent les femmes », Lenù nous parle de cette décision en soulignant ses motivations privées et ses ambiguïtés discutables. Elle écrit sur les femmes et flirte avec le féminisme parce qu’elle veut impressionner et séduire un homme, Nino. Elle défend l’empowerment des femmes et laisse pourtant son amant la décevoir et lui manquer de respect par ses nombreux mensonges. Tous les passages sur le rapport de Lenù aux féministes et au féminisme dans les troisième et quatrième volumes sont traversés par l’inquiétude et par les symptômes du syndrome de l’imposteur. En tant qu’écrivaine à succès, elle peut faire croire à ses lecteurs qu’elle a réussi à franchir les frontières du canon littéraire dominé par les hommes — son premier livre était avant-gardiste dans son contenu explicitement sexuel, à la veille de la révolution sexuelle — mais elle ne peut se tromper elle-même. Le sentiment d’insécurité et de manque d’authenticité de Lenù concernant ses qualifications féministes et intellectuelles ne peut, toutefois, être dissocié de sa crise de confiance liée à sa classe. En dépassant les limites de l’ordonnancement de genre, des canons littéraires et même de la respectabilité domestique bourgeoise — elle abandonne son marie et ses filles pour Nino, un amour d’enfance — Lenù exprime son angoisse quant aux frontières incertaines de son identité de classe. L’éducation et le mariage lui ont permis de monter l’échelle sociale et de laisser derrière elle l’environnement ouvrier dans lequel elle était née afin d’embrasser un milieu confortable de classe moyenne. Pourtant, elle se sent toujours étrangère à ces deux classes. Tandis que Lila dissout les marges de son propre corps et craint la désintégration du monde qui l’entoure, Lenù dissout les marges de son identité de genre et de classe. Alors que Lila semble faire face au tremblement de terre qui se produit à l’intérieur et autour d’elle avec robustesse, dans une tentative désespérée de se préserver, elle et son fils, Lenù laisse tout s’effondrer à l’intérieur et autour d’elle : son mariage, sa relation avec ses filles et elle-même.

Et pourtant, Ferrante trouble cette image binaire de Lila l’authentique et de Lenù l’inauthentique par la force de ses propres choix narratifs. La supposément fausse et autodépréciative Lenù n’est-elle pas également celle qui nous parle de ses luttes pour l’authenticité avec une honnêteté passionnée ? Si la solidité de ses convictions inébranlables et de son comportement irrépréhensible lui est déniée en tant que femme qui vit à la limite des hiérarchies de classe et de genre, ce qui lui reste en tant que narratrice est la sincérité : la quête de la vérité malgré la conscience du fait que celle-ci est impossible à atteindre.

Le double et l’étrangeté

Il a été suggéré que la quadrilogie de Ferrante est composée de romans sur le couple, sur un duo inoubliable. Comme Prince Hal et Falstaff, Settembrini et Naphta, les personnages de Ferrante, Lenù et Lila, semblent gravés dans notre mémoire par la force de leur relation quasi symbiotique.

Toutefois, afin de donner tout leur sens à ces romans, particulièrement à leur fin énigmatique, je propose d’envisager Lenù et Lila comme les deux faces d’une même personne ; de penser Lila comme une projection symbolique de l’imagination de Lenù. En ce sens, les romans napolitains peuvent aussi être perçus comme des romans du double et de l’étrangeté, tout comme le William Wilson de Poe et le Dorian Grey de Wilde. Il est bien connu que Freud a lié le thème du double, présent dans la littérature allemande du XIXème siècle, à celui de l’étrangeté7. La présence d’un schème de répétition des mêmes destinées, méfaits et même des noms impliquant deux individus (c’est-à-dire, le personnage principal et son Autre significatif) est ce qui engendre le sentiment inquiétant de quelque chose de non familier, d’étrange. En d’autres termes, ce qui permet à une série d’événements disparates et pourtant répétitifs dans une narration d’être vécue comme étrange est, selon Freud, la sensation qu’il n’y a pas de contingences fortuites, mais des pièces d’un puzzle masquant une signification fatidique. Plus important ici est le fait que, pour Freud, l’étrangeté émerge de l’allusion au fait que l’autre significatif dans le roman n’est pas une vraie personne, mais un automate, ou l’ombre de l’imagination, sur lequel le personnage principal reflète, ou projette, sa propre imagination. Dans cette perspective, on peut difficilement passer à côté de tous les ingrédients de l’étrangeté dans la quadrilogie de Ferrante.

L’amant de Lila l’adolescente, Nino, devient par la suite l’amant puis le compagnon de la Lenù adulte. Le rêve d’enfant de Lila de devenir écrivaine devient, plus tard, la réalité de la vie de Lenù. Lenù et Lila donnent naissance à deux filles vers la même période et Lila nomme sa fille comme la poupée de Lenù, Tina. Les deux petites filles semblent, à leur tour, prendre les mêmes voies que leurs mères : la Tina de Lila est précautionneuse et extrêmement intelligente ; l’Imma de Lenù est, au contraire, relativement banale. Plus important encore, la fille de Lila disparaît dans le néant, tout comme la poupée de Lenù qui portait le même nom avait disparu des années auparavant et n’avait jamais été retrouvée (jusqu’à la toute fin de la quadrilogie). Pourtant, cette série de coïncidences momentanées n’est pas qu’une simple répétition. Chacune se déroule à différentes étapes de la vie de Lila et Lenù. Plus précisément, Lenù « réalise » les rêves de son enfance et de son adolescence — devenir l’amante de Nino, devenir une célèbre romancière — à l’âge adulte. Et c’est au sommet de son succès comme écrivaine et de sa nouvelle conscience féministe que Lenù revit, cette fois-ci indirectement, le complexe d’infériorité de son enfance envers Lila par le biais des rencontres quotidiennes de sa fille avec la talentueuse Tina. C’est sans doute pour cela que Tina doit partir — par deux fois ! La première fois en tant que poupée et la seconde en tant que fille aimée de Lila. Sa présence comme réincarnation du double inquiétant de Lenù se dresse sur le passage de la renaissance de Lenù elle-même.

Pas à pas, Ferrante nous entraîne à travers la rencontre de Lenù avec, et son désir pour, Lila en tant que son double. C’est une rencontre douloureuse et pénible, pourtant elle en a besoin afin de se trouver elle-même. La Lenù de Ferrante ne raconte pas, dans les faits, le chemin vers la découverte de sa propre personne comme une sorte de développement monadique de sa potentialité interne. Lenù l’adulte n’est pas une version améliorée et entièrement épanouie de Lenù l’enfant. La Lenù de Ferrante a plutôt besoin de faire face et de se confronter à Lila, et de reconnaître Lila comme son double (que Lila soit réelle ou fictive importe peu ici) afin de trouver sa propre peau. C’est peut-être pour cette raison que c’est seulement à la fin du quatrième roman, dans les toutes dernières lignes, après qu’elle ait mystérieusement trouvé dans son immeuble les deux poupées perdues de son enfance (sans doute déposées par Lila), que Lenù exprime le doute d’avoir peut-être vécu sa propre vie comme la projection, ou même l’incarnation de la vie de Lila comme son Autre.

Voilà ce qu’elle [Lila] avait fait ! Elle m’avait trompée et m’avait entraînée là où elle voulait, depuis le début de notre amitié. Toute la vie, elle n’avait fait que raconter son histoire de rédemption, en utilisant mon corps vivant et mon existence. (vol. 4, p. 550.)

La découverte déroutante des deux poupées que Lenù pensait avoir perdu à jamais met en lumière le côté obscur de la disparition de Lila. « Maintenant que Lila s’est montrée aussi nettement, il faut que je me résigne à ne plus la voir » (p. 350.), écrit Lenù dans une touchante séquence finale. Maintenant que Lenù voit clair dans le mensonge originel de Lila, qui a été décisif dans leur longue amitié, elle comprend également que Lila ne peut plus revenir. Ou peut-être que les deux poupées ne sont que des métaphores de la relation de Lenù avec Lila comme sa projection symbolique. Ce qui est révélateur, en effet, c’est que Lenù installe les poupées « le dos contre [ses] livres » tout en les examinant avec soin et en réalisant à quel point elles étaient misérables et laides. Maintenant qu’elle peut, enfin, vivre dans sa propre peau, Lenù est prête à voir les deux vieilles poupées ensemble comme les deux faces en conflit de sa propre personnalité. Elle est prête à les voir comme des reliques de ce passé dans lequel elle était une pauvre fille venant de l’enfer du sud italien. En opposition à ce passé, elle peut désormais affirmer son présent comme écrivaine à succès.

Quelle que soit la signification de la réapparition inattendue des poupées, on se retrouve avec un fort sentiment de nostalgie et de confusion. On comprend qu’il n’y a pas de vérité simple ou à sens unique qui puisse finalement être révélée : « la vraie vie, une fois passée tend non pas vers la clarté, mais vers l’obscurité », comme nous le dit Ferrante dans ces dernières lignes denses du livre. Se trouver à travers la rencontre avec le double — et perdre la puissante projection du soi que le double représente une fois que sa présence n’est plus nécessaire — ne signifie pas que l’on trouve une vérité stable sur laquelle s’appuyer.

 

Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.

Texte initialement paru dans la revue Viewpoint.

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  1. Pour un aperçu de la vie et de l’œuvre de Fortini en anglais, voir : Franco Fortini, The Dogs of the Sinai, trad. : Alberto Toscano, Londres, Seagull Book, 2013 [N.d.T. : pour la version française, voir : Franco Fortini, Les Chiens du Sinaï, trad. : Thérèse Salviat, Paris, Editions Albatros-Editions de l’Étoile, 1979] et A Test of Powers. Writings on Criticisms and literary Institutions, trad. : Alberto Toscano, Londres, Seagull Books, 2016 []
  2. La phrase d’Adorno a été traduite de nombreuses manières en anglais. Toutefois, l’une des citations les plus utilisées est : « There is no right life in the wrong one » [N.d.T. : pour la version française, nous avons fait le choix de traduire « richtiges Leben » par « vraie vie », afin de rester le plus proche possible de la traduction anglaise utilisée par Farris]. Voir : Theodor Adorno, Minima Moralia: Reflections on a Damaged Life, trad.: Edmund F.N. Jephcott, Londres, Verso, 2005. []
  3. Elena Ferrante est le pseudonyme de l’autrice de ces romans, dont la véritable identité est inconnue. []
  4. N.d.T. La traduction française des romans, signée par Elsa Damien et parue aux éditions Gallimard, traduit le terme « smarginatura » par « délimitation ». Or, ce néologisme italien d’Elena Ferrante renvoie explicitement à une dissolution des marges, à une perte des limites. Par conséquent le terme de « délimitation » — qui signifie à l’inverse « poser des limites » — nous semble contradictoire et inapte à saisir l’expérience vécue par le personnage de Lila. C’est pourquoi nous ne l’utilisons pas ici et lui préférons le terme de « dissolution des marges », plus proche de la traduction anglaise des romans, qui traduit smarginatura par « dissolving marges ». []
  5. La notion de mutation anthropologique chez Pasolini a été élaborée dans une série d’articles publiés entre 1974 et 1975 dans le journal Il Corriere della Sera et dans Il Mondo. Il s’agit de : « Gli italiani non sono più quelli », Corriere della Sera, 10 juin 1974 ; « Il potere senza volto », Corriere della Sera, 24 juin 1974, « Ampliamento del ‘bozetto’ sulla rivoluzione antropologica in Italia », Il Mondo, 11 juillet 1974 ; « Il vuoto del potere in Italia », Corriere della Sera, 1er février 1975 ; « Abitura dalla Trilogia della vita », Corriere della Sera, 9 novembre 1975. []
  6. N.d.T. : traduit, dans la version française du roman, par « dialectique patron-serviteur ». []
  7. Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1973. N.d.T. : chez Freud, le terme utilisé est « Unheimlich », terme qui n’a pas de véritable équivalent en français. []
Sara Farris