La théorie du système-monde et la transition au capitalisme : perspectives historique et théorique

Bon nombre d’historiens ont insisté sur le rôle de la mondialisation dans le développement du capitalisme, allant parfois jusqu’à assimiler capitalisme et marché mondial. Mais assimiler capitalisme et commerce, comme le fait par exemple Immanuel Wallerstein, conduit à négliger l’importance des rapports de classe et des luttes dans l’évolution historique. Comme le souligne Robert Brenner, dans cet article, le capitalisme commence et se déploie à travers une série de techniques, de rapports de pouvoir, d’innovations qui transforment le contrôle sur les producteurs. La singularité du capitalisme, c’est de déposséder absolument les travailleurs de tout autre moyen de subsistance que le marché et de révolutionner les techniques existantes. Par ces commentaires critiques, Brenner propose une lecture alternative des trajectoires de l’économie-monde et en éclaire, implicitement, les dynamiques réellement antisystémiques.

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I. Introduction

Le but de l’approche dite des « systèmes-monde» a été de proposer un cadre unifié afin de prendre en compte le développement capitaliste et « le développement du sous-développement ». Qu’est-ce qui est au cœur de cette approche ? Quel est le mécanisme déterminant derrière ce processus bipartite ? Il s’agit, bien entendu, du capitalisme lui-même. Mais, qu’est-ce que le capitalisme ? Cela constitue évidemment la question centrale. Pour les théoriciens des systèmes-monde, la réponse est sans équivoque. Le capitalisme est le système économique dominé par la production pour l’échange et le profit, menant à l’accumulation du capital par l’innovation. Selon Immanuel Wallerstein :

la caractéristique essentielle de l’économie-monde capitaliste […] est la production pour la vente sur le marché sur lequel l’objectif est de réaliser un maximum de profit. Dans un tel système la production est constamment élargie tant qu’une production est rentable et les hommes innovent constamment des nouvelles façons de produire des choses afin d’étendre leurs marges de profit1.

De manière similaire, F. Folke, J. Heinrichs et O. Kreye insistent sur le fait que « l’expansion et l’accumulation sont la base objective du mouvement du capital et l’appropriation illimitée de la valeur abstraite est le seul motif du capitaliste dans la mesure où il fonctionne comme le représentant conscient de ce mouvement. » Ainsi, « l’analyse du développement capitaliste doit procéder du processus d’expansion du capital et de ses déterminants2. »
Jusqu’ici tout va bien. Cependant, une question s’impose immédiatement. Quels sont les facteurs déterminants d’une économie qui manifeste des tendances systématiques à la production pour le marché afin de générer du profit conduisant à l’accumulation du capital par une innovation (plus ou moins) continue ? Qu’est-ce qui détermine, en d’autres termes, les tendances systématiques touchant toute l’économie (1) à produire pour maximiser les valeurs d’échange (valeur abstraite) sur le marché (plutôt que d’assurer la satisfaction de tous les besoins de reproduction et de subsistance, exposant seulement à la marchandisation les excédents immédiats au-delà de la subsistance); (2) à accumuler du capital, c’est-à-dire à réinvestir la plus-value dans l’expansion de la production (plutôt que de le consacrer aux besoins de consommation de la classe des exploiteurs, voire aux besoins de consommation des producteurs directs); et, surtout (3) à développer des forces productives afin d’innover, et ainsi d’augmenter la productivité du travail – c’est-à-dire d’accumuler sur la base de la « plus-value relative» conduisant à la baisse des prix des moyens de production et des salaires (plutôt que d’accumuler simplement sur la base du « surtravail absolu », baissant les coûts en exerçant une pression sur (squeeze) les producteurs directs par la baisse des moyens de subsistance, l’allongement de la journée de travail et/ou l’intensification du travail). Quels sont, pour formuler la question encore différemment, les déterminants d’une économie dont les valeurs d’usage constitutives ou les « facteurs de production » (terre, travail, capital) doivent être et sont systématiquement combinés et recombinés comme des valeurs d’échange visant à maximiser les profits et à accumuler sur une échelle élargie ?
L’incapacité à poser cette question est, à mon avis, le talon d’Achille des théoriciens du système-monde. Dans la mesure où ils abordent ce problème – et ils le font seulement de manière indirecte – la réponse leur semble évidente. L’émergence d’un système, dans lequel il existe une production pour le profit conduisant à l’accumulation du capital sur une échelle élargie, dépend, selon eux, de l’essor d’une division du travail basée sur le commerce, c’est-à-dire une économie-monde. Selon Wallerstein :

jusqu’à présent, il n’y a eu que deux sortes de systèmes mondiaux : les empires-mondes dans lesquels un seul système politique (une bureaucratie extrayant un surplus) règne sur presque toute la zone considérée […] et (des économies-monde) dans lesquels il n’y a pas de système politique unique s’étendant sur tout, ou pratiquement tout l’espace considéré3.

« Les empires, » explique Wallerstein, « ont été constamment présents sur la scène mondiale pendant cinq millénaires4».

L’économie-monde européenne […] c’était quelque chose de différent, de radicalement nouveau, un type de système social tel que le monde n’en avait pas connu jusqu’alors. C’était une entité économique et non pas politique comme les empires, les États-villes et les États nationaux […] C’était un système « mondial » […] parce qu’il était plus vaste que toute unité politique juridiquement définie. Enfin, c’était une « économie-monde» parce que le lien fondamental réunissant les parties du système était d’ordre économique5.

Ainsi, pour les théoriciens du système-monde, l’économie-monde et le développement économique émergent lorsque la bureaucratie mondiale qui constitue l’empire-monde s’effondre. Un nouveau système apparait dans lequel le commerce international « incorpore» des zones géographiques différentes, qui se spécialisent dans un produit donné en fonction de la meilleure organisation de la production (tantôt appelé mode de production, tantôt « méthodes de contrôle du travail6»).
Paradoxalement, les théoriciens des systèmes-monde refusent constamment de considérer que les rapports sociaux de propriété puissent être une condition essentielle de la production pour le profit menant à l’accumulation du capital par l’innovation. Au contraire, selon Wallerstein, « le capitalisme est un mode de production, la production pour le profit sur le marché7. » Ainsi, pour lui :

la prolétarisation du travail et la capitalisation des terres ne sont réellement que deux variantes d’un processus de base continu, l’expansion des arènes de l’activité économique par des capitalistes en quête de maximisation des profits8.

Les changements dans les rapports sociaux de propriété dépendent de la croissance de l’économie-monde. Folker et al. présentent la chose de manière similaire :

La force déterminante derrière le développement capitaliste est l’expansion et l’accumulation du capital et non pas une tendance présumée vers l’extension et l’approfondissement du rapport entre le travail salarié et le capital9.

Ainsi :

les différents modes d’expansion et d’accumulation du capital […] exigent des modes de production, de conservation, de dissolution, d’adaptation et de changement différents selon ce que les exigences, les chances et les obstacles de l’expansion et de l’accumulation du capital demandent sous des conditions données ou auto-générées10.

Par conséquent, le résultat est une conception unifiée et unilatérale : un système d’accumulation du capital qui se génère automatiquement et qui incorpore des sections toujours plus larges de la force de travail mondiale et des ressources naturelles afin de répondre aux besoins de la rentabilité capitaliste.
Ce modèle d’expansion peut difficilement être mis en question en tant que description générale des 500 dernières années et de l’histoire économique, et c’est en cela que consiste certainement la force d’attraction de la théorie du système-monde. Cependant, pour exprimer le problème le plus nettement possible : la théorie du système-monde ne peut aller au-delà du niveau d’une description générale parce qu’elle considère comme donné le processus qu’il faut expliquer. Les conditions qui déterminent la prévalence de la production pour l’échange afin de faire du profit conduisant à l’accumulation du capital à une échelle élargie ne sont en effet pas évidentes en soi. Ces processus n’apparaissent pas automatiquement une fois que l’empire-monde a été remplacé par l’économie-monde à travers la spécialisation par région, type de production et méthode d’organisation du travail. La thèse de Wallerstein selon laquelle ces processus sont capables de déterminer leur auto-développement est insoutenable. Il faut souligner que les économies-monde – selon Wallerstein, il a fallu de telles divisions du travail – ont existé à une échelle plus ou moins grande pendant toute l’histoire sans générer le modèle d’un développement économique caractéristique de l’époque contemporaine. Pour le dire vite, la thèse de Wallerstein repose sur une équation erronée : « l’économie-monde » équivaut au « capitalisme ». Autrement dit, la théorie du système-monde consiste identifie plutôt correctement le capitalisme avec la production pour l’échange pour le profit conduisant à l’accumulation du capital par l’innovation – un système de l’auto-expansion du capital – mais il échoue à comprendre les conditions requises pour la prévalence de ces tendances.
Dans sa forme la plus générale et donc inévitablement abstraite l’argument est le suivant : la tendance à produire pour le profit conduisant à l’accumulation à une échelle élargie dépend, premièrement, de la séparation des organisateurs de la production et des producteurs directs (parfois il s’agit des mêmes personnes) d’avec l’accès direct aux moyens de production ou de leur « possession », c’est-à-dire les moyens de se reproduire afin de conserver leur position de classe ou afin de survivre; deuxièmement, de la séparation du producteur direct d’avec les moyens de production.
Par conséquent, c’est seulement là où les organisateurs de la production et les producteurs directs ont été séparés de l’accès direct à leurs moyens de reproduction, qu’ils sont contraints de vendre sur le marché afin de survivre et/ou afin de conserver leur position de classe. Ceci est la seule manière pour obtenir l’argent dont ils ont besoin pour assurer leur propre reproduction – à savoir, les moyens de production et de consommation nécessaires à la production ou à l’extraction de surplus. Afin d’y parvenir, ils doivent produire pour maximiser les valeurs d’échange (valeur abstraite), puisqu’il s’agit de la seule manière de faire face à la compétition sur le marché. En effet, pour être compétitif il faut baisser les coûts afin de maximiser les profits ce qui, en contrepartie, requiert non seulement une spécialisation mais encore une accumulation (ou le réinvestissement) des profits… et au bout du compte l’investissement dans l’innovation. Au-delà d’un certain point, il est impossible de baisser les coûts uniquement en « pressant le travail» (« squeeze »), en baissant les salaires, en intensifiant le travail et en allongeant les heures de travail. De manière générale, c’est uniquement là où les organisateurs de la production et les producteurs directs ont été séparés de la possession immédiate de leurs moyens de reproduction/subsistance, que nous pouvons supposer, comme une règle, qu’ils sont dans la nécessité de maximiser la production pour le profit pour l’échange et pour cela, ils doivent tenter d’accumuler à une échelle élargie. Dans ces conditions seulement, nous pouvons généralement supposer qu’ils doivent nécessairement tenter de fonctionner comme les agents subjectifs du capital, maximisant la production pour l’échange pour le profit au moyen de l’accumulation du capital via l’innovation.
Deuxièmement, c’est uniquement dans une économie où les producteurs directs ont été séparés des moyens de subsistance et des moyens de production que l’on peut supposer que les organisateurs de la production (capitalistes) ne sont pas seulement contraints mais peuvent également maximiser les profits au moyen de l’accumulation du capital sur une échelle plus large. C’est seulement si les producteurs directs ont été réduits au statut de travailleur salarié, que la force de travail tout comme la propriété foncière apparaîtront sur le marché en tant que marchandises11. Ainsi, telle est la précondition pour la réalisation de la tendance à l’accumulation par l’innovation, incorporée dans l’économie où les organisateurs de la production et de la distribution ont été séparés de leurs moyens de reproduction. C’est seulement lorsque ces « valeurs d’usage » ou « facteurs de production » apparaissent comme des marchandises, que l’on peut les combiner librement en fonction du « taux socialement nécessaire », rendant ainsi possible la baisse des coûts, la maximisation du profit et au bout du compte l’accumulation de profits par l’investissement dans des nouveaux et meilleurs moyens de production. En particulier, la séparation des producteurs directs d’avec la propriété foncière (moyen de subsistance) ouvre la voie à la concentration des moyens de production et, surtout à la thésaurisation du capital fixe et à l’essor de la concentration de la force de travail. Historiquement, cela a fourni la base pour le développement des forces productives sous le capitalisme.

Le même argument peut être exprimé de manière négative : même en présence du commerce, l’on ne peut pas supposer une tendance systématique à la production pour l’échange et le profit conduisant à l’accumulation par l’innovation dans une économie structurée par ce que l’on peut appeler des relations « patriarcales ». Autrement dit, de telles tendances ne peuvent être supposées là où les organisateurs de la production et les producteurs directs ont un accès non-marchand à leurs moyens de production – là où selon la phrase de Marx les producteurs directs demeurent une partie « des conditions objectives du travail » et où, par conséquent, la reproduction de la classe des exploiteurs dépend d’un système d’extraction des surplus par une coercition extra-économique et des relations de « domination » des exploiteurs sur les producteurs directs. Dans de telles conditions, ni les exploiteurs ni les producteurs directs ne font face à la nécessité de vendre sur le marché afin d’assurer leur reproduction. Il en résulte qu’ils sont libérés des exigences de la compétition économique et ainsi ne doivent pas nécessairement produire pour le profit, que ce soit pour accumuler ou pour investir. Dans la mesure où les « facteurs de production » de l’économie – surtout la force de travail et la propriété foncière – sont, pour ainsi dire, étroitement liés entre eux et soumis au contrôle extra-économique de la classe des exploiteurs, même les individus producteurs qui seraient désireux de produire pour le profit, pour accumuler et innover, ont tendance à être entravés par les rapports sociaux de propriété du système. Qu’il en aille ainsi, même face à l’essor du commerce, peut être mis en évidence lorsque l’on examine de manière élémentaire les dynamiques des soi-disant « économies-monde » qui « incorporent » des systèmes locaux de production structurés par des rapports de propriété ou de productivité sociale non-capitalistes. L’on peut faire cela en analysant les éléments constituant des économies-monde : d’un coté, le capital marchand ; de l’autre, le système de production et de reproduction non-capitaliste sous-jacent.
En ce qui concerne le capital marchand, il apparaît effectivement comme la forme originelle de la « valeur abstraite » et, en tant que tel, il est la précondition pour le développement économique. Les marchands tendent bien sûr à maximiser les profits de manière systématique. Ils sont, et c’est la règle, coupés de l’accès direct aux moyens de reproduction. Par conséquent, dans la mesure où ils souhaitent se reproduire en tant que marchands, ils n’ont pas d’autre choix que d’essayer d’employer leur capital marchand afin d’acheter et de vendre sur le marché en vue de faire du profit. Toutefois, comme Marx l’avait montré, il manque au capital marchand la capacité à assurer les conditions pour une production générant systématiquement du profit et conduisant à l’accumulation du capital. À cause de son rapport aux facteurs et processus de production dans des économies non-capitalistes, le capital marchand ne peut pas assurer l’auto-expansion de la valeur d’échange et en effet ne peut subsister que dans des conditions spécifiques et limitées.

Ainsi, en premier lieu, vu le fait qu’à la fois les extracteurs de surplus et les producteurs indirects maintiennent un accès non-marchand à leurs moyens de reproduction, l’on ne peut pas supposer des marchés de la force de travail d’un coté, de la propriété foncière de l’autre coté. Par conséquent, on ne peut pas supposer que les marchands soient capables d’utiliser leur richesse afin d’acheter la propriété foncière et le travail pour entrer directement dans la production. De plus, les marchands ne peuvent pas se servir de leur possession d’argent et/ou de marchandises pour assurer – à travers leurs efforts d’achat et de vente – que l’économie pré-capitaliste sous-jacente met les produits qu’elle produit sur le marché. Le marchand peut transporter les marchandises d’une partie du globe vers une autre, d’une région à une autre, mais ces marchandises ne suscitent pas automatiquement l’arrivée sur le marché de produits à échanger. Les extracteurs de surplus et les producteurs directs ont déjà ce qui leur est économiquement nécessaire afin de se reproduire. L’arrivée de nouveaux biens produit la possibilité d’une consommation et d’un échange accrus, mais cela peut tout aussi bien ne pas arriver.

Deuxièmement, même dans la mesure où l’arrivée de biens nouveaux apportés par des marchands mène la classe extractrice de surplus ou exploiteuse et les producteurs directs à essayer d’orienter leur production vers l’échange, ce processus peut être strictement limité aux surplus immédiats. Autrement dit, on peut raisonnablement supposer que les extracteurs de surplus et les producteurs directs effectueront « d’abord » une production diversifiée pour satisfaire leurs besoins de reproduction de base (jusqu’à ce que les raisons pour s’attendre au contraire ne soient apportées). Ils effectueront une production spécialisée, seulement une fois ces besoins satisfaits. Cela est particulièrement probable dans le cas des producteurs directs qui ont toute sorte de raison d’assurer directement leur subsistance (dans les limites de leurs capacités) pour éviter de dépendre du marché, qui comporte des risques considérables pour leur survie. Dans cette situation, l’ensemble de la force de travail et de la propriété foncière demeure strictement séparée de la sphère de la production de marchandises. C’est pour cela que ces facteurs de production ne sont pas sujets aux tendances vers la spécialisation et l’accumulation. Dans ce cas une « division internationale du travail », une économie-monde – où des régions différentes se spécialisent (au moins jusqu’à un certain dégrée) – peut effectivement exister. Or, l’interdépendance économique reste tout de même limitée. Le degré auquel parvient le système productif compris comme un tout dans sa participation aux tendances capitalistes de spécialisation, d’accumulation et d’innovation demeure très restreinte.
Troisièmement, même dans la mesure où des extracteurs de surplus ou des producteurs directs individuels souhaitent se spécialiser autant que possible pour répondre aux opportunités du marché et, au-delà de cela, pour accumuler par l’innovation, des barrières intégrées persistent. C’est précisément parce que la société est construite sur des rapports sociaux patriarcaux de propriété qu’il est difficile voire impossible pour les accumulateurs potentiels de combiner des quantités plus considérables de propriété foncière et de force de travail afin d’augmenter et d’améliorer la production de marché parce que d’autres extracteurs de surplus et producteurs directs ne se sépareront pas de la propriété foncière et de la force de travail qui constituent la base immédiate de leur reproduction. La possibilité d’amasser du capital fixe et de développer la production coopérative est ainsi limitée. Par ailleurs, même dans la mesure où un extracteur de surplus donné dispose de ses propres producteurs directs (comme dans le féodalisme ou dans l’esclavage patriarcal), il est difficile pour lui de se servir effectivement de cela pour faire progresser la production. Pour survivre, les producteurs directs ne sont pas contraints de travailler efficacement avec des techniques avancées ou des moyens de production améliorés : il en va ainsi puisqu’ils ne sont pas sujets à un licenciement à cause d’un travail de mauvaise qualité. (En cela ils sont différents des travailleurs salariés sous le capitalisme qui ne disposent pas de leurs moyens de subsistance et dont, par conséquent, la survie dépend de l’emploi continu par les capitalistes.) Tout extracteur de surplus qui souhaite obtenir d’eux un travail de meilleur qualité ou un travail plus productif doit faire face à des coûts d’administration/de supervision qui augmentent en proportion.
Enfin, même dans la mesure où les producteurs individuels entrent dans la production pour l’échange, l’accumulation et l’innovation ils peuvent le faire d’un seul coup ( a « one shot »). Rien n’indique qu’ils doivent produire de cette manière de façon plus ou moins continue. Les extracteurs de surplus et les producteurs directs, il faut le rappeler, ne sont pas en compétition pour la survie puisqu’ils possèdent directement leurs moyens de reproduction. Ainsi n’y a-t-il pas de pression économique directe qui empêche le retour sur l’échange de se réaliser sous forme d’une consommation accrue au lieu d’être alloué à une production plus élevée par la spécialisation, l’accumulation ou l’innovation.
En effet, dans les sociétés pré-capitalistes, il existe une pression systématique, résultant des rapports sociaux de production eux-mêmes, pour que l’accroissement des recettes produit dans l’échange soit utilisé pour la consommation non-productive (par exemple les dépenses militaires). Cela dérive directement de la difficulté générale à développer les forces productives. L’impossibilité d’augmenter les surplus grâce à une augmentation de la productivité du travail, conduit à l’augmentation de la productivité au moyen de transferts forcés (redistribution) et pour cette raison à allouer les ressources au développement des moyens de coercition.

Pour les raisons précédentes, même là où le capital marchand, en développant jusqu’à un certain point une spécialisation régionale de la production, constitue une « économie-monde », il ne peut pas donner à cette « économie-monde » les tendances typiquement capitalistes qui sous-tendent un processus systématique d’expansion : la production pour le profit pour l’accumulation par l’innovation. Le corollaire est que le capital marchand, bien qu’il ait besoin d’expansion, n’est pas auto-expansif. Cela a des conséquences majeures pour le capital marchand lui-même en conflit avec une « économie-monde » constituée de systèmes de production non-capitalistes. Précisément parce qu’il ne peut pas assurer un processus d’accumulation à une échelle élargie, il ne peut pas escompter assurer un « taux de profit moyen » sur le capital investi (comme le peut le « capital commercial » là où les rapports sociaux de propriété capitalistes ont été établis). Les marchands qui sont liés aux systèmes de production non-capitalistes peuvent seulement échanger les produits que les producteurs directs ont choisi de mettre sur le marché. Dans ce contexte, ils ne peuvent faire de profit que par leur capacité à exploiter la différence de prix de la même marchandise dans des lieux différents, autrement dit à « acheter à bas prix pour vendre plus cher» (« buy cheap and sell dear »). Ce processus a bien sûr d’importantes limites. Le déroulement normal des choses implique l’entrée de compétiteurs sur le marché. Cela augmente les flux des marchandises entre les différents points et entraîne ainsi une égalisation des prix qui annihile le « profit d’aliénation » potentiel. Il en résulte que dans une situation où les producteurs directs n’ont pas encore été séparés de l’accès non-marchand à leurs moyens de reproduction, le capital marchand requiert des monopoles de commerce pour survivre. Cela signifie en revanche que l’existence des marchands requiert une connexion étroite avec les puissances dominantes et leur soutien. Dans ce cas, il s’agit inévitablement des classes dominantes non-capitalistes. Loin de déclencher un processus de production pour le profit conduisant à l’accumulation par l’innovation au sein de la « division internationale du travail » non-capitaliste, le capital marchand tend, au bout du compte, à s’intégrer lui-même dans ces économies et à s’adapter à leurs dynamiques non-capitalistes.
De l’exposé précédent (dont on doit reconnaître le caractère abstrait), on peut déduire deux conclusions préliminaires que nous développerons dans la suite de cet essai. D’abord, contrairement à ce que défendent les théoriciens des systèmes-monde, l’essor d’une division du travail basée sur le commerce ne peut pas être identique au capitalisme puisqu’elle ne peut pas elle-même déterminer les processus de production pour le profit conduisant à l’accumulation du capital par l’innovation. Ces derniers sont conditionnés par la séparation des producteurs directs de l’accès non-marchand, la possession directe de leurs moyens de subsistance et des moyens de production. Tant que cette séparation est absente l’on ne peut pas parler d’une dynamique capitaliste. Deuxièmement, le système-monde ne peut pas, de lui-même, réunir les conditions requises pour le développement capitaliste. Par conséquent, afin d’expliquer les origines du capitalisme autant que son expansion à des régions précédemment non-capitalistes, il est indispensable d’expliquer le processus historique à travers lequel les extracteurs de surplus et les producteurs directs ont été séparés de leurs moyens de reproduction – des processus qui, en revanche, dépendent et sont liés à la transformation des rapports de classe, des processus de formation des classes et des conflits de classes. Autrement dit, une fois que l’on a réalisé que les tendances que nous associons au capitalisme dépendent elles-mêmes de certains rapports sociaux de propriété, il devient visiblement nécessaire de spécifier les processus au travers desquels ces rapports sont créés et étendus. Ces processus ne peuvent pas être réduits au fonctionnement du capital lui-même. Cela est clairement le cas de la transition du féodalisme au capitalisme (le capitalisme n’existait pas) mais cela vaut également pour les processus à travers lesquels le capitalisme a établi sa domination et/ou a été partiellement empêché de dominer les systèmes pré-capitalistes.
Cependant, les conclusions précédentes ne peuvent pas être admises par les théoriciens des systèmes-monde. La « beauté » de leur approche réside dans son unité apparente : le développement inexorable du capitalisme (à partir de quoi ?) entraîne dans son sillage le développement et le sous-développement. Or, s’il s’avère que le développement et le sous-développement capitalistes sont tout deux en partie déterminés par des processus « extérieur » au capitalisme, alors l’unité et l’homogénéité s’effondrent. Le système-monde ne peut plus s’expliquer lui-même. On ne peut plus supposer (ce que les théoriciens du système-monde tendent implicitement à faire) que les requis structurels pour le fonctionnement de processus typiquement capitalistes sont automatiquement remplis simplement à travers l’effectivité de l’économie-monde, à travers son expansion. En effet, l’impact du capitalisme, l’incorporation de secteurs antérieurement non-capitalistes, peut aboutir au renforcement de modes pré-capitalistes dans le secteur donné, à leur remplacement par d’autres systèmes de production non-capitalistes ou à leur abolition par des rapports sociaux de production capitalistes. Ainsi, l’on doit non seulement comprendre les lois du mouvement des modes de production pré-capitalistes à partir desquels le capitalisme a surgi (la transition du féodalisme au capitalisme) mais aussi spécifier les tendances de développement des (différents) systèmes de production pré-capitalistes et non-capitalistes en présence d’un capitalisme déjà existant à des niveaux différents, à savoir sous l’impact du commerce et de l’investissement étranger capitalistes tout comme, bien entendu, sous l’impact de la force exercée par les États capitalistes.

 

II. « L’économie-monde» médiévale pré-capitaliste

Les limites d’une économie-monde en dehors des rapports sociaux de production capitalistes peuvent être spécifiées de manière préliminaire, en faisant référence à certains traits spécifiques de l’économie de l’Europe médiévale. Ces traits correspondent assez précisément aux caractéristiques définissant « l’économie-monde » des théoriciens des systèmes-monde. On trouve dans l’Europe médiévale un système de spécialisation pour le marché mondial relativement développé où les différentes régions produisent des produits différents sur la base de « systèmes de contrôle du travail » ou de modes de production différents. Cependant, le fait est que l’économie médiévale n’a pas été, loin de là, caractérisée par une dynamique capitaliste d’accumulation sur une échelle élargie.
Ce rapprochement étroit de l’économie médiévale à « l’économie-monde » d’Immanuel Wallerstein a conduit un critique bienveillant à demander pourquoi il ne la considère pas en tant que telle. Domenico Sella indique que la division internationale du travail a fait des avancées majeures pendant la période médiévale, l’Angleterre se spécialisant de plus en plus dans l’exportation de la laine, la France dans le vin, la Sicile et la Crimée dans les céréales, Chypre dans le sucre et le coton, l’Italie du nord et les Flandres dans le tissu.

Par ailleurs, une telle spécialisation n’a pas été atteinte au sein d’un système « impérial» dans lequel les biens sont redistribués à travers le mécanisme de la force et de l’impôt; elle a été atteinte grâce aux frontières politiques et entre les mains d’individus qui ont produit pour le marché et qui ont leurs yeux fermement braqué sur les profits12.

Comme le note le même critique, Wallerstein lui-même est obligé d’admettre que pendant le Moyen Age tardif « au moins deux économies-monde plus petites, une de taille moyenne basée sur des États-ville de l’Italie du nord et une de petite taille basée sur les États-ville des Flandres et de l’Allemagne du nord13» ont coexisté en Europe. Wallerstein tente d’écarter ces constatations en expliquant que « la plupart de l’Europe n’a pas été directement impliquée dans ces réseaux ». Or, une telle conclusion est insuffisante. Wallerstein ne précise nulle part qu’une taille minimale, dans des termes relatifs ou absolus, est requise pour permettre à un système-monde de fonctionner. De plus, il admettrait probablement qu’une grande partie de l’espace qui était en apparence inclus dans « l’économie-monde moderne » du XVIe et XVIIe siècle a également été largement en dehors de ce réseau commercial qui l’a structurée. En même temps, comme l’écrit Sella :

On pourrait fructueusement réécrire l’histoire économique de l’Europe médiévale avec l’Italie du nord, la Rhénanie et les Flandres au centre (avec des gouvernements relativement forts et agressifs), l’Angleterre, la Sicile et la Mer noire comme périphérie et peut-être la France et l’Allemagne comme semi-périphérie. Dans cette économie-monde en miniature l’on peut également trouver des formes variées de contrôle du travail. Car l’Angleterre médiévale avait ses serfs, les Flandres et la Lombardie leurs salariés et l’Italie centrale ses mezzadri14.

Pourquoi dans ce cas ne sommes-nous pas, du moins dans les termes de Wallerstein (et des théoriciens des systèmes-monde en général), face à une économie-monde ?
En reconnaissant, même de manière simplement implicite, que le système-monde médiéval semble correspondre au modèle de l’économie-monde Wallerstein se trouve dans un dilemme insoluble qui reflète la faiblesse fondamentale de son cadre conceptuel. D’un coté, l’économie médiévale a apparemment constitué une économie-monde, mais elle n’a pas fonctionné de manière capitaliste. Donc, elle n’a pas été une économie dominée par la production systématique pour le profit conduisant à l’accumulation par l’innovation. Par conséquent, elle doit être clairement distinguée de l’économie capitaliste qui lui succède (du moins dans certaines régions) au XVIe et XVIIe siècle. De l’autre coté, vu que l’économie médiévale a possédé les traits caractéristiques d’une économie-monde, Wallerstein doit expliquer pourquoi elle n’a pas fonctionné comme elle aurait « dû », pourquoi son fonctionnement a différé de celui de l’économie-monde moderne lui ayant succédé. Or, puisque Wallerstein (et les autres théoriciens du système-monde) ne spécifient pas les pré-conditions pour le fonctionnement d’une économie capitaliste, ils ne peuvent pas expliquer pourquoi une « économie-monde » fonctionne d’une manière capitaliste tandis qu’une autre ne fonctionne pas de cette manière.
Néanmoins, les raisons pour lesquelles l’économie-monde médiévale n’a pas fonctionné de manière capitaliste mais a présenté sa propre dynamique de développement distincte, ou ses « lois du mouvement », peuvent être exposées succinctement : elle a été structurée autour de rapports sociaux de propriété féodales et non-capitalistes, surtout dans l’agriculture. Par conséquent, d’un coté l’économie médiévale a été constituée par ce que nous avons désigné comme un rapport social de propriété, que nous avons appelé « patriarcal ». Les paysans, qui organisaient directement la production agricole, possédaient leurs propres terres et outils. Ainsi, ils pouvaient, grosso modo, orienter la production directement vers la reproduction de leurs familles en tant qu’unité autosuffisante de production et de consommation. Parallèlement à cela, la classe dominante des seigneurs féodaux pouvait directement assurer sa propre reproduction grâce à son aptitude à exercer une contrainte extra-économique sur les producteurs directs paysans et ainsi s’approprier le surplus nécessaire à leur subsistance. Pour cette raison, ni les seigneurs ni les paysans n’ont été soumis à une pression directement économique les poussant à la compétition afin de survivre, et ainsi à baisser les coûts via la maximisation des profits à travers la spécialisation, l’accumulation et l’innovation. De l’autre coté, même dans la mesure où les seigneurs et les paysans ont tenté d’augmenter leur production pour tirer avantage des occasions offertes par la croissance du commerce – et ils l’ont fait à une échelle assez large – la manière et l’ampleur de leur réussite ont été strictement limitées puisqu’elles ont effectivement été structurées par les rapports sociaux de reproduction donnés. Ces relations ont constitué des obstacles réels à l’accumulation de terres et de travail et ont ainsi posées des problèmes pour l’amélioration de l’agriculture. Même les seigneurs, qui semblaient avoir la force de travail et les terres nécessaires à leur disposition, ont été dans une situation difficile pour déclencher un processus de développement. Les rapports qui les contraignaient à l’extraction des surplus de la paysannerie les ont incités à essayer d’augmenter les recettes non pas par le développement de capital fixe et l’accroissement des compétences pour améliorer la productivité du travail, mais à travers l’intensification du travail des paysans et/ou l’augmentation des prélèvements en argent ou en nature sur les producteurs paysans.

Ainsi, là où les seigneurs féodaux avaient pu conserver un contrôle extra-économique direct sur les paysans serfs, comme au XIIIe siècle en Angleterre, il était tout à fait naturel que, dans la mesure où ils essayaient d’augmenter la production pour le marché par la production de leur domaine, ils l’aient fait dans une large mesure par l’intensification du travail des serfs. Cependant, en faisant cela, les seigneurs ont été simultanément contraints de ne pas développer de nouvelles techniques ni d’investir de capital fixe. Car le travail des serfs, qui possédaient leurs moyens de subsistance, était nécessairement du travail forcé ; et un tel travail a été notoirement inadapté aux méthodes de production exigeant l’application de capital fixe ou de compétences élevées. Ainsi, la dépendance des seigneurs à l’égard de leur travail « bon marché » faisait sens économiquement. Mais ce travail ne pouvait pas facilement être combiné avec de l’investissement dans des nouvelles techniques apportant la base pour des améliorations.
Là où les seigneurs ont réussi à augmenter leurs surplus commercialisables à travers des impôts plus élevés sous forme d’argent ou de nature sur les paysans, cela avait naturellement tendance à miner les chances pour le développement sur les terres des paysans à travers la réduction de leurs fonds pour l’investissement. En Angleterre, de tels impôts ont augmenté tout au long du XIIIe siècle15.
De l’autre coté, le fait est que la capacité des paysans à développer la production afin d’augmenter les surplus pour le marché était limité. Vu les petits terrains qui ont été disponibles à la majorité d’entre eux, leurs fonds d’investissement limités et les caprices des moissons, il était simplement normal pour eux d’essayer de réduire les risques en dirigeant leur production vers l’assurance de leurs besoins de subsistance immédiats. Cela supposait de parvenir à une diversification de la production afin de produire, dans la mesure du possible, sur leurs terrains tout ce qui leur était nécessaire et de vendre seulement les surplus. L’alternative qui consiste à produire pour maximiser les valeurs d’échange – c’est-à-dire la spécialisation – aurait nécessairement induit une grande dépendance vis-à-vis des hausses et des baisses du marché ; ce qui constituait une option bien trop risquée du point de vue des paysans avec leurs ressources limités et l’incertitude du temps. Cette tendance à produire pour la subsistance constituait un important obstacle à la spécialisation commerciale et en fin de compte à la transformation de la production. Par exemple, même dans les régions de France spécialisées dans la production de vin pour le « marché mondial » les paysans français consacraient moins de 30 % de leurs terres au vin, le reste étant utilisé pour une agriculture de subsistance.
Enfin, le fait que les paysans « possédaient » une grande partie des terres, les consacrant à la production pour la subsistance a naturellement posé un problème majeur aux accumulateurs ruraux, paysans riches et seigneurs, qui souhaitaient rassembler les terres pour en faire la base du progrès. Dans la mesure où elles constituaient la base de leur existence, les paysans étaient rarement prêts à se séparer de leurs terres, à les vendre, sauf à y être contraint. Il est notable que dans la France du XIIIe siècle, où la « possession » des paysans a, en de nombreux endroits, aboutit à une propriété paysanne, le morcellement (le résultat de la division des terrains suite aux héritages) a certainement dépassé toute tendance au rassemblement (à l’accumulation)16.
En fin de compte, et de manière symptomatique, dans la mesure où la production pour le marché a augmenté, son développement entier tendait à être subordonné aux besoins de consommation de la classe féodale dominante et des paysans et non pas à l’accumulation. Les seigneurs avec leurs capacités d’accumulation et d’innovation limitées – étant donné leur incapacité à faire progresser les forces productives – pensaient que la meilleure manière d’augmenter leurs actifs productifs (surtout lorsqu’ils ne pouvaient plus exploiter des nouvelles terres) était d’augmenter leurs capacités politico-militaires. C’est pour cette raison que les surplus ont eu tendance à être utilisé de manière improductive pour rassembler des soldats et les équiper. Dans ce contexte et dans les limites du développement du commerce, cela a seulement accéléré la tendance du système entier à l’expansion d’une division du travail de plus en plus « biaisée » vers le travail improductif et non vers l’accumulation du capital. La production de biens de luxe à une échelle élargie, notamment les textiles de haute qualité et les armes, a augmenté dans les grandes villes médiévales des Flandres et de l’Italie du nord. Elle a été soutenue par les livraisons de nourriture et de matières premières depuis l’économie agraire féodale environnante. Or, dans la mesure où la croissance du commerce a facilité le développement de cette division particulière du travail, elle n’a pas provoqué un circuit croissant d’accumulation du capital, mais uniquement un gaspillage accéléré du surplus social.
Dans le contexte qui vient d’être rappelé, il n’est guère difficile de voir pourquoi l’essor de « l’économie-monde» médiévale européenne, centrée autour des villes, n’a pas été dominé par une dynamique capitaliste. Il n’a pas été nécessaire de répondre aux opportunités du commerce dans l’agriculture par une augmentation de la production pour le profit par la spécialisation, l’accumulation et l’innovation. Dans la mesure où une telle réponse a été désirée, il a été difficile de l’apporter. Même là où la production a été accrue, elle a eu lieu à travers l’intensification du travail et non par la croissance de la productivité du travail, tandis que les surplus plus élevés ont été consacrés à la consommation et non à la reproduction élargie. Sans surprise, le résultat à long terme a été la contraction du système, l’épuisement des terres et en fin de compte de la force de travail – jusqu’à la crise générale de la productivité du travail et du revenu féodal à partir du XIVe siècle.
Finalement, il faut souligner que la crise féodale de la production, alors qu’elle a eu un impact plus ou moins important sur presque toute l’Europe au XIVe siècle, n’a conduit en aucune manière à un remplacement direct ou immédiat des rapports sociaux de production dans la période ultérieure. Pendant une grande partie du Moyen Âge tardif et de l’époque moderne les vieux systèmes – caractérisés par la reproduction paysanne sur la base de la possession paysanne des moyens de subsistance et par la reproduction de la classe dominante par les moyens d’extraction de surplus à travers des formes variées de la force extra-économique – ont persisté d’une manière ou d’une autre. En Europe de l’Est, les seigneurs ont renforcé leurs capacités à extraire un surplus en intensifiant le régime féodal pendant une période prolongée. Ils ont resserré leur contrôle sur la mobilité des paysans, introduit des services de travail et en fin de compte réduit la taille des terrains des paysans. A l’ouest, en France et en Allemagne de l’Ouest, les paysans ont renforcé leur mainmise sur les terres pendant les XVe et XVIe siècles atteignant une sorte de propriété entière. Dans ce contexte, l’extraction de surplus nécessaire à la reproduction de la classe dominante a été rendue possible par l’extension et la création nouvelle des États absolutistes – une taxation centralisé au profit des fonctionnaires aristocratiques.
Il est vrai que dans certaines régions, avant tout en Angleterre, l’on peut trouver l’émergence de rapports sociaux de production capitalistes – notamment à cause de l’effondrement de la domination seigneuriale et de la séparation des organisateurs de la production et des producteurs directs (parfois la même personne) d’avec l’accès à leurs moyens de reproduction. En revanche, on observe la première rupture avec un modèle correspondant à peu près à un développement économique auto-suffisant17.
Or, noter ces développements divergents à partir de la crise de production féodale conduit seulement à poser des questions et non à apporter des réponses. Des rapports sociaux de classe différents se cachent derrière les modèles de développement et de sous-développement économique divergents pendant l’époque moderne. Or, qu’est-ce qui explique les différentes évolutions des rapports de classe à la suite de la crise de production féodale ? C’est une question que nous sommes à nouveau amenés à poser.

 

III. Le système-monde moderne

On peut commencer par résumer l’argument développé jusqu’ici : pendant que les théoriciens des systèmes-monde commencent correctement par identifier la spécificité du capitalisme avec la production pour l’échange pour le profit par l’accumulation du capital, notamment au moyen du développement des forces productives (l’innovation), ils ne spécifient pas les rapports sociaux productifs particuliers qui sont nécessaires pour mettre en mouvement ces processus. Ils supposent, de manière incorrecte, que ces processus se produiront une fois que sera apparu une division du travail fondée sur le commerce et reliant des organisations politiques multiples, c’est-à-dire une économie-monde. Autrement dit, ils assimilent l’existence d’une économie-monde à l’existence du capitalisme.
Ainsi, les théoriciens du système-monde se trouvent face à un dilemme insoluble, même dans leurs propres termes. D’un coté, ils ne peuvent pas expliquer pourquoi des économies-monde antérieures à l’économie-monde moderne n’ont pas été caractérisées par l’accumulation illimitée du capital et l’innovation. D’un autre coté, il leur est difficile de spécifier les caractéristiques de l’économie-monde moderne qui permettent l’accumulation et l’innovation. Pour les théoriciens du système-monde, il existe deux manières de traiter ce dilemme : soit ils nient l’existence d’économies-monde avant l’époque moderne, soit ils ignorent la différence spécifique de l’économie-monde moderne capitaliste, notamment la tendance à développer systématiquement les forces productives. La première n’est pas vraiment une alternative viable, comme le confirme Wallerstein (malgré sa tentative hésitante de nier que l’économie médiévale ait été une économie-monde). En conséquence, il est en fin de compte poussé à fournir un récit de l’économie-monde moderne qui échoue à la distinguer de l’économie-monde médiévale qui l’a précédée et qui échoue à expliquer sa caractéristique la plus spectaculaire : le développement illimité des forces productives, de la productivité du travail.
Il peut sembler difficile de faire honneur à l’incapacité systématique de Wallerstein à intégrer l’innovation et le changement technique dans son modèle du développement capitaliste. Pourtant, cela résulte directement de la prise de conscience, qu’il y avait de nombreuses économies-monde avant l’économie-monde moderne, et de sa difficulté à distinguer les caractéristiques spécifiques qui ont donné à l’économie-monde moderne sa dynamique spécifique. Comme l’énonce Wallerstein :

L’économie-monde est une invention du monde moderne, avons-nous dit. Ce n’est pas tout à fait exact : des systèmes du même type avaient déjà existé auparavant, mais ils s’étaient toujours transformés en empires : en Chine, en Perse, à Rome. L’économie-monde moderne aurait pu évoluer de la même manière – on a pu croire, par moments, qu’elle le ferait -, mais les techniques du capitalisme moderne et de la sciences moderne, ces deux éléments d’ailleurs liés l’un à l’autre, comme chacun le sait, lui permirent de se développer et de s’étendre, sans que se constituât, pour autant, une structure politique unifiée [un empire bureaucratique qui aurait étouffé sa croissance]18.

C’est un aveu extraordinaire. Car Wallerstein aurait difficilement pu être plus direct en affirmant que l’économie-monde, ancienne ou moderne, ne contient pas de dynamique inhérente au développement des forces productives. L’économie-monde moderne n’est qu’une économie-monde parmi d’autres, et aucune des précédentes n’a réussi, en vertu de son organisation de la production, à transformer les forces productives sur une base régulière. Dans la mesure où l’organisation de la production n’a pas été essentiellement différente – mise à part l’apparition inexpliquée des « techniques du capitalisme moderne et de la science moderne » – l’économie-monde moderne aurait pu prendre le même chemin que ses prédécesseurs. Le progrès technologique et l’innovation, lorsqu’ils occupent une place dans le système de Wallerstein, fonctionnent comme un deus ex machina.
L’échec de Wallerstein à incorporer l’innovation est le revers de sa tentative implicite pour remplacer un modèle du capitalisme basé sur la transformation qualitative des forces productives (« l’accumulation du capital sur une échelle élargie ») par un modèle du capitalisme basé sur l’expansion quantitative de la division du travail. Selon Wallerstein, l’échec de n’importe quel empire-monde à s’établir dans la période moderne a rendu possible l’essor de l’économie-monde moderne. En revanche, l’essor de l’économie-monde moderne a été basée sur l’accomplissement de trois conditions fondamentales : (1) l’expansion de la taille du système-monde (incorporation) ; (2) le développement de méthodes variées de contrôle de travail pour des produits et des zones différentes de l’économie-monde (spécialisation) ; et (3) la création de machines d’État relativement fortes dans ce qui allaient devenir les États du centre de l’économie-monde (pour assurer le transfert de surplus de la périphérie vers le centre)19.
Selon Wallerstein :

étant donné l’extraordinaire expansion géographique et démographique du monde du commerce et de l’industrie, certaines régions européennes purent d’autant mieux amasser les profits de cette expansion qu’elles étaient en mesure de se spécialiser dans les activités les plus propices à la moisson de ces profits. Mais elles avaient, du même coup, moins de temps, de main-d’œuvre, de terre de d’autres ressources naturelles à consacrer à leur approvisionnement en produits de première nécessité. Il fallait que l’Europe de l’Est devînt le « grenier à blé » de l’Europe de l’Ouest ou vice versa20.

Wallerstein souligne que la forme fondamentale de la spécialisation a été régionale. Une fois qu’une région fait partie du lien commercial, qui constitue l’économie-monde/la division internationale du travail, ses unités de production constituantes ont adopté, plus ou moins automatiquement, une dynamique capitaliste. Chacune a notamment adopté la forme de contrôle du travail la mieux adaptée à son produit, celle qui devait mener au profit le plus élevé.

Pourquoi différents modes d’organisation du travail – esclavage, « féodalisme », salariat et travail indépendant ? Parce que chaque mode d’organisation du travail convenait mieux à un certain type de production21.

Wallerstein en conclut :

La liberté du travail est le mode de contrôle de la main-d’œuvre utilisé pour le travail spécialisé, dans les zones centrales [spécialisées dans l’activité industrielle], tandis qu’on recourt au travail contraint pour les activité moins spécialisées, dans les zones périphériques [spécialisées dans la production alimentaire]22.

Wallerstein souligne qu’une fois impliquée dans l’économie-monde, chacune de ces formes est tout aussi capitaliste. En effet, il semble avancer l’idée que l’incorporation – l’implication dans la production pour le marché mondial – détermine en elle-même l’apparence, pourtant cachée, de la force de travail comme marchandise. Il explique, par exemple, qu’une « fois le lien entre le seigneur et le paysan constituant le féodalisme est contenu dans une économie-monde capitaliste, sa réalité autonome disparaît. Elle devient une simple forme d’emploi bourgeois du travail prolétaire, une forme maintenue, étendue ou diminuée en fonction de sa rentabilité sur le marché23. » Wallerstein écrit : « le capitalisme ainsi signifie que la force de travail est certainement une marchandise24. » Or, pendant l’ère du capitalisme agraire, le travail salarié n’est qu’un des modes par lesquels le travail est mobilisé et récompensé sur le marché du travail. L’esclavage, la production de cultures commerciales contraintes [mon terme pour le soi-disant second féodalisme], le métayage et l’affermage sont des modes alternatifs. En revanche :

l’esclavage et le soi-disant « second servage » ne doivent pas être considérés comme des anomalies dans le système capitaliste. Les soi-disant serfs en Pologne ou l’indien sur une encomienda espagnole en Nouvelle-Espagne dans l’économie-monde du XVIe siècle travaillent plutôt pour un seigneur qui les a payé (bien que ce terme soit un euphémisme) pour la production de cultures commerciales. C’est une relation dans laquelle la force du travail est une marchandise25.

Enfin, pour compléter le tableau, Wallerstein souligne que son modèle n’est pas simplement un modèle de spécialisation mais de spécialisation inégale. L’inégalité régionale est, du point de vue de Wallerstein, absolument cruciale pour la croissance du système. Elle facilite notamment la croissance du centre au détriment de la périphérie grâce au transfert de surplus. Ainsi, Wallerstein affirme-t-il que « la vie politique se déroulait essentiellement dans le cadre d’États qui, du fait de leurs rôles différents au sein de l’économie-monde, avaient des structures différentes26. » Cela a mené à des politiques différentes avec notamment des États forts dans le centre et des États faibles dans la périphérie. Par ailleurs, il dit que « dans une économie-monde s’établit un modèle de structures étatiques relativement puissantes dans les zones centrales et relativement faibles dans les zones périphériques27» . L’échange inégal n’a pas été un aspect accidentel ou secondaire du système, il a été absolument essentiel. Car, selon Wallerstein, « il n’est pas possible théoriquement pour tous les États de se développer simultanément. […] Bien entendu certains pays se développent. Mais ils montent au détriment des autres qui déclinent28».
Par conséquent, nous pouvons voir jusqu’où Wallerstein s’est distancié d’une conception du capitalisme qui inclut le développement des forces productives, le changement technique comme un de ses aspects centraux. L’économie-monde moderne de Wallerstein se développe sur la base de ses dynamiques internes grâce à l’amélioration et à la mise en œuvre d’instruments sociaux et techniques déjà donnés aussi bien que par le transfert de surplus. Le développement capitaliste est considéré comme procédant par un accroissement de la spécialisation, et au-delà comme un jeu à somme nulle. Ainsi :

c’est […] la réussite sociale du monde moderne que d’avoir inventé une technologie qui, en éliminant le « gaspillage » d’une superstructure politique trop encombrante, permet d’accroître les surplus qui vont des couches inférieures aux couches supérieures, de la périphérie vers le centre, et de la majorité à la minorité29.

Il est évident que la notion wallersteinienne de spécialisation régionale de la production à travers des systèmes de contrôle du travail par des capitalistes pré-existants (d’une certaine manière) est au cœur de ce modèle. De mon point de vue, cette conception fondamentale est également la source de sa faiblesse. Car Wallerstein tend à regarder des systèmes de contrôle du travail comme des instruments essentiellement techniques ; ils sont, comme nous l’avons vu, adoptés ou abandonnés selon leur rentabilité sur le marché.
Mais, étant donné qu’un système capitaliste continu et dans la mesure où nous parlons de « techniques », il semble raisonnable de s’attendre à ce qu’il y ait une tendance à l’adoption de la technique la plus efficace pour la production de n’importe quel produit. Or, la raison en est que sous le capitalisme les producteurs individuels n’ont pas d’autre choix que de couper les coûts de production pour être compétitifs sur le marché. Ils doivent rivaliser sur le marché à cause des rapports sociaux de production capitalistes : c’est ce divorce des capitalistes et des travailleurs de leurs moyens de reproduction qui oblige la vente pour acheter afin de conserver sa position dominante (dans le cas des capitalistes) ou simplement pour survivre (dans le cas des travailleurs). C’est donc le système de la production compétitive, qui lui-même reflète la prédominance de certains rapports sociaux de production, qui détermine un modèle de la « survie du plus apte », dans lequel seules les entreprises capitalistes ou les régions capitalistes les plus compétitives peuvent survivre dans le long terme.
Or, le problème est que le système de contrôle du travail de Wallerstein ne peut pas être traité comme un ensemble de techniques, adaptables ou pas, par les capitalistes. Il n’est pas possible non plus d’affirmer comme il le fait, qu’une fois qu’une économie a été intégrée dans la division internationale du travail, elle prend une dynamique capitaliste. Il est encore plus impensable d’affirmer que le pouvoir est une marchandise. Le fait est que les systèmes de contrôle du travail sont simplement des aspects d’un système plus large de rapports de classe. Ils impliquent des structures de rapports sociaux complexes et hautement conflictuelles, par lesquelles un surplus est extrait du producteur direct par une classe dominante. Des systèmes de contrôle du travail n’ont pas d’importance en dehors de ces rapports de propriété de classe. Des structures de rapports de classe ne peuvent guère être considérées comme s’élevant simplement par rapport à des besoins abstraits de production ou de profit (pour qui ?). En effet, la structure spécifique de l’extraction de surplus ou des rapports de classe est un des déterminants centraux du développement de la production de n’importe quelle économie. Cela semble évident si l’on se rappelle simplement le « système de contrôle du travail » de Wallerstein : le servage, le travail indépendant (par exemple par des paysans possédant des terres), l’esclavage. Il est difficile de voir comment l’émergence, la perpétuation ou le dépassement de n’importe lequel de ces systèmes peut être regardé comme une simple fonction de leur « rentabilité sur le marché ».
De l’autre coté, l’émergence de la force de travail comme marchandise, ce qui constitue en effet un indice correct de l’émergence du capitalisme, peut difficilement être compris, comme le fait Wallerstein, comme un simple reflet ou une expression de l’inclusion d’une région à l’économie-monde. Cela suppose l’essor de certains rapports sociaux de production : en particulier la séparation des employeurs et des producteurs directs d’avec l’accès direct à leurs moyens de reproduction (la possession). C’est cette séparation qui détermine l’apparition de la force de travail, du capital et de la propriété foncière sur le marché – comme des marchandises – qui peuvent être achetées, vendues et combinées dans la production au taux le plus rentable. C’est précisément la fusion des producteurs directs avec les conditions de production et, en revanche, la soumission de ces producteurs par la classe dominante à une forme de domination ou à une forme de servitude dans les économies pré-capitalistes qui empêche l’apparition de la force de travail et de la propriété foncière en tant que marchandises. Étant donné cette fusion, la seule intégration des économies pré- ou non-capitalistes dans le marché mondial ne peut pas accomplir cette séparation, ou plus largement conférer au système pré-capitaliste une dynamique capitaliste30.
Pour le dire d’une manière plus abstraite, ceci s’explique par le fait que l’évolution historique ou l’émergence de n’importe quel système de rapports de classe est incompréhensible en tant que simple résultat des choix ou des décisions de la classe dominante. Elle représente toujours le résultat de conflits de classes dans lesquels les producteurs directs ont, avec plus ou moins de succès, réussi à restreindre la forme et l’ampleur de l’accès de la classe dominante au surtravail.
Deuxièmement, étant donné la prévalence des rapports de classe pré-capitalistes, le simple contact d’une région avec le marché mondial n’assure en aucun cas que la classe extrayant un surplus essayera de maximiser les valeurs d’échange sur le marché. Car dans un tel système, la classe extrayant un surplus maintient un accès direct (non-marchand) plus ou moins grand à ces moyens de reproduction et n’est donc pas obligée de vendre afin d’obtenir les moyens pour acheter ses moyens de reproduction.
Troisièmement, vu la prévalence des rapports de classe pré- ou non-capitalistes, même l’intention de la classe dominante de maximiser la valeur d’échange par la production pour le marché n’assure aucunement la maximisation de la production d’une région. Car il n’y a aucune raison de supposer que ce qui est nécessaire à la classe dominante pour accroitre son surplus, correspondra à ce qu’il est nécessaire de faire pour maximiser la production en général. C’est particulièrement vrai si des rapports sociaux de production pré- ou non-capitalistes prévalent, parce que, dans des tels systèmes, la classe des exploités des producteurs directs a généralement, d’une manière ou d’une autre, plus ou moins assuré l’accès direct à ses moyens de subsistance. Les travailleurs ont, pour ainsi dire, fusionnés avec les moyens de subsistance – avec les conditions de production. (Cela ne vaut pas seulement pour le mode de production féodal, où la paysannerie possède ses terres et outils, mais également pour des modes de production esclavagistes, où les esclaves sont la propriété directe de la classe exploitante et doivent être « maintenus » pour conserver leur valeur). Dans cette situation, la classe exploitante est capable d’obtenir du travail seulement au moyen de la « force extra-économique ». Il est difficile de combiner efficacement ce travail avec des moyens de production avancés. Cela génère des coûts de supervision élevés afin d’augmenter la qualité ou l’intensité du travail. Car là où les producteurs directs ont un accès assuré aux moyens de subsistance, la classe exploitante est privée de l’arme du licenciement – probablement le moyen le plus efficace d’obtenir du travail effectif.
Quatrièmement, là où il est difficile pour la classe dominante d’améliorer la productivité du travail par l’investissement des surplus dans des moyens de production améliorés, elle essaye d’augmenter le revenu à travers le transfert de richesse des producteurs directs et d’autres membres de la classe dominée par des méthodes coercitives. Cela induit, en revanche, l’allocation des surplus au développement des moyens de coercition – donc à un investissement non-productif, à la consommation plutôt qu’à l’accumulation du capital.
Enfin, étant donné l’existence de rapports sociaux de propriété pré- ou non-capitalistes, il n’y a généralement aucun moyen pour des producteurs plus efficaces de remplacer à travers le processus normal de production compétitive les autres producteurs. Une grande quantité de force de travail et de terres, en tant que valeurs d’usage, est bloquée par le contrôle patriarcal. Des producteurs plus compétitifs ne peuvent pas éliminer des moins compétitifs.
Il en résulte que le problème du développement du capitalisme doit être conçu, au minimum, comme un problème de transition, de la transformation des rapports sociaux de production pré- ou non-capitalistes – comme l’ensemble des processus sociaux qui déterminent l’essor de la force de travail en tant que marchandise31.

 

IV. L’économie-monde dans une perspective historique : les XVIe et XVIIe siècles

Les éléments précédents peuvent être appliqués à ce que Wallerstein appelle l’économie-monde moderne – la division internationale du travail qui a émergé aux XVIe et XVIIe siècles. Nous affirmons (1) qu’on ne peut expliquer son origine par la seule nécessité de dépasser la « crise générale des XIVe et XVe siècles » par un système de production supérieur, comme le fait Wallerstein ; (2) que, pendant l’époque moderne, ni la périphérie (représentée par la Pologne) ni la semi-périphérie (représentée par la France) n’ont eu une dynamique capitaliste ; (3) que dans la mesure où les régions périphériques et semi-périphériques ont aidé à constituer l’économie-monde, cette économie est restée largement féodale ou pré-capitaliste ; (4) que c’est précisément parce que la majeure partie de « l’économie-monde moderne » de Wallerstein était pré-capitaliste, qu’elle s’est embourbée, au XVIIe siècle, dans ce qui doit être considéré comme une crise féodale et non pas capitaliste ; (5) que là où la percée du capitalisme s’est produite, en particulier en Angleterre, ce processus est inexplicable par l’essor de la division internationale du travail et de la place de l’Angleterre dans celle-ci mais nécessite une référence à la transformation des rapports sociaux de production.

1. Les origines du capitalisme

Les origines de ce que Wallerstein appelle des « systèmes de contrôle du travail » dans les différentes régions de l’économie-monde moderne sont inexplicables si l’on ne tient pas compte de la crise de production et des revenus seigneuriaux dans le Moyen Âge tardif. Cela concernait toute l’Europe. Néanmoins, Wallerstein fait comme si l’essor de l’économie-monde était en quelque sorte la réponse ou la résolution nécessaire de cette crise. La fonction historique ainsi effectuée par l’essor de l’économie-monde aiderait ainsi à expliquer son existence. Wallerstein explique que :

l’expansion territoriale de l’Europe a donc été la condition préalable à la solution de la « crise du féodalisme ». Sans cette expansion, l’Europe aurait pu sombrer dans une anarchie quasi perpétuelle et dans une régression aggravée32.

Ainsi, selon Wallerstein, dans le sillage de la grande crise de production féodale « ce qui manquait à l’Europe […] c’étaient des denrées alimentaires (un supplément de calories et une meilleure distribution des valeurs nutritives) et des combustibles33» . Des liens commerciaux ont été établis qui apportaient du blé aux Pays-Bas depuis la Baltique et la Méditerranée. De plus, la production de sucre a commencé dans la région méditerranéenne et s’est progressivement étendue au monde atlantique. Wallerstein conclut que « le processus d’innovation agricole n’était pas de nature à interdire, mais au contraire à stimuler le désir d’expansion [et les bénéfices en aliments se sont révélés plus importants que prévu]34. »
Il n’est pas nécessaire d’insister sur les dangers des explications fonctionnalistes de phénomènes historiques. Le fait que quelque chose soit nécessaire au maintien de l’existence d’un système ne signifie pas que cette chose se réalisera. D’autre part, n’importe quel besoin putatif peut être satisfait de différentes manières ; il y a normalement plusieurs chemins possibles pour le satisfaire. Aussi faut-il expliquer pourquoi une solution s’est imposée au lieu d’une autre. Généralement, un mécanisme causal doit être fourni pour toute explication satisfaisante ; un récit fonctionnel n’est pas suffisant.
Malheureusement, les problèmes de la représentation wallersteinienne des origines du système-monde moderne vont au-delà de la méthode du fondement historique. L’expansion extérieure n’a pas pu constituer la seule manière d’assurer la reprise économique suite à la crise de la production féodale. Il y avait une alternative évidente à la crise alimentaire : la réduction de la population afin de l’adapter à la quantité de nourriture existante. Et c’est en effet le chemin qui a été pris. Les famines et les pestes des XIVe et XVe siècles ont diminué la population européenne de 30 à 50 %. Elles ont réalisé leur « intention » – la baisse d’un ratio hommes/terres trop élevé (étant donné les rapports de propriété et les forces productives existantes). La baisse de la population a donné lieu à une augmentation de la production par personne et à une hausse des revenus. En effet, la deuxième moitié du XVe siècle a souvent été considéré comme un « âge d’or » pour les masses populaires.
Deuxièmement, il parait difficile d’assimiler l’extension la plus dramatique des réseaux du commerce mondial, qui a eu lieu pendant cette période, aux seuls besoins de nourriture de la population européenne. Wallerstein considère la grande expansion européenne comme ayant été initiée par le Portugal, suivi par l’Espagne. Ces nations ont développé le commerce avec l’Extrême-Orient et notamment avec l’Afrique et les Amériques. Mais, comme Wallerstein l’explique lui-même, les produits de l’Est – avant tout des épices et des soies – n’avaient pas vraiment un rapport avec les besoins de nourriture en Europe. Il est vrai que le sucre a été finalement cultivé à grande échelle dans les Amériques. Mais, il n’existe pas de preuve que l’expansion de la production de sucre arrivait au bon moment pour faire face à la crise de production du Moyen Âge tardif, ni que la production mondiale de sucre ait joué un rôle plus que marginal à un moment de l’époque moderne en fournissant ce dont la population européenne avait besoin.
Enfin, le fait que l’époque moderne ait été témoin d’une expansion non négligeable de la taille et de la portée du « marché mondial des céréales » au sein de l’Europe elle-même pose plus de problèmes à la théorie de Wallerstein qu’il n’en résout. Car, tandis que Wallerstein affirme qu’une expansion de taille a été nécessaire pour faire naître l’économie-monde, il affirme également que ce qui a réellement rendu le système viable et capable de croître a été la spécialisation par régions selon la méthode de contrôle du travail la plus appropriée pour son produit. Or, le fait est que la croissance de la production des céréales de base pour le marché mondial a eu lieu pendant l’époque moderne sur la base d’une multiplicité de systèmes de contrôle du travail dans les régions différentes. Pendant l’époque moderne, des quantités considérables de céréales ont été envoyées sur le marché mondial depuis des endroits différents par une agriculture basée sur le servage en Europe de l’est, par une agriculture contrôlée par des propriétaires paysans au nord de la France, par des latifundiums en Europe du sud (par exemple en Sicile), par des formes variées de métayage au centre et au sud de la France et par des fermiers capitalistes en Angleterre. Au vu de l’existence de tant de systèmes de contrôle du travail différents développés pour le même produit – à savoir les céréales – pouvons-nous vraiment dire que ces systèmes sont apparus pour répondre aux besoins de la rentabilité capitaliste ? Laquelle des méthodes était la plus rentable ? Pouvons-nous dire que la production par des paysans propriétaires-producteurs était le choix de n’importe quel capitaliste putatif ?
Ce n’est pas le lieu pour proposer une présentation de l’évolution de l’économie européenne, notamment des origines du capitalisme, depuis le Moyen Âge tardif alternative à celle de Wallerstein. Je suis d’accord avec lui sur le fait que la crise de la production féodale et des revenus seigneuriaux fournit un point de départ nécessaire. Mais, j’aimerais souligner que l’émergence de systèmes de rapports sociaux de production variés dans les différentes régions européennes suite à la crise est incompréhensible simplement par leur mise en relation avec le marché mondial – au sens de leur aptitude et de leur rentabilité pour la production de produits différents sur le marché mondial. Je défendrais plutôt l’idée que les développements divergents dans les différentes régions doivent, en dernière analyse, être compris comme le résultat d’un processus de transformation de classe, de conflit de classe dans lequel les classes agraires en compétition ont tenté de maintenir et d’améliorer leur situation – d’abord dans le contexte d’une population et d’un marché mondial en déclin (XIVe et XVe siècles), ensuite dans le contexte d’une population et d’un commerce mondial croissant (XVIe et XVIIe siècles). Ces résultats n’ont pas été arbitraires. Cependant, ils ont eu tendance à être lié à un certain modèle historiquement spécifique du développement des classes en lutte et de leur force relative dans les différentes régions européennes : leur niveau relatif de solidarité interne, leur conscience de classe et leur organisation, leurs ressources politiques générales. De ce point de vue, les rapports entre les classes agraires et les classes non-agricoles (de potentiels alliés des classes urbaines) et la forme du développement de l’État médiéval constituent, à mon avis, des considérations particulièrement importantes35.

2. La périphérie et la semi-périphérie du système-monde comme pré-capitaliste

L’argument de la partie précédente, à l’encontre de la représentation de Wallerstein des origines de l’économie-monde moderne, s’éclaire si l’on prend en compte que ni les seigneurs polonais de la périphérie ni les paysans français de la semi-périphérie n’ont développé leurs exportations d’une manière capitaliste.
En Pologne, sur le court terme, la production n’a pas accompagné les prix. Même sur le long terme, la production s’est faiblement accordé aux prix. Ainsi, les prix ont augmenté de manière continue tout au long long du XVIe siècle mais la production nationale totale de céréales a faiblement augmenté dans la deuxième moitié du XVIe siècle et a arrêté de croître autour de 1600 – au moment où les prix augmentaient le plus rapidement. Les exportations polonaises ont augmenté de façon plus impressionnante que la production pendant cette période, mais l’augmentation des prix a été de loin la plus spectaculaire. Or, la croissance des exportations n’a été rendue possible que par des coupes drastiques dans la subsistance des paysans – par la hausse des impôts seigneuriaux (notamment les corvées) et en réduisant la taille des terrains des paysans. Cette méthode fut, sur le long terme, absolument désastreuse. Elle a conduit à une baisse rapide de la productivité dans le mesure où force de travail paysanne et les moyens de production constituaient la base des forces productives et dans la mesure où les surplus ont été augmentés au détriment des paysans36.
L’ironie de cette situation tient au fait que pendant cette période la productivité des terrains des paysans a été significativement plus élevée que celle des domaines des seigneurs. En effet, dans la limite d’une certaine taille des terrains, les paysans vendaient plus par acre que le seigneur37. Dans cette optique, le « système de culture commerciale forcé » de contrôle du travail de Wallerstein n’est pas approprié pour expliquer le développement de l’économie-monde, en particulier pour le développement de l’industrie au centre, comme le prétend Wallerstein. D’un autre coté, le fait que les seigneurs aient eu un accès direct à leurs moyens de reproduction signifie précisément qu’ils ne pouvaient pas être simplement remplacés par des producteurs plus efficaces au moyen des mécanismes de marché. En effet, tout au long de cette période, comme nous l’avons noté, les seigneurs ont étendu leurs terres au détriment de celles des paysans à travers l’application directe de leur pouvoir. C’est donc le caractère féodal, non-capitaliste, du système de culture commerciale forcé qui a non seulement déterminé la faible productivité et le sous-développement de l’économie régionale, mais qui a également empêché l’économie de l’Europe de l’Est d’atteindre le niveau de développement de l’ouest tout en lui permettant de se maintenir malgré ses bas niveau de rentabilité et de productivité38.
On peut trouver des éléments comparables concernant l’agriculture paysanne du nord de la France. Au début du XVIe siècle, comme l’Europe de l’est, cette région a fourni une grande partie de ses céréales aux Pays-Bas tout en offrant également du vin. Cependant, avec le temps la population a augmenté. Puisque les paysans possédaient leurs terres et considéraient la production pour la subsistance comme une priorité, ils ont diminué la culture commerciale (celle du vin par exemple) et, au fil du temps, ont pu exporter de moins en moins de céréales. Pendant la seconde moitié du XVIe siècle de nombreuses régions du nord de la France ont cessé d’alimenter le marché mondial. Ainsi, le caractère non-capitaliste de cette région – malgré son intégration originelle au marché mondial – est devenu manifeste. Les paysans n’ont pas été intégrés au marché mondial. Ils ont réussi à contrôler leur propriété comme un acquis d’une période prolongée de luttes des classes tout au long de la période médiévale. La production pour le marché n’a pas été imposée par la quête de profits mais par la possibilité de revenus supplémentaires. Lorsque la production pour le marché a diminué, alors que leur productivité était en déclin, ils n’ont pas été immédiatement surpassés par des producteurs plus efficaces39.

3. La division internationale du travail au XVIIe siècle était-elle capitaliste ?

Il n’y a aucune raison de nier que les exportations de céréales depuis la périphérie et la semi-périphérie vers le centre ont augmenté. Mais ce développement n’est pas le corrélat d’une croissance du centre de l’économie-monde capitaliste. Selon K. Glamann même à leur plus haut niveau, les exportations polonaises ont seulement permis de fournir 750 000 personnes dans toute l’Europe. Il est exact que la plupart des exportations de céréales de la Baltique allait à Amsterdam, au centre. Or, dans la mesure où elles ont été utilisées pour soutenir l’emploi dans les manufactures, il s’agissait en grande partie de soutenir la production de textiles de luxe. Ces textiles sont retournés, en échange de céréales, aux seigneurs de l’Europe de l’Est et d’ailleurs. Les biens industriels ont ainsi joué un rôle mineur dans le développement des forces productives du système entier. Ils n’ont, par exemple, pas été réinvestis de manière systématique dans l’économie. Leur existence peut en effet être considérée comme un reflet de la prédominance de la production féodale, une réponse aux besoins féodaux.
D’un autre coté, pas moins de 75 % du total des céréales importées à Amsterdam ont été réexportées, en échange de vin, d’épices et de produits coloniaux vers l’Espagne et l’Italie, c’est-à-dire vers la périphérie de l’Europe du Sud40. Autrement dit, le commerce mondial a davantage relié la périphérie à la périphérie qu’il n’a permis de connecter le centre à la périphérie. L’économie européenne de l’époque moderne que Wallerstein décrit – largement basée sur l’échange de produits de luxe manufacturés et d’autres produits non-alimentaires – a peut-être été d’une taille plus grande mais ne semble pas avoir été d’une nature différente de l’économie-monde médiévale qui l’a précédée.

4. La crise féodale mondiale du XVIIe siècle

Le fait que l’économie-monde européenne du XVIIe siècle se soit embourbée dans une crise semblable à celle qui a touché l’économie de l’Europe féodale au XIVe siècle semble confirmer le caractère pré-capitaliste de cette économie-monde.
Ni en Europe de l’est, ni dans la majeure partie de l’Europe de l’ouest les agronomes n’ont été capables de développer les forces productives ou d’empêcher la tendance à la baisse de la productivité du travail. Ceci était notamment le résultat d’une production à dominante paysanne, en rapport avec des systèmes d’extraction de surplus où les classes dominantes exerçaient leur pouvoir patriarcal par la contrainte extra-économique et réinvestissaient majoritairement dans le luxe et les armées. La crise était inévitable précisément parce qu’il n’y avait pas de capitalisme, pas de système d’accumulation du capital à une échelle élargie dans la majeure partie de l’agriculture européenne. Au contraire, alors que la production paysanne a échoué à augmenter sa production, les besoins de consommation de la classe dominante, notamment pour l’engagement militaire, ont augmentés. C’est-à-dire que lorsque les forces productives sont devenues de plus en plus fragiles, la pression sur elles a augmenté. Comme au Moyen Âge tardif, cela a intensifié la crise de production dans de nombreuses parties de l’Europe.
Ainsi, Wallerstein semble loin de la vérité lorsqu’il caractérise la crise générale du XVIIe siècle de crise capitaliste, en particulier de « crise de surproduction41» . C’était au contraire une crise de pénurie absolue, de sous-production caractéristique des économies pré-capitalistes en général. Son aspect premier, et le plus évident, n’a pas été la baisse des prix, comme semble le soutenir Wallerstein, mais au contraire une augmentation des prix – le reflet des crises de subsistance toujours plus profondes et nombreuses dans lesquelles la demande monte en flèche et l’offre baisse. La fin du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle ont témoigné d’échecs de production convulsifs puisque la taxation et les guerres de la classe dominante ont imposé des pressions insupportables sur cette base productive inflexible. C’est seulement après 1600 – après presque un siècle de crises de production – qu’un arrêt temporaire de la croissance démographique semble avoir mené, du moins pour une période, à la stabilisation des prix42. Au contraire, la « crise de surproduction » capitaliste provient de la croissance de la production, exprimant l’accumulation du capital et le développement des forces productives. Il s’agit d’une crise dans laquelle les gens meurent de faim non pas parce que le système ne peut pas produire assez, mais parce qu’une grande partie des moyens de production dorment. De manière générale, de telles conditions n’ont pas eu cours pendant le XVIIe siècle. À ce moment-là, sur la majeure partie du continent, le problème a été le caractère limité de la production, provenant de la stagnation des forces productives, liée à la perpétuation des rapports socio-productifs pré-capitalistes.

5. La percée vers le développement capitaliste

Enfin, le modèle de Wallerstein ne permet pas d’expliquer le succès du développement capitaliste dans la seule région où il est achevé au XVIIe siècle, à savoir l’Angleterre. Selon le raisonnement de Wallerstein, le centre (y compris l’Angleterre) s’est développé en vertu de sa capacité à se spécialiser dans certains produits non-alimentaires, en profitant des flux de céréales depuis la périphérie de l’est. Or, l’Angleterre s’est largement développée sans les bénéfices des céréales polonaises. En effet, le cas de l’Angleterre montre à quel point l’idée selon laquelle des systèmes de production dans la périphérie et la semi-périphérie auraient été mieux appropriés pour la production alimentaire de base est risible. Car la clé du développement anglais pendant cette période a précisément été son aptitude à augmenter, de façon plus ou moins continue, la productivité agricole des aliments de base43.
Sans doute une part importante des stimulus du développement anglais est venue de sa relation avec ce qui était demeuré un marché mondial essentiellement féodal. Suivant le pas des grands centres d’exportation médiévales des Flandres et de l’Italie du nord, l’industrie anglaise du tissu a été capable de reprendre une proportion majeure de la demande européenne pour des tissus de bonne qualité pendant l’époque moderne. Ses exportations de tissu déjà significatives ont triplé entre 1450 et 1550. En revanche, la demande pour des produits agricoles venant d’un nombre croissant de producteurs industriels tout comme généralement d’une population en hausse ont sans doute incité (ce qui s’est manifesté dans une hausse des prix des produits agricoles) les producteurs agricoles anglais à augmenter la production.
Néanmoins, la hausse des prix des produits agricoles a été universelle en Europe pendant l’époque moderne. Mais dans l’ensemble la réaction des fournisseurs agricoles a été lente. Ce qui a distingué l’Angleterre a été la réponse unique apportée par les fermiers – leur capacité à augmenter la productivité à travers la spécialisation, l’investissement et l’amélioration d’une manière sans égale dans quasiment toute l’Europe. Que l’Angleterre ait été capable d’effectuer cette transformation agricole sur le long terme est, à mon avis, inséparable de la transformation des rapports de classe agraires qui l’ont conditionné. L’essor des rapports de classe capitalistes, avant tout dans l’agriculture, a fourni le fondement indispensable du développement anglais.
Il est bien sûr impossible d’expliquer ici l’émergence de la structure capitaliste de classes dans l’agriculture. Car, à mon avis, cela trouve son fondement dans un processus complexe de formation des classes et de conflit des classes remontant au Moyen Âge. L’on peut seulement souligner que la transition a été essentiellement sans pareil en Europe : elle a inclut d’un coté la dissolution de la domination extra-économique seigneuriale sur les paysans (la fin du servage et l’imposition de l’absolutisme) ; de l’autre coté, la séparation des possesseurs paysans d’avec leurs moyens de subsistance.
Libérés des exactions féodales, des métayers anglais ont été coupés de leurs moyens de reproduction. Notamment en raison d’une demande venant du secteur industriel du tissu et d’une population croissantes, ils n’ont pu qu’essayer de réduire les coûts, de maximiser la valeur d’échange et les profits afin de maintenir leur place – pour payer leur loyer au seigneur. L’intérêt du seigneur de l’autre coté a été naturellement d’installer le métayer le mieux équipé pour payer un loyer maximum. Au fil du temps, cela a permis la mise en place des conditions pour une production plus efficace: la construction de fermes plus grandes, les enclosures, etc. Sur le long terme, cela a conduit à une différenciation graduelle parmi les producteurs directs à la campagne : l’émergence d’une classe de métayers-capitalistes, l’érosion de la paysannerie (en termes de la proportion des terres et de la part de la production qu’ils contrôlaient), la croissance d’une classe de travailleurs fermiers sans terre.

Les conséquences de cette nouvelle structure pour la croissance des forces productives agricoles – le principal élément non analysé dans la présentation du développement capitaliste chez Wallerstein – ont été profondes. Au fil du temps, les fermiers ont été contraints de se spécialiser dans la branche qui leur correspondait le mieux – selon les besoins techniques du produit en lien avec le sol, la taille du terrain, etc. Pendant l’époque moderne l’on trouve par ailleurs l’adoption généralisée d’une série de nouvelles techniques qui ont abouti à une révolution agricole. En effet, on peut trouver pour la première fois en Angleterre une division du travail régionale réellement capitaliste. Chaque région ne produit pas seulement la culture appropriée avec la technique appropriée. Le plus symptomatique est que la division du travail s’est transformée elle-même dans la mesure où de nouvelles techniques, changeant l’aptitude « relative » des régions différentes pour des produits différents, sont devenues disponibles. Ainsi, dans une des transformations caractéristiques de l’époque les régions autrefois fortement salies et lentement drainées qui pendant des siècles ont constitué le grenier de l’Angleterre (avant tout les Midlands) sont devenues des zones d’élevage d’animaux. C’est arrivé en raison de leur incapacité à adopter de nouvelles cultures préservant la fertilité (par exemple les navets) et de la difficulté à labourer. À partir de ce moment, la production de céréales a eu lieu sur les sols légers, qui se drainent rapidement, du sud et de l’ouest, là où labourer exige un moindre effort et où les nouvelles rotations ont pu être introduites plus facilement.
Sur la base de la croissance de sa productivité, l’économie anglaise a été capable de réduire les coûts de la nourriture et de faire partir des gens de l’agriculture vers l’industrie tout en commençant à soutenir un marché domestique non négligeable. En effet, sur la base du développement du marché domestique l’économie anglaise a été largement capable d’échapper à la « crise du XVIIe siècle » qui avait ravagé la majeure partie de l’Europe. Vers la fin du XVIIe siècle probablement 40-50 % de la force de travail anglaise a poursuivi des activités non-agricoles. Cependant, entre-temps l’Angleterre est devenue le leader mondial de l’exportation de céréales. Pendant la période de 1660 à 1760, tant l’agriculture que l’industrie se sont développées symbiotiquement. L’importance de la manufacture n’a pas seulement augmenté quantitativement, de nouvelles branches de l’industrie ont aussi été entièrement développées. Les conditions étaient réunis pour la révolution industrielle.

Janvier 1981.

Ce texte est issu d’une intervention présentée à la conférence « Three Worlds or One » à l’Institute for Comparative Social Research de Berlin en 1979.

Traduit de l’anglais par Benjamin Bürbaumer et publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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  1. Wallerstein, Immanuel, The Rise and Future Demise of the World System: Concepts for Comparative Analysis, Comparative Studies in Society and History, XVI, Janvier 1974, p. 398 []
  2. Fröbel, Folker, Heinrichs, Jürgen, Kreye Otto, The Tendency towards a new International Division of Labor, Review I, Eté 1977, p. 73. []
  3. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 312-313. []
  4. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 19. []
  5. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 19. []
  6. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 39. []
  7. Wallerstein, Rise and Future Demise, p. 399. []
  8. [NdT : Référence absente dans l’article original de Brenner] []
  9. Fröbel, Folker, Heinrichs, Jürgen, Kreye Otto, The Tendency towards a new International Division of Labor, Review I, Eté 1977, p. 74. []
  10. Fröbel, Folker, Heinrichs, Jürgen, Kreye Otto, The Tendency towards a new International Division of Labor, Review I, Eté 1977, p. 74-75. []
  11. Deux clarifications sont nécessaires : d’abord, il semble qu’une fois que la masse des producteurs directs a été séparée de ses moyens de subsistance (avant tout de la possession des terres), les processus séparant la plupart d’entre eux de leurs moyens de production (outils) suivront plus ou moins automatiquement. A savoir, une fois privés de l’accès non-marchand aux moyens de subsistance, les producteurs directs doivent vendre sur le marché afin de gagner les moyens pour acheter leurs moyens de subsistance. Le processus de compétition conduira à l’accumulation des moyens de production entre les mains d’une minorité, à la prolétarisation de la majorité. Autrement dit, une économie de petits producteurs de marchandises (possesseurs d’outils sans posséder tous les moyens de subsistance) tendra, au fil du temps, à se différencier et à déboucher sur une économie de capitalistes et de prolétaires. Ensuite, il faudrait noter que l’essor de la force de travail en tant que marchandise, la prolétarisation, n’a pas forcément lieu à travers le travail salarial dans sa forme pure. Il y a d’innombrables formes de prolétarisation – l’essor de la force de travail comme marchandise – dans lesquelles les producteurs directs semblent conserver leur indépendance économique. Les exemples incluent le « domestic system», la production de culture commerciale paysanne, etc. Dans ces formes, les producteurs directs soit conservent la propriété d’un petite partie des moyens de production soit semblent posséder les moyens de production mais de fait, pour pouvoir produire, ils dépendent d’avances de capital sous des formes variées (matières premières, crédits, etc) de la part des capitalistes. []
  12. Sella, Domenico, The World System and its Dangers, Peasant Studies, VI, Janvier 1977, p. 30 []
  13. Sella, Domenico, The World System and its Dangers, Peasant Studies, VI, Janvier 1977, p. 30 []
  14. Sella, Domenico, The World System and its Dangers, Peasant Studies, VI, Janvier 1977, p. 30 []
  15. Pour ce paragraphe sur les développements en Angleterre, voir Postan, Michael Moissey, Medieval Agrarian Society in its Prime: England, The Cambridge Economic History of Europe, I, 2e édition M. M. Postan, 1966, Cambridge; Postan, Investment in Medieval Agriculture, Journal of Economic History, XXVII, 1967; Hilton, Rodney, A Medieval Economy: The West Midlands in the Thirteenth Century, London; Hilton, Rent and Capital Formation in Feudal Society, Second International Conference of Economic History, 1965, Paris. []
  16. Pour ce paragraphe sur les développements en France, voir Neveux, Hugues, Declin et reprise : la fluctuation bi-seculaire 1330-1560, Histoire de la France rurale, édition G. Duby et A. Wallon, II; L’Age Classique des paysans 1340-1789, édition E. Le Roy Ladurie, 1975, Paris, p. 20-29, 113-114. []
  17. Pour les développements précédents dans une perspective comparative, voir Brenner, Agrarian Class Structure and Economic Development in Preindustrial Europe, Past & Present, n. 70, 1976. []
  18. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 20. []
  19. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 39. []
  20. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 94. []
  21. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 84. []
  22. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 120. []
  23. Wallerstein, Feudalism to capitalism: Transition or Transitions?, Social Forces, LV (Décembre), p. 278-279. []
  24. Wallerstein, Rise and Future Demise, p. 400. []
  25. Wallerstein, Rise and Future Demise, p. 400. []
  26. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 149. []
  27. Wallerstein, Immanuel, Capitalisme et économie-monde, Paris, Flammarion, 1980, p. 322. []
  28. Wallerstein, Dependence in an Interdependent World: The limited Possibilities of Transformation within the Capitalist World Economy, African Studies Review, XVII, Avril 1974, p. 7. []
  29. Wallerstein, Capitalisme et économie-monde, p. 20. []
  30. Par conséquent, Wallerstein est entièrement cohérent mais, à mon avis, fondamentalement incorrect lorsqu’il avance que « la prolétarisation du travail et la commercialisation des terres n’impliquent pas la transformation du féodalisme en capitalisme mais seulement des aspects du développement de l’économie-monde capitaliste.» (« From Feudalism to Capitalism», p. 277). Je pense plutôt que le contraire est vrai. Une dynamique capitaliste ne peut pas être attendue là où il n’y a pas eu de séparation des organisateurs de la production et des producteurs directs (parfois les mêmes personnes) d’avec l’accès non-marchand à leurs moyens de reproduction. Ledernier ne peut pas être supposé de se produire uniquement comme le résultat de l’essor du commerce, un commerce basé sur la division du travail – « l’incorporation» de zones antérieurement structurées par des rapports socio-productifs pré-capitaliste dans l’économie-monde. []
  31. Pour formuler l’idée générale d’une manière encore différente, Wallerstein a raison d’argumenter qu’au « XVIe siècle […] nous avons vu le développement et la prédominance économique entière du commerce (du moins dans une partie de l’Europe) ». Rise and Future Demise, p. 391. Or, la prédominance du commerce, là où elle s’est développée, a précisément reflété la séparation des organisateurs de la production et du produit direct d’avec l’accès non-marchand à leurs moyens de reproduction conduisant à l’essor des terres et de la force du travail en tant que marchandises – ce qui n’a pas seulement été déterminé par l’échange lui-même. []
  32. Wallerstein, Capitalisme et économie-monde, p. 39 []
  33. Wallerstein, Capitalisme et économie-monde, p. 42-43. []
  34. Wallerstein, Capitalisme et économie-monde, p. 43. []
  35. J’essaye de présenter une interprétation dans Agrarian Classe Structure and Economic Development in Preindustrial Europe, Past & Present, numéro 70 (1976); Reply to Critics, Past & Present (1981), Dobb and the Transition From Feudal to Capitalism, Cambridge Journal of Economic, II (1978). []
  36. Kula, Witold, Economic Theory of the Feudal System, Londres, 1976, p. 108-111; Maczak, Antoni, Grain and the Problem of Distribution of National Income in the Years 1550-1650, Acta Poloniae Historica, XVIII, 1968, p. 78-79;  Topolski, Jerzy, Le commerce des denrées agricoles …?, Acta Poloniae Historica, 1974, p. 433-434; Topolski, Jerzy, La regression économique en Pologne de XVIe au XVIIe siècle, Acta Poloniae Historica, VII, 1962, p. 32-37; Wyczanski, Andrzej, Le niveau de recolte des céréales en Pologne du XVIe au XVIIIe siècle, Third International Conference of Economic History, Paris, 1968, p. 585-590. []
  37. Zytkowicz, A, An Investigation into Agricultural Production in Masovia in the First Half of the Seventeenth Century, Acta Poloniae Historica, XVIII, 1968, p. 117-118; Maczak, Export of Grain, p. 77, 95-96; Topolski, Le commerce des denrées agricoles, p. 431; Topolski, Regression économique, p. 42. []
  38. Voir Zytkowicz, An Investigation, p. 118; Topolski, Regression économique, p. 47-48, Wyczanski, Le niveau de la recolte, p. 586-589. []
  39. Neveux, Hugues, Declin et reprise, p. 113-114; Neveux, Les grains du Cambresis (Fin du XIVe, début du XVIIe siècle). Vie et declin d’une structure économique, 1974, Lille, p. 692-693, 697-698, Bois, Guy, La crise du féodalisme, 1977, Paris, p. 337-340. Wallerstein affirme qu’au bout du compte (vers la fin du XVIIe siècle) il y avait une appropriation des terres et la création de holdings au nord de la France et en particulier, qu’il y avait une augmentation de la productivité agricole dans cette région.  Il affirme que cela reflète la présence du nord de la France dans le centre de l’économie-monde. Wallerstein, Immanuel, The Modern World System II. Mercantilisam and the Consolidation of the European World Economy 1600-175, 1980, New York, p. 89-90. Or, il n’y a pas de doute sur l’émergence de grandes holdings au nord de la France vers la fin du XVIIe siècle. Mais, ce développement est largement dénué d’importance pour l’argument de Wallerstein. D’abord, les processus à travers lesquels la création de holdings ont eu lieu sont inexplicables comme le résultat de l’impact du marché mondial. Comme nous avons souligné, la réponse originelle de cette région aux incitations du marché mondial a été une certaine dé-commercialisation, conditionnée par la propriété paysanne – la décision des paysans de produire de plus en plus pour la subsistance, notamment sous l’influence du morcellement de leurs holdings résultant de la division de l’héritage. En revanche, c’étaient des forces internes aux unités sociales plus larges de la propriété. Ainsi, au fil du temps, l’impact combiné de la subdivision paysanne des holdings de l’héritage et les niveaux radicalement accrus des impôts royaux ont forcé beaucoup de paysans en-dessous du niveau de subsistance, ils se sont endettés et ont été forcé de vendre. Enfin, le fait est que malgré les grandes holdings il n’y avait pas d’amélioration mais une stagnation agricole continue. La prédominance continue de rapports sociaux productifs pré-capitalistes reflète cela, en particulier, la présence continue d’une masse de propriétaires paysans dans les territoires des grands holdings tout comme en France de manière générale. Voir Brenner, Agrarian Clase Structure, p. 74-75, note de bas de page 111; Jacquart, Jean, La crise rurale en Ile-de-France, 1974, Paris, p. 720; Jacquart, Immobilisme et catastrophes, Histoire rurale de la France, édition G. Duby et A. Wallon, II, L’age classique des paysannes 1340-1789, 1971, Paris, p. 224-225, 237-239. []
  40. Glamann, Kristof, European Trade 1500-1700, 1971, Londres, p. 39-45. []
  41. Wallerstein, Immanuel, The Crisis of the Seventeenth Century, New Left Review, 110, Juillet-Aout 1978, p. 69-70. []
  42. Pour le début et l’approfondissement de la crise en France, déjà au XVIe siècle, exprimé d’abord via les prix élevés et les crises de subsistance (et la baisse des prix seulement après 1660) voir Neveux, Declin et reprise, et Jacquart, Immobilisme et catastrophes. []
  43. Pour l’interpretation qui suit, voir Brenner, Agrarian Class Structure; Dobb on the Transition From Feudalism to Capitalism. []
Robert Brenner