Jusqu’à la révolution de 1917, on ne trouve dans le marxisme quasiment aucune réflexion sur le langage et sur la place qu’il occupe dans la société. Deux hypothèses au moins permettent d’expliquer cette absence. On peut se référer premièrement au contexte culturel et scientifique à l’époque où Marx écrit et notamment au faible développement des sciences du langage. On peut considérer deuxièmement que, d’un point de vue interne à la théorie marxienne, il n’est pas étonnant que le langage n’ait pas sa place au sein d’une pensée dont la spécificité est justement d’accorder le primat, dans la connaissance du monde social, à la base économique de la société, à la « vie réelle » par différence avec la sphère de la pensée et du langage. D’où, les passages célèbres de L’Idéologie allemande nous enjoignant à « passer du langage à la vie1».
Cependant, le processus révolutionnaire en Russie, dans la mesure où il implique à la fois une politique et une théorie linguistique fait ré-émerger les questionnements sur le langage dans le champ du marxisme. En effet, de la révolution d’octobre jusqu’aux années 1950, la question de l’unification linguistique en URSS a constitué un enjeu politique tel que les discussions ont rapidement dépassé le problème pratique immédiat de la pluralité des langues pour s’engager dans des conflits théoriques plus larges sur la nature du langage et sur les fonctions qu’il endosse au sein du monde social. Les linguistes mais aussi une grande partie des intellectuels marxistes ont ainsi eu à prendre position dans ces débats. Cela témoigne, d’une part, du fait qu’un certain nombre de problèmes théoriques qui semblent d’abord étrangers au marxisme peuvent se poser à l’occasion d’un changement réel de la société, et d’autre part que les considérations marxiennes sur le langage sont suffisamment floues pour donner lieu à des conflits d’interprétation sur ce qu’on peut attendre d’une théorie et d’une politique marxiste du langage. Parmi la très grande variété de discussions qui naissent à partir d’octobre 1917, je me concentrerai sur un problème spécifique : celui des rapports qu’entretient la révolution elle-même (ou les acteurs de la révolution) avec le langage. J’aborderai ce problème à partir de deux grandes questions : 1/ la question du rôle de la langue dans le processus révolutionnaire 2/ la question de la manière dont la langue peut elle-même être révolutionnée, ou du moins subir l’influence de la révolution. Il s’agira donc de considérer la langue comme outil puis comme objet possible de la révolution.
I. Le langage comme instrument de la révolution et le problème de la pluralité des langues.
Les questionnements sur le langage émergent en Russie quand la révolution se trouve face au problème pratique de la coexistence d’une multiplicité de langues sur un même territoire. Pour que le prolétariat russe puisse mener la révolution et maintenir son hégémonie après la révolution, il faut en effet qu’il puisse se faire entendre et comprendre. Les réflexions de Plékhanov sur la propagande et l’agitation2, le célèbre texte de Lénine sur les mots d’ordre3 mais aussi l’attention constante que les dirigeants révolutionnaires portent au fait d’utiliser un langage simple et clair ne prennent leurs sens que si la langue qu’on utilise est commune, que si elle peut être comprise par tous. Dans ce contexte, la langue est donc d’abord pensée comme un « instrument » qui doit être capable d’exprimer les objectifs de la révolution et de les rendre accessibles, aussi bien aux masses paysannes qu’aux populations non-russophones en général.
De ce point de vue, on pourrait dire que le problème de la pluralité des langues est partagé par toutes les entreprises révolutionnaires quelles qu’elles soient et même par toutes les tentatives de construction d’une forme d’unité nationale. Cependant, il semble revêtir une forme spécifique pour la Russie révolutionnaire et ce pour au moins trois raisons.
D’abord, si l’unité linguistique est dans l’intérêt de la révolution, la Russie révolutionnaire cherche avant tout à rompre avec la politique autoritaire tsariste qui imposait le russe comme langue obligatoire par l’intermédiaire d’un ensemble de mesures coercitives comme l’interdiction des alphabets non-cyrilliques ou de l’enseignement dans des langues non-russes. En ce sens, le contexte en Russie est très différent notamment du contexte révolutionnaire français, où c’était précisément la pluralité des patois qui était conçue comme un instrument des tyrans pour « isoler les peuples, séparer les pays, diviser les intérêts et empêcher les communications4 », instrument qu’il fallait supprimer par l’imposition du français comme langue nationale. En Russie, bien au contraire, c’est la « langue unique » qui est considérée comme instrument d’un pouvoir tyrannique.
Deuxièmement, on refuse l’imposition d’une langue officielle dans la mesure où cela supposerait d’accorder le privilège à une langue sur les autres langues. Or, comme le dit Lénine, la Russie doit absolument en finir avec « tous les privilèges quels qu’ils soient » y compris en matière linguistique5. Celui-ci écrit ainsi en 1914 un texte dans lequel il affirme son désaccord avec « les libéraux », non pas sur l’utilité d’une unité linguistique mais sur le fait de chercher à l’atteindre par le moyen de la contrainte : « Nous ne voulons pas envoyer les gens au paradis à coups de bâton »6. Mais surtout, imposer une langue de manière coercitive ne pourrait, selon lui, qu’être source d’antagonisme et de conflit et nuirait finalement à l’objectif d’unification.
Enfin, les politiques d’unifications linguistiques et notamment celle qui a été menée en France après la révolution, finissent toujours par avantager la classe dominante (qui en général la maitrise déjà) et permettent de garantir les conditions de développement du capitalisme7 : en facilitant la communication et les échanges et donc le développement du commerce et l’unification du marché, en stimulant les migrations des travailleurs et la coopération au travail et donc en participant à l’industrialisation du pays.
Pour ces trois raisons, la politique linguistique soviétique, jusqu’aux années 30 suit les principes énoncés par Lénine : elle cherche à donner accès aux idées de la révolution à tous les peuples, sans pour autant imposer que la transmission de ces idées se fasse dans la seule langue russe érigée au rang de langue officielle. Cette politique passe par la tentative de réaliser positivement l’égalité des peuples et des langues (égalité mise à bas par la politique tsariste coercitive). On favorise ainsi le développement culturel des minorités dans leur langue d’origine en les dotant, pour celles qui en étaient dépourvues, de systèmes d’écritures et en autorisant l’enseignement en langue locale. Grâce à cette politique, le taux d’alphabétisation a en très peu de temps considérablement augmenté sur le territoire russe8. Cependant, un grand tournant s’opère à partir des années 30, lorsque Staline commence à craindre le développement des nationalismes et décide peu à peu de russifier l’URSS par un ensemble de mesures qui renouent avec la politique tsariste (l’alphabet cyrillique est à nouveau imposé ; l’apprentissage du russe est rendu obligatoire dès l’école primaire et le russe est élevé au rang de moyen de communication transnationale).
Ainsi, même si la politique soviétique change radicalement dans les années 30, elle consiste, en ce qui concerne la langue, à la considérer comme un instrument au service de la révolution. S’il y a désaccord, celui-ci ne porte que sur les moyens de rendre cet instrument le plus efficace possible (doit-il être unique ou pluriel ? imposé ou librement utilisé ? ) et non sur sa qualité d’instrument.
II. Une langue à révolutionner
Si la langue conçue comme instrument de la révolution interroge les conditions sous lesquelles cet instrument serait le plus efficace, il s’en suit que l’élément langagier lui même devrait sortir transformé des nouvelles fonctions qui lui sont attribuées. C’est pourquoi les réflexions sur la langue comme outil de la révolution conduisent à s’interroger sur la langue comme objet de la révolution c’est-à-dire sur la question de savoir comment envisager une révolution dans l’élément même de la langue.
Le problème d’une révolution dans la langue suscite, à mon avis, au moins trois types de questions : 1/ la question de la possibilité d’une révolution linguistique 2/ celle de la nature intentionnelle ou non de cette révolution 3/ et enfin celle des différentes manières d’envisager concrètement une telle révolution.
1/ Tout d’abord, il faut souligner que la seule possibilité d’une révolution dans la langue ne va pas de soi. En effet, Saussure explique dans son Cours de linguistique générale qu’à la différence des autres codes (comme les signaux maritimes) dont l’usage est ponctuel et limité, chacun participe à la langue « à tout instant ». « Ce fait capital, conclut-il a montré l’impossibilité de la révolution. La langue est de toutes les institutions sociales celle qui offre le moins de prise aux initiatives9». Saussure énonce alors plusieurs arguments pour justifier sa thèse : a/ la langue s’impose à nous à la naissance (nous ne la choisissons pas) si bien que le « facteur de transmission historique domine [la langue] toute entière et exclut tout changement général et subit » ; b/ puisque les signes linguistiques se définissent par leur caractère « arbitraire »10, le choix d’un signe plutôt qu’un autre pour signifier ne peut faire l’objet d’une discussion et donc d’un changement intentionnel11 ; c/ une langue est faite d’une telle quantité de mots qu’il n’est pas réaliste d’envisager une modification de grande ampleur de celle-ci ; d/ enfin, la langue étant sans cesse utilisée par tous, il semble impossible de se « détacher » d’elle, de prendre du recul sur elle pour la modifier.
Cette thèse de Saussure nous intéresse ici par les interprétations dont elle a fait l’objet. Elle a en effet été considérée comme étant un exemple typique de la manière dont l’idéologie bourgeoise peut contaminer le développement d’une science, ou si l’on veut, de la manière dont une proposition théorique qui se prétend objective s’avère en réalité politiquement non-neutre. C’est Lev Jakubinskij qui a construit la critique la plus élaborée de cette thèse, notamment dans un article de 1931 intitulé « F. de Saussure sur l’impossibilité d’une politique linguistique12 ». Voici ce qu’il écrit : « Saussure tente de démontrer le caractère inaccessible aux masses ne serait-ce que de la langue, de démontrer l’impossibilité d’une politique ne serait-ce que linguistique, de démontrer l’impossibilité d’une révolution ne serait-ce que dans la langue ». On ne peut dès lors plus appliquer à la linguistique « le conseil de Marx aux philosophes de ne pas seulement étudier le monde mais aussi de le transformer » et la linguistique devient par là même une science inutile13.
Selon Jakubinskij, la thèse de Saussure affirme a priori l’impossibilité de toute « intervention organisée de la société dans le processus langagier » et interdit donc « toute politique linguistique ». En considérant le sujet linguistique comme étant passif, « attaché à la langue telle qu’il la possède » et ne pouvant « sortir des limites du système dont il a hérité », il s’inscrirait donc parmi ces scientifiques qui théorisent l’impuissance des hommes face à un état de fait.
Pour combattre la thèse de Saussure, il faut alors montrer, d’une part, qu’un changement de grande ampleur dans la langue est possible (Jakubinskij le fait à travers des exemples historiques comme la formation du tchèque standardisé au 19e siècle par la suppression des mots d’origine allemande) et, d’autre part, qu’il est souhaitable. C’est ce dernier point qui conduit Jakubinskij à mener une réflexion inédite sur le statut spécifique de la langue dans le capitalisme et donc sur la nécessité de le transformer. De même que Lénine disait déjà à propos de la politique linguistique tsariste que « sous le mot d’ordre de la »culture nationale », la bourgeoisie (…) travaille en fait à la division des ouvriers14 », Jakubinskij diagnostique une contradiction dans le rapport que le capitalisme entretient avec la langue : d’un côté il tend à transformer la langue en « moyen de communication à l’échelle de toute la nation » (c’est la formation de la langue nationale qui rompt avec les dialectes régionaux de l’époque féodale), mais d’un autre côté, il provoque « la différenciation maximale de [ce qu’il appelle] la langue-comme-idéologie15. » Ainsi, on voit par exemple se généraliser dans le capitalisme la pratique de la prise de parole publique. Or, bien que celle-ci se présente comme universelle (par différence avec la prise de parole spécialisée, limitée à des domaines étroits de la vie sociale à l’époque féodale) elle reste en même temps inaccessible à une grande partie de la population. Comme le dit Jakubinskij « le caractère commun de la parole publique reste dans le monde capitaliste un mythe, tout autant que la liberté, l’égalité et beaucoup d’autres bonnes choses16 ». D’une façon plus générale (et c’est une chose que les études sur l’unification linguistique après la Révolution française montrent bien17), on pourrait dire que l’unification linguistique substitue à des différences entre des langues ou des patois une inégalité dans la maitrise et dans l’accès à une même langue commune. Ainsi, le double diagnostic à propos de la linguistique sausurrienne et de la langue dans le capitalisme justifierait la possibilité et l’importance d’une révolution prolétarienne langagière réalisant une universalité linguistique non plus seulement formelle mais réelle.
2/ Une fois admise la possibilité d’une révolution dans la langue, il faut interroger la manière dont cette révolution opèrerait. L’alternative est la suivante : cette révolution langagière peut-elle être menée de façon autonome et intentionnelle, ou ne peut-elle être que le résultat indirect mais nécessaire d’une transformation du mode de production ? Nous allons voir qu’il existe des représentants de ces deux positions divergentes et qu’ils se revendiquent, dans un cas comme dans l’autre, de l’héritage de Marx.
D’un côté, Nicolai Marr et ses disciples considèrent que la langue en tant qu’elle appartiendrait à la superstructure de la société ne saurait être modifiée qu’indirectement suite à une transformation de sa base économique18. Marr produit ainsi une théorisation de l’évolution des langues en fonction des modes de production et considère qu’avec le communisme ne subsisterait qu’une seule langue, partagée par tous. De même dit-il « que l’humanité va d’une économie et d’une forme de communauté artisanale et isolée vers une économie mondiale unique […], de même la langue progresse à pas de géant de la diversité vers une langue mondiale unique19 ». De son point vue, par conséquent, la seule intervention volontaire possible dans le domaine linguistique correspond à la politique effectivement menée par Staline. Imposer le russe comme langue unique serait justifié dans la mesure où il s’agirait d’une intervention politique allant « dans le sens de l’histoire ».
On s’en doute, de nombreux penseurs tels que Polivanov (et comme ceux dont il sera question par la suite) reprochent à Marr sa vision simpliste, mécaniste et déterministe de l’évolution des langues. Puisque Marr aussi bien que ses opposants prétendent tenir leurs positions de Marx lui même, il semble alors légitime, pour trancher, de s’appuyer sur les textes de ce dernier et notamment sur un passage de l’Idéologie allemande où il est directement question du langage. Marx et Engels y déclarent : « Il va de soi que viendra un temps où les individus prendront entièrement le contrôle de cette production du genre humain [qu’est la langue]20 ». Dans les lignes qui précèdent directement ce passage, ils affirment que contrairement à ce que dit Stirner, le fait de parler telle ou telle langue n’est pas une donnée du genre humain mais constitue plutôt une donnée « des circonstances ». En effet l’état de la langue qu’on parle à un moment donné est le résultat de processus socio-historiques (l’édification d’une langue nationale, la fusion de deux langues etc) qui échappent dans une large mesure aux sujets puisque ces processus sont eux-mêmes déterminés par les besoins propres à une formation sociale (par exemple par les besoins du commerce et de la communication propres au capitalisme). Que peut-on alors entendre par la formule selon laquelle la langue serait « contrôlée » par tous les individus dans le communisme ? On peut faire l’hypothèse d’interprétation suivante : l’état de la langue ne serait plus déterminé par des conditions économiques extérieures, mais bien plutôt par les individus eux mêmes. D’un côté, la révolution langagière ne serait possible qu’avec une révolution d’ordre économique (seules certaines conditions économiques la rendent possibles) mais, d’un autre côté, cette révolution (par son contenu) consisterait justement en ce que l’élément linguistique ne serait plus déterminé par l’économie, et devrait donc être déterminé par les individus de façon consciente.
3/ C’est précisément à de telles initiatives de réappropriations de la langue par les individus que le contexte révolutionnaire russe donne prise. Nous donnerons donc pour finir, quelques exemples concrets de telles initiatives.
Le premier exemple est à la fois le plus ambitieux et le plus radical : il s’agit de promouvoir l’utilisation d’une nouvelle langue. Cette idée s’est répandue en Russie dès 1917 mais surtout à partir des années 1920. En 1919, se met en place au sein du Commissariat du Peuple pour l’Instruction de la Russie Soviétique, une commission pour l’étude de la question de la langue internationale et les conclusions de la commission s’avèrent favorables à la généralisation de l’usage d’une langue artificielle comme l’espéranto. Il existe également un Comité Central des Espérantistes des Républiques Soviétiques. En 1932, la revue Mezdunarodnyj jazyk publie des «Thèses sur la langue internationale» élaborées par la « brigade de l’édification linguistique » accompagnées de l’appel suivant : « Arme-toi de l’enseignement marxiste-léniniste sur la langue! Construis ton œuvre espérantiste sur la base de la linguistique prolétarienne!21 ». Partant de l’idée selon laquelle il y a plus de différence entre un ouvrier et un capitaliste russe qu’entre un ouvrier russe et un ouvrier allemand, il s’agit d’affirmer la nécessité, pour les ouvriers du monde entier de pouvoir communiquer entre eux à l’aide d’une langue commune. On souligne également que les classes exploitantes ont déjà la possibilité de communiquer entre elles au delà des frontières nationales : contrairement aux ouvriers qui n’en ont ni les moyens ni le temps, les bourgeois apprennent en effet presque toujours une ou plusieurs langues étrangères. Ainsi, l’espéranto, notamment parce qu’il est facile à apprendre, est sélectionné en vue d’être une langue internationale pour les prolétaires. Cependant, au moment du tournant des années 1930, Staline mettra fin à l’ensemble du mouvement en réprimant durement tous les espérantistes, accusés d’être des agents de l’impérialisme22.
Une seconde manière, beaucoup moins ambitieuse, d’envisager une modification dans la langue est proposée à l’issue d’une assemblée générale organisée en 1923 par une fabrique de chaussures, « La Commune de Paris », pour mettre fin à « la grossièreté du langage », et sanctionner l’usage des « gros mots ». Cette proposition est discutée de façon intéressante par Trotsky dans un article tiré des Questions du mode de vie intitulé « Il faut lutter pour un langage châtié ». Cet ouvrage repose sur l’idée qu’il ne suffit pas, dans la construction du socialisme, de mettre en place les bases économiques adéquates pour qu’apparaissent les superstructures idéologiques qui y correspondent. C’est pourquoi Trotsky célèbre la tentative de cette fabrique de chaussure, à travers l’analyse de la grossièreté du langage et de son incompatibilité avec les exigences de la révolution. « La grossièreté du langage écrit-il […] est un héritage de l’esclavage, de l’humiliation, du mépris pour la dignité humaine, celle d’autrui, et la sienne propre. […] Dans les couches populaires, la grossièreté exprimait le désespoir, l’irritation, et avant tout une situation d’esclave sans espoir, sans issue. Mais cette même grossièreté dans les couches supérieures, dans la bouche d’un maître ou d’un intendant de domaine, était l’expression d’une supériorité de classe, d’un bon droit d’esclavagiste, inébranlable23. » D’un côté, les expressions et habitudes linguistiques grossières et insultantes s’avèrent être le reflet de rapports sociaux de domination concrets ; mais d’un autre côté, ces expressions n’ont pas de signification absolue puisqu’elles ne reflètent pas la même chose selon la classe à laquelle appartient celui qui les prononce (une même insulte peut aussi bien être l’expression d’une supériorité de classe que l’expression du désespoir ou de la révolte). La langue est donc doublement déterminée par les rapports sociaux : 1/ au niveau de l’existence de certains mots ou expressions et 2/ au niveau de ce que ces expressions ou mots signifient selon le contexte social dans lequel ils sont proférés. Pourtant, malgré cette dépendance, on peut dire que le langage possède une tendance inertielle telle qu’une transformation des rapports sociaux ne saurait suffire à débarrasser la langue de ses aspects conservateurs, d’où la nécessité d’y intervenir. Voici, pour finir, la question que pose Trotsky : « Peut-on créer – même de façon parcellaire et limitée – une vie nouvelle fondée sur le respect mutuel, sur le respect envers soi-même, sur l’égalité de la femme, sur un véritable souci des enfants, dans une atmosphère où résonne, gronde, éclate le langage grossier des maîtres et des esclaves, un langage qui n’a jamais épargné rien ni personne ? Il est aussi nécessaire pour la culture de l’esprit de lutter contre la grossièreté du langage qu’il est nécessaire pour la culture matérielle de combattre la saleté et les poux24. »
Pour conclure, on peut dire qu’il y a et qu’il y a eu beaucoup d’autres manières d’envisager ce que serait une révolution langagière. Celle de Trotsky n’est sans doute pas la plus riche : celui-ci n’envisage en effet cette révolution que du point de vue du contenu de la langue ou de son vocabulaire, sans tenir compte des possibilités de transformation de la forme des pratiques linguistiques, à la fois dans l’organisation matérielle de la distribution de la parole et dans ses aspects stylistiques. C’est dans cette optique par exemple que se sont développés le mouvement futuriste en Russie dont Maiakovsky est le représentant le plus célèbre, mais aussi les mouvements dits « formalistes ». Cependant l’article de Trotsky tire son intérêt des analyses qu’il implique et qui montrent, finalement, que si la transformation de la langue dépend de la transformation de la vie matérielle, cette dépendance n’est « ni mécanique, ni automatique; elle est réciproque25 ». C’est précisément ce qui rend légitime et nécessaire les réflexions sur nos propres pratiques linguistiques et sur la possibilité de les transformer.
- K. Marx et F. Engels, L’Idéologie Allemande, Paris, Éditions sociales, 2012, p. 452. [↩]
- G. Plékhanov, Les tâches des socialistes face à la famine en Russie, 1892. [↩]
- V. I. Lénine, « Sur les mots d’ordres », in Œuvres, Tome 25, Paris, Éditions sociales et Moscou, Éditions du progrès, 1962, p. 198. [↩]
- Le rapport Barère, cité par M. de Certeau, D. Julia et J. Revel in Une politique de la langue, La révolution française et les patois, Paris, Éditions Gallimard, 1975, p. 296. « Le despotisme maintenait la variété des idiomes […] Dans la démocratie au contraire, la surveillance du gouvernement est confiée à chaque citoyen ; pour le surveiller il faut le connaître, il faut surtout en connaître la langue » Ibid, p. 296. [↩]
- V. I. Lénine, « Notes critiques sur la question nationale » (1913), in Œuvres, Tome 19, Paris, Éditions sociales et Moscou, Éditions du progrès, 1962. [↩]
- V.I. Lénine, « Is a compulsolry official language needed ? » (1913) , Lenin Collected Works. Moscow : Progress Publishers, Vol. 20, p 71-73. [↩]
- Voir par exemple V.M. Žirmunskij, Nacional’nyj jazyk i social’nyje dialekty, Leningrad, 1936. [↩]
- D’après le Comité Central du Nouvel Alphabet de Toute l’Union, en 1932, sur 127 peuples de l’Est de l’URSS, plus de 80 ont désormais une langue écrite et des écoles nationales. [↩]
- F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1987, p. 107-108. [↩]
- « Il n’y a aucun motif de préférer sœur à sister » Ibid, p. 107. [↩]
- « La masse elle même ne peut exercer sa souveraineté sur un seul mot ; elle est liée à la langue telle qu’elle est » « le signe est immuable » Ibid, p. 104. [↩]
- Lev Jakubinskij, Une linguistique de la parole (URSS, années 1920-1930), Lambert-Lucas, Lausanne, 2012, p.181-210. [↩]
- « il est vain de décrire les lois de l’évolution des langues si on ne peut les réaliser dans la pratique » Ibid. [↩]
- V. I. Lénine, « Notes critiques sur la question nationale » (1913), in Œuvres, Tome 19, Paris, Éditions sociales et Moscou, Éditions du progrès, 1962. [↩]
- Jakubinskij, cité par Craig Brandist, « Bakhtine, la sociologie du langage et le roman » in Cahiers de l’ILSL, N°14, 2003, pp. [↩]
- Ibid. [↩]
- Voir M. de Certeau, D. Julia et J. Revel, Une politique de la langue, La révolution française et les patois, op. cit. [↩]
- Il s’agit de la doctrine officielle de l’URSS en matière linguistique jusqu’en 1950. [↩]
- Nicolaï Marr, cité par A. Dulicenko, « Marxisme et langue universelle » in Le discours sur la langue en URSS à l’époque stalinienne, Lausanne, Cahiers de l’ILSL n°14, 2003, p. 109. [↩]
- K. Marx et F. Engels, L’Idéologie Allemande, op. cit., p. 432. [↩]
- Cité par A. D. Dulicenko, « Le marxisme et les projets de langue universelle du communisme » in Le discours sur la langue en URSS à l’époque stalienne, Cahiers de l’ILSL, n°14, 2003, Lausanne, p. 105. [↩]
- En 1932, l’Académie d’État pour l’histoire de la culture matérielle publie un texte intitulé « Contre la contrebande bourgeoise en linguiste » dans lequel ils attaquent les espérantologues. Tout le mouvement espérantiste sera ainsi anéanti. [↩]
- L. Trotsky, Les questions du mode de vie,Union générale d’Éditions, 1976, Paris, p .68. « Deux types de grossièreté – celle des barines, des fonctionnaires, de la police, une grossièreté rassasiée, à la voix grasse, et une autre, affamée, désespérée – ont coloré la vie russe de leur teinte repoussante. » [↩]
- Ibid, p. 69. [↩]
- Ibid, p. 71. [↩]