La poétique transitive d’Allan Sekula : métonymie et métaphore dans Lottery of the Sea, Ship of Fools et The Dockers’ Museum

Photographe, cinéaste et théoricien de l’art, Allan Sekula n’a eu de cesse dans ses œuvres d’interroger le langage pictural du capitalisme et les problèmes de représentation soulevées par les processus de réification de l’expérience sociale. Déployant une approche matérialiste de l’image artistique en tant qu’insérée dans le tissu des rapports économiques et politiques, il a pris pour objet de ses créations The Lottery of the Sea, Ships of Fools et The Docker’s Museum l’industrie maritime comme prototype du marché mondial. Dans cet essai, Gail Day analyse les politiques de la métaphore et de la métonymie à travers lesquels Sekula s’attache à ramener la logique « sous-marine » du capitalisme à la « surface de la conscience ».

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Allan Sekula a toujours porté une attention soutenue aux formes rhétoriques et au fonctionnement des tropes, non seulement dans leur aspect limité de figures de langage, mais également dans leur prolongement d’outils épistémologiques modelant la façon dont nous appréhendons notre relation au monde. En s’appuyant sur Lottery of the Sea, Ship of Fools et The Dockers’ Museum, cet essai est une réflexion sur les premières manifestations d’intérêt de Sekula pour la métaphore et la métonymie et leur résonance dans sa pratique artistique des années ultérieures. Les analyses de l’histoire de la photographie auxquelles s’est livré Sekula à ses débuts ont été marquées par l’approche de Roman Jakobson, lequel associe la métaphore à la poésie et la métonymie à la prose réaliste et au cinéma. Tandis que la métaphore substitue ou transpose une qualité d’une entité à une autre afin de souligner leurs similarités, « l’orientation » tropique de la métonymie procède par liens et exploite des proximités immédiates, des concomitances, des contiguïtés et des relations associatives.

Dans les années 1970, Sekula a fait partie de ces intellectuels qui s’opposaient au « culte de la métaphore » libéral humaniste qui caractérise la poésie symboliste et moderniste et associaient la métaphore à l’idéologie bourgeoise. Pourtant, il ne faudrait pas mésinterpréter la préférence durable de Sekula pour la métonymie. Progressivement, l’analyse de Jakobson n’a plus été perçue comme une dichotomie entre métaphore et métonymie, mais comme une distinction fonctionnelle. Dans un article de 1974, « On the Invention of Photographic Meaning », Sekula remet en cause cette opposition même, contestant le « folklore binaire », qu’il s’agisse du mythe populaire « symboliste » (associé à la métaphore) ou du mythe populaire « réaliste » (associé à la métonymie)1. En 1983, s’exprimant sur l’œuvre de Nadar, Sekula va plus loin en assujettissant la métaphore et la métonymie aux croisements dialectiques2. Le traitement plus complexe et plus fluide de ces tropes allait s’avérer incitatif pour sa pratique artistique ultérieure. Plus de dix ans après, il décrit spécifiquement Fish Story comme « une “poétique” de photographies descriptives séquencées3 ». En 2012, il insiste sur son choix d’une « poétique de la prose4 ».

Sekula concevait cette poétique réaliste comme une pratique constructive visant à retrouver des liens escamotés par le capitalisme et à corriger l’hypostatisation de l’expérience et de la compréhension qui accompagne l’organisation moderne de la production des biens de consommation, dans laquelle d’énormes distances séparent les produits finis des processus de travail qui entrent dans leur fabrication. Il s’est alors donné pour but de lutter contre le « fétichisme des biens de consommation », de s’opposer à « l’affaiblissement ou la rupture de la métonymie » dans le capitalisme et de rendre ces liens « métonymiquement accessibles5 ». Le capitalisme est perçu comme un système provoquant un « trouble de la contiguïté », à l’image de l’aphasique qui, selon Jakobson, présente une « carence du contexte6 ». Et en développant sa poétique réaliste, parallèlement aux métonymies et aux synecdoques de « la relation de contiguïté » jakobsonienne, Sekula cherche aussi à embrasser les métaphores et les comparaisons. Comme il le fait remarquer, c’est souvent par le biais de quelque « sursaut de l’imagination7 » que nous parvenons à saisir les connexions. Les tropes deviennent des outils permettant d’analyser comment s’opèrent la production, la distribution et la transmission du sens dans le langage, les images, les objets et leurs institutions. À l’aide de ces tropes, Sekula analyse le pouvoir tant cognitif qu’idéologique véhiculé par les débris sémiotiques du capitalisme, ses cultures matérielles et ses gages de pratique sociale.

Lottery of the Sea

Réalisé par Sekula, ce film de trois heures appartient au cycle d’œuvres qui explorent l’économie et les représentations de la mer tout en dénonçant les conceptions « dématérialisées » du capitalisme. Découpé en douze épisodes, dont le titre se limite à un lieu et à une date, le film est constitué d’un assemblage de scènes tournées entre 2001 et 2004 au Japon, en Grèce, en Espagne, aux États-Unis, au Panama, au Portugal et en Hollande. Il exploite une série de réflexions sur l’ouvrage d’Adam Smith, La Richesse des nations, dans lequel l’auteur reconnaît que l’économie maritime est le prototype du marché du travail mondial, des dangers physiques auxquels sont confrontés les marins qui se battent contre les éléments aux paris financiers auxquels se livre le capital. Ce thème revient souvent : des promoteurs immobiliers texans se lancent dans une opération en Catalogne ; des ouvriers travaillant à bord de navires transportant du gaz et des produits chimiques mettent en danger leur santé ; des marins en retraite jouent aux dominos ; le mot « SUERTE » (chance) brille sous les lumières d’une machine à sous ; le gouvernement espagnol fait le pari du mensonge et perd. Et Sekula compare explicitement le risque économique à la catégorie esthétique du sublime.

Devant l’énormité de la situation, les gens s’évertuent à trouver un sens aux choses. Le film est émaillé de scènes montrant des visiteurs (ainsi que l’appareil photo de Sekula) examinant des maquettes de ports ou de la zone du canal de Panama, objets complexes, à la fois sculpturaux et picturaux, qui visent à donner un aperçu de l’ensemble. Sekula revient sans cesse sur les ressorts de la dissimulation et sur la distance entre l’apparence et sa constitution sociale. La grécité des navires grecs disparaît derrière des pavillons d’emprunt ; « le port se replie dans une invisibilité forcée » ; des marchandises sont cachées dans des conteneurs « Evergreen » ; pendant ce temps, les minerais en vrac, « informes », échappent simplement à toute identification. Le thème de la dissimulation va plus loin. À Barcelone, le chien d’un manifestant porte un ruban avec l’inscription « MENTIDA » (mensonge) tandis qu’une affiche annonce le « Forum du mensonge » ; en Galice, des militants réclament la verdad (la vérité). Sekula a inclus un extrait en noir et blanc d’une scène dans une taverne (tirée du film Jamais le dimanche) [Poté tin Kyriaki, 1960]. Lorsqu’on lui demande s’il compte rester longtemps en Grèce, l’homme (interprété par le réalisateur Jules Dassin) répond sur un ton hésitant : « Peut-être bien… Je cherche quelque chose… » Ce « quelque chose » est présenté comme un objet amusant et embarrassant. Quand la femme à laquelle il s’adresse le presse d’en dire plus, il répond : « Vous me promettez de ne pas rire ?… Je suis venu en Grèce pour… pour trouver la vérité. »

Le comique joue sur deux registres : dans le film lui-même, il naît de la relation entre les deux personnages. Mais il est aussi dans le propos de Sekula qui saisit l’occasion pour railler l’interdiction postmoderne de l’engagement. Abstenez-vous d’obéir au nouveau code du relativisme ironique (orchestré, comme l’a un jour formulé Sekula, par la « police pour rire8 ») et vous risquez de devenir un paria. Comme l’homme du film, vous serez peut-être taxé de malade mental. Vous vous sentez perturbé, avant de le devenir bel et bien ; vous souffrez alors de tics bizarres, tandis que votre élocution se fragmente et que vous vous mettez à bégayer. Ce dangereux pari pour retrouver la vérité – dangereux en raison du risque d’y perdre sa cohérence – est également présent dans d’autres œuvres de Sekula : l’équipage de militants de l’ITF9 à bord du Global Mariner est assimilé à la « nef des fous ». La recherche de la vérité, la résolution d’énigmes et les risques qu’elles impliquent sont un thème présent dans tout le film, comme les dérapages ou les élisions entre Darstellungen [représentations] et Vorstellungen [conceptions]. Outre qu’il nous rappelle les « forgotten spaces » (espaces oubliés) et dénonce ce qu’il en est vraiment de la distribution mondiale des produits marchands et de la main-d’œuvre concernée, Lottery of the Sea est une réflexion sur ce qu’on qualifie de « modèle approfondi », modèle associé à ces grandes figures de la « critique éclairée » que sont Marx et Freud et victime de l’amnésie forcée imputable à certains courants de la théorie culturelle de la fin du XXe siècle.

Sekula fait preuve d’une remarquable fidélité à une approche qui va à l’encontre de l’idéalisme et se veut explicitement matérialiste, politique et concrète. L’œuvre d’art, la place du photographe dans le monde, l’acte de photographier : tous sont conçus comme des phases d’énonciation dans les échanges sociaux du quotidien, des positions politiques contestataires et des paris dont l’issue n’est pas garantie. Cette compréhension dialogique obéissant à des motivations d’ordre social, née de la proximité de vues de Sekula avec Mikhaïl Bakhtine et Valentin Vološinov, doit également être cernée comme porteuse d’implications épistémologiques et représentationnelles. Ainsi que l’a écrit Sekula, la photographie « gomme ses origines le plus souvent sociales et dialogiques en figeant l’instant10 ». Le recours à l’essai filmé dans Lottery of the Sea est particulièrement bien adapté en ce qu’il permet à Sekula de se réapproprier le dialogique social refoulé : la superposition spatiale et diégétique qui découle du montage vidéo permet d’articuler les connexions. Je dois préciser, cependant, que ni le film ni la vidéo ne génèrent en tant que tels ces instants figés. Il ne suffit pas de tourner le dos à la photographie pour résoudre le problème que soulève Sekula. Ce qu’il a en tête, c’est l’hypostase sociale, sachant qu’un travail qui s’étale dans le temps n’est pas intrinsèquement immunisé contre les problèmes de représentation que pose la réification. Confronté à de multiples formes d’immobilisme, il tente d’appréhender la pétrification des processus sociaux. La « vérité ne naît pas d’elle-même11 », remarquent Allan Sekula et Noël Burch ; comme l’énigme de la valeur des produits marchands qu’explore Marx dans Le Capital, elle « doit être traitée à la manière d’un puzzle ou d’un mystère ; d’un problème à résoudre12 ».

L’intérêt de Sekula pour une contre-criminalistique passe par le dévoilement des liens causaux brisés ou affaiblis et la réhabilitation des médiations disparues. Dans Lottery of the Sea, tout comme dans la théorie freudienne du retour du refoulé, certaines choses remontent constamment des profondeurs : des sous-marins émergent à la surface de l’océan ; en Californie du Sud, des fosses de bitume suintaient à la surface à l’époque des Gabrieleños, nous apprend-on ; en Galice, un homme remarque qu’à l’issue d’une marée noire, le pétrole ne cesse de revenir ; et Sekula nous rappelle les combats menés par les mouvements clandestins latino-américains contre Noriega et les États-Unis, tandis que nous devinons la résistance émanant d’une chanson populaire sur les lucioles. Tel un monstre marin humanoïde, Sekula en personne émerge de l’océan, pour confronter sa caméra à son appareil photo. Peut-être cette interprétation a-t-elle des allures excessives ? C’est pourtant Sekula qui a cité un jour cette remarque de Walter Benjamin, selon laquelle la culture demeure réifiée tant que nous n’abordons pas les choses et les faits dans une perspective politique ; tant que les résidus des choses et des faits ne franchissent pas « la surface de la conscience13 ». La surface de la mer prend ainsi la forme d’une métaphore de la conscience, entre autres, et nous découvrons les interconnexions récurrentes entre connaissance, reconnaissance et résurgence et la réflexion sur la pratique politique et l’insurrection populaire.

Lottery of the Sea a également recours aux relais et aux transferts métonymiques. Il y a bien sûr l’intérêt de Sekula pour cette capacité qu’a la photographie à indexer « une référentialité sociale inévitable » et sa propension à « trafiquer »14. Ce faisant, des relais se mettent en place d’un épisode à l’autre : du pétrole au commerce, à l’armée, à l’environnement. Nous prenons conscience des liens entre différents secteurs d’activité, différents lieux et différents moments de l’histoire. Sekula pointe du doigt « l’argent qui circule dans le sillage des marées noires ». Et il commente la « pseudo-révélation de l’agora », où « tout est frais, mais mort ». Nous voyons de la viande sur les étals d’un marché de l’Athènes moderne, mais la notion d’agora se démultiplie : elle ne se limite plus seulement à la vente à l’étalage, mais s’étend désormais au domaine public ; elle est le lieu du demos, du dialogue et des affrontements rhétoriques – toutes ces observations étant encadrées par la réflexion de Sekula sur la pensée d’Adam Smith. Les remarques sur la chair crue et sur l’aspect physique de son maniement se muent en un propos sur la rencontre entre la vie et la mort. Il ne s’agit pas d’une obsession existentielle, cependant Sekula s’intéresse davantage à la façon dont l’avidité des marchés aboutit à une « pétrification » de la vie ; et aux va-et-vient du capital entre dépendance matérielle et répulsion simultanée à l’égard du sang et des viscères. C’est ainsi qu’un marché d’Athènes de décembre 2003 devient le symbole d’un autre marché, abstrait celui-là. Plus tard, nous voyons des images de manifestations contre l’implantation d’un complexe luxueux dans l’ancien quartier industriel de Barcelone et d’un centre de loisirs baptisé « Le Forum » ; les manifestants passent devant un panneau d’affichage où l’on voit l’image d’un bébé assortie du slogan « Ici on crée de la vie ». Plus tard encore, déployant un sens de l’ironie par l’absurde, Sekula suit l’exposition interactive du Forum sur le thème : comment devenir « hyper-activiste ».

Le format de l’essai, qu’il s’applique à un film ou à une vidéo, est souvent associé à la logique associative, à ses chaînes métonymiques et à ses digressions, à la jonction entre la scène immédiate et une réflexion qui prend forme sur sa place dans un contexte social plus vaste. Lottery of the Sea construit un raisonnement dialectique dense, au travers duquel Sekula parvient à soumettre notre regard aux rythmes temporels de son observation critique selon un cheminement plus difficile à orchestrer avec des photos et un texte. La vidéo prolonge la plasticité esthétique et la polyvalence de sa prose. Mise en valeur par la combinaison de matériaux visuels, sonores et auditifs, la stratégie essayiste facilite le récit discursif. Elle semble particulièrement bien adaptée à l’analyse des contradictions sociales dans sa capacité à traiter simultanément ce qui peut être vu et dit et ce qui ne peut pas l’être, ou à faire renaître ce qui sombre dans l’oubli. Grâce à sa structure filmique, Lottery of the Sea paraît s’étoffer par accumulation et agrégation. Le montage rigoureusement chorégraphié et énergique qui caractérise le début du film cède la place à des séquences plus lentes, moins denses, dont nous reconnaissons les motivations intellectuelles plus larges, mais sur un tempo ralenti.

Un des épisodes – une séquence vidéo réalisée en parallèle au travail photographique de Sekula Marea Negra (2002-2003) – suit les conséquences d’une marée noire au large de la côte nord de l’Espagne. (Comme le dit le prologue à The Forgotten Space, « on ne se souvient de la mer que lorsque survient une catastrophe maritime et que déferle une marée noire ».) Dans ces scènes en Galice, nous observons le travail méticuleux des volontaires tandis qu’ils essaient de dépolluer les côtes souillées par le pétrole. Avec pour tout équipement leur personne et des outils rudimentaires, les habitants, l’armée et les écologistes tentent de nettoyer les dégâts : ils ratissent la surface de la mer et les plages, sondent les fissures des rochers de leurs doigts et s’efforcent d’exploiter les propriétés d’agrégation du pétrole pour former des boulettes. Le ralentissement du rythme, l’absence de commentaire et la réduction du son d’ambiance à un bourdonnement de fond contribuent à communiquer les frustrations de leur tâche impossible. Ils nous permettent aussi de détecter d’autres niveaux de transfert métonymique. Nous sommes témoins de la coopération sociale tandis que des paniers passent de main en main le long de chaînes humaines. Nous sommes également amenés à y voir une thérapie homéopathique grotesque : presque tous les objets qui servent au nettoyage sont eux-mêmes du pétrole, des produits du pétrole : le carburant qui fait fonctionner les tracteurs ; les bâches en plastique étalées au sol ; les sacs-poubelles et les récipients destinés à recueillir le goudron ; les combinaisons de protection blanches et les masques de sécurité portés par les volontaires ; l’adhésif utilisé pour sceller leurs bottes et leurs vêtements. Ce que nous voyons dans ces scènes « n’existe pas en soi », mais se ramifie simultanément au-delà d’un caractère strictement factice. À la messe de Noël, il n’est fait aucune allusion au désastre qui consume la vie des habitants et des volontaires. Le prêtre, nous dit-on, « ne trouve pas de lien avec les Évangiles », démontrant une incapacité à ne serait-ce que prolonger une abstraction théologique au moyen d’une allégorie didactique ; le silence comme idéologie et échec figuratif. À défaut, la voix off de Sekula énonce le chaînon manquant entre cette tragédie locale et le contexte économique mondial : « La nuit de Noël, la compagnie suisse qui a affrété le navire est dissoute et reconstituée sous un nouveau nom, cassant ainsi le lien avec TNK, la maison mère russe. »

L’association va au-delà et passe d’un plan cognitif et interprétatif à un plan politique et organisationnel. À Barcelone, un docker et militant syndical remarque que « ses collègues et lui sont le dernier maillon de la chaîne du commerce mondial ». Il décrit ensuite l’évolution du syndicat, qui a débuté localement et a pris une dimension transnationale. Et il explique que ses adhérents sont solidaires du corps collectif du syndicat. La multiplication d’« associations » et d’« assemblées » métonymiques (qui se situent au niveau et du contenu et de la forme), assortie de l’expression métaphorique « d’en bas », implique des modèles de transformation sociale. Vues sous cet angle, les temporalités cumulatives plus lentes des connexions métonymiques (la construction d’un mouvement ou les modèles de coopération sociale alternatifs) défient et relient les brusques transpositions « métaphoriques », les étincelles « événementielles » et les « bonds du tigre », les insurrections non anticipées, les mutineries et la « menace de révolte des ponts inférieurs15 ». D’un point de vue esthétique, les longs détours épiques défient et relient les associations dramatiques et les entrelacent ; le narratif et le descriptif ; les outils du réalisme et ceux du montage. Du subaquatique au subversif, Lottery of the Sea pose la question politique de ce que signifie sub-vertir et de ce que cela nécessite.

The Dockers’ Museum

Généralement exposé à côté des photographies de Ship of Fools, The Dockers’ Museum se compose d’une collection de cartes postales, reproductions de photographies, souvenirs et objets kitsch, achetés sur Internet et dont la mise en place varie en fonction du lieu d’exposition. Prolongement d’autres recherches sur l’activité et la représentation portuaires, l’œuvre s’inscrit dans un vaste projet de Sekula – (re)construire et révéler des métonymies sociales. La première version au M HKA comprenait par exemple une page en noir et blanc d’un numéro de 1955 de Fairplay (hebdomadaire de la marine marchande), se targuant de prouver que la gestion économique efficace des marchandises, les services de qualité et les compétences de la main-d’œuvre portuaire se combinent pour faire d’Anvers « le port le plus rapide d’Europe » ; un modèle en plastique grandeur nature d’une colonne vertébrale et d’un pelvis humains ; une tasse décorée d’un personnage plutôt pitoyable enfouie sous plusieurs petits sacs en toile de jute ; une lithographie du XIXe siècle tirée des pages de l’hebdomadaire The Illustrated London News, représentant une scène imaginaire de la visite d’Albrecht Dürer à Anvers en 1520 ; une image, provenant également d’une revue, montrant la sculpture de Constantin Meunier représentant un docker d’Anvers dans le style du réalisme social  ; une carte postale en noir et blanc d’une otarie du zoo d’Anvers se reposant sur le bord d’un bassin ; un timbre commémorant le Congrès mondial d’espéranto de 1928 à Anvers ; une carte postale de la Hanse Haus, pavillon de style moderniste en forme de bateau (exposé par les villes de Brême, Lübeck et Hambourg à l’Exposition internationale de 1930 à Anvers à l’occasion du centenaire de la naissance de l’État belge).

De nombreuses pièces ont été choisies en concertation avec la ville de Santos, alors que Sekula se préparait à présenter Ship of Fools à la Biennale de São Paulo en 2010. Parmi les objets retenus, une vieille carte postale teintée, sur laquelle on voit un navire, un entrepôt sur les docks, une grue et un rang de portefaix tenant de grands sacs. Figurait également une photo théâtrale en noir et blanc (photographie du tournage de la comédie musicale américaine Rio, rythme d’amour (The Thrill of Brazil, 1946). Ou encore un ensemble de huit petites photographies énigmatiques, qui semblent avoir été prises par un voyageur aventureux, ou un anthropologue peut-être, au cours du XIXe siècle, représentent paysages et scènes de vie sur les côtes : plages, végétation tropicale, canoës, huttes, linge qui sèche, femme dans l’encadrement d’une porte. On trouvait aussi une vieille gravure de Santos à l’époque des bateaux à voiles, d’après une photographie de Marc Ferrez, comprenant un embranchement ferroviaire en construction, une équipe de marins au travail, de grumes à terre et d’autres empilements de matériaux, des isthmes boueux, des passerelles de bois branlantes permettant un accès précaire aux vaisseaux ancrés dans les eaux navigables.

Ici et là, un titre sur une carte postale ou une gravure apportait un certain nombre d’explications, mais il n’y avait généralement pas de légendes, de sorte que les visiteurs étaient face à des objets plus ou moins muets, regroupés dans un arrangement déroutant. Néanmoins, il suffisait de se poser quelques questions pour trouver un fil conducteur et, en prenant le temps de réfléchir, les objets eux-mêmes devenaient porteurs d’indices. Il était souvent possible de saisir la signification d’un élément en déchiffrant la catégorie ou le genre de manière abstraite même si son identité précise demeurait incertaine. De la comparaison implicite née du positionnement de l’image de la sculpture de Meunier à côté de l’otarie résultait une plaisanterie visuelle : leur association à l’eau ; l’unité résultant de formes semblables ; la résonance entre la brillance du bronze et le lustre d’une fourrure lisse. Des thèmes reconnaissables émergeaient : l’intégration mondiale des économies ; le rôle bénéfique joué par la Ligue hanséatique en faveur d’Anvers et du port écossais de Leith ; l’histoire des liens coloniaux entre le Portugal et le Brésil ; le régime du travail dans le domaine de l’exportation ; le rôle de la fabrication des images elle-même dans la constitution de l’imaginaire du capital.

Les différentes époques de Santos

Les affinités qu’entretiennent Ship of Fools et The Dockers’ Museum vont bien au-delà de leur proximité dans les expositions et se manifestent de façon plus directe et systémique avec les ajouts de 2010 à Ship of Fools – le cycle d’épreuves chromogéniques que Sekula a réalisées à Santos. Dans la séquence Sugar Gang (Santos) [Les hommes du sucre (Santos)] un arrivage de sucre blanc cristallisé est en cours de chargement sur un cargo. Quatre hommes s’y emploient, qui empilent des sacs à côté d’un camion benne. Les hommes ne regardent pas l’appareil photo. L’objet de leur attention, c’est le mur qu’ils édifient, à raison de trois piles, chacune composée de onze sacs de cinquante kilos. Les sacs sont placés sur une nacelle, prêts à être treuillés dans la cale du navire. Derrière eux, le long du quai, on distingue d’autres chargements qui attendent d’être hissés à bord. L’équipe reçoit la visite d’un cinquième homme. Il est en partie vêtu de l’uniforme bleu vif porté par trois des ouvriers et arbore un chapeau de cow-boy rouge. Sekula a toujours été attentif à la subtilité des gestuelles et, à en juger par le comportement du personnage et la manière dont les autres hommes réagissent à ses interventions, on devine qu’il s’agit du chef, autrement dit du contremaître, celui qui organise et contrôle les préparatifs de chargement.

Sekula nous emmène dans l’une des plus anciennes zones du port : le quai est pavé, et l’on aperçoit un vieux bâtiment au loin. L’entrepôt sur la droite fait partie de ceux que l’on voit généralement sur les photographies du port de Santos à ses débuts (beaucoup sont conservées à la Prefeitura de Santos) ; ces entrepôts sont également visibles sur la carte postale teintée mentionnée plus haut. Prise vers 1908, selon les estimations, elle présente un point de vue semblable à celui de Sekula (mais du côté opposé), orienté dans le sens de la longueur, là où le navire est parallèle au quai. Nous voyons une file de porteurs debout sur l’appontement et le long de la passerelle du navire. Ces bêtes de travail bipèdes se servent de leurs épaules et de leur tête pour porter deux sacs à la fois. Nul doute qu’on les a fait poser ainsi, dans une posture statique face au photographe, qui contraste avec le Sugar Gang de Sekula. Ces hommes portent du café – principale exportation de Santos jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le thème de l’« embarque de café » (chargement du café) caractérise de nombreuses photographies du port du début au milieu du XXe siècle et le chef manutentionnaire portant un sac de café était devenu l’image symbole de Santos. Les photographies de ce type constituaient une entreprise commerciale en soi. En passant en revue les images d’archives du vieux port, on remarque qu’un nombre significatif d’entre elles valorisent les exploits de travailleurs capables de porter trois, quatre, voire cinq sacs à la fois. De fait, nous voyons un de ces hommes au premier plan de la photographie teintée dans The Dockers’ Museum. Il s’agit presque certainement de Jacinto, le légendaire « Samson des quais », objet de toute l’attention d’un grand nombre de photographes, dans une symbiose entre ouvrier, photographe et spectacle du travail, de nature à séduire l’intelligence critique de Sekula.

Dans la première moitié du XXe siècle, Santos était un port connu pour sa très faible mécanisation. La plus-value provenait de moyens souverains, et s’appuyait sur la force de travail à laquelle venait s’ajouter un réservoir de main-d’œuvre de remplacement apparemment inépuisable. Les plantations de café à l’intérieur des terres et les industries d’exportation associées attiraient quantité d’ouvriers migrants, dont beaucoup débarquaient dans le port de Santos, faisant de la force de travail l’un de ses principaux produits d’importation, soigneusement caché derrière l’euphémisme de « passagers ». Au milieu du siècle, le portage physique fut remplacé par le novo sistema de embarque (nouveau système de chargement) – ensemble de techniques que nous voyons dans Sugar Gang – utilisant des engins de levage et des véhicules motorisés. Non sans ironie, la carte postale teintée montre déjà, derrière la file de porteurs de sacs, exactement au point de fuite de la photographie, l’une des premières grues à vapeur. Et certes, les images d’archives de l’époque donnent à voir une seconde démonstration de force, parallèlement à celle de Jacinto, qui transfère le chargement des marchandises des humains aux machines. Ce « technototémisme » se compose d’une salve de représentations fétichistes (images, termes, données statistiques), « mélange de propagande pour les transports maritimes et de fantasme touristique16 », auquel s’attaquent les projets maritimes de Sekula. On remarque également que l’artiste évite d’inonder The Dockers’ Museum de cartes postales du type Jacinto, refusant ainsi de céder à la facilité. Plutôt que de tout bonnement réactiver le fétiche du capitalisme, il préfère le mettre en scène dans ses diverses formes : depuis les « masques » ou « faciès » anthropomorphisés d’Engine Room Eyes [Les yeux de la salle des machines] jusqu’aux talismans fabriqués en masse qui tournent en rond sur un tapis roulant dans Lottery of the Sea.

Sekula rassemble ici divers aspects du « langage pictural17 » du capitalisme. La gravure d’après une photographie de Ferrez citée plus haut nous ramène aux environs de l’année 1870, avant la fondation de la Vieille République (1889), à une époque où les plantations s’appuyaient encore sur l’économie esclavagiste et où les capitaines préféraient éviter Santos, « port de la mort » associé aux épidémies de peste bubonique et de fièvre jaune. C’était avant la construction des quais et vingt-deux ans avant l’inauguration du port. De nombreuses images de The Dockers’ Museum mettent l’accent sur le chantier de construction et la manutention des marchandises, mais il s’agit souvent de photographies « officielles ». Ferrez, par exemple, a travaillé pour la Commission géologique impériale pour photographier l’intérieur des terres et rendre compte de la construction du chemin de fer. Dans le même temps, la carte postale teintée, elle-même produit d’un nouveau secteur de la photographie – les souvenirs de voyage –, appartient à un type d’images dans lequel l’adhésion des photographes indépendants à l’idéologie des propriétaires de ports était moins immédiate. C’est donc à nous de décrypter les scènes présentées dans ces photographies. Et quand nous avons déchiffré le langage pictural du capitalisme et saisi la dimension du travail, il nous faut encore comprendre le fait que les ouvriers, ou les signes de leurs efforts, sont bien présents. Eux aussi ont un caractère fétichiste. À l’aide d’images ou d’objets trouvés d’une autre époque et de ses propres photographies, Sekula dénaturalise le langage pictural. Pourtant, faisant écho à la posture de la sculpture de Meunier en raison de la ressemblance visuelle, le ballet des dockers dans les photographies du tournage de Rio, rythme d’amour, traduit le contrapposto exagéré d’un ouvrier qui s’arrête et réfléchit en un mouvement hypermécanique « représentant » le travail proprement dit, mais fantasmé (dans la perspective du taylorisme nord-américain) en ornement de masse masculin. Cette comparaison nous permet d’établir un lien, mais aussi d’en percevoir les limites.

Working (Santos) [Travail (Santos)] montre une des phases finales du processus de chargement qui a débuté avec le gang sur le quai. Sekula est positionné juste au-dessus de la cale et derrière l’ouvrier. La profondeur de champ est réduite et le cadre entièrement occupé par les sacs de denrées qui en occupent toute la largeur, la marchandise obstruant sa (et notre) vision, quasiment de la même manière que les sacs de café étouffent la triste petite tasse dans The Dockers’ Museum. Dans cet arrière-plan, la colonne vertébrale de l’ouvrier se prolonge ou est prolongée par le palan. Nous pensons à la maquette du chiropracteur, ou aux vertèbres des quatre bacalhaus, morues salées et séchées dont se nourrissaient les flottes coloniales du Portugal, anthromorphisées et « crucifiées » pour l’exposition de Lisbonne. La tension des cordes fait écho à l’effort exercé par le corps humain. Mais bien que servant de métaphore visuelle au corps en action, les sacs s’affaissent sur le palan. Par conséquent, la configuration de l’image tout entière vacille, suggérant une fosse commune ou les corps entassés dans la cale pendant le « passage du milieu », le sucre ou « or blanc » remplaçant physiquement les esclaves qui le récoltaient lors du trajet vers l’est des navires.

Même si elle domine l’image, cette « colonne vertébrale » géante n’est rien de plus qu’un « voir comme ». Les mécanismes de l’action sont faussés. Les « muscles » métaphoriques sont plus tassés que bandés. Il manque également la combinaison de tension et de pression caractéristique de la colonne vertébrale humaine ; le potentiel de flexion, de rotation et de mobilité du corps humain ; ses aptitudes à agir et réagir, équilibrer et rééquilibrer, compenser, et sa réactivité à toutes les décisions et évaluations indispensables, la clairvoyance qui préside à la répartition des marchandises dans le cargo afin d’éviter qu’il ne chavire. Nous avons tendance à oublier, bien sûr, que la grue est contrôlée par un ouvrier qui mobilise un ensemble de facultés mentales et motrices différent ; et que la machine elle aussi résulte d’une somme d’interventions humaines préalables. Dans Working (Santos), le travail vivant fait face au poids littéral et métaphorique du travail mort, au gel d’autres modes de travail « disparus ».

Bien que le café continue à transiter par Santos, c’est le sucre qui est roi désormais – sucre cristallisé et éthanol. Le premier est de plus en plus souvent expédié en vrac plutôt qu’en sacs, arrivant par voie de chemin de fer ou dans des camions de gros tonnage. Entreposée en montagnes instables dans des installations dédiées au vrac, la marchandise est déplacée par des tracteurs et livrée aux navires sur des tapis roulants. L’année où Sekula était à Santos, Emma Lynch, photographe de BBC News, a mené une enquête montrant comment la superposition de méthodes ultramodernes à une vieille infrastructure freine l’expansion du port. Celui-ci étant incapable de gérer les volumes de marchandises en provenance de l’intérieur, les camions de livraison sont placés en attente dans la ville, où ils forment des queues interminables (cette paralysie a pris une nouvelle ampleur en 2013 : des chauffeurs routiers ont été placés dans des « camps » des jours durant en attendant que leur chargement puisse être accepté au port ; et le Brésil n’étant pas à même de respecter les termes du contrat, la Chine a annulé une grosse commande de produits agricoles). En de multiples circonstances, le capital ne se prive pas d’exploiter la main-d’œuvre en jouant sur la synchronisation inadéquate de méthodes de travail « archaïques », « désuètes », « modernes » et « ultramodernes », mais il n’accepte pas volontiers de voir des obstacles nuire à ses profits. Devenu une sorte de goulet d’étranglement dans le complexe mondial du sucre industriel, Santos pourrait bien imploser, craignent les commentateurs, en raison de la collision entre le succès économique outrancier de cette denrée et les temporalités cumulées du port. Remarquons que dans ces comptes rendus, ce sont les ouvriers et les équipes de travail qui sont accusés d’être le principal obstacle à surmonter. Ironie encore dans la carte postale teintée prise vers 1908 : à l’arrière-plan – « arrière-plan » métaphorique datant de la période d’immigration massive et de la propagation internationale du radicalisme dans la classe ouvrière – la tradition de militantisme syndical de Santos est également visible.

Sekula photographie le novo sistema (nouveau système) alors qu’il est progressivement remplacé par le dernier novo sistema en date. À la suite des récentes tentatives visant à restructurer les méthodes de travail, les grèves se sont multipliées, les ouvriers du port se battant pour garder le contrôle du processus de travail. En 2001, la police a été à l’origine de confrontations sanglantes avec les opposants à l’introduction d’OGMO, agence de recrutement publique qui a mis fin à soixante-sept années de contrôle syndical sur la composition des équipes et l’organisation du travail portuaire. Le démantèlement de l’emprise des ouvriers sur leurs propres pratiques de travail est abordé dans The Forgotten Space : Sekula et Burch rappellent qu’au milieu du XXe siècle, au moment de l’introduction de la conteneurisation, les ouvriers du port de Los Angeles ont cédé le contrôle des innovations technologiques à leurs dirigeants. À Santos, le débat sur les retombées de cette « modernisation » est en cours. Dans le cadre de la privatisation incessante de sections du port public et de l’expansion de terminaux privés échappant à la juridiction portuaire, ainsi que d’une tentative de limiter toujours plus le contrôle exercé par les dockers sur les expéditions, une nouvelle loi, votée en 2013, prévoit de dispenser les nouveaux employeurs du secteur privé de l’obligation d’embaucher des dockers syndiqués ou de la main-d’œuvre occasionnelle. Les syndicats se sont mis à défendre le rôle d’OGMO, ce qui a engendré un conflit de six mois et le blocage d’Embraport, le nouveau terminal privé dédié aux conteneurs et aux vracs liquides. Les militants ont eu recours à des tactiques d’occupation dignes de pirates, envoyant à l’abordage des groupes de quarante à cinquante personnes sur des bateaux à couchettes. Dans d’autres points du port, les tapis roulants prévus et conçus pour être à l’abri des aléas de l’action syndicale ont été mis à l’arrêt.

Poétique transitive

Les associations mises en œuvre par Ship of Fools / The Dockers’ Museum sont parfois indisciplinées. Les enchaînements du type « ceci conduit à cela » et « cela fait penser à ceci » prolifèrent et prennent diverses orientations, tantôt historiques, tantôt économiques ; ici nous suivons le flux des marchandises dans la chaîne de distribution mondiale, puis repérons des filières de produits marchands et des « cordons ombilicaux d’or », là nous percevons le flux des désirs. Ces enchaînements ont également une dimension biographique, lorsqu’ils nous emmènent sur la piste des voyages de Sekula, ou nous retracent les grands axes de ses recherches, voire nous font suivre les concaténations immorales qui mènent d’un site internet à un autre. Bien que cette multiplicité de pistes et de modes prenne un rythme qui lui est propre, les fils s’additionnent, mais dans une perspective d’ouverture et de mobilité. En un sens, l’œuvre de Sekula est une alternative à ces machines esthético-cognitives destinées à donner au spectateur une vision générale de l’ensemble, à ces panoramas et à ces grandes maquettes placés dans les lieux ouverts au public et présents dans Lottery of the Sea, dont des exemples ont été exposés à la Hanse Haus. Chez Sekula, les dynamiques centrifuges se multiplient et engrangent du sens à mesure qu’elles se recoupent et nous fournissent davantage de précisions sur les contradictions de la mondialisation capitaliste, tandis que les intensifications centripètes mettent l’accent sur des liens significatifs.

Ce musée ne se résume pas à une simple accumulation d’objets inertes du passé. Des histoires découlent des métonymies artéfactuelles, des parallélismes et des regroupements entre ces objets, de leurs croisements avec les propres photographies de Sekula. Ship of Fools / The Dockers’ Museum est à la fois une machine cognitive, une carte heuristique, un rappel purement organique, un travail d’imagination qui nous fait faire un va-et-vient entre déplacements et condensations et suscite des expériences liminales instantanées à la lisière entre pensée consciente et inconsciente. Les temporalités de Sekula sont autant anticipatoires que mémorielles ; elles n’entendent pas seulement nous inciter à ne pas oublier ou nous encourager à reconnaître notre monde, leur finalité essentielle et vitale est de faire la lumière sur le temps praxial. Cette conception projective du temps est celle de Sekula, mais c’est également une conception du temps qu’il nous invite à adopter. Sekula ne se contente pas d’interpréter des indices préexistants dans le monde ; dans The Dockers’ Museum, il sème également de nouveaux potentiels narratifs, dont le sens ne nous apparaîtra peut-être que lors de jonctions futures. Ces potentiels constituent des loteries émancipatrices, sans garantie aucune qu’il en résulte quoi que ce soit. De la même façon que le Global Mariner est pensé comme la nef des fous, ces paris impliquent une part de folie créative et critique ; ce sont des projets résistants qui « sous des allures chimériques de bataille contre des moulins à vent portent l’avenir en germe18 ».

« Les relations sociales réifiées sont d’une certaine manière invisibles à l’empirisme ordinaire » avançait Sekula, soulignant le fait que ces relations « ne peuvent être comprises qu’en recourant à l’abstraction, dans un mouvement qui s’élève du concret à l’abstrait et redescend vers le concret19 ». Il fait bien évidemment référence à la description de la méthode de Marx dans les Grundrisse (1857-1861) – la stratégie d’évitement des catégories faussement « concrètes » dont se sont servis les spécialistes en économie politique du XIXe siècle comme fondement de leur analyse, sans prendre la peine de se poser quelques questions sur ce qu’éludait leur apparente « neutralité » : la fracture sociale au cœur du capitalisme20. Les liens que dégage et exploite Sekula n’ont pas seulement pour objet une contextualisation sociale ou historique et ne se bornent pas à insérer des fragments dans un tout plus vaste, mais cela suppose que nous évitions de placer les relations entre le tout et ses parties sur le même plan. La trajectoire concret-abstrait-concret met en jeu des articulations, mais également des glissements d’un niveau à l’autre pour déstabiliser la facticité « figée ». Et c’est là que la poétique de Sekula prend toute sa dimension, en reliant ces registres et en bondissant de l’un à l’autre.

 

Initialement paru dans Allan Sekula, Ship of Fools / The Docker’s Museum, ed. Hilde Van Gelder, Rennes, Frac Bretagne, La Criée, 2015. Publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur (Criée et Frac Bretagne). L’équipe de Période tient à particulièrement remercier Alice Kaplan.

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  1. Allan Sekula, « Sur l’invention du sens dans la photographie », trad. de l’anglais par Marie Muraciole, dans Allan Sekula, Écrits sur la photographie, éd. Marie Muraciole, Paris, Beaux-Arts de Paris édition, 2013, p. 94. []
  2. Allan Sekula, « Photography Between Labour and Capital », dans Benjamin H. D. Buchloh et Robert Wilkie (dir.), Mining Photographs and Other Pictures: A Selection from the Negative Archives of Shedden Studio, Glace Bay, Cape Breton, 1948-1968, Halifax, The Press of Nova Scotia College of Art and Design, 1983, n. 101. []
  3. Allan Sekula, « On “Fish Story”: The Coffin Learns to Dance », Camera Austria International, no 59/60, 1997, p. 52. []
  4. Allan Sekula à Hou Hanrou, 2012, n. p. []
  5. Pascal Beausse, « Allan Sekula : réalisme critique », Artpress, no 240, novembre 1998, p. 26. []
  6. Roman Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », dans Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 60. []
  7. Sekula dans Pascal Beausse, art. cité, p. 26. []
  8. Allan Sekula, « On “Fish Story”… », art. cité, p. 58. []
  9. International Transport Workers’ Federation (Fédération internationale des ouvriers du transport). []
  10. Allan Sekula, Photography Against the Grain, op. cit., p. x. []
  11. Allan Sekula et Noël Burch, « The Forgotten Space: Notes for a Film », New Left Review, no 69, mai-juin 2011, p. 78. []
  12. Ibid. []
  13. Allan Sekula, Photography Against the Grain, op. cit., p. xiv. []
  14. Ibid., p. ix et 77-101. []
  15. Allan Sekula, « On “Fish Story” », art. cité, p. 54. []
  16. Allan Sekula, « Between the Net and the Deep Blue Sea (Rethinking the Traffic in Photographs) », October, no 102, automne 2002, p. 34. []
  17. Allan Sekula, « Photography Between Labour and Capital », art. cité, p. 203. []
  18. Allan Sekula à Hou Hanrou, 2012, n. p. []
  19. Allan Sekula, « On “Fish Story” », art. cité, p. 49. []
  20. Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique [1857], dans Œuvres. Philosophie, trad. M. Rubel et L. Evrard, Paris, Gallimard, 2003, p. 235-237. []
Gail Day