L’approche en terme de régulation : théorie et histoire

L’École de la régulation est l’une des principales branches d’économie hétérodoxe en France. À l’origine largement inspirée du marxisme, cette théorie entend périodiser le capitalisme en fonction des configurations institutionnelles qui l’ont accompagné. Dans ce texte désormais classique de 1991, Robert Brenner et Mark Glick font état de cette approche et en contestent les hypothèses théoriques et les observations empiriques. Ils tendent à montrer que les divergences d’interprétation des données empiriques reposent sur une conception différente des lois fondamentales du capitalisme. Pour Brenner et Glick, la concurrence capitaliste et les rapports sociaux de production permettent de mieux rendre compte de l’évolution du capitalisme que les élaborations régulationnistes autour des institutions encadrant le travail, l’innovation et les échanges.

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Les deux dernières décennies ont vu l’École française (ou parisienne) de la régulation développer une théorie historico-économique ambitieuse qui a déjà largement contribué aux tentatives de compréhension des actuelles difficultés auxquelles est confronté le système capitaliste et des transformations économiques qui lui sont associées1. Il n’est pas difficile d’expliquer a priori la réception favorable de ce courant. La théorie de la régulation répond à la conviction, aujourd’hui largement répandue, que la théorie économique orthodoxe n’est pas capable de fournir une interprétation satisfaisante des trajectoires réelles de développement, passées ou présentes, et en particulier que sa tendance au déterminisme économique ne lui permet pas de rendre compte, de manière systématique, des puissants moyens par lesquels les rapports de classes, les formes institutionnelles et, plus généralement, l’action politique, qui se sont construits historiquement, ont structuré l’évolution des économies capitalistes. Les régulationnistes, pour leur part, cherchent alors à dépasser les vérités ahistoriques de la théorie économique néoclassique. Leur relation aux approches marxistes est moins évidente. Il semblerait toutefois que leur intention initiale était d’expliquer comment, pendant les périodes successives au cours desquelles ils ont prévalu, les réseaux de formes institutionnelles ont affecté ou ont réellement modifié l’expression des tendances implicites ou des lois de l’accumulation du capital au sens où elles ont été analysées dans la tradition marxiste2.

Le point de départ méthodologique des régulationnistes est l’idée selon laquelle d’une part le caractère à la fois excessivement abstrait et inefficace d’une majeure partie de l’actuelle théorie économique, et d’autre part l’insuffisante théorisation de nombreux travaux en histoire économique, résultent « à la fois de liens insuffisants entre la théorie et l’analyse empirique et de méthodes purement déductives et inductives ». Leur objectif central est de construire ces liens par « l’élaboration d’un ensemble de modèles intermédiaires », de telle sorte que la théorie soit à la fois historiquement plus concrète et empiriquement plus testable, et également qu’elle soit plus utile pour l’interprétation historique3.

Par conséquent, les régulationnistes rejettent l’affirmation selon laquelle il est possible de comprendre le mode de production capitaliste en se fondant sur un ensemble unique de lois qui restent inchangées de son émergence à son remplacement final. Ils conçoivent plutôt l’histoire du capitalisme comme une succession de phases, chacune étant définie par certaines formes structurelles qui se sont développées historiquement et qui se définissent de façon socio-institutionnelle, et qui, tant qu’elles persistent, génèrent des tendances et des pratiques économiques spécifiques. L’analogie avec le projet marxiste est manifeste dans le projet de concevoir plus généralement l’histoire comme une série de modes de production historiquement développés, chacun étant associé à une structure de rapports sociaux4 qui donnent lieu, tant qu’ils se maintiennent, à des formes spécifiques de comportement économique et à des lois dynamiques systématiques. Il est vrai que les concepts régulationnistes élémentaires – mode de régulation et régime d’accumulation – peuvent être envisagés en correspondance avec les étapes de l’histoire capitaliste telles que les auteurs les ont dégagées – elles sont nommées modes de développement – en un sens assez analogue avec la manière dont les concepts marxistes de rapports sociaux de production et de forces de production correspondent aux modes de production. En outre, de même qu’un certain nombre d’auteurs marxistes récents nient que les structures sociales fondamentales qui constituent un mode de production soit sont technologiquement ou économiquement déterminées soit suivent une tendance unilatérale d’évolution, les régulationnistes insistent, de la même manière, pour que les formes structurelles constitutives de leurs modes (ou phases) de développement au cours de l’histoire du capitalisme soient comprises comme résultant, à un degré significatif, des luttes de classe et des luttes politiques.

L’objectif de cet essai est d’analyser et d’évaluer la théorie régulationniste au regard de ses aspirations spécifiques, en examinant théoriquement et historiquement les liens conceptuels qu’elle a réellement construits entre théorie à fort degré d’abstraction et histoire économique, en portant un accent particulier sur les « modèles intermédiaires » à travers lesquels elle cherche à comprendre le développement capitaliste. C’est pourquoi nous commencerons par étudier les concepts élémentaires et les principaux résultats théoriques-historiques de cette école.

I. Concepts élémentaires et résultats fondamentaux

Chaque régime d’accumulation constitue une trajectoire spécifique d’évolution économique relativement stable, même sur une durée historique limitée. La source immédiate de la dynamique propre à chaque régime d’accumulation se compose d’un ensemble spécifique de régularités, parmi lesquelles : (i) le type d’organisation productive qui, au sein des entreprises, détermine la relation des salariés avec les moyens de production, (ii) l’horizon temporel des décisions qui portent sur la formation du capital, (iii) la répartition du revenu entre salaires, profits et impôts, (iv) le niveau et la composition de la demande effective, et (v) le lien entre le capitalisme et les modes de production non capitalistes5. La spécificité du point de vue régulationniste est que le contenu des régularités qui définissent la trajectoire de croissance économique constitutive d’un régime d’accumulation est largement considéré comme l’expression de structures institutionnelles qui déterminent à la fois les rapports au sein des entreprises et entre les entreprises, les rapports parmi les différentes formes de capital, et le rapport entre capital et travail – à savoir le mode de régulation. (Il semble plus difficile d’associer la régularité (v) avec les autres, au sens où il est évident qu’elle ne peut pas être simplement conçue comme une fonction d’institutions capitalistes ; c’est un point sur lequel nous reviendrons).

Chaque mode de régulation se compose d’un réseau d’institutions, historiquement développé et relativement intégré, qui reproduit les rapports de propriété capitalistes fondamentaux, qui pilote le régime d’accumulation dominant et qui facilite la compatibilité des multiples décisions décentralisées prises par les unités économiques individuelles, et qui sont potentiellement contradictoires et conflictuelles. Elle a en particulier pour fonction de réaliser « un certain équilibre entre la transformation des conditions de production (quantité de capital employé, distribution entre branches et normes de production) et la transformation des conditions de la consommation finale (normes de consommation des travailleurs salariés et des autres classes sociales, dépenses collectives) ». Le réseau d’institutions duquel se constitue le mode de régulation dirige le processus d’accumulation par l’établissement : (i) de la nature du lien entre capital et travail salarié et (ii) du type de concurrence intercapitaliste, ainsi que (iii) du caractère des relations liées à la monnaie et au crédit, (iv) du mode par lequel les entreprises de l’économie nationale s’inscrivent dans l’économie internationale, et (v) des formes de l’intervention de l’État dans l’économie6. De fait, dans le développement effectif de leur théorie, les régulationnistes ont d’abord mis l’accent sur les deux premiers de ces liens institutionnels. En effet, « parmi les nombreuses formes structurelles, l’une d’entre elles émerge comme particulièrement importante », à savoir « le réseau de conditions légales et institutionnelles qui régissent l’utilisation et la reproduction de la force de travail ». Comme le résume Boyer, « ce concept est selon nous suffisamment large pour anticiper des liens étroits entre la forme des rapports salariaux et la méthode de régulation » et l’important « degré auquel la crise économique et la modification des rapports salariaux se déterminant mutuellement »7.

Pour l’approche régulationniste, l’association d’un mode de régulation à un régime d’accumulation donne lieu à un mode de développement spécifique, à un type spécifique de crise cyclique, qui est à la fois sans danger et auto-régulateur. Le prolongement de chaque mode de développement finit par générer une séquence de contradictions encore plus paralysantes, résultant des entraves imposées au régime d’accumulation par le mode de régulation existant. Tandis que le mode de développement se reproduit, des cercles jusqu’alors vertueux cèdent alors place à des cercles de plus en plus vicieux. Le résultat est une crise structurelle, qui – précisément parce que le mode de régulation ancien s’est effondré – s’accompagne de l’action, nécessairement dérégulée et conflictuelle, de classes, d’entreprises, de groupes politiques et de gouvernements. C’est alors qu’une solution alternative à la crise émerge enfin à partir de ces processus historiquement indéterminés de guerre économique concurrentielle et de lutte socio-économique et politique. Le résultat est un nouveau mode de régulation historiquement déterminé qui, en pilotant le régime d’accumulation historiquement développé, rend possible un nouveau mode de développement.

C’est en lien étroit avec l’étude qu’elle est en train de mener sur les diverses étapes du développement capitaliste que l’École de la régulation a développé la batterie de concepts qui précède. Elle est essentiellement parvenue à spécifier deux régimes d’accumulation – extensif et intensif – et deux modes de régulation – concurrentiel et monopoliste. Dans le régime d’accumulation extensif, la croissance repose avant tout sur des techniques productives artisanales par l’application de méthodes visant à allonger la durée du travail, à intensifier le travail et à agrandir la taille de la force de travail. La croissance de la productivité et la possibilité d’une consommation de masse sont alors limitées. Dans le régime intensif, la croissance repose essentiellement sur l’investissement en capital fixe, qui incorpore le progrès technique – qui rend possible une croissance régulière à la fois de la productivité et de la consommation de masse. En gros, le mode de régulation concurrentiel se distingue du mode monopoliste de la manière suivante : le premier se distingue par un contrôle artisan et une détermination des prix, en particulier des salaires, par la concurrence ; le second est marqué par une gestion scientifique des entreprises, un système oligopolistique de fixation des prix et, ce qui en est le trait le plus caractéristique, la détermination des salaires par un système complexe d’institutions représentatives du rapport capital-travail et d’institutions gouvernementales – la régulation sociale du mode de consommation.

C’est en se fondant sur cette typologie que les régulationnistes sont parvenus à identifier trois modes de développement successifs dans l’histoire économique du capitalisme occidental des cent cinquante dernières années, chacun d’entre eux représentant une combinaison spécifique de l’un des modes de régulation et de l’un des régimes d’accumulation évoqués précédemment. D’abord un mode de régulation concurrentiel a dominé la plus grande partie du xixsiècle et a imposé un régime d’accumulation extensif. Ensuite, sous la pression de la lutte de classes et du changement technique, un nouveau mode de développement est apparu à divers moments historiques – dès les premières décennies du xxe siècle aux États-Unis. L’émergence de l’accumulation intensive a alors été permise par un certain affaiblissement du contrôle artisan et par un certain contrôle de la concurrence entre entreprises. Ce nouveau mode de développement s’est cependant avéré instable, parce que le mode de régulation, toujours essentiellement concurrentiel, se trouva dans l’incapacité d’institutionnaliser la consommation de masse croissante qui était nécessaire pour soutenir l’augmentation de la production de masse rendue possible par l’accumulation intensive. Le résultat fut la crise structurelle sévère de l’entre-deux guerres – conçue comme une crise de surinvestissement et de sous-consommation –, conduisant à la dépression des années 1930. Enfin, essentiellement en raison de la lutte de classes des années 1930, un nouveau mode de régulation a émergé, rendant enfin possible le plein épanouissement de l’accumulation intensive et ouvrant une période de succès sans précédent du développement capitaliste. Ce mode de régulation monopoliste a permis la résolution des contradictions du mode de développement précédent, en permettant le développement de la consommation de masse ; et il a de la sorte constitué les fondements d’un nouveau mode de développement, qui a été nommé « fordiste ». La répétition historique de ces processus qui ont garanti la prospérité s’est à un moment donné avérée problématique, lorsque l’amélioration progressive du procès fordiste de travail a abouti à l’épuisement de la capacité du système à développer les forces productives et à garantir la croissance régulière de la productivité. Le résultat fut la crise structurelle du mode fordiste de développement – conçue avant tout comme une crise de productivité – que nous traversons aujourd’hui8.

Dans le reste de cet article, nous étudions successivement chacun des modes de développement mentionnés précédemment, leurs crises structurelles et les transitions entre eux. Nous procèderons dans chacun des cas de la manière suivante : (1) une clarification de leur logique de développement et de leur fondement empirique, d’un point de vue régulationniste ; (2) une interrogation critique de leur statut conceptuel ; et (3) une étude de leur fondement empirique, en particulier en référence à ce qu’Aglietta conçoit comme le cas exemplaire, celui des États-Unis.

II. Premier mode de développement : Régulation concurrentielle et accumulation extensive

Le mode de développement ayant caractérisé les États-Unis et certaines parties de l’Europe, au moins jusque dans les premières décennies du xxsiècle, fut marqué par la prépondérance d’un mode de régulation concurrentiel, qui encadrait un régime d’accumulation extensive.

1. Les conséquences économiques de l’accumulation extensive encadrée par la régulation concurrentielle

Dans un régime d’accumulation extensive, la production était typiquement fondée sur le travail artisanal. La gestion des entreprises était quant à elle organisée sur des horizons de court terme et limitait ses placements en capital fixe. Par conséquent chaque nouvel investissement en capital tendait à incorporer des techniques productives déjà existantes, plutôt que des techniques nouvelles. Il existait bien évidemment des « utilisations significatives de la science dans les processus de production, mais les entreprises cherch[ai]ent principalement à appliquer les connaissances existantes à leur activité et elles ne cherchai[en]t pas à les améliorer en permanence9». Pour reprendre les termes d’Aglietta, le résultat global fut que « dans le régime d’accumulation extensive… prédomine la plus-value absolue » et « la longueur de la journée de travail est le moyen privilégié d’obtention du surtravail »10. Par conséquent la croissance était principalement rendue possible par l’extension et l’intensification du travail, par la croissance spectaculaire de la force de travail et par une extraordinaire expansion géographique du système.

Du point de vue régulationniste, il est possible d’expliquer l’accumulation extensive par le mode de régulation concurrentiel global qui la maintenait et la dirigeait. Les formes institutionnalisées des relations, à la fois au sein du capital et entre capital et travail, constituées par la régulation concurrentielle étaient responsables du caractère limité de l’investissement en capital et de la faible croissance des forces productives. Ces entraves à l’accumulation du capital trouvent en partie leur explication du côté de l’offre. Au sein des entreprises les artisans étaient en mesure d’exercer un contrôle considérable sur le procès de travail, limitant par conséquent la possibilité pour la direction d’introduire des innovations dans la production. Les rapports entre les différentes formes de capitaux et entre les entreprises se caractérisaient par une concurrence acharnée entre des unités non coordonnées, si bien que l’investissement avait lieu dans un contexte marqué par un risque important et un contrôle très faible. Contraintes d’axer leurs priorités sur les rendements à court terme, les directions des entreprises reculaient face aux changements techniques qui nécessitaient d’importants placements en capital fixe et de vastes dépenses en recherche-développement11.

Néanmoins, du point de vue régulationniste, c’est du côté de la demande qu’il faut trouver l’entrave déterminante. La régulation concurrentielle a permis d’atteindre des niveaux suffisants d’exploitation directe du procès de travail pour soutenir l’accumulation du capital en cours. En même temps elle a imposé des limites strictes à la croissance de la consommation de masse, ce qui a pénalisé la trajectoire de l’accumulation du capital de façon déterminante. Ces contraintes liées à la demande résultaient, d’une part, de la relation de l’accumulation du capital initial à son environnement non capitaliste et, d’autre part, des institutions qui encadraient la relation capital-travail au sein même du capitalisme.

De ce point de vue, au moins jusqu’au début du xxe siècle, la classe ouvrière se procurait, dans une large mesure, les moyens de sa reproduction hors de la sphère de production des marchandises, de toute évidence en raison de son rapport avec des ménages et des villages ruraux qui étaient toujours largement non capitalistes. « L’univers [des travailleurs] se caractéris[ait] par des relations étroites entre la ville et la campagne, un rythme de travail marqué par les saisons et stabilisé par la coutume, une séparation incomplète entre les activités productives et les activités domestiques, une domination des rapports non marchands sur les rapports marchands dans le mode de consommation, ceux-ci pouvant s’établir au sein de la famille étendue et dans les relations de voisinage ». Cette « reconstitution des forces de travail dans un environnement social non capitaliste… permet[tait] de payer des salaires très bas et d’imposer des durées de travail très élevées »12. Pour ces raisons, les travailleurs ne pouvaient constituer qu’un marché strictement limité pour les biens de consommation.

De plus, les processus spécifiques par lesquels les sociétés précapitalistes se sont dissoutes ont exercé une pression à la baisse sur les salaires. Pour assurer leur reproduction les producteurs directs sont devenus dépendants de l’achat de marchandises, et leur exclusion en masse13 de l’accès direct, hors marché, à leurs moyens de subsistance a eu pour effet une forte baisse des revenus et du pouvoir d’achat de la classe ouvrière. Les travailleurs de villages ruraux et de petites villes ont afflué dans les grandes villes industrielles des États-Unis, où ils ont été rejoints par des vagues successives d’immigrés en provenance d’Europe et d’Asie14. Lorsque les travailleurs ont finalement intégré l’immense marché du travail capitaliste, ils avaient bien peu d’atouts pour affronter les formes institutionnelles qui structuraient les rapports capital-travail. Dans la régulation concurrentielle, prédominait un marché du travail fondamentalement déréglementé, marqué par une syndicalisation limitée et par une faible intervention de l’État dans l’entretien de la force de travail. Le résultat fut, de nouveau, une forte pression à la baisse sur les salaires, limitant la demande des consommateurs.

Non seulement la demande limitée des consommateurs résultant de la régulation concurrentielle fournit, pour les régulationnistes, la clé du premier mode de développement, mais elle explique également toute leur conception de l’évolution capitaliste. D’une part le développement de la consommation de masse est une précondition nécessaire au plein épanouissement de la production de masse, mais d’autre part il ne suffit pas de transformer la production, le procès de travail pour provoquer le développement de la consommation de masse15. Par conséquent l’avènement de la production en masse des moyens de consommation de la classe ouvrière dépend du succès des luttes sociopolitiques pour l’établissement des institutions à même de garantir une norme de consommation à la classe ouvrière.

Le ressort essentiel fut [donc] la transformation des conditions d’existence de la classe ouvrière engendrée par la généralisation des méthodes de production de la plus-value relative à l’ensemble de la section 216.

L’émergence d’un marché de masse pour la section produisant des biens de consommation est une condition nécessaire pour que les capitalistes réalisent les investissements nécessaires à la transformation du procès de travail et au développement des forces productives ; ceci nécessite « des contrôles sociaux capables de garantir la formation de la norme de consommation salariale »17. Aglietta met donc l’accent sur le temps, et de nouveau sur la « nécessité d’un lien synthétique entre les deux sections de production et la non-existence d’un mécanisme automatique capable de l’établir18 ». En l’absence d’un tel lien, l’effet du changement technique apparu dans la section 1 sera limité à un double titre : la section 2 ne parviendra pas à adopter les nouvelles méthodes, et les biens produits dans la section 2 ne verront pas leur prix diminuer, ce qui empêchera une augmentation correspondante des salaires réels. La conclusion logique d’Aglietta est que l’émergence historique d’une demande effective suffisante pour garantir la production de masse de biens de consommation de la classe ouvrière est en définitive « lié[e] à la manière dont la lutte des classes parvient ou non à bouleverser les conditions de production et d’échange et à provoquer en conséquence une expansion de la masse de marchandises19 ».

Ainsi, tant que la régulation concurrentielle dominait, la relation capital-travail qui lui était associée empêchait toute rupture définitive permettant le dépassement du régime d’accumulation extensive et ne rendait possible, au mieux, qu’une croissance très irrégulière de la section 1. De la sorte, Aglietta explique de la manière suivante la macroéconomie du premier mode de développement des régulationnistes :

Tant que le capitalisme transforme d’une manière prévalente le procès de travail par la création de moyens collectifs de production sans remodeler le mode de consommation, l’accumulation progresse par à-coups. Il s’agit d’un régime d’accumulation principalement extensif, fondé sur l’édification de l’industrie lourde par pans successifs. Les à-coups proviennent du développement autonome de la section 120.

Le cas exemplaire des États-Unis

Il n’en reste pas moins que, dans le schéma régulationniste, il est possible que la croissance soit effectivement réalisée dans le mode de développement dans lequel la régulation concurrentielle assurait l’accumulation extensive, parce que le capital avait accès à d’immenses régions dotées de sources inépuisables de matières premières et d’une force de travail bon marché. D’après Aglietta, les États-Unis ont constitué la « nation exemplaire » de ce mode de développement économique, de la fin du xviiie siècle à la Première guerre mondiale et au-delà. La croissance était largement associée au « principe de la frontière », articulé autour de la garantie de minéraux précieux et de produits agricoles bon marché. Il se fonde plus particulièrement sur le dynamisme technique et commercial du capitalisme agricole (propriétaire exploitant). Le développement de ce système de rapports de propriété était conditionné par un accès relativement facile à la terre, qui était assuré pendant les premières luttes de classes et anticoloniales de la nouvelle république, et il fut consolidé par les efforts de puissants spéculateurs et de promoteurs de chemins de fer. La production agricole augmenta alors de façon exponentielle pendant les deux derniers tiers du xixsiècle, tandis que l’économie s’étendait géographiquement et que la productivité agricole connaissait une croissance spectaculaire. Pendant la même période les mines se développèrent rapidement pour exploiter les gisements de minéraux qui furent rapidement découverts dans des régions frontalières. Les secteurs de l’agriculture et de la mine à la fois stimulaient et étaient stimulés par la croissance dynamique des chemins de fer, qui fut peut-être l’industrie décisive de la section 1 dans le récit que fait Aglietta du xixe siècle, tout autant qu’une puissante stimulation pour la production de fer, d’acier et de charbon.

La poursuite de ce processus fut rendue possible par l’embauche par vagues de travailleurs peu payés et inorganisés en provenance de zones rurales et de l’étranger. Travaillant dans des conditions difficiles, ces ouvriers étaient contraints de céder la plus grande partie d’une production destinée à sensiblement augmenter en raison de l’intensification du travail et de l’allongement de sa durée, bien plus de hausses de productivité et de la croissance de la composition organique du capital21. Par conséquent la tendance de long terme du mode de développement fondé sur l’accumulation extensive et sur la régulation concurrentielle fut en définitive, d’après Boyer, caractérisée par le fait que « la productivité est quasi-stagnante, de même que les salaires réels… la croissance ne repose que sur un allongement de la durée du travail ou sur l’embauche de travailleurs supplémentaires22 ». Aussi, cette tendance pouvait, au moins aux États-Unis, être prolongée pour une longue période grâce à l’exploitation des opportunités extraordinaires offertes par la frontière.

2. Régulation concurrentielle et accumulation extensive : un mode de développement dans le capitalisme ?

Dans le schéma régulationniste des étapes de l’évolution capitaliste, le mode initial de développement est structuré par un régime d’accumulation principalement fondé sur l’extraction de plus-value absolue résultant du mode concurrentiel de régulation. Un tel modèle, avec ses entraves spécifiques au changement technologique et à la consommation de masse, nous laisse cependant perplexes compte tenu de ce que nous connaissons, ou de ce que nous pensions connaître, des traits élémentaires du mode de production capitaliste – en particulier à propos des formes normales de comportement économique individuel et des tendances générales de croissance économique qui résultent de l’importance des rapports capitalistes de propriété sociale proprement dits. D’abord, quel est le type de capitalisme dans lequel la plus-value absolue est prédominante ? Ensuite, quel est le type de processus historiquement élargi d’accumulation du capital qui ne s’accompagne pas d’une augmentation significative à la fois du salaire réel et de la consommation globale ? Enfin, pourquoi le champ et l’intensité de l’accumulation du capital à cette étape devraient-ils être limités en l’absence de niveaux de consommation institutionnellement garantis ? L’enjeu n’est pas d’affirmer qu’il est conceptuellement impossible de spécifier des environnements socio-économiques ou des conditions institutionnelles particulières dans lesquels le développement capitaliste peut reposer avant tout sur la plus-value absolue, ou dans lesquels il peut y avoir accumulation sans qu’il existe une croissance correspondante de la consommation, ou lorsque le caractère limité de la consommation peut faire obstacle à un investissement supplémentaire. Ce qu’il convient de se demander porte sur la nature du fondement à partir duquel les régulationnistes postulent l’existence normale de toute une phase initiale de développement institutionnellement déterminé – une époque entière – au cours de laquelle les rapports sociaux capitalistes ont été pleinement établis, et qui pourtant fonctionne principalement par l’intensification du travail et par le rallongement de la durée de la journée de travail, empêche les salaires ouvriers et la consommation globale d’augmenter, et au cours de laquelle la voie vers la production de masse est entravée par le caractère limité de la consommation de masse.

Comme nous l’avons suggéré, il semble que la réponse régulationniste repose simplement sur deux choses : la première porte sur les effets modificateurs de l’environnement socio-économique précapitaliste plus vaste au sein duquel leur premier mode de développement a historiquement émergé ; la seconde correspond aux effets structurants du réseau des institutions capitalistes que constitue le mode concurrentiel de régulation lui-même. Toutefois, attendu que les deux ensembles d’effets sont supposés avoir inversé ou neutralisé les tendances fondamentales de développement dont il est largement admis qu’elles s’intègrent dans des rapports sociaux capitalistes proprement dits, les régulationnistes auraient dû – peut-on imaginer – se sentir obligés non seulement d’étudier plus explicitement le caractère paradoxal de leur résultat mais également de clarifier, de façon robuste, la manière par laquelle ils y parviennent. En effet, là où des rapports sociaux capitalistes sont pleinement établis, nous pouvons nous attendre, toute chose égale par ailleurs, à trouver un développement fondé sur la plus-value relative, une accumulation du capital à long terme provoquant la hausse des salaires et de la consommation globale, et un investissement et un changement technique permettant une réduction des coûts conduisant à la croissance d’un marché de masse, sans nécessairement être conditionné par elle. En fait, notre argument sera que les régulationnistes sont parvenus à leur conclusion essentiellement de deux manières : en mettant l’accent sur certains effets économiques des institutions de l’accumulation extensive et de la régulation concurrentielle, tout en ignorant d’autres effets, et en supposant, sans fournir de raison valable, que certaines tendances émergeant de l’environnement formé par le mode concurrentiel de régulation – soit son cadre socio-économique précapitaliste plus large historiquement déterminé, soit la structure historiquement spécifique des institutions capitalistes – seront suffisamment importantes pour avoir un impact significatif sur la trajectoire générale de développement, sur le régime d’accumulation.

Concurrence, risque et investissement

Dans un premier temps, examinons l’affirmation régulationniste selon laquelle la structure institutionnelle interne du capital, composée d’une multitude d’entreprises concurrentielles décentralisées, tendait à entraver l’investissement en capital fixe nécessaire pour le changement technique et, pour cette raison, tendait à orienter la recherche de profit des entreprises individuelles vers des méthodes d’augmentation de la plus-value absolue, et le système dans son ensemble vers l’accumulation extensive. Il ne fait pas de doute, comme le prétendent les régulationnistes, que les capitalistes considèrent que le risque d’investir en capital fixe dans des conditions extrêmement concurrentielles s’accompagne de problèmes significatifs en termes d’accumulation du capital et donc de changement technique. Pourtant la plupart de ceux qui ont déjà analysé le développement capitaliste, qu’ils soient marxistes ou non, ont supposé, implicitement ou explicitement, que depuis les origines mêmes du capitalisme, un tel environnement concurrentiel a tendu à rendre un tel investissement inévitable. Cette affirmation se fonde sur la raison évidente qu’ils considèrent que la concurrence intercapitaliste exerce sur les entreprises, en tendance si ce n’est pour chaque cas précis, une pression inexorable à une réduction maximale des coûts afin de dégager des surprofits temporaires ou des rentes technologiques, permettant ainsi de maintenir leurs positions face à leurs concurrents, et de dégager des excédents pour des investissements supplémentaires appropriés. Les entreprises qui ne réduisent pas suffisamment leurs coûts sont exclues du marché. La contrainte imposée à l’investissement par le risque est ainsi apparue comme strictement relative, et elle ne peut pas, en tant que telle, constituer une entrave au développement par les méthodes de l’accroissement de la plus-value relative.

Il est peut-être utile de remarquer que, même si le niveau d’engagement nécessaire en capital fixe pour une production de plus en plus avancée, pour le changement technique, s’est incontestablement accru dans le temps, il l’a fait de manière inégale et guère universelle. Le contre-exemple classique est la révolution agricole en Angleterre du xvie au xviiie siècle. Elle a généré des réductions majeures des coûts alimentaires, avec des répercussions historiques dans le développement économique, essentiellement par une spécialisation accrue et par la réorganisation des fermes, qui nécessitaient des investissements significatifs en capital, même s’ils n’étaient pas très importants en termes absolus. Dans la production elle-même, l’histoire du changement technique ne s’est en aucune façon limitée à la croissance de la machinofacture qui exigeait un investissement en capital plus important. Elle s’est également composée, dans une large mesure, de processus de développement de la productivité à travers l’extension de la division du travail dans la manufacture (division des tâches en composantes plus simples/croissance du travail simple), le perfectionnement de la coopération et la réorganisation de la production vers une meilleure utilisation des matières premières, des outils et de la force de travail (voir, dans la période récente, la production juste-à-temps). C’est ainsi que tout au long de l’histoire du capitalisme, la croissance a eu tendance à reposer dans une mesure importante (peut-être limitée) sur l’extension de la plus-value relative sans même que soient réalisés des investissements majeurs en capital fixe.

Toutefois, le point qui semble vraiment essentiel est que tandis que l’investissement initial nécessaire pour une accumulation innovante réussie a eu tendance à croître tout au long de l’histoire du capitalisme, les entrepreneurs et leurs financeurs ont jugé raisonnable de prendre le risque. En effet, la dissuasion qui a résulté de la nécessité de dégager au fil du temps des quantités de plus en plus importantes de capital fixe a été plus que compensée par les perspectives de profit générées par l’innovation technique (ainsi que par les sanctions négatives potentielles qui pourraient résulter d’une incapacité à conserver son avance sur les concurrents). En d’autres termes, à un moment donné, l’accroissement du taux de rentabilité potentiel résultant des investissements en innovation a plus que compensé l’augmentation du degré de risque.

L’exemple classique est bien sûr la révolution industrielle elle-même, qui correspond à la transition de l’industrie des ateliers domestiques vers le système d’usine. Cela nécessitait que les entrepreneurs passent d’un système fondé presque entièrement sur le capital circulant – où les capitalistes fournissaient les matières premières et les salaires (ou le crédit) aux travailleurs qui possédaient les moyens de production – à un système, largement fondé sur le capital fixe, dans lequel le capitaliste détenait de plus en plus d’actifs (en termes d’usines et d’équipement – immeubles et machines). La nécessité d’une très forte augmentation de l’investissement en capital fixe a indéniablement constitué une dissuasion initiale majeure pour les entrepreneurs britanniques du xviiie siècle habitués à des investissements de court terme dans la production, les producteurs directs supportant la majeure partie du risque (et en particulier les pertes liées aux retournements cycliques du marché). Cela se passa pourtant ainsi, par exemple dans la production de coton, avec l’essor de l’usine. Il s’est avéré que l’accroissement des risques liés aux exigences du capital fixe ne fut qu’une entrave relative à l’investissement dans la période ultérieure où sont apparus la machine à tisser, la machine à vapeur, le chemin de fer… Dès les toutes premières étapes de l’industrialisation, le capitalisme est parvenu à surmonter les entraves à l’investissement en capital fixe dans la mesure où cet investissement permettait de générer des profits supérieurs, et donc de fonder son développement sur la plus-value relative. L’hypothèse des courants de théorie économique les plus diversifiés, qui relève du bon sens, est en effet que la concurrence entre entreprises, dans la mesure où elle nécessitait une réduction des coûts et une maximisation du profit, a constitué le mécanisme central de l’innovation capitaliste et le déterminant de la capacité spécifique du capitalisme à développer systématiquement les forces productives.

Il est enfin nécessaire d’insister sur le fait que les entrepreneurs capitalistes ont sans cesse transformé les institutions capitalistes dans le but précis de faire face aux exigences croissantes d’investissement en capital fixe. En un sens très général, c’est ce que prétendent les régulationnistes. Ils considèrent cependant qu’une telle innovation institutionnelle est associée à une transformation institutionnelle qualitative de l’ensemble de l’économie, et en fait elle en est dépendante, afin de permettre une rupture qualitative de l’évolution capitaliste pour dépasser la phase initiale d’accumulation simplement extensive pilotée par la régulation concurrentielle vers un nouveau mode de développement, plutôt qu’à une évolution propre au système de rapports sociaux capitalistes en tant que tels. La transformation institutionnelle nécessaire pour faciliter le changement technique devrait être envisagée comme un élément évolutionnaire de la production capitaliste elle-même, plutôt analogue au progrès technique, et fonctionnant en parallèle avec lui – et, comme le changement technique, émergeant d’un champ de sélection naturelle caractérisé par une concurrence à la recherche de baisse de coûts entre les entreprises. En conséquence d’une telle innovation, l’histoire économique capitaliste a été le témoin d’une succession de progrès institutionnels – sociétés par actions, société en commandite, corporations, banques agréées, lois sur les faillites, intégration verticale, intégration horizontale en conglomérats – alors que les exigences en termes de mobilisation du capital, d’horizon temporel pour l’investissement, de contrôle sur le contexte de l’investissement… ne cessaient d’augmenter.

Il est clair que les institutions n’ont guère évolué de façon continue ou automatique, et il en est de même pour la technique productive. Ce que nous affirmons simplement est que les changements institutionnels nécessaires, à des étapes successives, en vue de faciliter l’investissement en capital fixe pour le changement technique peut effectivement avoir lieu, tout au long du capitalisme, comme le changement technique lui-même, de façon ponctuelle et locale – exprimant l’initiative de capitalistes individuels, ou de groupes de capitalistes, parfois aidés par l’État. Afin de montrer pourquoi de telles innovations institutionnelles devaient être exclues de leur longue phase supposée d’accumulation extensive, ou pourquoi ils auraient dû attendre une forme nette de transition de l’accumulation extensive à l’accumulation intensive, les régulationnistes auraient dû démontrer que les institutions composant le mode concurrentiel de régulation avaient pour impact, d’une certaine manière, de freiner le changement institutionnel. Ils n’ont pas été capables de le faire. En définitive, les régulationnistes non seulement ne sont pas parvenus à démontrer pourquoi la concurrence acharnée entre entreprises décentralisées aurait réellement limité l’investissement en capital fixe pour le changement technique, mais ils ont également échoué à démontrer que le système n’améliore pas réellement ses institutions, que ce soit depuis le début ou de façon plus ou moins régulière (même si, encore une fois, il ne le fait pas de façon continue), en réalisant de tels investissements dans le cadre concurrentiel plus large.

Contrôle artisanal, investissement en capital fixe et changement technique

Il n’y a aucune raison de nier que la résistance des travailleurs a constitué une entrave, plus ou moins importante selon les circonstances historiques, à l’investissement en capital fixe qui incorpore le progrès technique, ni de nier que les travailleurs qualifiés ont cherché à profiter de leur rareté relative et de leur caractère relativement indispensable, pour la direction des entreprises, dans le procès de travail pour organiser leur défense contre le capital, et en particulier contre l’introduction de machines nécessitant un travail moins spécifique. Il est cependant très difficile de comprendre comment les régulationnistes peuvent passer de telles propositions générales à l’affirmation selon laquelle le contrôle sur le procès de travail exercé par les artisans constituait une entrave institutionnellement fondée suffisamment solide et importante pour structurer un régime extensif d’accumulation du capital qui, dans leur énoncé, était essentiellement limité à l’extraction de plus-value absolue, sur toute une période historique.

L’affirmation selon laquelle le développement de l’organisation scientifique ou taylorisme-fordisme – en association avec la montée de la corporation et de l’oligopole – représentait un moment de rupture suffisamment net dans le développement de la mécanisation, de la déqualification et du contrôle capitaliste sur le procès de travail pour marquer – en fait en partie pour provoquer – la transition d’un régime d’accumulation au suivant, se trouve au cœur de l’argument régulationniste. Comme le dit Lipietz,

[l]a période de 1848 à 1914 se caractérise principalement… par une simple extension de la capacité productive sans modification spectaculaire de la composition organique et de la productivité… Dans les années 1920, une révolution du mode d’organisation du travail se généralisa aux États-Unis et en partie en Europe : le taylorisme.  Il se composait d’une expropriation, par un approfondissement à la fois gigantesque et précis du contrôle capitaliste du procès de travail, du savoir-faire des travailleurs collectifs, un savoir-faire qui était désormais rationalisé par les ingénieurs et les techniciens avec les méthodes de l’ « organisation scientifique du travail ».  Une étape supplémentaire fut l’incorporation de ce savoir-faire dans le système automatique des machines, qui dictait la méthode aux ouvriers, alors privés d’initiative : tel fut le tournant productif du « fordisme »23.

Il est difficile de connaître la fonction précise de cet argument, qui est essentiel dans la tentative régulationniste de spécifier les fondements institutionnels de régimes particuliers d’accumulation, mais qui semble contradictoire avec l’ABC du développement capitaliste. Il semble que les régulationnistes attribuent au conflit de classe sur le contrôle du procès de travail une autonomie radicale et un rôle déterminant dans le processus d’accumulation du capital. À ce titre, une transformation qualitative définitive de l’équilibre des forces de classe et de la nature du changement technique est censée avoir eu lieu à l’époque de la révolution Taylor-Ford, permettant une rupture historique vers une accumulation principalement fondée sur la plus-value relative. Tout s’est passé comme si le contrôle artisan – ou, plus largement, celui exercé par les travailleurs qualifiés – était passé, pour ce qui concerne l’accumulation du capital, d’une position alors toute-puissante à un total effacement avec l’avènement de Taylor et Ford. Or, il nous apparaît impossible de défendre un énoncé si extrême et discontinu de l’évolution du contrôle du procès de travail.

Il semble que les régulationnistes ignorent largement le fait général que depuis la révolution industrielle, voire même avant, l’organisation capitaliste du travail a été continuellement transformée par de nouvelles techniques qui ont permis aux entreprises individuelles d’améliorer leur rentabilité grâce à une plus grande efficacité (une augmentation de la production par facteur), pas simplement à cause – et souvent indépendamment – de l’intensification et du prolongement du travail. Les entrepreneurs capitalistes, parce qu’ils souhaitaient poursuivre leur activité, furent conduits à adopter ces techniques car elles réduisent les coûts unitaires (sans nécessiter une exploitation accrue, même si bien sûr elles la facilitent)24. Il est possible que les travailleurs parviennent occasionnellement à limiter l’introduction de telles techniques, dans une industrie déterminée, dans un lieu déterminé, parfois même pour une période significative ; mais ils ne pouvaient pas en principe – et certainement pas indéfiniment – le faire sur l’ensemble de l’industrie manufacturière. À partir du moment où une entreprise, ou quelques entreprises, ont adopté la technique la plus efficace, les autres étaient contraintes de faire de même, sous peine de faillite, et les travailleurs ne pouvaient pas faire grand-chose. De ce point de vue, même si le processus de changement technologique ne peut pas faire abstraction de la lutte de classes portant sur le procès de travail, il serait une erreur de penser que le contrôle des ateliers par les travailleurs, qui exprime leur puissance de classe, soit capable de limiter l’investissement en capital fixe et le changement technique tout au long d’une période aussi majeure que celle définie par les régulationnistes comme caractérisée par une accumulation essentiellement extensive.
Bien avant la période des transformations tayloristes-fordistes, de nouvelles machines, qui ont permis d’immenses progrès en termes d’efficacité productive, avaient été mis en œuvre plus ou moins régulièrement – et certainement pas de façon continue. Pour les raisons que nous avons déjà évoquées, les travailleurs qualifiés ne pouvaient pas systématiquement, même sur une certaine période de temps, empêcher la série de transformations majeures de l’organisation du travail associées à ce progrès – des changements qui ont provoqué d’importantes pertes de valeur des habiletés artisanales, une intensification significative du travail, et un recul important de la maîtrise des ouvriers sur leur travail. Dans une célèbre formule, « tant que l’exploitation mécanique s’étend dans une branche d’industrie aux dépens du métier ou de la manufacture, ses succès sont aussi certains que le seraient ceux d’une armée pourvue de fusils à aiguille contre une armée d’arbalétriers ». Que dire alors de la révolution industrielle dans le coton, avec une baisse mondiale historique des coûts de production et sa destruction massive du travail artisanal ? Comment comprendre alors la lecture que fait Marx de la « machinofacture » dans Le Capital (publié en 1867) ? Il théorise des processus déjà accomplis (même s’ils le furent nécessairement de façon incomplète) de destruction du travail artisanal, de subordination des travailleurs aux machines et d’intensification du travail provoquées par l’introduction de machines destinées à réduire les coûts. Ces processus étaient tout aussi spectaculaires – et à certains égards assez analogues – que les processus qui se sont déroulés sous l’impulsion du taylorisme-fordisme. Il en a résulté que les transformations majeures de l’organisation du travail qui ont été mises en œuvre aux États-Unis dans l’industrie à partir de la fin du xixe siècle sont incompréhensibles si elles sont conçues comme une transition entre deux régimes d’accumulation du capital. Au contraire, elles ont constitué une nouvelle étape d’une évolution qui est en cours, même si ce n’est pas de manière continue. Comme lors des étapes précédentes, elles reflétaient, en partie, une dynamique technologique indépendante dont les résultats, dans de nombreux cas, n’étaient pas conditionnés, du moins pas de manière significative, par les précédents succès du capital dans son offensive contre les bastions contrôlés par les travailleurs qualifiés, mais dont les effets furent toutefois d’affaiblir radicalement ces bastions25.

En outre, précisément parce que l’introduction de machines ne se fonde pas uniquement sur un accroissement du facteur travail, mais assez souvent, de manière centrale, sur des améliorations d’efficacité, quelle qu’en soit la conséquence sur le facteur travail, la mécanisation s’accompagne souvent d’une exigence de nouvelles qualifications et donc même de la possibilité d’un certain affaiblissement du contrôle managérial. Le mode de production capitaliste possède réellement, toute chose égale par ailleurs, une tendance ou une préférence systématique à ce que les augmentations de pouvoir productif, les progrès techniques, s’incarnent dans des machines plutôt que dans des êtres humains. C’est la raison pour laquelle, compte tenu de la liberté du travail, il est difficile pour les capitalistes de s’assurer qu’ils génèreront des gains à partir des investissements en « capital humain » : les travailleurs peuvent aller dans une autre entreprise. C’est également parce que les travailleurs qualifiés sont en règle générale plus difficiles à exploiter. Mais le fait que les changements techniques qui impliquent l’utilisation de machines doivent être largement préférés, pour un même niveau d’efficacité, aux changements techniques qui impliquent l’utilisation de qualifications, n’empêchera pas les capitalistes d’introduire des inventions qui peuvent même accroître l’utilisation de travail qualifié (en particulier au début) si cela génère un taux de profit plus élevé. Dans tous les cas, les processus de mécanisation de la période Taylor/Ford, avec les transformations associées dans le procès de travail, ont à la fois détruit les qualifications qui avaient émergé de la précédente mécanisation et permis l’apparition de nouvelles qualifications. Les « travailleurs qualifiés » – un terme suffisamment élastique pour pouvoir s’étendre des artisans aux ouvriers semi-qualifiés de certaines usines modernes – n’étaient pas assez centraux dans l’organisation du travail avant la révolution tayloriste-fordiste, ni entièrement périphériques après elle, pour avoir pu constituer le cœur de la transition vers l’accumulation intensive. En tant qu’institution centrale du mode concurrentiel de régulation, l’organisation du travail pré-tayloriste « sous contrôle de l’artisanat » ne peut pas assurer la structuration de l’« accumulation extensive » telle que le requiert la théorie de la régulation.

De la régulation concurrentielle à la consommation limitée ?

Passons maintenant de l’approche régulationniste de l’offre à ses thèses plus centrales sur les deux manières par laquelle la régulation concurrentielle a entravé la croissance de la demande des consommateurs : d’abord l’effet négatif du contexte précapitaliste et des rapports capital-travail déréglementés sur la croissance potentielle des salaires et de la consommation globale ; ensuite, l’effet restrictif de la croissance limitée de la consommation de masse sur la production de masse.

Les régulationnistes proposent d’étudier une période d’accumulation durant laquelle l’augmentation des salaires réels des travailleurs était entravée et la consommation de masse stagnait. Ils attribuent ces effets : (i) à l’accès des travailleurs aux moyens de subsistance par des liens directs avec les ménages et villages ruraux de la période précapitaliste ; (ii) à l’excès d’offre de travail résultant des vagues d’immigration de zones rurales largement non capitalistes, à la fois dans le pays et à l’étranger ; (iii) au caractère fortement concurrentiel et déréglementé du marché du travail. Considérons successivement chacun de ces facteurs.

(i) L’absence d’accès marchand des travailleurs aux moyens de consommation

Nous devons signaler que l’affirmation régulationniste paradoxale selon laquelle il a existé une étape du capitalisme triomphant durant laquelle la force de travail demeurait en possession des moyens de subsistance, ou conservait un accès non marchand à ces moyens, nous laisse tout-à-fait perplexes et elle doit être pour le moins sensiblement affinée. D’abord, d’un point de vue strictement empirique, il n’apparaît pas qu’une fraction significative de paysans, et a fortiori d’ouvriers industriels, ait disposé d’un accès non marchand direct aux moyens de subsistance dans les États-Unis capitalistes de la seconde moitié du xixe siècle, à l’exception du sud26. Nous reviendrons ultérieurement sur cette question. En outre, même si cette idée a eu une plus grande importance historique, sa justification théorique et son statut dans la théorie de la régulation ne sont pas clairs. Aglietta affirme à juste titre que la création et l’expansion de la classe salariée ont eu lieu à travers « un double changement structurel : d’une part, [1] la séparation des forces de travail et des moyens de production, réunis seulement dans le procès de travail sous l’autorité du capital, d’autre part… [2] la séparation de la force de travail et de l’ensemble de ses conditions d’existence » (subsistance / consommation). Pourtant, il conclut de cette prémisse que « les deux composantes du double changement structurel… n’ont aucune raison de se produire de concert » et qu’il existe de bonnes raisons pour anticiper que le développement capitaliste initial se fasse par [1] sans [2], de telle sorte que le travail conserve un accès non marchand à ses moyens de subsistance27. Ceci est vraiment mystificateur.

Il est bien évident que le fait même de la prolétarisation semble impliquer un processus par lequel les producteurs directs ont été ou sont séparés des moyens de subsistance. Si [2], le processus par lequel les producteurs directs ont été privés de leur terre et de leurs moyens de subsistance n’a pas eu lieu, comment [1], le processus par lequel ils ont été soumis en tant que travailleurs salariés à la domination du capital dans le procès de travail, a-t-il pu se dérouler ? Uniquement par le fait que les travailleurs ont été dépourvus de moyens de subsistance, et qu’ils ont par conséquent dû les acheter sur le marché, ce qui les oblige à vendre leur force de travail et à se soumettre à l’exploitation du capital. Par ailleurs, si les travailleurs ont été soumis à l’autorité du capital dans le procès de travail, il semblerait difficile, dans des conditions normales, en un sens pratique, de garantir leurs moyens de subsistance auprès de ménages agricoles et avec des terres dans des communautés rurales.

Supposez que l’on admette, aux fins de la discussion, une force de travail qui se soumet à l’organisation du procès de travail capitaliste mais cependant ne constitue pas un marché de masse en raison de son accès direct non marchand aux moyens de subsistance. Dans ces conditions, comment pourrait-il exister un fondement adéquat pour la poursuite de l’accumulation du capital ? Nous aurions une économie très étrange dans laquelle les capitalistes produisent des machines pour d’autres capitalistes, avec peu de débouchés, voire aucun, en biens de consommation – une économie entièrement composée de la section 1, dans laquelle les capitalistes se mangent mutuellement leurs machines, au sens figuré. Cela ressemble à l’économie qu’Aglietta et les régulationnistes imaginent dans le cadre historico-institutionnel de la régulation concurrentielle. Mais cela semble, au mieux, être une construction logiquement concevable, sans applicabilité pratique aux cas effectifs où le capitalisme s’est établi.

Il est possible qu’Aglietta et les régulationnistes ne fassent pas référence aux cas entièrement capitalistes ni aux situations dans lesquelles les producteurs conservent une entière possession des moyens de subsistance. Il se peut, et c’est peut-être plus probable, qu’ils fassent référence à des situations dans lesquelles les paysans ont partiellement perdu leurs terrains et leurs outils, et sont donc obligés de travailler pour gagner un salaire, mais ne sont pas entièrement dépendants du capital (Il faut souligner qu’il n’est absolument pas certain que c’est à cela qu’ils font référence, puisqu’ils évoquent une situation dans laquelle le travail est soumis à l’autorité du capital dans le procès de travail, et dans l’exemple emblématique d’Aglietta – les États-Unis –, les zones rurales étaient d’abord composées de fermiers capitalistes propriétaires exploitants, pas de paysans ni de travailleurs salariés). Il est donc possible de théoriser et de faire référence à une multitude d’exemples, passés et présents, où les producteurs, en l’occurrence les paysans, se sont trouvés – en raison de la croissance démographique et de la subdivision des propriétés, de la croissance de l’impôt et d’autres processus de ce type – dans une situation où leur terrain et leurs outils ne suffisaient pas pour assurer leur subsistance, et donc où ils ont été obligés, pour satisfaire leurs besoins, de vendre une partie de leur force de travail à des producteurs marchands.

Il est plutôt raisonnable, en pareille situation, de s’attendre à ce que la trajectoire de l’accumulation du capital soit vraiment limitée. Normalement il serait très difficile pour les capitalistes d’organiser le travail dans l’usine sous leur domination – de provoquer la soumission réelle, et non formelle, du travail au capital. Il est probable qu’ils soient obligés d’organiser la production sur le mode du ménage, c’est-à-dire mettre au chômage. Il est clair que les capitalistes préféreraient cette forme, si les salaires relativement faibles des travailleurs paysans par rapport aux prolétaires urbains compensent les pertes générées par la productivité industrielle relativement faible des ménages paysans par rapport à la production d’usine. Le résultat serait certainement une forte tendance à une accumulation uniquement extensive28. En même temps, en accord avec l’insistance des régulationnistes, on peut s’attendre à de sérieuses restrictions sur le marché local, où l’organisation de la production s’appuie sur des paysans semi-prolétarisés : des producteurs assurant directement une partie significative de leur panier de subsistance ne constitueraient qu’une demande limitée.

Il est néanmoins difficile de comprendre comment la référence à ce type de mécanisme soutient ou correspond au projet régulationniste consistant à démontrer que des réseaux émergents d’institutions capitalistes (modes de régulation) ont été responsables de modes historiquement variables de développement capitaliste. Précisément les sources de la dite restriction à l’accumulation ne sont pas des institutions capitalistes historiquement spécifiques, représentant une modification des rapports sociaux capitalistes ; à l’inverse, ils constituent des rapports sociaux capitalistes, avec les limites qu’ils imposent sur les producteurs paysans directs. Pour les mêmes raisons, puisqu’on ne peut pas se contenter de supposer que de tels systèmes sociaux précapitalistes constituent le cadre du développement du capitalisme naissant – il n’est pas sûr qu’ils existent –, dans quel sens peut-on imaginer qu’ils constituent une étape intégrale ou un mode de développement dans l’évolution du capitalisme ?

(ii) Un excès d’offre de travail en provenance des zones rurales précapitalistes

Pour les régulationnistes, l’immigration, à la fois interne et externe, en provenance de régions non capitalistes, est un élément supplémentaire, dans le mode concurrentiel de régulation, de limitation de la consommation de masse. Mais il semble que cela pose des problèmes similaires à ceux que nous venons de discuter. Il ne fait aucun doute que souvent le développement du capitalisme industriel a d’abord eu lieu dans des sociétés agraires précapitalistes ou en transition vers le capitalisme, et que c’est là qu’il a puisé sa force de travail. Dans la mesure où le développement du capitalisme industriel s’accompagne de processus de soi-disant accumulation primitive conduisant à l’expulsion des agriculteurs de leur terre, ou se déroule dans un environnement dans lequel l’appauvrissement rural généralisé facilite l’attrait de l’industrie pour les travailleurs agricoles, il ne fait aucun doute que la croissance de l’offre de travail exercera une pression à la baisse sur les salaires. Mais sur quoi se fondent les régulationnistes pour être persuadés que de telles conditions sont centrales dans la définition et la détermination d’un premier mode capitaliste de développement caractérisé par l’accumulation extensive, avec ses salaires et sa consommation de masse limités, alors que ces conditions sont à la fois extérieures aux institutions mêmes du capitalisme (même si ce n’est pas le cas, bien sûr, du processus de développement) et historiquement dépendantes des dispositifs socio-économiques des zones rurales pendant l’industrialisation ?

En outre, reste une question ouverte : même là où les processus soi-disant d’accumulation primitive séparent la population agraire des moyens de production et de subsistance, sera-t-elle réellement disponible pour la production, et à quel degré ? Il s’avère que les secteurs agricoles fondés sur des formes intensives d’agriculture ont, dans certains cas, constitué un concurrent puissant pour le travail. Dans certains exemples importants, le capitalisme agricole s’est développé sans que les producteurs agricoles soient séparés des moyens de production – ou ne le soient que très lentement –, c’est-à-dire sur le modèle d’agriculteurs commerciaux propriétaires exploitants. Dans ces cas, il est possible que l’essor de l’agriculture capitaliste ne génère pas une abondance mais une pénurie de travail, avec une pression à la hausse plutôt qu’à la baisse sur les salaires dans la production. L’exemple choisi par Agietta – les États-Unis –, montre que ceci n’est pas qu’une possibilité conceptuelle.

Il est bien sûr possible, dans certaines circonstances, que les structures précapitalistes et leur dissolution fournissent de vastes réseaux de force de travail qui exercent une pression à la baisse sur les salaires. Toutefois, il semble qu’une telle affirmation revient à identifier une possibilité historique, plutôt qu’à fournir la prémisse de la phase initiale, ou du mode de développement, tel que présenté dans le schéma régulationniste. Dans le même ordre d’idée, le mécanisme utilisé ici pour rendre compte de la limitation de la croissance capitaliste à l’accumulation extensive se situe, pour l’essentiel, en-dehors des limites du mode de production capitaliste. La manière par laquelle il s’inscrit dans – ou illustre – le projet régulationniste visant à démontrer la manière par laquelle des régimes historiquement spécifiques d’accumulation du capital doivent être envisagés en termes de réseaux historiquement spécifiques d’institutions vraiment capitalistes, n’est donc pas claire.

(iii) Un marché du travail déréglementé

Alors que le marché du travail inorganisé et déréglementé propre au mode de régulation concurrentiel – rendu bien moins contrôlable par la classe ouvrière en raison d’une immigration massive – tend à largement faciliter l’exploitation capitaliste du travail salarié, on ne peut pas se contenter de supposer qu’il neutralisera – pas plus que ne peut le faire une importante offre de travail – les mécanismes puissants qui permettent la hausse de la consommation de la classe ouvrière, et qui sont construits dans les processus normaux de concurrence et d’accumulation capitaliste à moyen terme. Il est vrai qu’il semble banal d’affirmer que des vagues relativement étendues ou longues d’accumulation du capital – telles qu’elles apparaissent dans le premier mode de développement présenté par les régulationnistes – créent des pressions inexorables à la hausse à la fois de la consommation globale et du salaire réel, pressions que les régulationnistes, pour des raisons qui nous échappent, ont fondamentalement ignoré dans leur discussion de l’accumulation extensive. La consommation globale augmente simplement parce que l’investissement des excédents implique l’emploi de travailleurs salariés supplémentaires29. Le niveau des salaires tend à augmenter en raison d’une hausse de la demande de travail. De plus, les producteurs capitalistes plus efficaces sont contraints, pour attirer les salariés supplémentaires dont ils ont besoin pour augmenter leur part de marché, d’offrir des salaires plus élevés pour être compétitifs face aux autres entreprises30. C’était précisément pour attirer, conserver et discipliner une force de travail en forte croissance pour ses automobiles à bon marché qu’Henry Ford a offert son fameux salaire quotidien à 5 dollars.

Puisqu’il est tout-à-fait possible que ces mécanismes aient été aussi puissants dans les premières étapes de l’accumulation du capital que plus tard – et qu’ils tendent à fonctionner même dans des environnements politiques fortement répressifs –, le postulat fort peu argumenté que leurs effets étaient compensés par la concurrence au sein de la classe ouvrière et par l’immigration, tout au long du premier mode de développement, ne semble pas justifié. Ce qui paraît être en jeu ici est la transformation par les régulationnistes d’une contre-tendance en un trait absolu et déterminant de toute une période de l’histoire économique.

D’une consommation de masse restreinte à une production de masse limitée ?

Enfin, même s’il est admis que les institutions qui définissent la régulation concurrentielle et l’accumulation extensive réduisent la demande globale de la classe ouvrière, il n’est pas moins nécessaire de discuter une autre notion – peut-être l’axe conceptuel central du schéma général régulationniste par étapes dans lequel des modes de consommation historiquement spécifiques jouent un rôle déterminant – selon laquelle la croissance de la production de masse nécessitait, l’augmentation autonome de la consommation de masse, ou ne pouvait pas avoir lieu en son absence. Il semble que cette proposition dépend de l’hypothèse selon laquelle l’accumulation passe d’abord par les méthodes d’augmentation de la plus-value absolue, et selon laquelle les travailleurs assuraient leur subsistance à l’extérieur de la sphère de production des marchandises. De façon plus directe, cependant, il semble qu’Aglietta conçoit l’accumulation du capital comme reposant sur le « développement inégal de la section 1 ». Selon lui, le changement technique émerge généralement dans la section 1 qui produit des moyens de production, et il suscite un accroissement de l’investissement dans cette section de la part des capitalistes impatients de bénéficier de rentes technologiques. Néanmoins, parce que la consommation des travailleurs est limitée dans le cadre d’une régulation concurrentielle et d’une accumulation extensive, et parce que la section 1 a peu d’échanges avec la section 2, qui produit des biens de consommation, l’accroissement de la production et la baisse des prix dans la section 1, suscités par un investissement supplémentaire dans la nouvelle technique, ne peuvent pas générer une expansion compensatrice de la section 2. Le résultat est une tendance à la surproduction conduisant à une forte réduction des prix et une perturbation de l’accumulation dans la section 1.

Cet argument soulève un certain nombre de problèmes. En laissant de côté le cas extrême, et presqu’inconcevable historiquement, d’un capitalisme dans lequel les biens de consommation ne sont pas des marchandises – si bien que la section 2 n’existe pas vraiment –, il est difficile de comprendre pourquoi une partie significative de l’activité innovante dans la section 1 ne génère pas, de façon quasi-inévitable, des biens d’équipement destinés à être utilisés dans la section 2. En d’autres termes, le simple fait qu’un changement technique puisse formellement provenir de la section 1 – avec par exemple un nouvel outil produit dans un atelier mécanique – ne signifie absolument pas que sa motivation pour sa production n’est pas apparue en section 2, ou que ses effets ne sont pas le plus fortement ressentis en section 2. En règle générale les capitalistes sont obligés d’adopter toute technique qui réduira le coût de production d’une marchandise ; cela est vrai pour les capitalistes de la section 2 comme pour ceux de la section 1 ; des biens d’équipement moins chers produits en section 1 seront alors largement adoptés en section 2 pour produire des biens de consommation ; la baisse de prix qui en résulte conduira à l’augmentation de la taille de la population capable d’acheter la marchandise, si bien qu’à moins d’une réelle baisse de l’emploi et des salaires nominaux, le marché pour ce bien va inévitablement croître en raison de son prix réduit. Les régulationnistes font tout leur possible pour ignorer (voire même pour nier) cette tendance fondamentale31. Il apparaît pourtant évident que depuis les origines du capitalisme, c’est en raison d’une modification des conditions de l’offre ayant provoqué une baisse des prix que les produits sont devenus des marchandises de consommation de masse32 ; et que les modifications des conditions de l’offre de biens de consommation s’expliquent en général par des nouvelles machines produites en section 133. Par conséquent, affirmer que, pour l’histoire du capitalisme, la croissance de la production de masse n’exige pas la consommation de masse, mais plutôt la génère – la consommation a dépendu de la production, même si elle l’a largement facilitée –, ressemble à une généralisation empirique élémentaire.

3. Accumulation extensive, régulation concurrentielle et histoire économique des États-Unis

Il semble que les critiques des sections précédentes, si elles sont valables, mettent largement en cause l’ensemble du récit régulationniste du premier « mode de développement ». Dans la mesure où les régulationnistes ont présenté des mécanismes qui, en théorie, pourraient constituer des entraves à la production et pourraient donner lieu à une trajectoire d’accumulation extensive, ils reposent sur les effets des rapports sociaux précapitalistes sous domination paysanne. Dans la mesure où ils ont fait référence à des mécanismes émergeant de formes institutionnelles réellement capitalistes pour rendre compte de l’accumulation extensive, ils ont échoué à expliquer pourquoi il est attendu que ces mécanismes compensent les effets des processus intégrés au fonctionnement des rapports sociaux capitalistes en tant que tels. Par conséquent, les régulationnistes ne nous ont pas expliqué pourquoi les institutions capitalistes qu’ils définissent comme constitutives d’un mode concurrentiel de régulation ne devraient pas en réalité générer autre chose que l’accumulation intensive.

Nous devons à présent étudier plus minutieusement l’exemple historique qu’Aglietta et d’autres régulationnistes jugent emblématique d’un régime d’accumulation extensive structuré par un mode concurrentiel de régulation, à savoir l’économie des États-Unis dans la seconde moitié du xixe siècle. C’est en effet en dernière analyse à sa capacité à comprendre l’histoire économique réelle du capitalisme que l’on peut juger l’utilité de leur conceptualisation.

Plus-value relative et croissance de la demande de la classe ouvrière

Il est nécessaire dans un premier temps de se demander si l’économie américaine que décrivent les régulationnistes – structurée par le contrôle artisan, avec une multitude d’entreprises concurrentes et un marché du travail concurrentiel – décourage l’allocation des fonds vers les investissements à haut risque en capital fixe qui sont nécessaires pour innover et pour obtenir le coût de production le plus faible. Il existe peu de données fiables permettant de montrer qu’un tel investissement a été découragé ou que la croissance de la productivité était alors limitée.

D’après Maddison, la part de l’investissement fixe non résidentiel dans le PNB aux États-Unis a fluctué entre 12 et 15 % entre 1871 et 1914, alors que le taux de croissance annuel moyen du stock de capital fixe non résidentiel était de 4,1 % pendant la même période. Ces chiffres sont impressionnants à tous égards, et ils devraient être comparés respectivement avec les 6 % et les 1,4 % enregistrés pendant la même période au Royaume-Uni, une économie qui a certainement connu une accumulation intensive, et non extensive34. Kendrick fournit le tableau suivant sur la croissance de la productivité industrielle aux États-Unis entre la fin de la guerre civile et le début de la Première guerre mondiale :

Tableau I

Croissance annuelle de la production par unité de travail aux États-Unis, 1869-1914 (en %)

1869-1879

1,05

1879-1889

2,66

1889-1899

1,53

1889-1909

1,22

1909-1914

2,43

Source : J.W. Kendrick, Productivity Trends in the United States, National Bureau of Economic Research, Princeton, 1961, p. 465.

Gallman offre des données qui ont un effet similaire. Elles sont un peu plus rudimentaires, mais elles remontent plus loin dans le temps :

Tableau II

Croissance décennale de la production de marchandises par travailleur salarié, 1840-1909 (en %)

1840-1849

1850-1859

1860-1869

1870-1879

10

23

2

22

1880-1889

1890-1899

1900-1909

27

15

24

Source : R.E. Gallman, « Commodity Output, 1839-1899 : The United States », in Trends in the American Economy in the Nineteenth Century, Studies in Income and Wealth, vol. 24, National Bureau of Economic Research, Princeton, 1960, p. 16-24.

Il semble que le taux de croissance de la productivité durant la période ayant précédé la Première guerre mondiale était légèrement plus faible que celui observé pendant l’expansion qui a suivi la Deuxième guerre mondiale (voir tableau V infra). On ne peut cependant guère affirmer que la productivité a stagné ; on ne peut pas non plus interpréter en termes d’intensification du travail une croissance soutenue de la productivité sur une période aussi longue. De même, rien n’indique qu’il a existé une tendance de long terme au ralentissement de la productivité entre 1850 et la Première guerre mondiale, telle qu’on l’anticiperait si le développement s’était fondé, au-delà d’un certain point, sur un niveau donné, ou en très faible croissance, de développement des forces productives. Une telle tendance est impliquée par l’idée de Boyer, évoquée précédemment, d’une « semi-stagnation de la productivité » à la fin de la phase d’accumulation extensive, mais cette idée n’est pas validée par des données empiriques sur le développement économique des États-Unis avant la Première guerre mondiale.

Ainsi, la trajectoire réelle de la croissance de la productivité à long terme pendant cette période est manifestement en contradiction avec l’affirmation régulationniste que les fondements de la croissance économique se limitaient essentiellement aux méthodes d’accroissement de la plus-value absolue. En réalité, la croissance de la plus-value relative permettant une accumulation intensive constituait un trait central et déterminant du processus de développement à cette époque, ce qui n’est pas surprenant compte tenu de la prépondérance, dans les États-Unis d’après-guerre, d’une forme assez pure de rapports sociaux capitalistes.

Le fait que la croissance de la productivité du travail a constitué un trait spécifique du développement économique est en soi une preuve que l’économie offrait d’importantes possibilités pour la croissance des salaires réels. Il s’est avéré que la croissance de la productivité a provoqué une tendance à la hausse des salaires réels – même si elle ne l’a pas complètement déterminée –, pour la raison évidente qu’elle correspondait à une diminution des coûts de production et, dans des conditions concurrentielles, toutes choses égales par ailleurs, à des pressions à la baisse sur les prix des marchandises qui composaient le panier de subsistance du consommateur. L’indice des prix à la consommation a diminué de 180 à 110 entre 1864 et 1880, même s’il est resté supérieur aux niveaux atteints au milieu des années 1850. De 1880 à 1900, le niveau des prix a continué à diminuer rapidement, de 110 à 9535. Par conséquent, pour obtenir des augmentations significatives de salaires réels, les ouvriers devaient empêcher leurs salaires nominaux de baisser aussi rapidement que les prix des marchandises.

Schéma I

Productivité industrielle, 1879-1914 (Production par unité de facteur travail)

shema1

Source : Ministère du travail des États-Unis, Handbook of Labor Statistics 1973, Washington DC, 1973.

En réalité, après avoir stagné pendant la dépression des années 1870, les salaires réels ont progressé d’environ 75 % entre 1880 et 191436. Il est vrai que dans la période immédiatement antérieure à la Première guerre mondiale, une forte immigration a impliqué une croissance des salaires réels légèrement inférieure à la croissance de la productivité du travail, même si cela ne correspond pas à une stagnation des salaires réels. Rees conclut qu’entre 1889 et 1913, les salaires horaires dans la production ont augmenté en moyenne de 1,3 % par an, alors que la production par heure de travail a augmenté en moyenne de 2,1 % par an (il est intéressant de rappeler, au passage, que la croissance moyenne par unité de facteur de production, travail et capital combinés, a également augmenté de 1,3 % par an en moyenne pendant cette période37). De plus, sur l’ensemble de la période 1880-1914, alors que le salaire réel augmentait de 75 %, l’indice de la productivité du travail dans l’industrie augmentait à peine plus rapidement, de 83 %38. Si l’on fait débuter la période à la fin de la guerre civile, il est probable que la part des salaires dans le produit total a effectivement augmenté39. Des données fiables sur la part de la consommation (et pas de l’investissement) dans le PNB ne sont disponibles qu’à partir de 1890, mais jusqu’au déclenchement de la Première guerre mondiale il a conservé un niveau équivalent ou supérieur à toute période après 1950 (voir Schéma VI infra).

Croissance économique des États-Unis de 1850 à 1914 : développement capitaliste classique

Il est donc vrai qu’il aurait été difficile pour la trajectoire de la croissance économique des États-Unis dans la période s’étalant d’environ 1850 à 1914 d’avoir divergé de manière plus décisive du premier mode de développement présenté par les régulationnistes, dans lequel la croissance repose principalement sur une exploitation accrue du travail, sur des hausses de productivité très limitées et sur une expansion géographique du système. Il ne fait aucun doute qu’après la guerre civile, l’économie capitaliste des États-Unis a vraiment intensifié très sensiblement l’exploitation du travail et a radicalement étendu sa zone d’influence géographique. Le développement économique a néanmoins succédé à ce qui peut être désigné comme un sentier classiquement capitaliste de développement, correspondant à ce que les régulationnistes désignent à tort comme une accumulation intensive, et pas une accumulation extensive. Alimenté par la concurrence entre de nombreuses entreprises, elle a permis d’importants progrès dans la mécanisation, avec une hausse de la productivité, une augmentation des salaires réels et une expansion spectaculaire de ce qui à l’époque était le marché local le plus dynamique du monde. Cela apparaît non seulement, comme nous l’avons déjà remarqué, dans les chiffres globaux de la productivité et des salaires dans la fabrication, mais également dans une observation moins homogène des contours et des tendances élémentaires de l’économie des États-Unis.

La révolution agricole était au cœur de la croissance. À partir du milieu du siècle et notamment grâce à l’achèvement en 1869 du chemin de fer transcontinental, l’agriculture a connu un processus spectaculaire de modernisation. Aglietta souligne que la base sociale a été fournie par des familles d’agriculteurs propriétaires exploitants, pas par des paysans bien sûr. Leurs activités économiques, si essentielles pour l’accumulation du capital tout au long du xixe siècle, réfutent presque toutes les tentatives régulationnistes de définir la régulation concurrentielle et l’accumulation extensive. Ces producteurs agricoles, dont la production n’est pas soumise au procès capitaliste de travail et dont la consommation est indépendante du marché – la force de travail envisagée dans le premier mode de développement idéal-typique des régulationnistes –, ont conservé d’importants moyens de production et de subsistance. Le fait que même la plupart des fermiers, sans parler des ouvriers manufacturiers, se procuraient leurs moyens de consommation sur le marché tourne en dérision l’idée régulationniste selon laquelle, pendant la période de développement aux États-Unis, les ouvriers assuraient leur subsistance à l’extérieur de la sphère de la production capitaliste de marchandises. C’est précisément à cause de leur dépendance au marché que les agriculteurs des États-Unis avaient peu d’autres choix, en tant qu’individus, que de se procurer des machines plus perfectionnées dans le secteur des biens d’équipement, afin de diminuer les coûts et d’être concurrentiels sur les marchés où ils vendaient leurs produits. Cela provoque de sérieux doutes sur l’approche régulationniste qui conçoit une économie incapable d’accumuler par les méthodes d’augmentation de la plus-value relative ou de développer la production de masse par l’investissement en capital dans le secteur 2, au sens où la production de nourriture est bien sûr le secteur des biens de consommation par excellence40.

De plus, le rôle central des familles d’agriculteurs propriétaires exploitants, qui ont largement tenu leur rang dans l’économie en produisant au niveau socialement nécessaire, signifie qu’il était difficile pour l’agriculture de fournir une force de travail suffisante pour développer la manufacture. La conséquence ne fut pas une longue tendance à la baisse des salaires mais, en lien avec d’autres facteurs, à leur maintien aux niveaux les plus élevés du monde. Ainsi la croissance de la productivité agricole associée à la croissance des salaires a impulsé le pouvoir d’achat discrétionnaire de la classe ouvrière et donc la demande de la classe ouvrière pour tout un ensemble de biens de consommation non alimentaires. Parallèlement, la demande adressée au secteur agricole alimentait directement la branche des machines-outils et plus généralement le secteur des biens d’équipement, alors que le revenu croissant des fermiers a permis le renforcement de la demande d’appareils ménagers et du marché des biens de consommation dans son ensemble. Enfin le niveau relativement élevé des salaires a stimulé le changement technique, ce qui a permis une baisse des coûts – et donc a provoqué une hausse de la demande en biens d’équipement – en encourageant la substitution, dans la production, du capital relativement bon marché au travail relativement cher41.

La croissance dynamique de la production et de la productivité agricoles a à la fois stimulé et été rendue possible par l’essor de la mécanisation, qui lui-même a dépendu de l’expansion et de la transformation en amont de l’industrie de la machine-outil. La production par travailleur dans l’agriculture a triplé entre 1840 et 1911, 60 % de cette croissance étant due à la mécanisation et 70 % à deux inventions majeures – la moissonneuse et la batteuse. La demande d’équipement agricole a ainsi porté une importante responsabilité dans la croissance spectaculaire de l’industrie du fer et de l’acier42. Par ailleurs la croissance de la production agricole a fourni en aval les matériaux pour tout un ensemble d’industries mécaniques modernes dans la transformation alimentaire – production de farine, conditionnement, distillation… Aglietta est conscient de l’importance de ces industries, mais il date leur apparition en 1890, bien trop tard, alors que leurs puissants effets transformateurs ont commencé à être ressentis lors de guerre civile, voire avant43.

L’expansion et la transformation spectaculaires de l’économie productive des États-Unis ont reposé, en dernière analyse, sur un secteur spécifique des biens d’équipement, doté d’un noyau moderne produisant des machines très spécialisées. On peut dire que la spécificité de la nouvelle technologie fut l’introduction de pièces interchangeables, qui elles-mêmes nécessitaient de la précision et une production standardisée. La substitution des machines au travail était évidemment indispensable pour la mise en œuvre du processus. Les machines permirent d’améliorer à la fois l’efficacité de la production et la qualité des marchandises. Elles permirent également de remplacer, à chacune des nombreuses étapes de la fabrication d’une marchandise – et tout particulièrement pour la tâche hautement qualifiée et chronophage consistant à rassembler toutes les parties composantes pour constituer le produit fini –, le travail artisanal coûteux par un travail semi-qualifié bien moins cher. La nouvelle machinofacture a donc impliqué le remplacement de l’ajustage (et des ajusteurs) par le montage (et les monteurs)44.

La puissante stimulation exercée par le nouveau secteur des machines-outils sur le développement de l’industrie américaine fut sa capacité à résoudre plusieurs problèmes techniques assez similaires qui étaient apparus dans tout un ensemble d’industries manufacturières, notamment celle des biens de consommation. Au fil du temps, des techniques initialement destinées à régler des problèmes de production dans des industries comme le textile ou la production d’armes furent alors appliquées, sur les horloges et sur les montres, sur les machines à coudre, sur l’équipement agricole, sur les locomotives, sur les serrures, sur la quincaillerie, sur les machines à écrire, sur les vélos et finalement sur les automobiles. Dès 1851, des observateurs étrangers avaient même pris conscience de la croissance de l’industrie américaine qui assura à ce pays la domination mondiale et ils ont très bien compris que la clé de sa supériorité immanente était l’utilisation de machines consacrées à des tâches extrêmement spécifiques et construites dans des entreprises très spécialisées. Dès les années 1860, les constructeurs avaient commencé à organiser leurs usines de telle sorte que soit rendue possible une progression rationnelle, par étapes, de produits semi-finis à travers le magasin et, dans le conditionnement et les élévateurs à grain, l’élaboration de dispositifs pour que ces marchandises puissent se déplacer en continu entre stations de travail – les toutes premières chaînes de montage45.

On ne peut pas surestimer l’impact central de la croissance autonome d’une production de masse, fondée sur les machines, dans la croissance de la consommation de masse, ou celui de la croissance de la consommation de masse dans le développement de l’économie des États-Unis. En 1860, les dix principaux secteurs de l’économie américaine, par ordre de taille, étaient les suivants :

Par valeur ajoutée : (1) articles en coton ; (2) bois ; (3) bottes et chaussures ; (4) farines végétales ; (5) vêtements masculins ; (6) fer ; (7) machines ; (8) produits en laine ; (9) cuir ; (10) liqueur.

Par nombre de personnes employées : (1) bottes et chaussures ; (2) coton ; (3) vêtements masculins ; (4) bois ; (5) fer ; (6) machines ; (7) produits en laine ; (8) farines végétales ; (9) cuir ; (10) liqueur.

(Source: D.C. North, Growth and Welfare in the American Past, 2nd edition, Engle-wood Cliffs 1974, p. 80.)

On peut donc remarquer que la plus grande partie de la production américaine – à la fois en termes de valeur ajoutée et en termes d’emploi – était directement consacrée à la consommation populaire. Puisqu’une proportion importante de la production de fer et de machines avait pour vocation à répondre à la demande d’outils de la part du secteur agricole, ainsi que des industries mécanisées de biens de consommation, il semble raisonnable de conclure – ce qu’ont fait de nombreux commentateurs – que le développement américain était, même à l’époque de la guerre civile, largement soutenu par le marché domestique, par la consommation de masse 46.

Il est facile de démontrer de quelle manière et dans quelle mesure la consommation de masse a reposé sur la production de masse. Parmi les dix industries dominantes évoquées précédemment, au moins huit – bottes et chaussures, cotons, lainages, vêtements masculins, machines, fer et acier, farines végétales et distillation – avaient déjà fait l’expérience du processus de mécanisation des usines, ou étaient en train de faire, au moment de la guerre civile ou juste après47. Carroll D. Wright a signalé, dans son introduction au recensement des manufactures pour 188048, qu’« [a]u moins trois-quarts du personnel employé dans les industries mécaniques – qui comptent près de trois millions de personnes – travaillent dans un système d’usine. On trouve des exemples remarquables des applications de ce système [outre le textile] dans la production de bottes et de chaussures, de montres, d’instruments de musique, de vêtements, d’outils agricoles, d’objets métalliques en général, d’armes à feu, de voitures et de wagons, d’objets en bois, d’articles en caoutchouc, et même dans l’abattage de porcs. La plupart de ces industries se sont développées avec le système d’usine au cours des trente dernières années ».

Chandler ajoute que « dans les industries de raffinerie, de distillation, dans les fourneaux et dans la fonderie, la proportion était probablement bien plus élevée49 ». En somme, c’est en grande partie pour favoriser et pour rendre techniquement possible la production de masse des industries de biens de consommation que s’est développé le secteur des biens d’équipement. Une fois de plus, cela semble contredire radicalement la position d’Aglietta et des régulationnistes, pour qui l’absence de liens – techniques et commerciaux – entre la section 1 et la section 2 était un trait fondamental de l’économie et pesait directement sur sa trajectoire d’accumulation. Au contraire, la force spécifique de l’économie des États-Unis de la seconde moitié du xixe siècle fut la capacité des producteurs de biens d’équipement (essentiellement des machines-outils) à inventer et à mettre en œuvre des moyens de production plus efficaces pour répondre immédiatement aux besoins techniques des entreprises, en particulier dans les industries de biens de consommation. Sous l’aiguillon de la concurrence, les producteurs capitalistes ont considérablement augmenté leurs investissements en capital fixe, rendant ainsi possible de fortes hausses de la productivité globale – en d’autres termes, l’accumulation par les méthodes de l’augmentation de la plus-value relative. Dans le même temps, les baisses de prix résultant des hausses de productivité, associées à une amélioration du pouvoir de négociation des travailleurs, ont permis des augmentations significatives des salaires réels et de la consommation ouvrière, ainsi qu’une croissance spectaculaire du marché local.

Ce tableau général est confirmé par des indices de performance comparée, qui montrent qu’entre la guerre civile et la Première guerre mondiale, la production des États-Unis a concurrencé et même dépassé l’industrie britannique qui était alors hégémonique. En réalité, bien avant la fin de cette période, l’industrie des États-Unis a trouvé, dans l’application de la science à la technologie, une formidable source de dynamisme. Cette « deuxième révolution industrielle » ne reposait pas seulement sur l’essor de l’automobile, qui fut elle-même le point culminant de la croissance de la machinofacture fondée sur le puissant secteur de la machine-outil. Elle a également apporté des industries nouvelles ou largement transformées – en l’occurrence les produits chimiques, le pétrole, la pétrochimie, l’acier, l’aluminium, le ciment… –, dans lesquelles le processus de production en continu reposait sur des progrès scientifiques50.

Les données économiques comparatives présentées par Aglietta lui-même affaiblissent encore davantage l’idée que la trajectoire du développement économique des États-Unis à la fin du xixe siècle reposait sur une régulation concurrentielle et une accumulation extensive, ou que le développement de la consommation de masse devait attendre les transformations institutionnelles de la période fordiste.

Tableau III

Comparaison des indices moyens sur la période 1890-1899 dans différents pays, évalués en monnaie anglaise et rapportés aux mêmes indices observés en Angleterre

Salaires horaires réels

Value ajoutée par ouvrier

Coût salarial social réel

Angleterre

1

1

1

Allemagne

0,59

0,66

0,9

États-Unis

1,08

1,57

0,68

 

Source : Aglietta Régulation et crise du capitalisme, p. 110.

À la fin du siècle, l’économie américaine avait ainsi réussi à faire en sorte que sa productivité du travail augmente à un rythme plus d’une fois et demie supérieur à celle de l’Angleterre (et près de deux fois et demie supérieure à celle de l’Allemagne), et de la sorte garantisse des coûts du travail unitaires nettement inférieurs à ceux de ses principaux concurrents tout en versant des salaires significativement plus élevés51. Il se trouve que la plupart des principaux indicateurs de développement économique – taux de croissance du PIB par habitant, part du PNB destiné à l’investissement fixe (non résidentiel), taux de croissance de l’investissement en capital fixe par heure de travail… – montrent que le dynamisme de l’économie américaine de 1870 à 1914 était comparable à ce qu’il fut pendant la grande expansion de 1950 à 197352.

Par conséquent, nous pouvons conclure que la notion d’accumulation extensive pilotée par la régulation concurrentielle, associée à l’école de la régulation, ne permet pas de rendre correctement compte d’un processus historique de développement, et que la particularité de la période dont il est question semble plutôt dépendre d’une accumulation fondée sur les méthodes de la plus-value relative et sur la croissance de consommation de masse – en fait d’une accumulation intensive. Surtout, parce que l’accumulation intensive existait déjà avec les fondements institutionnels que les régulationnistes désignaient comme le mode concurrentiel de régulation, leur schéma interprétatif général d’étapes historiques institutionnellement fondées est foncièrement remis en cause. Dans ce schéma, une transformation de l’accumulation extensive à l’accumulation intensive est supposée constituer un moment décisif : l’essor de l’accumulation intensive est entravé, contredit et affaibli par le mode concurrentiel de régulation ; l’établissement de l’accumulation intensive repose sur une transformation au moins partielle de la régulation concurrentielle ; la contradiction entre l’accumulation intensive et la régulation toujours partiellement concurrentielle est une des causes de la crise de l’entre-deux guerres ; et l’émergence d’un nouveau mode de développement – dans lequel l’accumulation intensive est pilotée par un mode de régulation monopoliste ou fordiste nouvellement installé – s’explique largement comme une résolution de cette contradiction. Si toutefois la phase initiale d’accumulation extensive n’a jamais existé pendant la période en question, que reste-t-il de la supposée transition vers l’accumulation intensive ? Si l’accumulation intensive s’est précisément développée à partir des institutions de la régulation concurrentielle, que reste-t-il de la contradiction supposée entre la régulation concurrentielle et l’accumulation intensive, que reste-il de l’entrave de celle-ci par celui-là ? S’il n’existait pas de contradiction réelle entre l’accumulation intensive et la régulation toujours partiellement concurrentielle – puisque les rapports concurrentiels entre les capitalistes et sur le marché du travail ont réellement pu promouvoir la croissance duale de la production et de la consommation, et puisque l’offre et la demande ont rendu possible la réussite d’une accumulation intensive – comment cette contradiction peut-elle expliquer la crise de l’entre-deux guerres ? Si cette crise n’a pas résulté de la contradiction mentionnée précédemment, comment le développement d’institutions garantissant la norme de consommation fordiste peut-il être tenu pour responsable du dépassement de la crise de l’entre-deux guerres vers l’expansion d’après-guerre ?

III. Deuxième mode de développement : Accumulation intensive et persistance de la régulation concurrentielle

Dans le schéma régulationniste, le mode de développement défini par une régulation concurrentielle et une accumulation extensive a laissé place à un nouveau mode de développement défini par un mode de régulation toujours essentiellement concurrentiel commandant un régime d’accumulation intensive. Le nouveau régime d’accumulation a manifesté le remplacement de la production artisanale par la production de masse, le passage à l’investissement massif en capital fixe qui incorpore les importants progrès techniques avec des rendements anticipés à long terme, et une rupture qualitative vers un niveau supérieur de croissance de la productivité – plus généralement un processus d’accumulation du capital reposant essentiellement sur l’extraction de plus-value relative. Il est affirmé que l’émergence de ces nouvelles régularités économiques a été rendue possible par des changements institutionnels significatifs. De nouvelles formes de régulation du marché ont exprimé un plus haut degré d’organisation intercapitaliste et, au sein de l’entreprise industrielle, un processus élargi de lutte de classes a généré une rupture et un dépassement du contrôle artisan. Il n’en reste pas moins qu’en dernière analyse le mode de régulation est resté concurrentiel dans la mesure où le rapport salarial fondamental entre capital et travail était toujours principalement déréglementé et marqué par une concurrence débridée, avec pour conséquence l’absence de transformation du mode de consommation de la classe ouvrière ou l’incapacité de l’économie à fournir une demande pour la production de la section 1.

1. Production de masse sans consommation de masse

Le régime d’accumulation intensive était fonction, le plus immédiatement et le plus directement, du développement de l’organisation scientifique, par laquelle les sociétés capitalistes ont réussi à exercer face à la résistance des travailleurs un contrôle systématique croissant sur le procès de travail, ce qui a permis la mise en œuvre de l’innovation technique. D’une manière plus générale cela a impliqué des méthodes de rationalisation communément appelées tayloristes : une accélération des processus mécaniques d’exécution des tâches (c’est-à-dire une intensification du travail facilitée par l’analyse et le chronométrage des mouvements) ; la propension à occuper les périodes creuses dans la journée de travail qui résultaient soit du manque de coordination dans les organes de la machine soit de pauses dans le travail ; et tout particulièrement l’intégration au sein du procès de travail de segments mécanisés qui auparavant étaient séparés (et parfois soumis à un contrôle important par les travailleurs eux-mêmes). Le taylorisme a abouti et a été transcendé par l’intégration fordiste du procès de travail, qui a impliqué l’introduction de convoyeurs et d’outils de manutention qui permirent le mouvement des matériaux et leur livraison aux machines-outils appropriées. Le coup de grâce53 fut la chaîne de montage automatique, qui a rigoureusement placé les ouvriers à des postes déterminés en fonction de la configuration de la machine et les a privés de tout contrôle sur le rythme de leur travail et sur l’autonomie de leur poste. Le procès de travail a alors été « converti d’un dense réseau de relations entre postes, avec allers et retours des produits intermédiaires […] en un flux linéaire et unidirectionnel des matières en transformation »54.

L’avènement du processus de production tayloriste-fordiste a été favorisé par la transition vers un mode de régulation des rapports capital-travail pour lequel la concurrence totale a laissé place à l’oligopole. Un accroissement qualitatif de la concentration du capital, le développement des sociétés fiduciaires à dominante financière et l’émergence de l’entreprise moderne ont permis un contrôle intercapitaliste plus important de la concurrence, des marchés, et plus généralement du contexte des investissements. La réduction du risque qui en a résulté, associée à la dislocation du contrôle artisan du procès de travail, a facilité un saut qualitatif de l’investissement en capital fixe incorporant le progrès technique, en particulier depuis la fin de la Première guerre mondiale55.

Tous ces processus ont provoqué l’essor d’un nouveau mode de développement dominé par l’accumulation via les méthodes de l’accroissement de la plus-value relative et, pour la première fois, a émergé le potentiel pour une consommation de masse adaptée. Aglietta situe les débuts de cette évolution aux États-Unis à la fin du xixe siècle, et son établissement décisif à partir des années 1920.

Une thèse centrale de l’École de la régulation énonce cependant que, parce que le nouveau régime d’accumulation intensive était toujours structuré par un mode concurrentiel de régulation pour le rapport salarial capital-travail, le mode de développement émergent était par nature instable. La croissance spectaculaire de la production de masse a donc généré de nouveaux problèmes car elle continuait à être associée à une consommation de masse limitée. Aglietta explique que, dans un contexte d’accumulation extensive, le capitalisme s’était « implant[é] pendant une longue période historique sans détruire le mode de vie traditionnel, en bénéficiant au contraire d’une reconstitution des forces de travail dans un environnement social non capitaliste ». C’est alors que s’est développée l’accumulation intensive.

Ce n’est qu’avec le développement de l’industrie lourde qu’a pu être détruit l’environnement social traditionnel. Elle a permis le total bouleversement spécifique à la relation salariale : la séparation de la force de travail de l’intégralité de ses conditions d’existence. Le mode d’existence de la classe des travailleurs salariés a alors subi une profonde dégradation, qui fut le fondement de l’immense transformation structurelle qu’ont connu tous les pays capitalistes à partir de la fin du xixe siècle…56

La tendance à la limitation des salaires ouvriers s’est alors intensifiée au tournant du siècle aux États-Unis. Elle était liée non seulement à la perte par les producteurs de l’accès aux sources non marchandes de leur reproduction et à leur insertion massive (qui en fut la conséquence) sur le marché du travail, mais également à la forte pression à la baisse sur les salaires qui a résulté du mouvement croissant d’immigration. C’est alors qu’au lendemain de la Première guerre mondiale, dans de nombreuses confrontations importantes avec le capital, les travailleurs ont subi une série de défaites dévastatrices qui ont provoqué une chute de leur niveau de vie et une dégradation de leurs conditions de travail dans les années 1920. Enfin, particulièrement pendant cette décennie, le changement technique a limité encore davantage leur pouvoir de négociation en affaiblissant les anciennes structures de syndicats de métiers57. Par conséquent,

la disproportion entre l’extension de la section 2 et l’accumulation dans la section 1 s’élargit rapidement puisque les forces qui bouleversaient le procès de travail étaient aussi celles qui amenuisaient la demande solvable pour les marchandises de la section 2 »58.

La contradiction fondamentale du mode de développement fondé sur l’accumulation intensive mais structuré par la régulation concurrentielle a ainsi commencé à se manifester brusquement à la fin des années 1920, et cela a abouti à la grande crise des années 1930. Boyer résume le problème de la manière suivante :

[L]a production de masse est techniquement possible, mais elle ne peut pas être soutenue puisque la “régulation” dominante modère fortement les hausses de salaire réel, en même temps que les travailleurs salariés deviennent une fraction dominante de la force de travail totale. Il s’avère qu’une accumulation intensive de cette nature est très contradictoire (le taux de profit est trop élevé pour permettre une demande effective adéquate). […] Par conséquent, ce n’est pas un mode de développement viable à long terme59.

Apparemment, ce qui a permis l’épanouissement de ce mode de développement, dans la mesure limitée où il l’a permis, fut le maintien de l’ensemble des opportunités pour la croissance de la section 1 en raison de l’ouverture des frontières. Or, alors que les possibilités d’accumulation à la frontière étaient épuisées, et en particulier que le rythme du changement technique s’est soudainement accéléré pendant les années 1920, les fondements sur lesquels reposait la croissance économique se sont avérés de plus en plus fragiles. Pendant une courte période, la hausse de la demande de consommation de la part de la couche moyenne des personnels de gestion, commerciaux et techniques – rémunérés précisément grâce au surplus social – a fourni à l’économie une nouvelle source de dynamisme ; mais la tendance profonde au développement inégal de la section 1 et à la sous-consommation ne pouvait pas être indéfiniment reportée.

2. Existait-il un problème structurel de sous-consommation ?

Une thèse centrale de la théorie de la régulation est que le niveau et la nature de la consommation de la classe ouvrière sont : (a) institutionnellement conditionnés ; (b) impossibles à transformer en se limitant à des changements technologiques et à des modifications du procès de travail ; (c) d’une importante décisive pour la trajectoire de l’accumulation du capital. Par conséquent l’établissement de l’accumulation intensive sur un fondement stable nécessitait des institutions à même de garantir la norme fordiste de consommation ouvrière. Pour autant, il est possible que les régulationnistes nient que le capitalisme en général est soumis à des crises de sous-consommation, en prétendant simplement que la crise des années 1920 doit être comprise en des termes de tendances historiquement développées associées à une trajectoire assez spécifique de développement – l’essor de l’accumulation intensive associée à un mode de régulation toujours concurrentiel. Cependant, il n’en reste pas moins que leur récit de la crise, mais également leur théorie historico-institutionnelle du développement capitaliste en général, repose sur une théorie sous-consommationniste, qui leur est indispensable.

Tout d’abord, ceci est évident si l’on se réfère à Régulation et crises du capitalisme, le texte fondateur de l’École de la régulation, qui s’articule autour d’une thèse sous-consommationniste traditionnelle tout-à-fait explicite – même si elle n’est pas pleinement élaborée. D’une manière plus générale, le sous-consommationnisme est le thème dominant de l’approche régulationniste de la crise, selon laquelle le capitalisme se développe sur une espèce de corde raide, avec d’un côté le Scylla de la croissance de la composition organique/chute du taux de profit, et de l’autre le Charybde de la hausse du taux de profit/crise de sous-consommation. De ce point de vue les mutations techniques initiées dans la section 1 sont au cœur de l’accumulation du capital. Ainsi,

un approfondissement du principe mécanique […] induit une hausse de la composition organique du capital comme contrepartie de l’économie de la force de travail. La plus-value relative augmente grâce à un renouvellement de plus en plus intense des moyens de production. Par conséquent, la section 1 se développe à un rythme de plus en plus rapide.

Mais ce processus génère une double difficulté.

D’une part, si « la transformation des conditions de production s’accomplit par une […] hausse de la composition organique du capital », à moins que « le coût salarial baisse plus vite que n’augmente la proportion du capital constant dans la valeur d’échange globale […] le coût total de la production augmente [la rentabilité chute] et le taux d’accumulation décélère ». Ceci est bien sûr l’argument classique pour la baisse-du-taux-de-profit.

D’autre part, alors qu’il est vrai que « si le coût de production global s’abaisse, cela entraîne une hausse du taux de profit général et une accélération du rythme de l’accumulation », il n’en reste pas moins que « ce régime est miné par des forces divergentes » – notamment des forces responsables de l’insuffisance du pouvoir d’achat dans la société. En particulier, « [i] l’autodéveloppement de la section 1 s’emballe parce que la demande sociale de moyens de production est de plus en plus forte pour soutenir l’économie de force de travail suffisante afin que la baisse du coût de production se poursuive ; [ii] la masse des salaires distribués diminue relativement dans la valeur d’échange, alors que s’accumulent de plus en plus de profits, notamment dans la section 1 ». La conséquence est une crise de sous-consommation conduisant à une crise de valorisation.

Il arrive nécessairement un moment où le taux de profit de la section 1 augmente par rapport au capital investi, en raison du développement accéléré de cette section, alors que l’accumulation de la section 2 est limitée par la restriction de la demande sociale en biens de consommation. La part du revenu destinée à l’acquisition de valeurs d’échange de la section 2 augmente bien moins rapidement que la part du revenu destiné à l’acquisition de moyens de production. […] Une différence apparaît alors inévitablement entre les taux de profit respectifs de la section 1 et de la section 2. Il en résulte que la section 2 s’avère incapable d’acquérir suffisamment de moyens de production pour répondre au taux de croissance de la section 1, dans la mesure où la distribution du revenu est telle qu’elle ne permet pas la formation d’une demande sociale suffisante en biens de consommation. Dans ces conditions, la contrainte de pleine réalisation des valeurs d’échange n’est pas satisfaite. […] une surproduction de moyens de production60.

Aglietta considère que la dynamique sous-consommationniste est un problème durable du mode de production capitaliste, à l’origine non seulement de la crise de l’entre-deux guerres mais également de la crise du fordisme qui a commencé dans la deuxième moitié des années 1960, même s’il reconnaît également que les conditions historiques implicites étaient très différentes. Il n’en reste pas moins que même si leurs travaux ne sont pas parvenus à formuler un énoncé aussi clair, la thèse sous-consommationniste formerait le socle théorique de toute la construction régulationniste. Cela tient à ce que leur argument aboutit au résultat logique direct qu’en l’absence de tendances contraires historiquement conditionnelles – et plus particulièrement en l’absence de formes institutionnelles particulières assurant le maintien d’une croissance adéquate de la consommation ouvrière –, un capitalisme dont le développement se fonde sur la plus-value relative traversera des crises de sous-consommation. En d’autres termes, le capitalisme dépourvu de la norme fordiste de consommation ouvrière souffre de sous-consommation. Comme Boyer le formule brièvement,

lorsque la formation des salaires est essentiellement concurrentielle, une nouvelle révolution industrielle conduit à un profit tellement élevé qu’il n’est pas tenable à long terme en raison de l’absence d’une demande totale appropriée61

D’après l’École de la régulation, les deux principaux facteurs en jeu ici – (1) la croissance inadéquate de la section 2, qui crée une déséquilibre entre les deux sections, et (2) des pressions contre la hausse des salaires, avec pour conséquence des revenus insuffisants pour assurer des débouchés à la production croissante provoquée par une hausse persistante de l’investissement en capital – sont précisément ceux que les défenseurs de la position sous-consommationniste, de Malthus à Sweezy, ont considéré comme la source de la crise capitaliste62. Cependant aucun mécanisme n’a été fourni pour démontrer en quoi ces facteurs – tous deux responsables d’une demande de consommation inadaptée – devraient créer de graves problèmes. Si le taux de profit augmente dans le secteur des biens d’équipement en raison d’une augmentation des opportunités d’investissement, pourquoi le supplément d’investissement ne devrait-il pas alimenter les biens d’équipement jusqu’à ce que les taux de profit s’égalisent ? Parallèlement, comment se fait-il que la demande supposée insuffisante en biens de consommation – et donc en biens d’équipement de la section 2 – n’est pas surcompensée par la demande en biens d’équipement par des entreprises cherchant à rester concurrentielles par l’investissement et le changement technique (qui conduira elle-même, en générant des emplois supplémentaires, à une augmentation de la demande de consommation)63 ?

À cet égard, il est assez étrange que les régulationnistes ne fassent pas référence à une tentative sérieuse du demi-siècle passé de démontrer la nécessité logique des crises de sous-consommation – un effort avec lequel ils ont effectivement le même point de départ. Précisément, Paul Sweezy, comme Aglietta et al., part de la prémisse que la section 1 croît plus rapidement que la section 2 en raison de la pression concurrentielle à l’accumulation et à l’innovation (en d’autre termes la part de l’investissement dans le revenu national augmente plus vite que la part de la consommation). Sa seconde prémisse, considérée comme technologiquement déterminée, est que l’augmentation de l’investissement implique des hausses de production proportionnelles à la hausse des moyens de production ; cela signifie que lorsque l’investissement augmente, le rapport marginal capital/production est constant. Il en conclut que parce que des augmentations d’investissement nécessairement proportionnelles conduiront toujours à une production proportionnellement plus importante, alors que la part de la consommation dans le revenu national est toujours décroissante, l’écart se creusera entre la production et la consommation64.

Mais l’argument de Sweezy comporte deux erreurs. La première, déjà mentionnée, est l’hypothèse infondée que la hausse de l’investissement implique nécessairement une hausse à peu près proportionnelle de la production de biens de consommation. La seconde est l’hypothèse que la hausse de l’investissement, absorbant une part croissante du revenu national, produira non seulement une plus grande quantité de biens (valeurs d’usage) mais également des biens d’une valeur supérieure, ce qui, par hypothèse, n’est pas possible. En fait l’augmentation de l’investissement, tout en provoquant une hausse de la production d’unités physiques, produira, en raison de l’incorporation du changement technique, des unités d’une moindre valeur – c’est-à-dire une production globale en valeur qui pourrait toujours être consommée. Il en résulte qu’il n’est pas difficile de spécifier, conformément aux deux prémisses de Sweezy, un sentier d’accumulation stable du capital qui évite la sous-consommation65.

En résumé, aucun des nombreux théoriciens du caractère inévitable des crises de valorisation/sous-consommation n’a encore proposé d’argument systématique et général pour démontrer que la valorisation ne se fera pas par une augmentation de la demande globale qui résulte : (i) d’un développement supplémentaire de l’investissement en capital (demande en biens d’équipement) sous la pression de la concurrence rendant le changement technique nécessaire, et à l’aide de nouvelles forces de travail presque toujours disponibles ; (ii) de nouvelles dépenses de consommation par les forces de travail employées pour produire les biens d’équipement supplémentaires ; (iii) de la hausse des salaires qui en général accompagne le changement technique à chaque processus élargi d’accumulation du capital ; (iv) des dépenses improductives. De toute évidence, le problème ne tient pas à ce que de sérieux problèmes de demande effective apparaîtront nécessairement ; c’est simplement que l’accumulation par la croissance relative de la section 1 par rapport à la section 2, qui implique une augmentation de la plus-value relative en l’absence d’institutions assurant aux travailleurs une norme de consommation, ne constitue pas en soi un mécanisme approprié pour expliquer l’apparition de ces problèmes.

Il convient de souligner que de fait, dans le cadre de l’accumulation du capital, la croissance de la demande et de la consommation seront bien plus rapidement et bien plus efficacement provoqués par une hausse de l’investissement impliquant l’embauche de travailleurs supplémentaires que par une hausse de salaires ouvriers individuels. Par exemple, dans les États-Unis d’après-guerre, l’évolution de l’emploi explique environ 80 % de l’évolution de la demande globale66. En particulier, les théories qui expliquent les crises comme la conséquence d’une insuffisance de la demande effective sont nécessairement conduites à fournir des mécanismes supplémentaires – et pas seulement l’insuffisance de la consommation de la classe ouvrière – pour expliquer l’insuffisance de l’investissement.

3. Le développement d’un régime d’accumulation intensive dans le mode de régulation concurrentiel a-t-il provoqué une crise structurelle de sous-consommation dans les années 1920 ?

Dans le modèle régulationniste, le problème de la consommation de masse a pu émerger dès l’établissement du régime d’accumulation intensive. En fait, en faisant suite à l’argument initialement proposé par Alvin Hansen et par d’autres commentateurs keynésiens de la Grande dépression, les régulationnistes pensent que c’est parce que certains facteurs historiquement contingents – à commencer par le maintien des possibilités de « la frontière » – tendaient à contrebalancer le développement inégal de la section 1 et la sous-consommation que la crise des années 1930 a été tant retardée67. Quelle en est la preuve ? Le développement de l’accumulation intensive dans le mode concurrentiel de régulation a-t-il créé les problèmes structurels de développement inégal de la section 1 et de sous-consommation qui ont provoqué la crise de l’entre-deux guerres ? Fut-ce la raison pour laquelle des institutions particulières ont dû être créées pour assurer la consommation des travailleurs, permettant ainsi d’éviter ou de dépasser la crise et d’assurer le développement à long terme ?

D’abord nous devons insister, de nouveau, sur le fait qu’il n’existe aucune preuve – au contraire – pour illustrer la thèse centrale des régulationnistes selon laquelle l’accumulation intensive était fondamentalement incompatible avec la régulation concurrentielle, en ce qu’elle nécessite la garantie institutionnelle d’une norme de consommation ouvrière. Malgré une tendance séculaire à une augmentation significative de la productivité, les salaires ont pu maintenir, voire augmenter, leur part dans le revenu national entre 1850 et 1914 :

Tableau IV

Part des salaires dans le PNB (%)

1849-1850

46,1

1859-1860

45,4

1869-1870

50,3

1879-1880

50,9

1889-1890

56,8

1899-1900

51,5

1909-1910

53,1

Source : E.C. Budd « Factor Shares, 1850-1910 », in Trends in American Economy in the Nineteenth Century, Studies in Income and Wealth, vol. 34, National Bureau of Economic Research, Princeton, 1960, p. 373.

Alors qu’en est-il de la crise des années 1920 ? Les régulationnistes affirment qu’à cette époque les capitalistes étaient en train d’installer les nouvelles technologies de la production de masse fordiste à un rythme sans précédent. Cela a impliqué la hausse de la part de l’investissement destiné à la section 1 par rapport à la section 2, ainsi qu’une augmentation radicale de la croissance de la productivité. Cependant, parce que les salaires étaient limités en faveur des profits, le déséquilibre entre les deux sections et l’insuffisante consommation de la classe ouvrière ont provoqué une crise. Nous devrions alors nous attendre à observer, pendant les années 1920, une tendance à l’augmentation des profits et de la part des profits aux dépens de l’augmentation des salaires et de la part des salaires, et une tendance à la baisse de la consommation par rapport aux profits. Quelles sont les preuves ?

Tout d’abord, loin d’être limités, les salaires réels dans le secteur manufacturier ont considérablement augmenté après la Première guerre mondiale. En 1924, ils avaient augmenté de 33 % par rapport à 1914, et de 44 % par rapport à 1917. Par la suite, et jusqu’à la fin de la décennie, ils sont restés assez stables.

Schéma II. Salaire annuel réel (tous les employés), 1914-1919

schéma2

Source : Lebergott, Manpower in Economic Growth, p. 523.

De même, notamment en raison de cette hausse des salaires réels, la part des profits (par rapport aux salaires) dans le revenu national a rapidement diminué pendant les années 1920. Alors qu’elle avait fluctué entre 41 et 48 % entre 1900 et 1919, la part des profits dans le revenu national a fluctué entre 28 et 32 % entre 1922 et 192968.

Schéma III. Part du profit, 1909-1929 (en %)

schéma3

Dans le même temps, comme l’ont démontré Duménil, Glick et Lévy, loin d’augmenter de façon disproportionnée entre 1917 et 1929, le taux de rendement de l’investissement (c’est-à-dire le taux de profit) était en moyenne inférieur au niveau qu’il avait atteint avant et pendant la guerre entre 1900 et 1917 et, même s’il a connu une certaine reprise après l’effondrement de l’immédiat après-guerre, il n’a à aucun moment atteint ne serait-ce que le niveau moyen enregistré entre 1900 et 1917. Si la dépression avait été une conséquence de la pression des profits sur les salaires, elle aurait dû avoir lieu avant la Première guerre mondiale, et pas après69.

Compte tenu de la hausse de la part des salaires, il n’est pas surprenant qu’entre 1919 et 1929, le taux de croissance de la consommation totale n’ait pas ralenti. En fait, la part de la consommation dans le revenu total a atteint des niveaux sensiblement plus élevés que pendant la décennie précédente (des données significatives sont disponibles à partir de 1890) ou que dans toute décennie jusqu’à présent70.

Schéma IV. Taux de profit aux États-Unis, 1900-1929 (en %)

schéma4

Source : Les données sont issues de G. Duménil et D. Lévy, CEPREMAP, Paris

Pour défendre l’hypothèse selon laquelle cette demande était insuffisante dans les années 1920, Aglietta prétend que la croissance de l’industrie des biens de consommation durable s’est ralentie à partir de 1926, et que la construction de logements résidentiels a diminué cette même année71. Considérons chacun de ces éléments.

Aglietta maintient que le taux de profit du secteur des biens de consommation durable était plus faible que la moyenne pendant les années 1920 et que cela manifestait une demande de consommation chroniquement faible. Néanmoins il ne montre pas que ce secteur rencontrait de sérieux problèmes avant 1926. D’après le travail classique portant sur la rentabilité des industries de biens de consommation et de biens d’équipement pendant cette période, les premières ont en réalité connu un taux de rendement bien plus élevé que les secondes :

[l]e taux de rentabilité moyen des 18 secteurs industriels produisant des biens d’équipement a fluctué entre 6 % en 1922 et 10 % en 1923 et 1925, et il était de 8 % en 1928. Celui des 26 secteurs industriels produisant des biens de consommation était à la fois beaucoup plus élevé et beaucoup plus régulier – entre 12 et 16 % pendant la même période72.

Le taux de profit du secteur des biens de consommation dans les années 1920 s’explique par le fait que « les ventes de biens de consommation ont en quelque sorte augmenté plus rapidement que l’investissement en capital ». Même si Aglietta a raison d’affirmer que la croissance des ventes de biens de consommation durables a ralenti à partir de 1926, l’investissement a continué à s’orienter vers ce secteur – c’est-à-dire que son taux d’investissement n’a pas baissé par rapport au taux d’investissement en biens d’équipement – parce que son taux de profit restait, dans l’absolu, plus élevé que le taux de profit de tout autre secteur jusqu’au krach de 1929. Un ralentissement de la hausse des ventes accompagné de taux de rendement élevés suggère plus un processus d’ajustement qu’une dégradation vers la crise73.

Par ailleurs, Aglietta maintient que le fléchissement de la croissance du secteur de la construction de logements résidentiels était un signe de sous-consommation. Cependant, même s’il est vrai que la valeur de la construction résidentielle a chuté de 5,7 milliards de dollars en 1925 à 3,2 milliards de dollars en 1929, ce secteur ne représentait que 4 % du PNB, si bien qu’il est difficile d’affirmer qu’un ralentissement de sa croissance puisse illustrer des problèmes de consommation pour l’ensemble de l’économie. De plus, il a souvent été avancé que la construction résidentielle semble suivre sa propre tendance de long terme et il apparaît que sa baisse à partir de 1926 est plutôt un retournement dans ce cycle. Dans tous les cas, toute baisse de la consommation qui a résulté d’un déclin de la construction résidentielle fut au moins compensée par une augmentation dans d’autres secteurs, car il n’existait pas, comme nous l’avons déjà remarqué, de problème de consommation à plus long terme pendant les années 192074.

Enfin, l’insuffisance de plus en plus prégnante de la demande aurait dû – par hypothèse – s’être illustrée par un déclin de l’utilisation des immobilisations et des équipements existants. En fait, il se trouve qu’aucun chiffre sérieux ne témoigne d’une diminution de l’utilisation des capacités de production dans les années 1920, jusqu’à l’éclatement du krach75.

Si le présent article n’est pas approprié pour proposer un énoncé alternatif de la crise de l’entre-deux guerres, on peut toutefois au moins suggérer que l’analyse ne devrait pas tant partir de changements survenus pendant la décennie 1920 en tant que telle que du contraste entre d’une part l’économie des années 1920 et l’ensemble de la période d’entre-deux guerres, et d’autre part l’économie de la période ayant précédé la Première guerre mondiale. On peut ainsi suggérer que la forte baisse du taux de rendement de l’investissement a fragilisé l’économie des années 1920 en la rendant vulnérable à l’extrême aux divers chocs qui ont déclenché la crise – la crise agricole, les déséquilibres internationaux, les problèmes monétaires… De ce point de vue, une analyse des causes de la Grande dépression devrait principalement porter l’accent sur les causes de la baisse de la rentabilité dans la période qui a suivi la Première guerre mondiale.

IV. Troisième mode de développement : Accumulation intensive et régulation monopoliste

Pour l’École de la régulation, la crise des années 1930 a été résolue par l’établissement d’un nouveau mode de régulation monopoliste. Il a permis de dépasser la contradiction fondamentale entre l’accumulation intensive et la régulation concurrentielle grâce à l’établissement d’un ensemble complexe d’institutions qui non seulement ont régulé la concurrence intercapitaliste mais également, ont pour la première fois permis une importante régulation du rapport salarial entre capital et travail et ont ainsi autorisé une croissance de la consommation des travailleurs telle que furent satisfaites les exigences de l’accumulation intensive du capital. D’après les régulationnistes, l’installation du mode de régulation monopoliste ne fut pas facile, ni directe, et elle a uniquement résulté d’une crise majeure et, en particulier, des importants conflits de classe des années 1930. La réussite des luttes ouvrières à construire le CIO76 et à faire voter la loi Wagner77 fut nécessaire dans le déclenchement de la chaîne d’événements « dont l’enjeu était les contrôles sociaux capables de garantir la formation de la norme de consommation salariale et d’en régulariser l’évolution »78. Plus généralement, dans les termes de Boyer :

Dans la régulation monopoliste, la distribution des revenus est largement socialisée à travers une série de compromis entre le capital et le travail (formation fordiste des salaires indexée à l’inflation et à la productivité), entre entreprises (méthode du coût majoré) et entre l’État, les citoyens et le capital (État social, trajectoire des dépenses publiques et système fiscal). Par conséquent le mécanisme pur d’ajustement par les prix ne joue qu’un rôle mineur dans l’ajustement de la demande sociale et de la production. Dans une large mesure, un ensemble complexe d’institutions, de conventions et de règles vise constamment à développer la demande effective au même rythme que les capacités de production qui, pour leur part, sont en partie liées à l’intensité et à la trajectoire du changement technique via le processus d’accumulation79.

1. La dynamique du fordisme et l’expansion qui a suivi la Deuxième guerre mondiale

Même dans le cadre du mode de développement instable de la période de l’entre-deux guerres, qui reposait sur l’accumulation intensive et sur la régulation toujours concurrentielle, les entreprises s’étaient, d’après les régulationnistes, rapprochées d’une croissance stable en canalisant la concurrence intercapitaliste et en exerçant un certain contrôle sur les marchés. Alors qu’elle a atteint sa maturité après la Deuxième Guerre mondiale, « la concurrence oligopolistique […] [a] limit[é] les luttes possibles entre entreprises en écartant la possibilité classique de baisser les coûts pour acquérir des parts de marché ». À l’inverse, « c’est par la publicité et, plus généralement par la différenciation de leurs produits que les entreprises affront[ai]ent la concurrence, alors que les prix résultai[en]t du taux de marge bénéficiaire appliqué aux coûts moyens »80.

Cependant la caractéristique fondamentale du nouveau mode de régulation fordiste devait se trouver, de nouveau, du côté de la demande :

[la] classe capitaliste recherche [maintenant] une gestion globale de la reproduction de la force de travail salariée par l’articulation étroite des rapports de production et des rapports marchands par lesquels les travailleurs salariés achètent leurs moyens de consommation […] donc le principe d’une articulation du procès de production et du mode de consommation81.

À cet égard, l’essentiel fut une forme particulière de négociation collective, par laquelle la classe ouvrière céda à la direction la totale souveraineté sur le procès de travail, en échange de hausse de salaires correspondant à la croissance de la productivité et à l’inflation82. Cela a permis au capital d’accélérer l’innovation sans craindre l’opposition des travailleurs et de faire d’importants placements en capital fixe sans craindre que des baisses soudaines des salaires et donc de la demande ne les empêche de se réaliser.

« Pouvant incorporer au capital avancé une évolution future du salaire connue avec une grande probabilité, les entreprises ont systématiquement introduit et approfondi […] le procès de travail semi-automatique appliqué à la production banalisée en grande série83.

La négociation collective a été renforcée par des politiques fiscales et monétaires keynésiennes mises en œuvre par l’État, qui ont compensé l’insuffisance de la demande, ont de la sorte aplani le cycle des affaires, et ont empêché le chômage d’atteindre des niveaux élevés. Dans le même temps, l’État social, au sens large, constituait un filet de sécurité pour les personnes qui se trouvaient au chômage, de façon structurelle ou de façon temporaire ; et, de la sorte, il a redistribué le revenu en faveur de la classe ouvrière et a joué un rôle contra-cyclique en permettant la poursuite de la croissance. Enfin, de nouvelles institutions furent mises en place pour faciliter le crédit à la consommation à long terme, ce qui en définitive a assuré un équilibre régulier entre la production et la consommation et a permis de mettre fin à la tendance à la sous-consommation et d’établir les conditions pour la grande expansion d’après-guerre84

2. Une accumulation intensive stable nécessite-t-elle une régulation monopoliste ?

Il semble que les régulationnistes tiennent pour largement acquis que pendant la plus grande partie du xxe siècle, les marchés, aux États-Unis et dans d’autres pays capitalistes avancés, ont été dominés par des monopoles ou par des oligopoles. Grâce à l’entrée sur les marchés de producteurs à plus faible coût, qui a permis d’éviter une dévalorisation radicale du capital, le contrôle monopoliste a rendu possible l’investissement en capital fixe nécessaire pour l’accumulation intensive. On peut toutefois se demander quels sont les dispositifs économiques et institutionnels qui ont permis le monopole en premier lieu ? Cette question se pose immédiatement puisque que l’existence du monopole implique que certaines entreprises réalisent dans la durée des taux de profit plus-élevés-que-la-moyenne, alors que la tendance générale implique que les entreprises capitalistes investissent partout où il existe des taux de profit plus-élevés-que-la-moyenne et, de la sorte, les ramènent à la moyenne.

Dans la position traditionnelle, reprise en partie par Aglietta, l’évolution du capitalisme, en provoquant une concentration accrue du marché et une centralisation massive du capital, aboutit plus ou moins directement à la transition des relations capital-capital d’une régulation concurrentielle vers une régulation monopoliste. De très grandes entreprises sont alors capables d’acquérir des positions monopolistes en raison de la baisse du nombre d’entreprises dans chaque industrie, et en particulier de l’augmentation des sommes importantes (et décourageantes) de capital fixe nécessaires pour entrer sur les marchés. En outre, il est parfois affirmé qu’un faible nombre de producteurs dans une industrie donnée autorise à la fois des pratiques collusives dans la fixation des prix et un contrôle sur la production. Comme l’indique Marx, « la concurrence y fait rage en raison directe du chiffre et en raison inverse de la grandeur des capitaux engagés »85.

Le problème de ce point de vue est que le développement capitaliste n’a pas seulement été marqué par l’accroissement de la concentration et de la quantité de l’investissement en capital nécessaire pour entrer sur le marché, mais il a également créé les formes institutionnelles à l’aide desquelles les capitalistes ont pu mobiliser suffisamment de capital abstrait pour intégrer tous les secteurs dans lesquels les producteurs réalisent un taux de profit plus-élevé-que-la-moyenne. D’abord, en augmentant la taille du capital financier, ou libre, à disposition de la direction des entreprises pour le réallouer vers le rendement le plus élevé, en accélérant la rapidité de ces transferts de capitaux et en élargissant leur champ géographique, l’entreprise moderne elle-même a construit un instrument puissant pour affaiblir le monopole. C’est surtout le cas des types d’entreprises très sophistiquées d’Asie de l’est (keiretsu au Japon et chaebol en Corée), qui réussissent la fusion entre capital financier et capital productif à un degré jamais atteint jusqu’à présent et qui permettent une diversification dans des proportions sans précédent. Ensuite, les très grandes banques, qui mobilisent une part importante du capital mondial, ont les moyens d’offrir un financement suffisant pour que les capitaux puissent s’orienter vers les secteurs dans lesquels le taux de profit est sensiblement plus élevé que la moyenne. Enfin, les États capitalistes eux-mêmes, en particulier dans les pays en développement, ont permis des allocations de capital jusqu’à présent irréalisables pour les industries nationales, même dans des domaines où le taux de profit potentiel n’était pas nécessairement – même potentiellement – plus élevé que la moyenne. De plus, compte tenu des développements modernes des transports et de la communication, il est possible pour les entreprises de transformer plus vite que jamais auparavant leurs ressources financières en capacité productive réelle. De toute évidence, le fait que la concurrence puisse à présent émerger à tant d’endroits à l’aide du système international rend beaucoup plus difficile l’établissement d’un monopole stable.

Pour affronter à la concurrence, il est tout-à-fait possible que les entreprises acquièrent des monopoles temporaires (avec des taux de rendement supérieurs à la moyenne) en établissant des entraves à l’entrée à l’aide d’inventions permettant une baisse des coûts ; c’est ce qui permet l’accumulation du capital et le développement des forces productives. Mais ces obstacles finiront par être dissous par les concurrents qui les reproduiront et seront capables de réunir tous les moyens nécessaires pour intégrer dans le champ et pour restaurer le taux de profit au niveau moyen, dans ce domaine particulier.

Il faut insister sur un point : la tendance à ramener les taux de rendement à des niveaux moyens dans les divers secteurs de production capitaliste ne peut pas se réaliser immédiatement ; il n’existe pas de processus d’ajustement simple et instantané. Par conséquent, il est possible, pour des raisons autres que la simple possession d’une technique productive avancée, que des entreprises perçoivent temporairement des profits de monopole, en particulier sur des marchés locaux. Mais il se trouve que ces industries, dans lesquelles le rapport entre prix et coûts permet de dégager des profits plus élevés que la moyenne, attireront au fil du temps de nouveaux investissements ; l’offre augmentera alors jusqu’à ce que les prix aient baissé suffisamment pour que le taux de profit ait retrouvé le niveau moyen de l’ensemble de l’économie. Pour réaliser des taux de profit de monopole à long terme, les industries doivent créer à l’aide de l’État des entraves politiques à l’entrée ; mais il est clair que les industries réglementées sont relativement rares, au moins aux États-Unis, et elles le sont de plus en plus. Contrairement à la théorie de l’étape monopoliste du capital, que les régulationnistes se sont plus ou moins appropriés sans critique, la capacité des entreprises à établir des obstacles protectionnistes à la concurrence diminue en réalité avec l’évolution du capitalisme car, alors que les entraves sociales et physiques passées ont été franchies, les conditions abstraites d’existence du capital sont établies encore plus fermement86. Puisqu’il semble, en termes historiques, qu’il est devenu de plus en plus difficile pour un monopole de perdurer, alors que l’accumulation du capital serait devenue au fil du temps de plus en plus efficace, en moyenne, sur presque tous les points, il est difficile de concevoir la garantie du monopole comme une précondition centrale de la trajectoire d’investissement dynamique associée à l’accumulation intensive du capital en général et à l’économie d’après-guerre en particulier.

Surtout, la thèse régulationniste selon laquelle le dynamisme de l’économie après la Deuxième guerre mondiale reposait sur la régulation monopoliste est de prime abord incertaine pour la simple raison qu’un processus élargi, historiquement spectaculaire, d’accumulation intensive du capital à long terme fondé sur la plus-value relative était évidemment tout-à-fait possible et a réellement eu lieu sur la base du mode concurrentiel de régulation. De plus, comme nous l’avons constaté, la crise des années 1920 n’a pas résulté d’une quelconque « absence de viabilité » de l’accumulation intensive reposant sur une régulation concurrentielle, ni de la constitution d’une norme fordiste de consommation ouvrière nécessaire à l’établissement d’une accumulation intensive sur un fondement viable. Il semble difficile de fournir une interprétation, en termes de croissance de la consommation de masse, au dépassement de la crise ou à la prospérité qui a suivi.

3. Le rôle de la régulation monopoliste dans l’expansion d’après-guerre

Quel fut alors le rôle des institutions monopolistes dans le soutien à l’expansion d’après-guerre et dans la détermination de la trajectoire de l’accumulation du capital pendant cette période ?

Monopole

Il n’est pas possible de proposer ici une étude empirique détaillée de la nature de la concurrence intercapitaliste dans les États-Unis d’après-guerre. Il est toutefois utile de mentionner l’existence, popularisée par trois études d’autorité menées dans les années 1950 et 1960 par Bain, Stigler et Mann87, d’un lien empirique entre concentration et taux de profit dans une industrie donnée. Cependant, il fut signalé lors de leur parution que ces trois études étaient toutes biaisées par le fait qu’elles se limitaient au court terme88. Puisque la clé de la réduction d’un taux de profit supérieur-à-la-moyenne est la réaffectation de l’investissement, et puisque cette réaffectation prend du temps, toute étude visant à établir l’existence d’obstacles à l’entrée doit porter sur le long terme. Des études récentes, qui utilisent de nouvelles données disponibles sur la rentabilité industrielle de 1948 à 1979, ont conclu que lorsque l’accent est porté sur le long terme, les différences apparentes de taux de profit industriels tendent en effet à nettement diminuer89.

Les institutions de la consommation de masse

Si nous nous intéressons à présent au rôle de la consommation de masse dans l’expansion d’après-guerre, deux observations semblent particulièrement pertinentes. D’abord, la crise a été surmontée bien avant que les principales structures de la régulation monopoliste soient établies. Ensuite, les régulationnistes n’ont pas démontré précisément comment une nouvelle trajectoire de consommation de masse a réellement déterminé la trajectoire spécifique de l’économie des États-Unis après la Deuxième guerre mondiale – sans parler des institutions fordistes qui manifestement en rendent compte.

Les régulationnistes voient dans le New Deal l’élément décisif dans l’établissement des institutions fordistes, et l’on peut rétrospectivement leur donner raison. Il est pourtant essentiel de signaler que, quelle que soit leur portée à long terme, les développements des années 1930 ne sont pas parvenus à établir les fondements d’une consommation de masse pour la fin de la décennie. À aucun moment pendant les années 1930 le gouvernement n’a adopté les méthodes keynésiennes de stimulation de la demande par le déficit budgétaire. Les dépenses publiques ont bien augmenté mais le budget est resté globalement équilibré grâce à des hausses d’impôts90. Tout aussi important, même si la victoire historique de l’UAW91 contre General Motors à l’hiver 1936-1937 a peut-être posé une première pierre dans l’établissement de syndicats industriels aux États-Unis, ceux-ci étaient encore loin à ce moment d’avoir acquis une reconnaissance. Le CIO a subi une défaite décisive à Little Steel92 en 1937 et fut, pour le reste de la décennie, incapable d’organiser de nouveau les travailleurs de l’automobile ou de l’acier. Avant de pouvoir reprendre sa progression, le mouvement syndical fut incapable d’agir significativement sur le rythme de croissance des salaires, et il n’obtint aucune nouvelle victoire avant que la militarisation européenne ne déclenche la nouvelle expansion. Par conséquent, ni les politiques du gouvernement Roosevelt, ni l’organisation du CIO n’ont pu empêcher l’économie de s’effondrer de nouveau en 1937-1938 ; le taux de chômage a rapidement atteint 20 % et la dépression s’est poursuivie jusqu’à la guerre. Le New Deal a eu bien peu de rapport avec la fin de la dépression, voire aucun.

Dans la mesure où une hausse de la demande a permis à l’économie de sortir de la dépression – et ce n’est pas exactement ce qui s’est passé –, l’impulsion n’a pas résulté de l’institutionnalisation d’un haut niveau de consommation de la classe ouvrière mais d’un déficit budgétaire important qui a résulté des dépenses d’armement. Ce niveau est resté très elevé après la guerre, environ 80 % des achats de biens et services par le gouvernement fédéral et 9 % du PNB en 196093.

Reste que certaines questions doivent être posées : (1) En quoi les injections artificielles de demande ont-elles constitué une stimulation si puissante ? (2) Pourquoi l’expansion s’est-elle poursuivie pendant un quart de siècle ? À cette étape, deux faits s’imposent immédiatement. D’abord la sortie initiale de la crise à la fin des années 1930 fut marquée par une hausse spectaculaire du taux de profit. De même, pendant le quart de siècle d’expansion du début de la guerre au milieu des années 1960, le taux de profit ajusté à l’utilisation des capacités était en moyenne deux fois plus élevé que le taux de profit moyen des deux décennies de crise de l’entre-deux guerres94. Cela signifie que le taux de profit était très faible pendant les années 1920 et 1930, et très élevé pendant les années 1940 et 1950 et pendant la première moitié des années 1960. La croissance de la consommation et de la demande ne parvient pas en soi à expliquer de telles évolutions de cette variable économique fondamentale.

Si les institutions fordistes ne peuvent pas être tenues directement responsables de la fin de la Dépression, comment démontrer le lien entre une consommation de masse institutionnellement assurée et le mode spécifique de développement de l’économie d’après-guerre, en particulier la grande expansion ? On peut a priori émettre un certain nombre de doutes sur le fait que le soi-disant accord capital-travail – par lequel les syndicats ont cédé le contrôle du procès de travail en échange d’accords de productivité et de clauses sur le coût-de-la-vie – pourrait avoir joué le rôle décisif qui lui est attribué par les régulationnistes en assurant que la consommation évolue au même rythme que l’investissement et que les salaires évoluent au même rythme que les profits. Après l’accord historique entre l’UAW et General Motors en 1950, les dispositions contractuelles visant à faire évoluer les salaires au rythme de la productivité et du coût de la vie se sont généralisées. Mais cela ne signifie en aucun cas que le capital s’est résigné au principe de maintien de la part du travail, ou qu’il ait échoué à se battre bec et ongles pour empêcher les salaires d’évoluer au même rythme que le coût de la vie ou la productivité. Il n’a jamais rien existé de tel qu’un « contrat social » généralisé (comme en Suède social-démocrate) qui établissait la manière dont les revenus devaient être divisés entre investissement et consommation ou entre profits et salaires. Le rattrapage de l’investissement et des profits par la consommation et les salaires en raison de développements dans le secteur privé ne fut qu’un résultat non planifié de multiples décisions privées et non coordonnées par des entreprises sur les prix, et d’innombrables conflits entre employeurs et travailleurs sur les conditions de travail.

De plus, comme l’explique Aglietta lui-même, le mal nommé « accord » capital-travail fut la conséquence de la victoire de la direction des entreprises et de la défaite des syndicats dans un processus de lutte de classes long et dur engagé au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. À partir des années 1950, les employeurs avaient largement réussi à se réapproprier le contrôle assez important sur les ateliers que les syndicats avaient temporairement acquis au cours des luttes des années 1930 et du début des années 1940. Pour Aglietta,

toute la trame de la lutte de classes d’après guerre a été de transformer la négociation collective en une machine de guerre du patronat95.

À la lumière de cette modification de l’équilibre des forces de classes en faveur du capital, il aurait effectivement été surprenant que les employeurs acceptent volontairement des dispositions contractuelles garantissant la part des travailleurs au moment où l’expansion atteignait son point culminant.

Mais les salaires réels ont-ils réellement rattrapé la productivité ? En fait, le rapport entre l’indice des salaires et l’indice de la productivité du travail dans le secteur privé non agricole a diminué de façon assez régulière entre 1948 et 1970. En d’autres termes, la croissance des salaires a été inférieure à la croissance de la productivité pendant presque toute l’expansion d’après-guerre. Comme Aglietta lui-même le signale, « [l]es années charnières 1958-1961 ont amorcé une accélération de la baisse du coût salarial social [c’est-à-dire du coût de travail unitaire] du fait d’un changement brutal des formes de la lutte des classes au détriment des salariés » ; et la période 1958-1966, le sommet de l’expansion, fut le théâtre de l’« envol spectaculaire de la plus-value relative», la productivité du travail augmentant bien plus rapidement que les salaires réels, avec pour conséquence une hausse d’au moins 33 % de la rentabilité des entreprises privées entre 1958 et 196696. Si toutefois elle a existé, la période de la « négociation collective fordiste » n’a donc duré que quelques années pendant la décennie 1950.

Qu’en est-il de la consommation globale ? Les autres institutions fordistes, parmi lesquelles les politiques keynésiennes contra-cycliques et l’État social, étaient-elles plus efficaces que l’« accord » capital-travail pour maintenir le rapport entre consommation et investissement ? En réalité, non seulement la part de la consommation dans le PNB était, pendant l’expansion d’après-guerre, 20 % inférieure à son niveau des années 1920 soi-disant sous-consommationnistes, mais elle n’a jamais été aussi faible depuis 1890 (à part pour des courtes périodes pendant les deux guerres mondiales).

Schéma V. Rapport salaire réel/productivité, économie privée non agricole, 1948-1970

schéma5

Source : Ministère du travail des États-Unis, Handbook of Labour Statistics 1973, Bureau of Labor Statistics97, Washington DC, 1973, pp. 174-175.

Il convient de souligner que l’économie japonaise, certainement la plus dynamique depuis la Deuxième guerre mondiale, n’a connu aucune des trajectoires consommation-investissement ou salaires-productivité que les régulationnistes jugent essentielles pour garantir une accumulation intensive stable. Itoh a montré que le taux de croissance annuel moyen de la productivité du travail au Japon était de 50 à 100 % supérieur au taux de croissance des salaires réels entre 1955 et 1970 (et cette différence a encore augmenté dans les quinze années qui ont suivi). La forte hausse de la demande globale a été générée moins par la hausse de la consommation que par celle de l’investissement dans de nouvelles usines et dans de nouveaux équipements, à un rythme annuel de 22 % entre 1956 et 1973, soit deux fois plus vite que le PIB. En clair il n’est pas fondamentalement contradictoire qu’une trajectoire de croissance à long terme tienne à ce qu’Aglietta appelle « le développement inégal de la Section 1 »98.

Schéma VI. Consommation/PNB 1869-1885

schéma6

Source : Les données sont issues de G. Duménil t D. Lévy, CEPREMAP, Paris

En définitive, même en spécifiant les particularités de la trajectoire de croissance des États-Unis pendant la période « fordiste » qui a succédé à la Deuxième Guerre mondiale, il apparaît que de sérieux problèmes se posent pour la théorie de la régulation. En effet, cette puissante vague de croissance n’a pas été d’un ordre de grandeur différent de celle observée entre la Guerre civile et la Première Guerre mondiale – période que les régulationnistes décrivent en termes d’accumulation extensive et de régulation concurrentielle –, comme en témoignent les chiffres suivantes :

Tableau V

Taux de croissance annuels moyen aux États-Unis (%)

1870-1913

1950-1973

PIB

4,1

3,7

PIB par habitant

2

2,2

PIB par heure de travail

2

2,6

Stock de capital fixe non résidentiel

4,7

4

Stock de capital fixe non résidentiel par heure de travail

2,6

2,9

Part de l’investissement fixe non résidentiel brut dans le PIB

14,5 (1880-1910

13,2

 

Source : A. Maddison, Les phases du développement capitaliste, Paris, 1981, pp. 55, 56, 66, 121, 123

Ce n’est que sur une variable significative – le taux de croissance annuel moyen de la productivité – que les chiffres de la dernière période sont sensiblement plus élevés. Mais même ces chiffres ne sont pas plus élevés, en moyenne, que lors de la période « pré-fordiste » entre 1913 et 1950 (2,6 % par an dans les deux cas). En outre, la différence avec la période ayant précédé la Première guerre mondiale ne confirme pas l’argument régulationniste ; car ce qui, de leur point de vue, dote l’économie fordiste d’une plus grande capacité à mettre en œuvre un changement technique rapide, est sa propension à faciliter l’investissement en capital fixe en dépassant les entraves institutionnelles censées avoir été établies dans le mode concurrentiel de régulation – en particulier le contrôle artisan, la concurrence intercapitaliste, et une demande de consommation limitée. Et précisément le taux de croissance du capital fixe de l’économie antérieure à la Première Guerre mondiale était équivalent à celui qu’a connu l’économie après la Deuxième Guerre mondiale99.

V Vers un nouveau (quatrième) mode développement ?

1. La crise du fordisme

D’après les régulationnistes, la configuration fordiste d’après-guerre a fourni stabilité et croissance en raison de sa capacité à résoudre le problème de la réalisation et de la sous-consommation, qui résulte de la tendance de la section 1 à augmenter de façon disproportionnée par rapport à la section 2 et de l’incapacité de l’économie de l’entre-deux guerres à redistribuer vers le travail le revenu du capital. Dans le même temps, précisément en permettant au régime intensif d’accumulation de porter ses fruits, le nouveau mode de régulation monopoliste a rendu possible l’inexorable maturation de certaines contradictions fondamentales qui se sont construites au sein du mode fordiste de développement. Il n’en reste pas moins que l’École de la régulation n’est pas très claire sur la nature précise de ces contradictions.

Aglietta prétend que les origines de la crise qui a démarré au milieu des années 1960, tout comme celles de la crise de l’entre-deux guerres, sont dans le développement inégal de la section 1.

Les années-charnière 1958-1961 ont amorcé une accélération de la baisse du coût salarial total. […] Ainsi s’est ouverte la vague d’accumulation la plus intense de toute l’histoire du capitalisme américain qui a très vite rompu l’équilibre dynamique de l’élargissement des deux sections. La section 1 s’est élargie plus rapidement que la section 2 et s’est différenciée, la sous-section productrice des biens d’équipement s’envolant, soutenue par la demande sociale formée par la transformation générale des procès de production. […] On a donc une accumulation profondément déséquilibrée qui ne se soutient que tant que la plus-value relative produite peut être accumulée à un rythme accéléré ; ce rythme ne put lui-même être soutenu que si les procès de production se modifient de plus en plus vite pour créer une demande croissante à la sous-section productrice des biens d’équipement. 1966 fut le théâtre du blocage imminent de ce mode d’accumulation100.

La permanence et la centralité qu’Aglietta attribue alors aux problèmes de développement inégal de la section 1 et de consommation insuffisante de la classe ouvrière ne font aucun doute. Comme il l’explique, alors que pendant la crise des années 1920, « l’enjeu était l’instauration complète du régime d’accumulation intensive », la crise ayant démarré au milieu des années 1960 « pose une question plus profonde : existe-t-il des limites à la transformation des conditions d’existence du salariat qui prenne la forme d’une extension des rapports marchands ? » C’est en rapport avec cette contradiction implicite qu’Aglietta propose un ensemble de solutions envisageables à la crise à travers une autre restructuration « post-fordiste » de la consommation de la classe ouvrière – plus particulièrement le développement d’un centre de santé101.

On peut cependant trouver dans les travaux d’Aglietta une deuxième lecture de la crise, visiblement liée à la première, et qui a pris une dimension plus importante dans les travaux des principaux héritiers de la version parisienne de la théorie de la régulation, en particulier Boyer et Lipietz. De ce point de vue, la crise apparaît lorsque l’accumulation du capital glisse de « l’autre côté » de sa corde raide : elle est à présent la proie non pas du caractère inégal du développement entre les sections 1 et 2 mais de la baisse tendancielle du taux de profit qui résulte d’une croissance de la productivité du travail insuffisante pour élever le taux de plus-value à un niveau qui puisse compenser l’augmentation de la composition organique du capital. La crise actuelle est donc « d’abord celle d’un mode d’organisation du travail », qui exprime « les limites de la hausse du taux de plus-value inhérentes aux rapports de production organisés dans ce type de procès de travail »102. En tant que modèle d’organisation du procès de travail, le fordisme ne pouvait dorénavant que produire un ralentissement de la croissance de la productivité puisque, dans une perspective de long terme, la direction des entreprises a épuisé les gains qui ont pu être obtenus d’une intensification du travail à l’aide des études tayloriennes de rendement et d’efficacité, de la fragmentation du travail, de la réorganisation des ateliers et de l’introduction de nouvelles machines s’appuyant sur la technologie existante103. Parallèlement, les travailleurs se sont trouvés déqualifiés et aliénés au point où ils ne délivraient plus à l’entreprise les innovations techniques décisives pour la croissance de la productivité. Par conséquent,

le développement de la section des moyens de production rencontre une contrainte puisqu’il n’engendre plus de mutations techniques qui trouvent leur débouché dans un approfondissement de la mécanisation du travail susceptible de provoquer une économie suffisamment importante de travail direct pour compenser et au-delà l’accroissement de la composition organique du capital104.

Ainsi, pour les régulationnistes, la crise du mode fordiste de développement s’est manifestée par une crise de productivité, qui a émergé dans le caractère sociotechnique du procès de travail fordiste lui-même. C’est ce qui a conduit à la crise économique en provoquant une importante chute du taux de profit à partir de 1966.

2. D’un « épuisement du fordisme » à la crise capitaliste ?

L’approche régulationniste ne propose pas de relation claire entre les deux origines qu’elle attribue à la crise, à savoir d’une part le développement inégal des sections 1 et 2 à partir de 1958, et d’autre part le déclin de la croissance de la productivité à partir de 1966. Pour Aglietta, l’accumulation fut déséquilibrée durant la période 1958-1966 en raison de la baisse trop rapide des coûts unitaires du travail, qui provoqua de trop fortes hausses du taux de plus-value et du taux de profit, en ce que la grande différence qui en résultait entre les taux de croissance de la section 1 et de la section 2 nécessitait des croissances insoutenables de la demande de biens d’équipement. Pourtant, Aglietta affirme également que le ralentissement de la croissance du taux de productivité à partir de 1966, qui a reflété l’incapacité du changement technique à répondre à la croissance (de la composition organique) du capital et a provoqué un ralentissement du rythme de diminution des coûts unitaires du travail, était problématique en ce qu’il a provoqué une baisse du taux de profit. Par conséquent, la question qui se pose immédiatement est de savoir pourquoi la croissance plus faible de la productivité du travail n’aurait pas dû en fin de compte profiter à l’accumulation du capital en faisant diminuer le taux de plus-value et le taux de profit, réduisant de la sorte le taux d’accumulation du capital et donc le niveau de demande en biens d’équipement nécessaire pour maintenir une croissance équilibrée des sections 1 et 2, et ainsi résolvant le problème posé par le développement inégal de la section 1. En d’autres termes, pour Aglietta, le déclin du taux de profit provoqué par une croissance plus faible de la productivité a posé des problèmes à partir de 1966, alors que dans la période immédiatement précédente, c’était la hausse du taux de profit qui en posait. Il se peut qu’Aglietta abuse des bonnes choses, en jouant les deux côtés de la corde raide contre le centre.

La littérature régulationniste récente a eu tendance à ignorer la question de l’accumulation déséquilibrée pendant les années 1958-1966 et à interpréter la crise actuelle sous l’angle du déclin de la productivité marginale du capital dans le procès de travail fordiste depuis 1966. Néanmoins, l’idée que l’actuelle crise de rentabilité résulte d’un ralentissement de la croissance de la productivité provoqué par l’épuisement du modèle technologique fordiste est très paradoxale compte tenu de l’interprétation régulationniste du procès de travail [tayloriste-]fordiste, de ce que nous pensions savoir du changement technologique dans le capitalisme et des réels contours de la crise elle-même, sa temporalité, son étendue et son intensité.

Nous avons constaté qu’Aglietta et les régulationnistes caractérisent le procès de travail fordiste comme un développement de la production de machines (ou machinofacture). Comme le remarquent Leborgne et Lipietz, « en tant que principe général d’organisation du travail ou “principe technologique”, le fordisme n’est autre que le taylorisme plus la mécanisation ». Par conséquent, des principes fordistes-tayloristes impliquent « une standardisation rigoureuse des pratiques d’exploitation et une séparation correspondante entre […] conception (création, ingénierie) d’une part et production manuelle d’autre part. […] Cette rationalisation par séparation comporte deux objectifs. Le premier est de mettre en œuvre […] la méthode la plus efficace (« one best way ») et d’éliminer à la fois l’expérimentation […] et le dysfonctionnement dans les ateliers […] pour obtenir des gains de productivité au sens strict (l’efficacité physique de chaque opération) par la socialisation organisée de l’apprentissage collectif par la pratique. Le second objectif […] est de permettre un contrôle rigoureux de l’intensité du travail de l’ouvrier, par une connaissance du temps nécessaire pour réaliser chaque opération […]. Il est possible de distinguer le réel fordisme du taylorisme par le fait que ces normes sont elles-mêmes incorporées à l’appareil automatique de la machine »105. Mais si le fordisme n’est autre que la mécanisation plus le taylorisme plus la ligne de montage – aux fins spécifiées par les régulationnistes – il est difficile de comprendre pourquoi il devrait être conçu comme autre chose que l’extension du processus de transformation de la technologie et du procès de travail qui a caractérisé la production capitaliste depuis au moins un siècle (peut-être deux). Dans ce cas, comment se fait-il que, au milieu des années 1960, la production de machines a soudain atteint une limite et a cessé de connaître les rythmes passés de croissance de la productivité, précipitant de la sorte une crise de l’ensemble du système capitaliste ?

Il convient de rappeler que, d’un point de vue à la fois conceptuel et historique, la machinofacture est elle-même le point culminant de la manufacture, la décomposition de tâches complexes et qualifiées en leurs parties simplifiées, déqualifiées (travail détaillé). Selon Adam Smith et Karl Marx, l’application des méthodes de la manufacture avait pour but de générer des réductions de coûts en facilitant l’apprentissage par la pratique, en assurant une meilleure continuité du travail, en réduisant les dépenses de formation, et en facilitant l’introduction de machines grâce à la simplification des tâches. La mécanisation a permis d’améliorer le revenu par tête non seulement en incorporant de nouvelles techniques qui ont directement amélioré l’efficacité de la production, mais aussi en renforçant l’intensité et le caractère continu du travail (en remplissant la journée de travail). Le renforcement de la séparation entre conception et exécution impliquerait une domination capitaliste plus forte dans le procès de travail. En outre la mécanisation elle-même a été améliorée à l’aide des principes de la manufacture en général – c’est-à-dire la décomposition et la simplification – qui a rendu possible une moindre utilisation de travail qualifié, a facilité la formation et a intensifié la performance réelle du travail. Les innovations attribuées par les régulationnistes à la taylorisation semblent ainsi, de façon assez claire, se présenter comme de simples variations d’un « modèle technologique » depuis longtemps établi et très difficile-à-épuiser.

Dans ce contexte il est assez difficile de comprendre en quoi l’idée régulationniste d’un épuisement des gains résulte du fordisme. Il est raisonnable d’anticiper des rendements décroissants de l’adoption d’une technique donnée de production de machines. Il est possible que les gains obtenus par la décomposition d’un processus de production en ses parties composantes / tâches simplifiées soient ainsi réduits pour toute technique particulière : il est seulement possible qu’on obtienne autant en simplifiant et en déqualifiant un procès de travail donné qu’en réduisant l’investissement nécessaire en « capital humain » ; il se peut que les seuls gains pouvant être acquis d’une mécanisation supplémentaire résultent de cette simplification et de cette déqualification. Il serait cependant nécessaire d’argumenter sérieusement et d’apporter des preuves supplémentaires pour démontrer qu’à un moment donné de l’histoire, la machinofacture en général – contrairement à des processus de production mécanisés spécifiques – devrait impliquer des rendements décroissants. Il est également dans la nature d’une économie capitaliste que sous la pression de la concurrence, des outils entièrement nouveaux, incorporant de nouvelles techniques, soient produits pour mettre en œuvre des processus anciens, que des produits entièrement nouveaux soient régulièrement introduits pour satisfaire des besoins, anciens ou nouveaux, impliquant un minimum d’innovation dans la production. À un moment donné, ces nouvelles techniques seront à leur tour soumises à simplification ou à déqualification, à la taylorisation au sens large, mais elles seront également remplacées par de nouveaux produits et de nouveaux processus, et ainsi de suite ad infinitum. Il est intéressant de remarquer que F.W. Taylor lui-même s’intéressait de façon obsessionnelle aux améliorations obtenues grâce à la réorganisation du procès de travail, plutôt que par l’introduction de nouvelles technologies106. Cependant, parce que les nouvelles technologies sont centrales dans la transformation en cours de la production, il semble qu’aucune raison ne permette d’anticiper qu’un « épuisement du procès fordiste de travail » conduirait à une crise généralisée en raison du ralentissement des taux de croissance de la productivité.

Si les régulationnistes continuent à défendre cette thèse, il semblerait que ce soit le cas parce qu’ils tendent à interpréter le changement technologique en général et la mécanisation en particulier comme de simples processus par lesquels le capital s’approprie la connaissance et l’énergie des travailleurs dans la production sous la pression de la lutte de classes. Selon Aglietta,

le mode de production capitaliste met systématiquement en place les systèmes de forces productives capables d’associer étroitement plus-value absolue et plus-value relative. Le fondement en est le principe mécanique [souligné par Aglietta] qui incorpore dans son mode opératoire les caractéristiques qualitatives des travaux concrets préalablement assumées par la dextérité des ouvriers. Le machinisme est un complexe de forces productives où une série d’outils est mise en mouvement par une puissance mécanique – le moteur […]. En transférant les caractères qualitatifs du travail à la machine, la mécanisation réduit le travail à un cycle de gestes répétitifs caractérisé exclusivement par sa durée, la norme de rendement. C’est la base de l’homogénéisation du travail dans la production. Toutes les modifications de l’organisation du travail sont un approfondissement de ce principe.

Plus clairement, la « “technologie” n’est autre que l’incorporation de l’activité qualifiée à la machine »107. Ces formulations tendent à réduire le changement technologique en général, et la mécanisation en particulier, à un aspect de la lutte de classes, que le capital met en œuvre pour réduire le contrôle exercé par les travailleurs en vue d’augmenter leur exploitabilité, en particulier par l’intensification du travail (mais aussi vraisemblablement par la limitation de la hausse des salaires)108. Cette approche permet de mieux comprendre l’argument régulationniste signalé précédemment selon lequel le procès de travail sous contrôle artisanal a ainsi pu pendant trois-quarts de siècle entraver la production capitaliste et empêcher des hausses significatives de la composition organique du capital et de la productivité, et corrélativement, après la victoire historique sur le travail qualifié, l’introduction du procès tayloriste de travail pourrait faciliter l’obtention de gains révolutionnaires pour le capital. La même conception éclaircit la thèse qui nous préoccupe à présent, à savoir celle qui énonce que les gains obtenus en rendant le procès de travail tayloriste/fordiste – largement assurés par la déqualification, la mécanisation et l’amélioration du rendement (mais aussi par l’apprentissage par la pratique) – sont épuisés. Mais ceci est une position pour le moins unilatérale.

Il est évident, et les régulationnistes insistent sur ce point, que la mécanisation a joué un rôle majeur dans l’augmentation du surplus extrait en raison de l’affaiblissement du pouvoir des travailleurs qualifiés dans l’atelier (et au-delà), rendant ainsi possible l’intensification du travail et, plus généralement, un renforcement de la capacité des capitalistes à obtenir plus de travail, et donc plus de production, pour le même salaire. En outre, elle a également introduit des augmentations considérables – et de plus en plus rapides – de productivité (et donc des hausses de plus-value relative) en incorporant les progrès de la compréhension scientifique et technique, desquels sont largement responsables les travailleurs qualifiés, mais aussi, et récemment de plus en plus, les techniciens et les ingénieurs –, un aspect de la mécanisation duquel les régulationnistes ne tiennent pas suffisamment compte en formulant leur interprétation de la crise actuelle comme une crise de productivité. Il se trouve en effet qu’à partir du milieu du xixe siècle le changement technologique est devenu de plus en plus dépendant de développements préalables de connaissances systématiques, fondées sur une amélioration de la compréhension des forces de la nature au-delà du processus de production lui-même. Aujourd’hui certaines des sources de croissance de la productivité dans le fordisme lui-même reposent, de manière évidente, sur la science – ordinateurs, caméras, robotique… De plus, au-delà de la manufacture au sens strict, toute une série de nouvelles industries ont émergé – la révolution informatique, la biotechnologie… – qui ne peuvent manifestement pas être considérées comme représentatives d’une mécanisation de la production qui était auparavant réalisée manuellement. Sachant qu’il est fort possible que, dans une large mesure, le changement technique dans la production soit indépendant non seulement de la ligne de montage tayloriste-fordiste mais également de la machinofacture elle-même, il est difficile de comprendre sur quoi se fondent les régulationnistes pour expliquer une crise de productivité dans la manufacture en termes de crise du procès de travail fordiste109.

3. Dans quelle mesure une crise de productivité résultant d’une crise du procès de travail fordiste peut-elle expliquer la crise capitaliste actuelle ?

Même si nous étions persuadés qu’une tendance de long terme à l’épuisement du modèle technologique fordiste est responsable d’un ralentissement de la croissance de la productivité, elle ne fournit pas une explication satisfaisante du déclenchement de la crise de rentabilité que les régulationnistes voient, à juste titre, à l’origine de la situation actuelle. Plus spécifiquement, elle ne pourrait pas rendre compte du caractère simultané et général de la crise à l’échelle internationale, du caractère soudain de son déclenchement, ni de l’extrême violence et de la profondeur de la baisse, marquant clairement une discontinuité avec les tendances précédentes.

La crise de rentabilité a commencé à frapper toutes les économies capitalistes développées quasiment au même moment, entre 1966 et 1970, et elles ont depuis traversé les diverses étapes quasiment de concert. Le taux de profit a commencé à baisser en 1966-1967 aux États-Unis110, et seulement un ou deux ans plus tard au Japon et en Allemagne. Jusqu’en 1974-1975, les profits ont diminué partout, autant au Japon qu’aux États-Unis. De même, les expansions et les ralentissements successifs étaient désormais synchronisés. Il convient alors d’interroger les régulationnistes sur la probabilité qu’une telle crise généralisée puisse effectivement exprimer des tendances, séparées mais essentiellement identiques, de la variation de la productivité, fondées sur des évolutions techniques fondamentalement parallèles aux institutions socio-économiques de toute nation capitaliste avancée111.

Il est difficile de comprendre pourquoi des industries différentes – qu’elles soient fordistes ou non –, construites à des périodes différentes, avec des machines différentes, et à des rythmes de croissance différents, reflétant des trajectoires différentes de demande et de dépense en capital, devraient avoir connu au même moment des fortes baisses de productivité, et également pourquoi cela aurait dû toucher tous les pays industrialisés, avec des expériences si distinctes après-guerre et des cadres institutionnels si spécifiques. L’économie des États-Unis fut essentiellement reconstruite pendant la Deuxième guerre mondiale et pendant la période qui a suivi. À l’inverse l’activité manufacturière japonaise n’a pas vraiment commencé sa reconstruction avant le milieu des années 1950, si bien qu’elle a pu s’appuyer sur des techniques bien plus modernes que celles qui existaient aux États-Unis, sans parler de ses institutions plus puissantes en soutien à l’investissement en capital et le progrès technique. De plus, pendant le quart de siècle qui a suivi 1950, et au-delà, le stock de capital fixe de l’économie japonaise a augmenté plus de deux fois plus rapidement que celui des États-Unis, et sa productivité a augmenté trois fois plus vite. Si les deux économies ont néanmoins connu de fortes baisses de rentabilité à peu près à la même période, est-il probable que cela ait été causé dans les deux cas par des baisses simultanées d’efficacité à grande échelle ?

Non seulement la baisse du taux de profit fut synchronisée à l’échelle internationale, mais elle fut également très discontinue. Entre 1950 et 1966, le taux de profit industriel ajusté à l’utilisation des capacités de production est resté stable, mais de 1966 et 1974 il a diminué très rapidement. On peut alors se demander quel est le mécanisme par lequel un ralentissement de la hausse de la productivité, qui semble-t-il a résulté d’un affaiblissement de la capacité d’un modèle technologique à générer une croissance de la productivité, a pu être responsable d’une telle trajectoire de rentabilité. Même si on pouvait en quelque sorte s’attendre à ce que des trajectoires similaires de développement industriel fordiste impliquent des baisses de productivité relativement synchronisées entre industries et entre nations, il semblait également raisonnable de s’attendre à ce que ces baisses soient progressives et réparties sur une longue durée112.

Enfin, la rentabilité du secteur manufacturier aux États-Unis a diminué de moitié entre 1966 et 1974 : en d’autres termes, les investissements en force de travail, en machines et en capital circulant ont perdu la moitié de leur rentabilité en l’espace de quelques années. Il est très difficile de comprendre comment la croissance de l’efficacité économique a pu décliner si rapidement pour causer une diminution si spectaculaire du taux de rendement, sans parler de la voir comme la conséquence de l’épuisement à long terme du procès de travail fordiste.

Une crise de croissance de la productivité a-t-elle eu lieu ?

Pour justifier leur argument, les régulationnistes devraient au moins montrer qu’un ralentissement du taux de croissance de la productivité a réellement eu lieu à la suite de la baisse du taux de profit. Or ceci n’est pas vraiment confirmé par l’observation de l’évolution de la production manufacturière, nécessairement emblématique de l’épuisement du fordisme. Pendant la première phase de la crise, ce secteur a connu une baisse de rentabilité sensiblement plus importante que l’ensemble de l’économie. D’un sommet de 12 % en 1965, son taux de profit a baissé à environ 10 % en 1966 et à environ 4 % en 1970, puis a augmenté à 6 % en 1973 et a de nouveau baissé sous 3 %, en 1974 ; pendant la même période, le taux de rendement moyen sur les actifs du secteur non financier est passé d’environ 12,5 % en 1966 à environ 6,75 % en 1974113. Cependant, des chiffres fournis par Bowles, Gordon et Weisskopf montrent qu’entre 1966 et 1973 la productivité du travail a en réalité augmenté de 3,3 % par an en moyenne dans le secteur manufacturier, contre 2,9 % entre 1948 et 1966114. De surcroît, avec les meilleurs chiffres disponibles sur la productivité – les indicateurs quantitatifs directs fournis par le Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale, qui portent uniquement sur le secteur manufacturier, plutôt que les indicateurs en prix constants fournis par le Bureau of Labor Statistics —, la croissance de la productivité dans le secteur manufacturier s’est accélérée pendant la première période de la crise de rentabilité. Les chiffres du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale montrent que la productivité du secteur manufacturier a augmenté à un rythme annuel de 4,24 % entre 1966 et 1973 – période pendant laquelle sa rentabilité diminuait rapidement –, contre 2,65 % pendant la période d’expansion entre 1948 et 1966115.

Face aux chiffres montrant une accélération du taux de croissance de la productivité du travail dans le secteur manufacturier pendant la période de baisse de la rentabilité, les théoriciens de l’École de la régulation ont répondu que le rapport capital-travail a augmenté encore plus rapidement : alors que la croissance de la productivité du secteur manufacturier était environ 1,6 fois plus rapide entre 1966 et 1973 qu’entre 1948 et 1966, le rapport capital-travail augmentait deux fois plus vite. Il est possible d’interpréter ces chiffres comme l’expression d’un ralentissement de la croissance de la productivité globale, de telle sorte que l’augmentation de la production réalisée par les travailleurs était plus lente qu’auparavant, pour une hausse équivalente du capital à leur disposition116.

Si l’on tient compte également du facteur capital, et pas seulement du facteur travail, quelles furent alors les tendances de l’évolution de la productivité ? Kendrick, Grossman, Gollop et Jorgenson fournissent des chiffres indiquant que la croissance de la productivité globale des facteurs était sensiblement plus lente pendant la période de baisse du taux de profit après le milieu des années 1960 que pendant la période de hausse de la rentabilité entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1960117. Pourtant, ce ralentissement de la croissance de la productivité globale des facteurs n’illustre pas une baisse effective de l’efficacité ou de la productivité, pas plus qu’une telle baisse ne reflète l’épuisement d’un modèle technologique ou provoque une baisse du taux de profit.

Tableau VI

Croissance de la productivité globale des facteurs dans le secteur manufacturier

1947-1953

0,009

1953-1957

0,0008

1957-1960

-0,0212

1960-1966

0,0162

1966-1973

0,0108

 

Source : Calculé à partir de Gollop et Jorgenson « Productivity growth in the U.S. by Industry », tableau 1.3

D’abord, s’il est vrai que la croissance de la productivité globale des facteurs était plus lente à la fin des années 1960 et au début des années 1970 que dans la période de forte expansion qui a immédiatement précédé, il se trouve qu’elle fut sensiblement plus rapide pendant l’ensemble de la période 1960-1973 que pendant toute autre période depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cela semble contredire l’hypothèse régulationniste que le ralentissement de la productivité a résulté de l’échec grandissant du modèle technologique fordiste. De plus, l’absence de corrélation pendant la période d’après-guerre entre la rentabilité – qui était élevée jusqu’au milieu des années 1960 et a diminué par la suite – et la productivité globale des facteurs – qui, telle qu’elle est mesurée ici, était faible jusqu’au début des années 1960 puis élevée ensuite – soulève de sérieux doutes sur l’idée même qu’une baisse de la productivité à partir de 1966 ait été responsable du déclin de la rentabilité. En fait, lorsque les chiffres de la productivité globale des facteurs sont ajustés à l’utilisation des capacités de production – afin que soit pris en compte le capital effectivement utilisé dans la production, plutôt que la totalité du capital disponible – on n’observe aucun ralentissement de la croissance de la productivité globale des facteurs pendant la période 1966-1974 à rentabilité faible et déclinante par rapport à la période 1948-1966 à rentabilité forte et croissante. Ainsi Kendrick et Grossman concluent que « les tendances de productivité des secteurs agricole et manufacturier n’ont pas connu de déclin significatif depuis 1966 »118.

VI. CONCLUSION

La faiblesse générale de la théorie de la régulation, aussi paradoxal que cela puisse paraître, tient à son échec à produire une analyse correcte du système plus vaste des rapports sociaux capitalistes qui constituent la toile de fond de la succession d’étapes institutionnellement déterminées. Les régulationnistes souhaitent développer un ensemble de concepts historiques à même de jouer le rôle de liens intermédiaires entre théorie fortement abstraite et histoire économique ; en particulier, ils souhaitent démontrer que l’histoire du capitalisme est largement déterminée par son évolution institutionnelle. Leur notion intermédiaire déterminante est le mode de développement, constitué par un mode de régulation et un régime d’accumulation.

Mais puisque chaque mode de développement doit représenter une étape de l’évolution, et donc une variation interne, du mode de production capitaliste en tant que tel119, il semble nécessaire d’expliquer l’émergence, la reproduction et les conséquences des modes de régulation qui pilotent chaque régime d’accumulation au moins en partie par les contraintes générales que constituent les rapports sociaux capitalistes. C’est d’abord parce que ces rapports, une fois établis, imposent certaines formes nécessaires de comportement économique aux unités économiques individuelles ou aux acteurs – maximisation du rapport prix/coût pour la vente de leurs marchandises avec une spécialisation appropriée, avec accumulation des surplus et mise en œuvre de la dernière technique, sous peine de faire faillite face à la concurrence. Les tendances au développement qui en résultent – tendance des prix à moyen terme à refléter les coûts de production, tendance des taux de profit des différentes chaînes de montage à s’égaliser, tendance à l’accumulation obsessionnelle du capital et à un développement sans précédent des forces productives – distinguent le capitalisme de tout autre type d’économie. Ensuite, une fois établis, les rapports sociaux capitalistes forment une espèce de champ de sélection naturelle précisément pour l’émergence et la reproduction d’institutions économiques historiquement spécifiques. En pratique, l’échec des régulationnistes à analyser de façon adéquate ces traits généraux et spécifiques du mode de production capitaliste explique nombre des faiblesses conceptuelles et empiriques de la théorie que nous avons essayé de présenter au cours de cet essai.

Rapports sociaux ou institutions ?

Le fait que les régulationnistes soient insensibles à la distinction entre les effets de la trajectoire de l’accumulation du capital qu’ils attribuent à différentes institutions dans le cadre du capitalisme, et les effets pouvant être attribués au cadre plus large des rapports sociaux, qu’ils soient capitalistes ou précapitalistes (ou non-capitalistes), est manifeste dans les modes mêmes de régulation et de développement qu’ils identifient. Même s’ils l’utilisent assez peu, ils identifient un mode de régulation « ancien » ou « traditionnel », supposé précéder le mode de régulation concurrentiel, et dans lequel

le secteur agricole joue un rôle dominant, puisque l’industrie capitaliste moderne émerge à peine. Cela génère une trajectoire cyclique unique : chaque mauvaise récolte entraîne une augmentation des prix du maïs et plus généralement des prix agricoles ; les paysans ne peuvent donc pas acheter des biens industriels et le secteur industriel est touché par la deuxième étape de la crise ; les travailleurs sont alors licenciés et le salaire nominal est réduit même si le niveau général des prix augmente. La “régulation” est par nature stagflationniste puisqu’elle associe chômage et inflation120.

Or le problème évident ici est qu’il est impossible d’expliquer la trajectoire de développement à laquelle font référence les régulationnistes – identifiée à l’origine par l’historien économique français C.-E. Labrousse – comme un réseau réellement capitaliste d’institutions qui pourrait constituer un mode de régulation.

Dominants non seulement en France avant la Révolution mais également dans une large partie de l’Europe pendant la période médiévale et au début de la période moderne, les racines sociales-structurelles du mal nommé mode de développement ancien ou traditionnel se trouvaient dans les formations sociales précapitalistes de cette période, en particulier dans la domination d’une structure articulée autour de la propriété paysanne. Parce que les agriculteurs détenaient leurs moyens de subsistance, ils ne dépendaient pas du marché, si bien qu’ils n’étaient pas contraints de maximiser leur rapport prix/coût en spécialisant, en innovant, en améliorant ou en orientant leur production vers le meilleur taux de rendement. À la place, la règle de reproduction qu’ils avaient tendance à adopter était la « production pour la subsistance » – c’est-à-dire une production suffisamment diversifiée pour que les besoins soient satisfaits, en n’intégrant au marché que les surplus physiques. Par conséquent les forces productives agricoles tendaient à stagner et, à long terme, la productivité tendait à diminuer avec la croissance démographique. La conséquence fut une vulnérabilité interne à des mauvaises récoltes, qui tendaient à survenir par grappes, générant des « crises de subsistance » caractérisées par une hausse des prix soudaine et très importante, qui constituent un trait spécifique du mode de développement « ancien » ou « traditionnel » évoqué par les régulationnistes. La clé de la trajectoire de la crise qui a suivi réside dans la réponse des agriculteurs aux prix élevés.

Puisqu’il n’était pas nécessaire pour les paysans d’augmenter leur productivité en vue de maximiser les rendements, et puisque de toute façon ils n’en étaient pas capables, ils ont peu augmenté leur production en réponse à des prix élevés (ce qu’auraient fait des agriculteurs capitalistes). Puisqu’ils ne produisaient qu’en quantité limitée pour le marché, et puisqu’ils ne se procuraient que peu de moyens de production sur le marché, il était impossible pour les agriculteurs d’obtenir un revenu et un pouvoir d’achat important en raison des prix élevés (ce qui aurait été le cas pour des agriculteurs capitalistes). Des prix élevés des céréales ont fait baisser le pouvoir d’achat discrétionnaire des travailleurs sans pour autant améliorer le pouvoir d’achat discrétionnaire des agriculteurs ; la demande industrielle totale et les salaires industriels ont diminué, le chômage a augmenté, pourtant les prix agricoles sont restés à un niveau élevé pendant plusieurs années (la « stagflation » des régulationnistes)121. L’erreur consistant à se référer au « mode de régulation » ancien ou traditionnel comme conceptuellement équivalent aux modes « concurrentiel » et « monopoliste », ou à expliquer la trajectoire de développement précédemment évoquée en termes de réseau historiquement spécifique d’institutions capitalistes (qui pourraient constituer un mode de régulation) devrait alors paraître évidente122. La trajectoire ancienne ou traditionnelle de développement est incompréhensible si elle est envisagée comme une fonction de formes institutionnelles capitalistes de toutes sortes, alors qu’elle doit au contraire être envisagée comme l’effet d’un système de rapports sociaux qui sont assez distincts des rapports capitalistes.

Il peut sembler prétentieux de reprocher aux régulationnistes cette conception erronée de trajectoires de développement historiquement plutôt éloignées. Après tout, leur projet est de mettre en évidence le rôle que jouent divers réseaux de formes institutionnelles dans l’évolution de la trajectoire d’accumulation du capital au sein du capitalisme123. Toutefois le point sur lequel nous souhaitons mettre l’accent est que leur incapacité à distinguer correctement entre les effets économiques du vaste cadre des rapports sociaux précapitalistes et ceux des institutions vraiment capitalistes déstabilise tout leur édifice théorique, en ce qu’il les pousse à proposer une théorisation intenable de l’histoire du capitalisme proprement dit du milieu du xixe siècle à la fin des années 1960.

D’une part, comme nous avons essayé de le démontrer, pour autant que les régulationnistes identifient des exemples historiques du régime d’accumulation intensive et fournissent une lecture théorique convaincante – et ils commencent à peine à le faire –, ce n’est pas sur les effets d’institutions réellement capitalistes que doit reposer leur explication, tel que la formule leur théorie, mais sur le cadre plus large des rapports sociaux précapitalistes qui ont encadré le développement de l’industrie. En particulier, c’est un environnement socio-économique composé de producteurs agricoles et de paysans qui ne sont que partiellement prolétarisés, et disponibles pour l’emploi industriel à bas salaires, qui semble responsable du sentier d’accumulation identifié par les régulationnistes comme essentiellement spécifié par la plus-value absolue et la consommation de masse restreinte. Il n’offrait que bien peu de possibilités pour le développement du travail collectif et donc pour un réel progrès de la productivité et de l’accumulation fondée sur la plus-value relative, et pour le développement du marché local124.

D’autre part, dans la mesure où les régulationnistes s’appuient sur les effets d’un certain nombre d’institutions spécifiquement capitalistes pour expliquer comment le mode concurrentiel de régulation a ainsi pu entraver la croissance des forces productives de telle sorte qu’elle a suivi une trajectoire d’accumulation essentiellement extensive – et pour expliquer pourquoi l’évolution vers la régulation monopoliste était nécessaire pour rendre possible une accumulation intensive stable –, leurs arguments sont affaiblis précisément par leur négligence systématique des effets majeurs de la structure plus large des rapports sociaux capitalistes, en particulier l’intégration de la contrainte concurrentielle. Ainsi les tendances économiques ou les pressions qu’ils attribuent à la présence d’institutions données soit sont compensées par des contre-tendances propres aux rapports sociaux capitalistes en tant que tels soit, en raison de ces rapports, ont des effets insuffisamment larges et durables pour déterminer tout un régime spécifique d’accumulation du capital.

Les régulationnistes présentent l’argument recevable selon lequel le risque associé à un environnement fortement concurrentiel tend à décourager les innovations qui dépendent de placements de plus en plus importants en capital fixe. Ils semblent toutefois ignorer l’argument tout aussi évident selon lequel un environnement hautement concurrentiel rendra ces mêmes investissements inévitables pour les entreprises qui souhaitent survivre et, à moyen terme, stimulera les innovations institutionnelles qui renforcent la capacité des entreprises à faire face au risque125. De même, les régulationnistes ont proposé l’affirmation raisonnable que, tant qu’il se maintient, le procès de travail sous contrôle artisan peut limiter la mécanisation et la croissance de la productivité. Le problème est que les rapports productifs du procès de travail auquel ils se réfèrent ici se constituent au sein de l’entreprise, qui est soumise à la concurrence d’autres entreprises qui cherchent à réduire les coûts. Il est théoriquement possible de concevoir que les syndicats, en organisant (une partie de) la classe ouvrière au-delà des unités individuelles, auraient dû assurer la reproduction du contrôle artisan au sein des unités individuelles, précisément en exerçant leur pouvoir collectif sur l’ensemble de l’industrie et de la sorte en faisant face à la pression concurrentielle exercée sur les entreprises pour qu’elles recherchent des rentes technologiques (des surprofits temporaires) par l’intermédiaire de l’innovation et pour qu’elles copient les concurrents innovateurs. En pratique toutefois, l’exercice d’un pouvoir si important et si durable pour imposer une accumulation essentiellement extensive sur l’ensemble d’une économie pendant toute une période aurait confronté les syndicats à des difficultés insurmontables126.

Enfin, et de manière analogue, les régulationnistes mettent l’accent sur le fait qu’un marché du travail fortement concurrentiel tend à restreindre la consommation globale en limitant les gains salariaux, et cette croissance limitée de la consommation globale tend à décourager les investissements en capital permettant l’augmentation de la productivité dans la section 2. Ils semblent cependant négliger les contre-tendances également évidentes à la concurrence entre les entreprises qui accumulent et qui réduisent les coûts à la fois sur le produit et sur les marchés du travail pour stimuler la consommation de masse, non seulement en permettant une hausse de l’emploi des travailleurs salariés ainsi que des hausses de salaires, mais également en stimulant les changements techniques qui, en permettant de réduire les coûts, élargissent eux-mêmes le marché en contribuant à réduire les prix127.

France et États-Unis

Il est clair que l’intérêt des régulationnistes pour les théories intermédiaires et pour la primauté des institutions les conduit à négliger le cadre historiquement spécifique des rapports sociaux dans lesquels a lieu la production industrielle, et à mal comprendre les effets des institutions capitalistes constitutives de leurs modes de régulation. Cela est particulièrement édifiant dans l’application pratique de leurs propres concepts – en particulier dans leur affirmation assez stupéfiante que les histoires économiques de la France et des États-Unis depuis environ le deuxième tiers du xixe siècle peuvent être comprises avec la même séquence en étapes128. Les trajectoires économiques de ces deux nations ont divergé si radicalement pendant cette période, même avec l’observation la plus superficielle, qu’il est bien plus nécessaire de théoriser sur leur divergence systématique que de conceptualiser leurs points communs imaginés. Ce n’est qu’avec des engagements théoriques préalables que ces deux nations, constituées par des cadres radicalement différents de rapports sociaux, sans parler des réponses divergentes au même environnement concurrentiel international, peuvent être interprétés comme la manifestation d’une même dynamique.

En France, il semble que pendant la majorité du xixe siècle, a prévalu une configuration proche de ce que les régulationnistes désignent comme un régime d’accumulation extensive. Mais il y a bien peu de raisons de croire que cela a eu un rapport avec la domination des institutions capitalistes du mode concurrentiel de régulation. Dans une large mesure, le cadre du développement de la production manufacturière française en tant que système de rapports sociaux a toujours été caractérisé, pour une proportion importante de l’agriculture, par la prépondérance de petits paysans propriétaires-producteurs sensiblement orientés vers la subsistance et de paysans semi-prolétarisés. Cela a tendu à limiter la croissance de la productivité agricole, à entraver le développement du marché local et à détourner l’investissement manufacturier vers l’industrie domestique, qui s’appuyait sur des paysans semi-prolétarisés. Parallèlement, jusqu’à la fin du xixe siècle, pour une grande partie de l’industrie, le secteur manufacturier n’était que faiblement pénétré par des usines mécanisées et était largement contrôlé par des petits producteurs et par des petits magasins artisanaux. Enfin, le développement de l’économie française est encore limité, de manière encore plus décisive, par son incapacité à concurrencer l’hégémonie britannique sur le marché mondial129.

À l’inverse, aux États-Unis, un processus spectaculaire d’accumulation intensive a permis une croissance rapide du capital fixe et de la productivité du travail, et a construit un marché de masse pour les biens de consommation de la section 2, au moins à partir de la guerre civile. Cela a eu lieu malgré la prédominance de ce que les régulationnistes ont nommé les institutions de la régulation concurrentielle – c’est-à-dire en l’absence d’institutions établissant une norme (fordiste) de consommation de la classe ouvrière, supposée indispensable pour la réussite de l’accumulation intensive, et dans un contexte de forte concurrence intercapitaliste. Le cadre socio-économique du développement de la production industrielle était un système de rapports sociaux pleinement capitaliste, d’abord dans l’agriculture, qui a connu une croissance particulièrement dynamique et a joué un rôle tout-à-fait décisif. À la fin du siècle, le secteur industriel britannique devait se préoccuper, bien plus que le secteur industriel des États-Unis, de la concurrence internationale130.

On peut conclure qu’il est impossible de comprendre les trajectoires d’accumulation du capital sans spécifier le système plus large de rapports sociaux dans lequel elles s’inscrivent, non seulement parce que ces systèmes définiront l’ensemble des stratégies économiques que les acteurs économiques individuels peuvent être prêts à adopter, mais également parce qu’ils constituent le cadre d’une sélection naturelle pour l’adoption des institutions et parce qu’ils déterminent, dans une large mesure, l’impact que peuvent avoir certaines institutions, une fois qu’elles sont adoptées, sur l’accumulation du capital. En pratique, cela signifie que l’on peut s’attendre à ce que les trajectoires de développement industriel varient fondamentalement selon qu’elles sont encadrées par des rapports sociaux pleinement capitalistes ou par des rapports sociaux agricoles non capitalistes (et, dans le dernier cas, selon quel type), même en présence d’institutions capitalistes assez similaires. Les évolutions contrastées de la production manufacturière, entre 1850 et 1920, en Russie et au Japon, ou au Sud des États-Unis et au Nord des États-Unis – ou en France et aux États-Unis – en fournissent des illustrations frappantes.

Des étapes du développement capitaliste national ? L’économie mondiale

Si l’on prend au sérieux à la fois la manière et l’intensité avec laquelle non seulement le cadre plus large des rapports sociaux mais également la nature de l’économie mondiale agissent sur les processus locaux d’accumulation du capital, le projet visant à conceptualiser l’histoire du capitalisme comme une progression de modes de développement institutionnellement déterminés à l’échelle nationale apparaît encore plus problématique. Cela tient à ce que la distribution internationale du pouvoir productif à un moment donné joue certainement un rôle central dans la détermination de l’efficacité des institutions, y compris dans des économies nationales à un moment historique déterminé, et de leur effet sur l’accumulation du capital puisque, à moins de pratiquer le protectionnisme à un certain niveau, ces institutions seront directement soumises à la concurrence internationale. En mettant l’accent sur la régulation de l’ensemble des économies nationales, les théoriciens de la régulation se sont assez peu consacrés à l’analyse des innovations institutionnelles qui ont partiellement été introduites dans les unités individuelles de capital – la forme de l’entreprise, l’intégration verticale, l’intégration horizontale, les formes de fusion du capital bancaire et du capital industriel, et ainsi de suite. Cependant, il semble possible d’affirmer sans controverse que de telles institutions ont largement réussi à s’établir et à exercer leurs effets économiques positifs sur le développement des forces productives en raison de leur contribution à l’amélioration de la compétitivité des unités productives associées – face à d’autres unités productives qui ont été structurées ailleurs par d’autres formes institutionnelles. En pratique, des institutions émergent et se reproduisent dans le cadre de dispositifs locaux – régionaux ou nationaux – en tant que fonction, à bien des égards, des institutions déjà existantes à l’échelle mondiale : elles sont construites pour imiter ou dépasser des institutions qui existent déjà ailleurs et ainsi pour promouvoir la concurrence dans la production. Les mêmes institutions locales constitueront, en fonction de la situation de la distribution du pouvoir productif à l’échelle de l’ensemble de l’économie mondiale – par lequel nous signifions la distribution entre nations ou entre régions de la capacité technologique incorporée dans le capital fixe et dans le travail qualifié, et de l’aptitude institutionnelle à l’utiliser –, soit des stimulants soit des entraves pour le développement des forces productives. La raison tient à ce que la capacité des institutions à renforcer le développement des forces productives dépend strictement de leur compétitivité, qui de toute évidence ne s’appuie pas uniquement sur leur efficacité absolue mais aussi sur le pouvoir productif qui a été institutionnellement fondé ailleurs – en témoignent les petites entreprises spécialisées et les procès de travail sous contrôle artisan qui ont émergé en Grande-Bretagne dans la première moitié du xixe siècle, la société moderne verticalement intégrée qui gère le procès de travail en relation avec les syndicats ouvriers qui se sont développés à la fin du xixe et au début du xxe siècles aux États-Unis, et les keiretsu et les syndicats d’entreprise du Japon d’après-guerre.

Le résultat devrait être clair : l’efficacité économique et les effets de réseaux de formes institutionnelles locales (modes de régulation) dépendront fortement du degré de développement de l’économie mondiale et de ses relations multiples avec le monde non capitaliste. Il ne fait aucun doute que les institutions, définies dans ce contexte, ont été, et continueront à être, extrêmement importantes dans la détermination des trajectoires régionales ou nationales de croissance des forces productives, en particulier par leur impact sur la compétitivité du secteur manufacturier : en d’autres termes, l’évolution des formes institutionnelles nationales et régionales jouera un rôle majeur dans la détermination des hiérarchies de productivité et de compétitivité entre les régions et les nations. Les implications de cette conclusion ne sont cependant pas entièrement favorables au projet régulationniste.

Le problème est que tandis que, de ce point de vue, on peut raisonnablement s’attendre à ce que des évolutions du cadre institutionnel, correctement défini, suscitent des évolutions mesurables des taux de croissance des forces productives et de la compétitivité relative, on peut aussi raisonnablement s’attendre à ce que, dans une période historique déterminée, les économies locales, régionales et nationales diffèrent considérablement quant à leurs cadres institutionnels, précisément puisque, comme le précisent les régulationnistes, ceux-ci résultent de processus assez spécifiques d’évolution historique. Mais dans ce cas, des trajectoires périodiques d’accumulation du capital et de crises structurelles – que les régulationnistes désignent comme des modes de développement – peuvent-elles être comprises d’abord en des termes institutionnels ? En effet, ce qui est marquant dans l’évolution de l’économie mondiale, au moins depuis 1900, est que ses éléments constitutifs locaux, régionaux et nationaux ont pour la plupart traversé simultanément les mêmes grandes étapes économiques. Malgré les profondes différences de systèmes historiquement déterminés de rapports sociaux, de formes de gouvernement, d’institutions économiques et de niveaux de développement technologique, toutes les composantes du monde capitaliste ont globalement pris part, même si ce ne fut pas au même degré, à l’expansion économique sans précédent qui a précédé la Première Guerre mondiale, elles ont été frappées par la dépression dévastatrice de l’entre-deux guerres, elles ont participé à la grande expansion qui a suivi la Deuxième guerre mondiale, et elles ont été affaiblies par la crise structurelle qui a démarré à la fin des années 1960. Malgré l’hétérogénéité des modes de régulation de ses parties constitutives, l’économie mondiale dans son ensemble a connu une certaine homogénéité, en fait une unité, dans la succession des étapes de développement qu’elle a traversées. Il semble que l’économie mondiale a été capable d’imposer sa logique assez générale à toutes ses parties malgré leurs modes de régulation très spécifiques, même si ce ne fut pas précisément au même degré. Pour comprendre l’opération complexe de ses parties constitutives, il est alors peut-être toujours indispensable de comprendre le fonctionnement du système dans son ensemble, et cela passe avant tout par les modes de développement qui ont généré la crise structurelle qui est au cœur de la préoccupation des régulationnistes.

Le rapport salarial et les crises structurelles

Ce qui donne une apparente exhaustivité et une logique interne puissante à la conceptualisation régulationniste de l’histoire capitaliste est l’accent qu’elle porte sur le rapport salarial, en particulier sur le procès de travail capitaliste et sur la détermination des salaires (ou, plus largement, sur la distribution des revenus)131. À ce titre la notion de taylorisme-fordisme est au cœur de tout le schéma régulationniste par étapes : en effet, dans chaque mode de développement, les formes institutionnelles du procès de travail – pré-tayloriste puis tayloriste-fordiste – et/ou de la relation salariale – pré-fordiste puis fordiste – ont d’abord facilité puis ensuite entravé le processus d’accumulation, conduisant à une crise structurelle et au conflit de classe. C’est donc l’établissement du procès de travail tayloriste-fordiste pendant les deux premières décennies du xxe siècle – qui a lui-même résulté du conflit de classe qui a renversé l’équilibre des forces qui était alors favorable au travail – qui a rendu possible le dépassement du régime d’accumulation extensive du premier mode de développement des régulationnistes en faveur de l’accumulation intensive. Mais la persistance, dans le deuxième mode de développement des régulationnistes, des institutions concurrentielles de détermination des salaires, qui exprimaient le pouvoir excessif du capital sur le travail, a entravé l’accumulation intensive associée au procès de travail tayloriste-fordiste et a généré la crise structurelle de sous-consommation et les conflits politiques de l’entre-deux guerres. Ce fut donc l’établissement du mode fordiste de consommation, qui était la manifestation d’un compromis de classe issu des conflits sociopolitiques des années 1930 et 1940, qui a autorisé le plein épanouissement du procès de travail tayloriste-fordiste et de l’accumulation intensive pendant l’expansion d’après-guerre, le troisième mode de développement. Toutefois, le procès de travail tayloriste-fordiste, qui exprime la puissance du travail par rapport au capital132, a finalement constitué une entrave à la croissance des forces productives et a conduit à une nouvelle crise structurelle de productivité à partir de la fin des années 1960. Ce sera finalement un tout nouveau procès de travail, au-delà du taylorisme-fordisme, construit sur un nouveau compromis de classe qui rendra possible une sortie de l’actuelle impasse économique, vraisemblablement vers un nouveau, un quatrième mode de développement post-fordiste.

La difficulté de notre essai a résidé en ce que chacune des propositions qui précèdent – qui résultent de la concentration obsessionnelle des régulationnistes sur les institutions historiquement spécifiques du travail salarié et sur les équilibres de pouvoir qui leur sont associés, au détriment des contraintes imposées par les rapports sociaux capitalistes en général, en particulier la concurrence intercapitaliste – est incompatible avec les réalités fondamentales du développement capitaliste. Par conséquent, toute la notion de fordisme, que ce soit du côté de l’offre ou du côté de la demande, est théoriquement incohérente et empiriquement non pertinente, et elle offre des perspectives trompeuses sur la nature des crises capitalistes, passées et présentes, sur le rôle historique du pouvoir de classe et de la politique dans l’accélération et dans la résolution des crises capitalistes, et sur les options politiques contemporaines. Pour commencer, du côté de l’offre, si les régulationnistes ont raison, l’émergence du taylorisme-fordisme dans l’atelier (qui lui-même dépend peut-être d’un mouvement vers une organisation intra-capitaliste oligopolistique) était la condition sine qua non du dépassement du premier mode de développement des régulationnistes vers une accumulation reposant essentiellement sur la plus-value relative, c’est-à-dire l’accumulation intensive. Mais, si ce fut le cas, nous devrions accepter la conclusion paradoxale que le capitalisme pleinement développé – avant la révolution tayloriste-fordiste du procès de travail (et le dépassement d’une concurrence intercapitaliste totale) – était incapable de se développer, par le moyen d’une accumulation du capital fondée sur la plus-value relative, et en réalité il ne s’est pas développé historiquement. Nous devrions également croire que, pour toute une période assez longue, la simple puissance de classe des travailleurs a permis d’assurer un contrôle artisan suffisant sur le procès de travail pour que le changement technique soit entravé. En réalité cependant, le procès de travail capitaliste ne peut pas fonctionner comme une contrainte institutionnelle à l’échelle de l’ensemble de l’économie qui s’impose à tout un régime d’accumulation et à tout un mode de développement ; au contraire, le procès de travail est lui-même régulièrement (même s’il ne l’est pas en permanence) transformé du fait de l’accumulation du capital, alors que c’est sous l’impact de la concurrence intercapitaliste qu’a lieu le changement technique, qui permet la révolution des forces productives et la croissance de la plus-value relative.

Dans le deuxième mode de développement des régulationnistes, la régulation salariale concurrentielle est supposée avoir entravé l’accumulation intensive en provoquant l’insuffisance de la demande et le développement inégal de la section 1, précipitant ainsi la crise structurelle. Si cela était le cas, nous devrions parvenir à la conclusion que le capitalisme, de façon inhérente et pendant la majeure partie de son histoire, est confronté à une crise structurelle de sous-consommation. Ce que nous avons tenté de démontrer est que la théorie sous-consommationniste implicite des régulationnistes est erronée, comme le font apparaître clairement la longue histoire du développement capitaliste fondé sur la plus-value relative en l’absence d’institutions fordistes de consommation de masse, notamment aux États-Unis, et les données statistiques sur la crise de l’entre-deux guerres.

En ce qui concerne le troisième mode de développement des régulationnistes, l’établissement d’institutions fordistes de consommation de masse, parmi lesquelles la négociation collective, est supposée avoir eu pour effet la grande expansion consécutive à la Seconde Guerre mondiale. Mais si la crise des années 1930 n’avait pas pour source la sous-consommation, en quoi la consommation fordiste aurait-elle dû constituer son remède ? Empiriquement, il n’est absolument par clair que de telles institutions, garantissant par la négociation collective un « partage » des gains de productivité du travail sur l’ensemble de l’économie, ont été établies aux États-Unis, et il est certain qu’au Japon, la nation qui a connu la meilleure croissance de l’après-guerre, ces institutions n’ont pas existé et cette redistribution n’a pas eu lieu133. En fait, les régulationnistes n’offrent dans toute leur littérature aucune autre contradiction systémique, ou source de la crise capitaliste, que « le développement inégal de la section 1 » et la sous-consommation. Il est même possible de penser que le compromis de classe fordiste-keynésien a résolu les problèmes du capitalisme… mais c’était sans compter sur la difficulté persistante, apparue avec la crise présente, à développer les forces productives134.

Pour les régulationnistes, les sources de l’actuelle crise économique se trouvent dans l’« épuisement du procès de travail tayloro-fordiste ». Mais cette proposition souffre du même défaut fondamental que l’analyse régulationniste des crises structurelles précédentes, à savoir que la forme du procès de travail – qui fonctionne en analogie avec le concept de rapports-sociaux-de-production dans la théorie marxienne des modes de production – joue le rôle (avec les institutions qui distribuent le revenu) de première incitation et, en dernière analyse, de principale entrave à la croissance des forces productives. Nous avons donc affirmé, d’un point de vue théorique, que la conception régulationniste tend : (i) à réduire à tort le progrès technique à l’appropriation par le capital de la connaissance, du contrôle et de l’énergie que détenaient les travailleurs dans l’atelier ; (ii) à situer par erreur la source première du changement technique, en fait sa définition, dans la lutte pour le pouvoir de classe, en particulier sur le lieu de production ; et (iii) à implicitement attribuer à tort au changement technique imposé par les capitalistes une tendance unilatérale ou universelle à la déqualification, à la diminution des exigences de nouvelles qualifications qui sont souvent associées à ce changement technique. Par conséquent, elle sous-estime largement le rôle central joué par l’amélioration de la compréhension technique et scientifique au-delà du procès de travail, elle néglige la tendance généralisée, sinon continue, à l’introduction de techniques plus efficaces (hausse de la production par facteur de production) sous la pression de la concurrence, et elle ne parvient pas à rendre compte de la contre-tendance à la requalification consécutive au changement technique, qui résulte du désir des capitalistes d’adopter la technique la plus profitable, pratiquement quel qu’en soit le contenu en termes de qualification135. En particulier, même si nous ne nions pas que le fait que les travailleurs soient écartés du contrôle et de la connaissance de la production, en plus de l’aliénation et de la résistance qui en résultent, affecte la croissance des forces productives, nous n’hésitons pas à contester l’affirmation régulationniste que cette séparation a constitué une barrière au progrès technique telle qu’elle a précipité un ralentissement de la croissance de la productivité au point de provoquer l’actuelle crise du capitalisme. En effet, au moins dans le cas des États-Unis, le pays qui au sein de l’OCDE est celui qui a connu le plus tôt, et peut-être le plus profondément, le ralentissement économique, le secteur manufacturier n’a pas connu de crise de la productivité lorsque le taux de profit a commencé à décliner.

Politique

Puisque les régulationnistes considèrent que la source ultime de la crise actuelle se trouve dans « la crise de “l’implication informelle” » des travailleurs dans la production – l’échec d’assurer leur engagement conscient, « formel » – il en résulte que pour en sortir, Lipietz devrait proposer une « révolution anti-taylorienne ». Cela impliquerait un nouveau compromis de classe qui satisferait simultanément les exigences socio-techniques nécessaires au dépassement de la crise de productivité, et les exigences économiques et politiques nécessaires au consentement et à la stabilité de la société. Les travailleurs renforceraient leur implication et leur engagement à améliorer la production en introduisant des équipes de travail ; les capitalistes offriraient des garanties d’emploi, des métiers plus variés, et ils distribueraient les gains supplémentaires résultant d’une accélération de la croissance de la productivité. Pour les régulationnistes, un tel accord constituerait une solution à somme positive, par laquelle le capital et le travail profiteraient tous les deux d’une augmentation plus rapide de la richesse.

Cette proposition concrétise l’idée régulationniste plus générale que la résolution des crises capitalistes séculaires passe par un « grand compromis » entre les différentes classes sociales, par lequel une « trajectoire de développement » est largement acceptée comme « le fondement économique de ce qui pourrait être considéré comme la meilleure chose que l’humanité puisse attendre de l’activité économique [dans cette période historique] et qui puisse être défendu à la fois par la gauche et par la droite ». Ceci est analogue à la compréhension régulationniste des fondements de l’expansion d’après-guerre comme ceux d’un compromis rooseveltien ou social-démocrate, par lequel les capitalistes ont consenti à la distribution aux travailleurs de gains salariaux correspondant à la hausse de la productivité, tout autant qu’à la consolidation de l’État social, et de la sorte ont garanti la demande stable nécessaire pour empêcher la crise et pour créer un environnement favorable à un investissement massif en capital136. Néanmoins, en particulier à la lumière de notre argument selon lequel la crise des années 1930 n’était pas une crise de sous-consommation, il nous semble plutôt que c’est l’inverse qui est vrai, en l’occurrence que le déclenchement et le prolongement de l’expansion ont fourni la condition nécessaire au compromis rooseveltien ou social-démocrate, qui n’aurait pas pu s’établir ni se stabiliser avant que la crise soit surmontée. De la même manière, parce que le diagnostic régulationniste sur la crise présente est erroné, la prescription de Lipietz ne fonctionnera pas, si bien que la négociation politique dont il est question n’est pas viable.

Nous avons essayé de démontrer que le point essentiel est que la source de la crise actuelle n’est pas un problème de croissance de la productivité : la crise n’a pas été provoquée par un ralentissement de la croissance de la productivité, si bien que ce n’est pas par une augmentation du taux de croissance de la productivité que peuvent être rétablies la rentabilité et la prospérité globales. Même si l’implication des travailleurs augmentait dans l’économie capitaliste, avec pour conséquence une accélération de la croissance de la productivité, les capitalistes, face à une pression continue sur leurs profits, ne pourraient pas, même s’ils le souhaitaient, promettre sérieusement aux travailleurs, en échange de leur implication, la sécurité de l’emploi et des métiers de meilleure qualité, ou même une part des rendements générés par cette croissance de la productivité. Bien sûr, cela ne revient pas à nier que les entreprises devenues relativement plus productives que la moyenne dans leur secteur (quelle que soit la manière dont elles y sont parvenues) seront relativement mieux disposées à assurer les emplois de leurs travailleurs. C’est le cas des entreprises ou des unités qui sont au « cœur » d’une industrie, là où le travail est de plus en plus sous-traité, ou dispersé d’une autre manière, à des entreprises dont les travailleurs sont plus précaires (en tout cas moins bien lotis). Mais dans de tels cas, un groupe de travailleurs en profite au détriment d’un autre, dans un contexte de détérioration généralisée, en moyenne – tant que se poursuit la crise de rentabilité137.

Peut-être de la même manière, il n’est pas évident qu’à l’heure actuelle le capital ait besoin d’un compromis de classe tel que celui évoqué par l’École de la régulation pour continuer à assurer la croissance de la productivité, ou même pour l’accélérer sensiblement. Les régulationnistes pensent qu’il est essentiel de garantir un engagement des travailleurs consciemment organisés (qui s’oppose à l’« implication informelle » passée) pour surmonter l’impasse de la productivité. Mais ils affirment également qu’« une classe ouvrière impliquée est une classe ouvrière dont le savoir-faire est accumulé au profit à la fois des entreprises et des travailleurs », et que ceci est impossible s’il n’existe pas de « communauté de destin entre les entreprises et leurs travailleurs », car « [a]ucun travailleur ne serait prêt à coopérer pour chercher à obtenir des gains de productivité qui provoqueraient son propre licenciement »138. Dans ce contexte, les régulationnistes affirment que les États-Unis ont adopté une réponse « libérale flexible » à la crise de la productivité, opposée à une réponse en termes d’« implication négociée », en cherchant à réduire radicalement les coûts du travail par l’élimination de la sécurité de l’emploi, « par l’externalisation, le transfert de la production au Tiers-monde et le renforcement de l’automatisation », plutôt que par la recherche d’« un nouveau “contrat social ” », dans lequel les salariés seraient appelés à participer à « la bataille pour la qualité et pour la productivité »139. Cependant, il n’en reste pas moins que pendant la période de la grande crise, les entreprises américaines du secteur manufacturier ont été capables d’accroître leur productivité à un rythme plus élevé qu’à tout moment de la période d’après-guerre, malgré leur apparente réticence à créer une « communauté de destin » entre eux et leurs employés. Entre 1979 et 1989 aux États-Unis, les entreprises du secteur manufacturier ont réussi à augmenter la productivité du travail à un rythme de 3,6 % par an (contre 2,9 % entre 1948 et 1973) et la productivité globale des facteurs à un rythme de 2,9 % par an (contre 2,1 % entre 1948 et 1973). Cela ne les a pas empêchés de tirer profit des niveaux de chômage relativement élevés et de la baisse du nombre d’emplois décemment payés, ce qui a permis la réduction des salaires horaires réels de 15 % depuis 1973140. La difficulté tient à ce que la dichotomie entre le modèle flexible/libéral et le modèle coopératif par équipes, envisagés comme deux formes socio-techniques distinctes et concurrentes, est, dans une large mesure, une fausse distinction. Il est aujourd’hui possible, au moins dans une large mesure, d’obtenir le type de coopération et de travail d’équipe nécessaire à la mise en œuvre réussie de nouvelles technologies par des incitations qui reposent sur la croyance par les travailleurs qu’ils doivent rendre leurs entreprises compétitives afin qu’elles se maintiennent sur le marché (sans quoi ils perdraient leur emploi), autant que sur les sanctions d’un marché du travail instable et qui se détériore.

Il est possible que les régulationnistes surestiment le degré auquel le capital doit intégrer des dispositifs réellement coopératifs avec le travail, notamment parce qu’ils surestiment peut-être le degré auquel les nouvelles techniques de production japonaises, articulées autour de l’équipe, augmentent réellement les qualifications et donc entraînent une dépendance accrue des employeurs aux travailleurs dans le processus productif. Quelles que soient ses garanties, la production en équipe ou production allégée contribue fort peu à l’augmentation du niveau de qualification des travailleurs, sans parler de la possibilité de les transformer en artisans. En réalité, loin d’être la révolution anti-taylorienne envisagée par Lipietz, les gains de productivité réalisés dans l’atelier par la production en équipe ou production allégée reposent sur l’hyper-taylorisation – la super-déqualification des emplois par leur décomposition en leurs composantes les plus simples possibles (fort à propos nommés « détails » par les Japonais). Cela a été réalisé à travers ce qui a été nommé, de façon lumineuse, « gestion par le stress », pour laquelle l’objectif est de supprimer, dans toute la mesure du possible, non seulement l’ensemble du travail « indirect » ou « spécialiste » hors ligne de montage (maintenance, réparation, ménage, vérification de la qualité…) ainsi que tous les matériaux excédentaires sur les postes de travail, mais aussi de s’assurer que tous les ouvriers travaillent pendant toute la période durant laquelle un travail est à faire à leur poste. À l’origine, les équipes de cadres et de chefs d’équipe travaillent réellement sur chaque poste et d’une position hiérarchique, ils fournissent une spécification très détaillée de son contenu, des détails qui le composent. Les travailleurs eux-mêmes assurent alors leurs tâches dans des conditions pour lesquelles tous les « filets de sécurité » – matériaux excédentaires ou travailleurs de remplacement – ont été supprimés, dans la mesure du possible. Les travailleurs et leurs équipes ne sont pas autorisés à laisser passer les défauts, ni à les régler à la fin de la chaîne, mais il est attendu d’eux qu’ils prennent la responsabilité du contrôle de la qualité en supprimant chaque défaut au moment où il est découvert, notamment en remontant à la source du problème. Dans cette situation, les ouvriers, ainsi que les cadres, sont capables de déterminer quelles sont les tâches qui nécessitent plus (ou moins) de temps et quels sont les emplois qui doivent être reconfigurés, de telle sorte que la force de travail peut être allouée de la manière la plus efficace possible141.

C’est parce que, de cette façon, les travailleurs eux-mêmes apportent une contribution indépendante à la rationalisation du travail que l’on peut à juste titre affirmer qu’ils utilisent leurs talents pour augmenter la productivité. C’est parce que les emplois ont été largement simplifiés qu’il est possible de demander aux travailleurs de maîtriser tous, ou presque tous, les emplois réalisés par les membres de l’équipe. Cela permet d’accroître la flexibilité et la qualité, ainsi que de « remplir les trous » dans la journée de travail en provoquant une augmentation de la production à la fois par une amélioration de l’efficacité et par une intensification de l’effort par unité de temps. Mais la soi-disant polyvalence ainsi réalisée provoque peu d’amélioration dans la qualification des travailleurs, à part en un sens très affaibli. Les travailleurs n’ont pas non plus accru leur capacité de contrôle : au fil du temps, leurs emplois sont de plus en plus largement définis dans les moindres détails par les ingénieurs et les cadres, et c’est d’abord en aidant la société à identifier plus précisément les négligences et les gaspillages dans le système qu’ils conservent l’initiative. En même temps, comme le suggère Lipietz, précisément parce que la production en équipe ou production allégée contribue à l’hyper-simplification des tâches, elle ne permet en aucun cas le choix apparent d’une technique qui incorpore une meilleure qualification (capital humain) mais un capital fixe plus faible. Au contraire, comme cela a très bien été mis en évidence, la mise en œuvre de la production « en équipe » ou « maigre » établit, tout comme les processus historiques analogues de décomposition et de simplification, des conditions très favorables pour l’introduction d’un maximum d’automatisation et de nouvelles technologies. Compte tenu de la stagnation de l’ensemble de l’économie, dans la mesure où ceci a provoqué une hausse de la productivité, il n’est pas surprenant que la conséquence fut une réduction massive des emplois et donc une insécurité encore plus forte pour les ouvriers de l’automobile142.

Alors qu’une crise économique est en cours, demander aux travailleurs de s’impliquer encore davantage dans « le concept d’équipe » revient simplement à lier plus étroitement encore leurs destins à « leurs propres » entreprises, à les positionner encore plus directement contre leurs collègues dans l’ensemble de l’industrie, et à affaiblir ce qu’il reste de leur puissance syndicale collective. Si la crise s’approfondit, aucune volonté de leurs employeurs ne sauvera leurs emplois. Et c’est dans la mesure où ils se sont eux-mêmes « impliqués » avec leurs propres entreprises qu’ils détruiront leur propre capacité à défendre leur condition.

Traduit de l’anglais par Fabien Tarrit. Originellement paru dans New Left Review,  n°188, juillet-août 1991

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  1. Le présent article n’a pas pour prétention de dresser un inventaire de l’ensemble vaste et disparate des perspectives qualifiées aujourd’hui de « régulationnistes » par leurs partisans, encore moins des innombrables travaux, empiriques ou théoriques, qui prétendent s’inspirer, d’une manière ou d’une autre, d’une des versions de la « théorie de la régulation ». L’objectif que nous nous assignons est plutôt d’évaluer, aussi systématiquement que possible, une perspective spécifique et cohérente dont le texte fondateur est M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Paris, 1976, et dont la continuité est aujourd’hui assurée, peut-être principalement, par les contributions de Robert Boyer et d’Alain Lipietz, mais aussi de Benjamin Coriat, de Jacques Mistral… Par conséquent nous nous sommes efforcés de présenter les idées de ces auteurs de façon aussi exhaustive et cohérente que possible. Pour une excellente introduction à ce courant de la théorie de la régulation, à laquelle nous sommes très reconnaissants, nous vous invitons à consulter la note de lecture approfondie de Mike Davis, « “Fordism” in Crisis: a review of Michel Agietta’s Régulation et crises : L’expérience des Etats-Unis », Review (Binghampton), II, Automne 1978. Les auteurs souhaitent remercier Gérard Duménil et Dominique Lévy pour leurs précieux commentaires et pour la publication de leurs données. Mark Glick insiste sur le fait que sa contribution à ce projet repose largement sur des recherches antérieures menées avec Duménil et Lévy. Nous souhaitons également exprimer notre profonde reconnaissance à Dick Walker pour avoir largement lu et commenté deux versions successives, et pour nous avoir autorisés à utiliser et à faire référence à plusieurs de ses articles avant qu’ils soient publiés. Nous souhaitons adresser nos plus vifs remerciements à Perry Anderson, à Mike Davis, à Diane Elson et à Mike Parker pour avoir lu plusieurs versions et pour avoir émis des suggestions et des critiques de qualité. []
  2. Le texte fondateur de la théorie de la régulation par Aglietta vise à la présenter sur des fondements systématiquement marxistes. Lipietz a globalement maintenu cette tradition. Boyer, par contre, dans son résumé fort utile des principales thèses régulationnistes – « Technical Change and the Theory of “Regulation” », in G. Dosi et al.Technical Change and Economic Theory, Londres, 1988 –, vise à construire « un nouveau cadre théorique qui associerait une critique de l’orthodoxie marxienne à un prolongement des concepts macroéconomiques kaleckiens et keynésiens, en vue de moderniser une version de l’ancienne théorie institutionnelle ou historique » (p. 70). Malgré tout, Boyer affirme par ailleurs que « faire de l’histoire longue le moyen d’un enrichissement et d’une élaboration critique des intuitions marxiennes concernant la dynamique des économies capitalistes, tel est le but des approches en termes de régulation », La théorie de la régulation : une analyse critique, Paris, 1986, p. 41. []
  3. Boyer, « Technical Change », p. 70. Cf. Boyer, Théorie de la régulation, pp. 36, 41. []
  4. Nous avons systématiquement traduit « social-property relations » par « rapports sociaux » [NdT]. []
  5. Boyer, « Technical Change », pp. 70–71 ; A. Lipietz, « Behind the Crisis: The Exhaustion of a Regime of Accumulation. A “Regulation School” Perspective on Some French Empirical Works », Review of Radical Political Economics, XVIII, Printemps-été 1986, pp. 15–16. []
  6. Boyer, « Technical Change », pp. 71–75 ; Lipietz, « Behind the Crisis », p. 15 (citation). []
  7. Boyer, « Wage/Labour Relations, Growth, and Crisis: A Hidden Dialectic », in R. Boyer, ed., The Search for Labour Market Flexibility: The European Economies in Transition, Oxford 1988, p. 10. []
  8. Pour un résumé succinct de ces propositions, voir Boyer, « Technical Change », pp. 71–75 ; Lipietz, « Behind the Crisis », p. 15. []
  9. Boyer, « Technical Change », pp. 79–80. []
  10. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, p. 158, souligné par Brenner et Glick. []
  11. Boyer, « Technical Change », pp. 71-75. []
  12. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, pp. 96-97. Boyer remarque qu’« au cours du siècle dernier [,] la majeure partie de la consommation ouvrière provenait de modes de production non capitalistes », Boyer, « Technical Change », p. 73. []
  13. En français dans le texte [NdT]. []
  14. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, p. 97. []
  15. « Ces marchandises ne peuvent faire partie de la norme de consommation que si la valeur d’échange unitaire est décroissante et déjà suffisamment basse. Il faut pour cela que les conditions de production de ces marchandises soient celles du procès de travail banalisé de la production en grande série. Mais pour qu’il en soit ainsi, il faut que la demande sociale s’adressant à ces branches soit suffisamment large et rapidement croissante », Ibid., pp. 101-102. []
  16. Ibid., p. 116, souligné par Brenner et Glick. []
  17. Ibid., p. 185. Cf. p. 227. []
  18. Ibid., p. 180. []
  19. Ibid., p. 181. []
  20. Ibid., p. 95. []
  21. Ibid., pp. 88-95 ; Lipietz, « Behind the Crisis », pp. 16–17 ; Davis, « Fordism in Crisis », pp. 217–222 []
  22. Boyer, « Technical Change », p. 80. []
  23. Lipietz, « Behind the Crisis », pp. 16–17. D’après Boyer, « de 1895 à 1920, la productivité moyenne est quasi-stagnante… Parallèlement à des auteurs comme Braverman et Coriat, l’approche en termes de “régulation” insiste sur la soi-disant révolution taylorienne. Pendant les années 1920, la productivité s’est accélérée plus rapidement que d’habitude après une période similaire », « Technical Change », pp. 80–82. []
  24. « Ce voile, qui dérobait aux regards des hommes le fondement matériel de leur vie, la production sociale, commença à être soulevé durant l’époque manufacturière et fut entièrement déchiré à l’avènement de la grande industrie. Son principe qui est de considérer chaque procédé en lui-même et de l’analyser dans ses mouvements constituants, indépendamment de leur exécution par la force musculaire ou l’aptitude manuelle de l’homme, créa la science toute moderne de la technologie. Elle réduisit les configurations de la vie industrielle, bigarrées, stéréotypées et sans lien apparent, à des applications variées de la science naturelle, classifiées d’après leurs différents buts d’utilité… Au moyen de machines, de procédés chimiques et d’autres méthodes, elle bouleverse avec la base technique de la production les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales du travail », K. Marx, Le capital, Livre 1, tome 2, Éditions sociales, pp. 164-165. []
  25. La citation est issue du Capital, Livre 1, tome 2, pp. 130-131. Il est intéressant de remarquer que c’est en développant, en collaboration avec Maunsell White, une technique d’animation permettant de créer des outils capables de couper les métaux quatre à six fois plus rapidement que les outils précédents, permettant ainsi la dévastation du travail qualifié dans ce domaine, que F.W. Taylor a acquis une renommée internationale. David Montgomery explique qu’« il était difficile pour les opérateurs de savoir ce qui était attendu d’eux. Carl Barth, un collègue de Taylor, a fourni la réponse dans une autre série d’expériences visant à réduire les vitesses de coupe et d’avance, à partir desquelles il a développé une règle de calcul à douze variables qui pourrait être utilisée pour déterminer les réglages adéquats de la machine. Armés de cette règle de calcul les employeurs des ateliers se trouvèrent en position de commander » (The Fall of the House of Labor, New York, 1987, pp. 230-232). Il semble que les régulationnistes s’appuient directement sur Braverman, qui les précède en mettant l’accent quasi-exclusivement sur les initiatives tayloristes-fordistes de 1890 à 1930, en les expliquant (d’une manière qui n’est pas tout à fait claire) par l’émergence du « capitalisme monopoliste », en négligeant les précédentes révolutions, extensives, dans l’organisation de la production, et en offrant bien peu d’analyse à la relation entre le développement de la science et de la technologie et la transformation de la production et de la productivité. Voir H. Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris, 1976 [1974]. Nous avions bénéficié de l’aide précieuse de T. Elger, « Valorisation and “Deskilling”: A Critique of Braverman », Capital and Class, Printemps 1979, à qui nous souhaitons exprimer notre gratitude. À propos de la destruction des qualifications qui avaient permis aux artisans d’exercer un contrôle extensif sur le procès de travail, et de l’émergence ultérieure de qualifications d’un type assez différent pendant le xixe siècle, voir G. Steedman-Jones, « Class Struggle and the Industrial Revolution », New Left Review, 90, mars-avril 1975, p. 37. Pour éviter tout malentendu, nous nous devons de préciser tout-à-fait explicitement qu’en aucun cas nous ne souhaitons substituer la notion trompeuse – et excessivement pessimiste – de flexibilité capitaliste infinie ou parfaite à la notion régulationniste trompeuse de contrôle artisan à même de constituer une entrave qualitative au progrès technique qui soit suffisante pour établir (en lien avec d’autres formes institutionnelles) une phase spécifique d’accumulation (extensive). De façon évidente, le champ géographique pour la réussite d’un investissement en changements techniques déterminés est limité, de façon significative, pour des raisons techniques, sociales… Par conséquent, des groupes de travailleurs peuvent bien sûr, pour des périodes plus ou moins longues, empêcher l’introduction de nouvelles techniques (tout en défendant d’autres aspects de leur position). Tout cela dépend clairement des possibilités spécifiques de concurrence d’autres régions ou d’autres nations. []
  26. Il est très difficile de comprendre comment Aglietta peut affirmer que « [l]e long procès historique commencé au début du xxe siècle a fait pénétrer la production capitaliste dans le mode de fonctionnement de la ville et dans la production de moyens de la consommation individuelle de la grande masse des salariés » (souligné par Brenner et Glick). Régulation et crises du capitalisme, p. 94. []
  27. Ibid., pp. 96-97. []
  28. Ni Aglietta en particulier ni les régulationnistes en général n’indiquent s’ils se réfèrent à ce type de production comme typique de l’accumulation extensive. Compte tenu de l’accent qu’ils portent sur les États-Unis et sur la soumission du travail au capital dans l’organisation de la production, il semble qu’ils ont à l’esprit le travail d’usine qui reste partiellement en possession des moyens de subsistance, ou mélangé avec eux. []
  29. « Accumulation du capital est… accroissement du prolétariat ». Marx, Le capital, Livre 1, tome 3, p. 55 []
  30. Aglietta lui-même attire l’attention sur ce mécanisme, même s’il est probable qu’il nie la possibilité de l’appliquer au premier mode de développement des régulationnistes. Régulation et crise du capitalisme, p. 325. []
  31. Voir par exemple cette affirmation étrange d’Aglietta pour qui aux États-Unis à la fin du xixe siècle « [l]a baisse des prix agricoles fut… décisive pour la diminution des salaires », p. 94. []
  32. Prenez par exemple le tabac qui, en raison de la croissance des exploitations agricoles américaines, a vu son prix divisé au moins par six en deux décennies, entre 1620 et 1640 ; ou le fil de coton qui, grâce aux progrès techniques qui ont initié la révolution industrielle, a vu son prix divisé par huit entre 1779 et 1812 ; ou le modèle automobile Ford T qui, du fait de l’introduction par Henry Ford d’un nouveau système de production, a vu son prix réduit de 60 % entre 1909 et 1916. R.R. Menard, « A Note on Chesapeake Tobacco Prices, 1618–1660 », Virginia Magazine of History and Biography, LXXXIV, 1976, pp. 404-406 ; S.D. Chapman, The Cotton Industry in the Industrial Revolution, Londres 1972, p. 44 ; A. Nevins, Ford: the Times, the Man, the Company, New York, 1954 ; D.A. Hounshell, From the American System to Mass Production 1800–1932, Baltimore 1984. []
  33. Voyez, par exemple, les ensembles de nouvelles machines destinées à tisser et à filer les textiles en coton pendant la révolution industrielle anglaise, ou les nouvelles machines pour la récolte dans la révolution agricole américaine. []
  34. A. Maddison, Les phases du développement capitaliste, Paris, 1981, pp. 55, 123. []
  35. E.B. Hoover, « Retail Prices After 1850 », in Trends in the American Economy in the Nineteenth Century, Studies in Income and Wealth, National Bureau of Economic Research, vol. 24, Princeton, 1960, en part. pp. 142-143, 153, 162. []
  36. S. Lebergott, Manpower in Economic Growth: The American Record since 1800, New York, 1964, p. 163 ; également A. Rees, Real Wages in Manufacturing 1890–1914, National Bureau of Economic Research, New York, 1961. []
  37. Rees, Real Wages, pp. 123-127. []
  38. J.W. Kendrick, Productivity Trends in the United States, National Bureau of Economic Research, Princeton, 1961, p. 465 ; Lebergott, Manpower in Economic Growth, p. 163. []
  39. E.C. Budd, « Factor Shares, 1850–1910 », in Trends in the American Economy in the Nineteenth Century, p. 373 ; voir Table IV infra, p. 83. []
  40. En français dans le texte [NdT]. []
  41. Sur ce sujet et pour le paragraphe suivant, voir l’importante étude de C. Post « The American Road to Capitalism », NLR, n°133, mai-juin 1982, pp. 38–44 ; « Civil War and Reconstruction in the U.S.: Primitive Accumulation and the Bourgeois Revolution (1844-1877) », Documents de travail de l’Institut International de Recherche et de Formation, n°5, Amsterdam, 1989, pp. 5-8. Pour cette section nous avons également largement bénéficié de B. Page et R. Walker, « From Settlement to Fordism: The Agro-Industrial Revolution in the American Midwest », qui dans cette contribution proposent une puissante interprétation du développement économique des États-Unis au xixe siècle. Nous tenons à adresser nos remerciements aux auteurs pour nous avoir autorisés à lire cet essai avant sa publication. Sur la question de la dépendance des fermiers au marché pour leurs moyens de production et leurs moyens de subsistance, voir R.M. Tryon, Household Manufactures in the United States, 1640–1860, Chicago, 1917, en part. ch. vii et viii. []
  42. N. Rosenberg, Technology and American Economic Growth, New York, 1972, pp. 25-26. []
  43. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, p. 107-108. Page and Walker (« From Settlement to Fordism ») proposent une discussion très enrichissante sur ces industries et sur leur rôle central dans le développement de l’économie ; voir également les commentaires éclairés de Davis dans « “Fordism” in Crisis », p. 219. []
  44. Rosenberg, Technology and American Economic Growth, pp. 88-95. Comme le remarquait Henry Ford dans son article « Mass Production », paru dans la vingt-deuxième édition de l’Encyclopedia Britannica : « Il n’y a pas d’ajusteur dans la production de masse » (cité dans Rosenberg, p. 95). []
  45. Pour le paragraphe précédent, voir Rosenberg, Technology and American Economic Growth, pp. 90-91, 95-112 ; D. Nelson, Managers and Workers. Origins of the New Factory System, Madison 1973, p. 19. []
  46. Hounshell, From the American System, pp. 153-188. []
  47. B. Hazard, « The Organization of the Boot and Shoe Industry Before 1875 », Quarterly Journal of Economics, XXVII, 1913, pp. 236-262 ; A. Chandler, « The Coming of Big Business », in A. Chandler, S. Bruchey et L. Galambos, eds., The Changing Economic Order, New York, 1968 ; A. Chandler, The Visible Hand. The Managerial Revolution in American Business, Cambridge, Mass., 1977, pp. 57-58, 245-272 ; Hounshell, From the American System, pp. 125-152. []
  48. Cité dans Chandler, Visible Hand, p. 246. []
  49. Ibid., p. 246. []
  50. Rosenberg, Technology and American Economic Growth, pp. 116-117 et s.. []
  51. Mike Davis présente cela de façon explicite en observant que les données d’Aglietta « montrent la differentia specifica [en latin dans l’original – NdT] des États-Unis, l’économie la plus intégralement dépendante de la production de plus-value relative » (« Fordism in Crisis », pp. 256-257). []
  52. Voir tableau V infra. []
  53. En français dans le texte [NdT]. []
  54. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, pp. 133-138 (citation p. 139) ; Boyer, « Technical Change », pp. 82-83 ; Davis, « Crisis of “Fordism” », pp. 222-223. []
  55. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, ch. 4 et 5. []
  56. Ibid., p. 96-97. []
  57. Ibid., p. 182. Cf. Boyer, « Wage/Labour Relations, Growth, and Crisis », pp. 5-6. []
  58. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, p. 112. « Les économies massives de travail vivant, jointes à l’écrasement du mouvement ouvrier après la Première Guerre mondiale, augmentèrent rapidement l’inégalité des revenus ». Cf. Boyer, « Technical Change », p. 83. []
  59. Boyer, « ‘Technical Change », p. 82. Cf. Boyer, « Wage/Labour Relations, Growth and Crisis », p. 4. []
  60. Les citations qui précèdent sont extraites de Régulation et crises du capitalisme, p. 311. []
  61. « Technical Change », p. 83. Voir également, dans le même sens, la formule de Boyer citée précédemment, n. 55. []
  62. Voir M. Bleaney, Underconsumption Theories. A History and Critical Analysis, New York, 1976. []
  63. Il est peut-être intéressant de souligner que des keynésiens authentiques –et pas des marxistes authentiques – se sont abstenus d’émettre des arguments sous-consommationnistes en mettant l’accent non pas sur une consommation inappropriée en tant que telle, mais sur une demande globale insuffisante, avec un accent particulier sur l’investissement. Les marxistes tendent à exclure cette possibilité en insistant sur le fait que la concurrence capitaliste ne laisse aux producteurs que peu d’alternatives à l’investissement tant que le taux de profit est supérieur au taux d’intérêt ; de la sorte, ils ont été contraints de plus mettre l’accent sur les effets contradictoires de l’investissement que sur son caractère inapproprié. Font exception (conformément à la règle) les marxistes en partie inspirés par Steindl et Kalecki, notamment Baran et Sweezy, qui voient dans les économies modernes une tendance à la stagnation résultant de et attribuable précisément aux entraves à la concurrence associées au développement du monopole et à l’effet paralysant du monopole sur l’investissement. Voir P. Baran et P. Sweezy, Le capitalisme monopoliste, Paris, 1970 [1966]. []
  64. P. Sweezy, The Theory of Capitalist Development, New York 1941, pp. 186-189. []
  65. La démonstration mathématique est disponible sur demande auprès des auteurs. Pour une réfutation de l’argument de Sweezy, voir S. Mage, « The “Law” of the Falling Tendency of the Rate of Profit », thèse de doctorat, Columbia University, 1963, pp. 133-139. []
  66. M. Glick, manuscrit non publié (disponible sur demande auprès des auteurs). []
  67. Hansen, chef de file de la première génération des keynésiens américains, a naturellement considéré que le problème fondamental est une insuffisance – ou une disparition – des opportunités d’investissement. En plus de la fin de la frontière, il fait référence au ralentissement de la croissance démographique, au déclin des exigences techniques du capital fixe pour l’innovation, et à l’arrivée à maturité de certaines industries déterminantes. Voir Full Recovery or Stagnation?, New York, 1938, en part. le ch. XI, « Investment Outlets and Stagnation » ; voir également « Economic Progress and Declining Population », American Economic Review, XXIX, mars 1939. Cf. P. Sweezy, « Why Stagnation? », Monthly Review, XXXIV, juin 1982 ; « The Crisis of American Capitalism », Monthly Review, XXXII, octobre 1980 ; « The Economic Crisis in Historical Perspective », Monthly Review, XXVI, mars 1975. []
  68. M. Glick, « The Current Crisis in Light of the Great Depression », in R. Cherry et al., eds., The Imperiled Economy, New York, 1987, p. 132. À partir de M. Leven et al., America’s Capacity to Consume, Washington D.C., 1934. []
  69. G. Duménil, M. Glick and D. Levy, « The Rise of Profitability during World War II », CEPREMAP, Paris, 1990. Voir également les chiffres du taux de profit à long terme, mesurés de plusieurs manières, in G. Duménil, M. Glick and J. Rangel, « The Rate of Profit in the United States », Cambridge Journal of Economics, XI, 1987, pp. 354-355 et s.. []
  70. Nous devons largement cette conclusion à G. Duménil et à D. Lévy, qui nous ont gracieusement autorisés à utiliser leurs résultats statistiques. Voir également, en passant [en français dans le texte. NdT], la conclusion de Temin, pour qui « l’idée est parfois émise que la consommation était déprimée avant le déclenchement de la dépression… Le rapport de la consommation au revenu national n’a pas chuté durant les années 1920. Une position sous-consommationniste était donc intenable pour cette période », P. Temin, Did Monetary Forces Cause the Great Depression?, New York 1976, p. 32. []
  71. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, p. 113. []
  72. R. Epstein, Industrial Profits in the United States, New York, 1934, pp. 180-181. []
  73. Ibid., pp. 181 (citation), 184-185. []
  74. Temin, Monetary Forces, p. 67. []
  75. M. Leven, H. Moulton and C. Warburton, America’s Capacity to Consume, Washington D.C., 1934, p. 2. []
  76. Congress of Industrial Organizations (Congrès des organisations industrielles). Le CIO était une des principales fédérations syndicales des États-Unis. Fondé en 1935, il a fusionné avec l’AFL en 1955 pour constituer la première organisation syndicale du pays, l’AFL-CIO [NdT]. []
  77. La loi Wagner (ou Loi nationale sur les rapports syndicaux) votée en 1935 aux États-Unis a renforcé les droits des travailleurs (autorisation des syndicats, conventions collectives, droit de grève…) [NdT]. []
  78. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, p. 185. []
  79. Boyer, « Technical Change », p. 79. []
  80. Ibid., p. 85 et p. 73. []
  81. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, pp. 137-138. Cf. Boyer, Théorie de la Régulation, p. 50. []
  82. « La négociation collective a donc évolué, quant au contenu, des conditions de travail à la programmation des gains monétaires de la production capitaliste, et quant à la forme, d’un niveau de décision décentralisé à un niveau de plus en plus centralisé », Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, pp. 223-227 (citation p. 225). Dans le même ton et pour des thèses similaires, voir également Boyer, « Wage/Labour Relations, Growth, and Crisis: A Hidden Dialectic », pp. 8, 10-11. Cf. Boyer, « Technical Change », pp. 82, 85. []
  83. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, p. 227. []
  84. Ibid., ch. 3 ; Boyer, « Technical Change », pp. 84-86 ; Boyer, « Wage/Labour Relations, Growth, and Crisis », pp. 4-12. []
  85. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, pp. 330-332. Aglietta dresse une liste d’autres entraves à l’entrée comme le secret des affaires et le contrôle des fournitures. Cf. B. Coriat « Fordism and Mass Production in the Computer Age: Issues and Perspectives », article présenté à la conférence « Pathways to Industrialization and Regional Development in the 1990s », Lake Arrow-head/UCLA (mars 1990), p. 5. Marx, Le Capital, Livre 1, tome 3, p. 67. []
  86. Pour la critique de la théorie de l’« étape monopoliste », nous sommes très reconnaissants à S. Zeluck, « On the Theory of the Monopoly Stage of Capitalism », Against the Current, ancienne série, n°1, 1981 ; and J.A. Clifton, « Competition and the Evolution of the Capitalist Mode of Production », Cambridge Journal of Economics, I, juin 1977. Cf. le commentaire de Marx : « [D]ans la théorie nous admettons que les lois régissant la production capitaliste se développent en toute rigueur. Dans la réalité, l’approximation seule existe ; elle est d’autant plus exacte que le mode de production capitaliste est plus développé, et que se trouvent plus complètement éliminées sa contamination et sa complication par des vestiges de conditions économiques antérieures », Le capital, Livre III, Tome 1, p. 191. []
  87. J. Bain, « Relation of Profit Rate to Industrial Concentration in American Manufacturing, 1936-1940 », Quarterly Journal of Economics, LXV, 1951 ; G. Stigler, Capital and Rates of Return in Manufacturing Industries, National Bureau of Economic Research, Princeton, 1963 ; M. Mann, « Seller Concentration, Barriers to Entry and Rates of Return in Thirty Industries 1950-1960 », Review of Economics and Statistics, XLVIII, 1966. []
  88. Y. Brozen, « The Antitrust Task Force Deconcentration Recommendation », Journal of Law and Economics, XIII, 1970 ; Y. Brozen, « Bain’s Concentration and Rates of Return Revisited », Journal of Law and Economics, XIV, 1971. La plupart des structures industrielles modernes font état d’une telle relation. []
  89. M. Glick et H. Ehrbar, « Profit Rate Equalization in the U.S. and Europe: An Econometric Investigation », European Journal of Political Economy, vol. IV, n°1, 1988. []
  90. E.C. Brown, « Fiscal Policy in the ‘Thirties: A Reappraisal », American Economic Review, XCVI, décembre 1956. []
  91. United Automobile Workers (Syndicat des travailleurs de l’automobile) [NdT]. []
  92. La grève de Little Steel (usine de production d’acier) a provoqué parmi les ouvriers des milliers d’arrestations, trois cents blessés et dix-huit décès. Les piquets de grève ont été levés sans que les revendications soient satisfaites [NdT]. []
  93. R.W. DeGrasse Jr, Military Expansion. Economy and Decline, New York, 1983, pp. 20-21. Plus largement, il semble que les régulationnistes tiennent assez peu compte du fait que la part des dépenses publiques dans le revenu national a augmenté très rapidement après la Deuxième guerre mondiale. []
  94. Duménil, Glick and Rangel, « The Rate of Profit in the United States », pp. 351-353. Cf. Duménil, Glick and Levy, « The Rise of Profitability During World War II ». []
  95. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme pp. 223-225 (citation p. 224). []
  96. Ministère américain du travail, Handbook of Labor Statistics, Bureau of Labor Statistics, Washington, D.C., 1973, pp. 174-175 ; Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, pp. 115, 118 ; Duménil, Glick and Rangel, The Rate of Profit in the United States, p. 339. []
  97. Agence américaine des statistiques du travail [NdT]. []
  98. M. Itoh, « The Japanese Model of Post-Fordism », article présenté à la conférence « Pathways to Industrialization and Regional Development in the 1990s », Lake Arrow-head/UCLA (mars 1990), pp. 5-8. Itoh souligne que la croissance de la demande globale au Japon n’a pas dépendu des exportations, qui sont restées stables à environ 10-12 % du PNB entre 1955 et 1985. []
  99. En aucun cas ces quelques observations ne visent à prétendre que l’économie des États-Unis n’a pas subi après la Deuxième Guerre mondiale de profonds changements. « [L]’accélération de la croissance économique […] après la Deuxième Guerre mondiale […] n’a pas concerné les États-Unis », Robert A. Gordon, Economic Instability and Growth: The American Record, New York, 1974, p. I. []
  100. Cette dernière phrase n’apparaît pas dans la version originale [NdT]. []
  101. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, pp. 118, 191 et s. []
  102. Ibid., p. 189. []
  103. Comme le signale Lipietz, « la recherche du “one best way” par les méthodes tayloriennes a pris fin avec la généralisation de l’“organisation scientifique” à un moment où les troubles sociaux dans les entreprises et la déqualification des ouvriers a coupé les fondements de la productivité, l’ingéniosité du travailleur productif », « Behind the Crisis», p. 26. []
  104. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, pp. 189-190. []
  105. La première citation est extraite de D. Leborgne et A. Lipietz, « Fallacies and Open Issues About Post-Fordism», document CEPREMAP n°9009, Paris, 1990, p. 6 (souligné par Brenner et Glick) ; la seconde citation est extraite de D. Leborgne et A. Lipietz, « New Technologies, New Modes of Regulation: Some Spatial Implications », Environment and Planning D. Society and Space, VI, 1988, p. 264. Pour une définition/explication très comparable du procès de travail fordiste, voir Aglietta, pp. 139-140. On peut remarquer en passant qu’Henry Ford résume de la manière suivante les traits essentiels de sa nouvelle organisation d’usine : « [L]e mot-clé de la production de masse est la simplicité. Trois principes simples la structurent : (a) le déplacement planifié, ordonné et continu de la marchandise vers le magasin ; (b) la livraison de la pièce à l’ouvrier ; (c) une analyse des opérations en les décomposant en leurs parties constitutives… Ces trois traits fondamentaux sont tous intégrés dans l’acte initial de planification d’une chaîne de montage ». Cité dans Rosenberg, Technology and American Economic Growth, pp. 113–14, n. 26. []
  106. Montgomery, Fall of the House of Labor, p. 233. « Taylor et ses disciples n’avaient quasiment rien à dire [à cette étape] à propos de l’impact des différentes machines en termes d’efficacité. Leur pensée se concentrait sur l’appropriation du savoir de l’artisan ». À l’inverse, « la revue Factory, à Chicago […] abondait de “voyages à travers les grandes usines du monde” et d’articles sur les moteurs électriques, sur les nouvelles fraiseuses, sur les palans, sur les grues, sur la sécurité incendie, sur l’évaluation des coûts, sur les fiches de présence et sur les aménagements d’usines – mais pas sur les systèmes de paiement ou sur le rôle des contremaîtres ». (Évidemment, comme l’explique Montgomery, Taylor avait auparavant lui-même réalisé des contributions techniques extrêmement importantes. Voir supra, n. 23). []
  107. Les citations sont d’Aglietta, p. 133-134 (soulignées par Brenner et Glick, sauf indication) et de Lipietz « An Alternative Design for the Twenty-First Century », CEPREMAP, Paris, p. 14. Mike Davis résume la position d’Aglietta de la manière suivante : « Des changements importants dans le processus de production sont des expressions de la lutte de classes, et toutes les modifications du procès de travail que peut nécessiter le processus de production sont des extensions de la lutte de classes ou des renforcements du principe global de mécanisation, c’est-à-dire « le transfert à la machine des traits qualitatifs du travail » ». « Fordism” in Crisis’ », p. 222. []
  108. Comme le signale Lipietz, « le changement du rapport de force entre les classes apparaît comme le “but” du changement technique, et la concurrence seulement comme la “force coercitive”, celle qui oblige chacun à se conformer à la tendance générale », « Conflits de répartition et changements techniques dans la théorie marxiste », Economie Appliquée, XXXIII, 1986, p. 523. Lipietz développe son argumentation en affirmant que « si le mouvement tayloriste a choisi d’annuler ces capacités [intellectuelles des travailleurs qualifiés], ce fut pour une raison politique, une raison micropolitique au niveau de l‘atelier, mais également une raison macropolitique au niveau de l’État. En fait, un travailleur doté d’un haut niveau de qualification, de conscience, d’activité peut contester le contrôle exercé par la direction sur l’intensité de son travail, de son produit ou sur la répartition des gains de productivité », « An Alternative Design for the Twenty-First Century », p. 18. []
  109. Pour une discussion approfondie du rôle croissant des découvertes scientifiques dans le changement au cours des cent cinquante dernières années, voir Rosenberg, pp. 113-171. []
  110. Voir Duménil, Glick and Rangel « The Rate of Profit in the United States ». []
  111. Pour la baisse internationale de la rentabilité, voir G. Duménil, M. Glick and J. Rangel, « The Tendency of the Rate of Profit to Fall: Part II », Contemporary Marxism, n°II, Automne 1985 ; et J. Armstrong, A. Glyn et J. Harrison, Capitalism Since World War II, Londres, 1984, pp. 255-257. []
  112. Il convient de signaler que les régulationnistes ajoutent parfois que l’intensification de la lutte de classes – résultant apparemment des tentatives de la part des employeurs de contrebalancer les rendements décroissants par les vieilles méthodes en renforçant leur pression sur les travailleurs – a contribué à générer la crise de productivité. Sur ce point leur travail converge avec celui de la Structure sociale d’accumulation. Il est possible que l’accent porté sur la lutte de classes contribue à expliquer la supposée discontinuité du déclin de la productivité/rentabilité, mais il ne ferait que rendre encore plus difficile la compréhension de cette synchronisation entre pays de l’OCDE. L’explication de la crise par la lutte de classes est envisagée par R. Brenner, « U.S. Decline and the International Capitalist Crisis », à paraître dans New Left Review [À ce jour il semble que cet article n’a pas été publié – NdT]. []
  113. Duménil, Glick and Rangel, « The Rate of Profit in the United States », pp. 340-342 ; B.P. Bosworth, « Capital Formation and Economic Policy », Brookings Papers on Economic Activity, 1982, n°2, p. 293. []
  114. L’économie du gaspillage : la crise américaine et les politiques reaganiennes, Paris, 1986 [1983], p. 46, Tableau 1. []
  115. V. Perlo, « The False Claims of Declining Productivity », Science and Society, Automne 1982, pp. 298 et s.. []
  116. Lipietz, « Behind the Crisis », pp. 22-26. []
  117. J.W. Kendrick et E.S. Grossman, Productivity in the United States. Trends and Cycles, Baltimore, 1980, p. 35 ; F.M. Gollop et D.W. Jorgenson, « U.S. Productivity Growth by Industry, 1947–1973 », in J.W. Kendrick et B.N. Baccara, ed., New Developments in Productivity Measurement and Analysis, National Bureau of Economic Research, Studies in Income and Wealth, vol. 44, Chicago, 1988, pp. 119-120. Le calcul consiste à additionner les chiffres obtenus pour des industries individuelles (tableau 1.3) à partir de données portant sur leur stock de capital. []
  118. Productivity in the United States, p. 48 et Tableau 3.8. []
  119. « Pour les « régulationnistes », le point de départ n’est autre que l’impact d’un ensemble de rapports sociaux (marchand et/ou salarial) sur les régularités économiques », Boyer, Théorie de la Régulation, p. 22. []
  120. Boyer, « Technical Change », pp. 77-78. Voir « Wage/Labour Relations, Growth and Crisis », p. 9. []
  121. Sur les crises de subsistance et l’analyse de Labrousse, voir J. Meuvret, Le problème des subsistances à l’époque Louis XIV, 2 tomes, Paris, 1977 (en part. « Introduction générale ») ; J. Meuvret, « Les crises des subsistances et la démographie de la France d’ancien régime », Population, 1946 ; W.G. Hoskins, « Harvest Fluctuations and English Economic History, 1480–1619 », Agricultural History Review, XII, 1e partie, 1964 ; D. Landes, « The Statistical Study of French Crises », Journal of Economic History, vol. X, n°2, 1950. []
  122. Pour la formulation confuse de Boyer, voir « Wage/Labour Relations, Growth and Crisis », p. 9. []
  123. Il faut tout de même ajouter que leur principe d’un mode de régulation « rareté » (pour tenir compte de l’Europe de l’est et de l’URSS) qui possède le même statut conceptuel que les modes de régulation concurrentiel et monopoliste – tout autant que le mode de régulation traditionnel/ancien – n’inspire guère confiance. Voir Boyer « Wage/Labour Relations, Growth and Crisis », p. 9. Il devrait être évident que ce qui a eu lieu en Europe de l’est et en URSS n’est pas une variante institutionnelle spécifique du capitalisme (le capitalisme est ici défini en termes de production de marchandises et de travail salarié, le force de travail étant une marchandise), mais plutôt un autre type de système de rapports sociaux, qui lui-même fait état d’évolutions institutionnelles variables selon le temps et le lieu. []
  124. Voir supra. []
  125. Voir supra. []
  126. Voir supra. []
  127. Voir supra. []
  128. Voir Lipietz, « Behind the Crisis », pp. 16-18 et s.. []
  129. Sur les traits fondamentaux du développement économique français pendant le xixe siècle, voir F. Crouzet, « French Economic Growth in the Nineteenth Century Reconsidered », History, LIX, 1974 ; E. Berenson, Populist Religion and Left Wing Politics in France, Princeton, 1984, ch. 1. []
  130. Voir supra. []
  131. Voir supra. []
  132. Lipietz, « Behind the Crisis », p. 13. []
  133. Voir supra, pp. 92-96. Nous ne nions pas que les travailleurs japonais et américains ont bénéficié des gains de productivité, mais simplement que les institutions fordistes ont permis à la croissance des salaires d’être équivalente à celle de la productivité. []
  134. Les régulationnistes voient réellement dans l’organisation internationale, c’est-à-dire multiétatique, (ou dans son absence) une source supplémentaire de crise. []
  135. Voir supra. []
  136. « New Technologies, New Modes of Regulation: Some Spatial Implications », Society and Space, VI, 1988, p. 271 ; Lipietz, « An Alternative Design for the Twenty-First Century », pp. 18-21 (citation p. 19). Cf. Lipietz, « Fallacies and Open Issues About Post-Fordism », p. 15. Il semble que l’idée que le compromis de classe constitue le fondement de la prospérité économique correspond à l’affirmation régulationniste que les grandes crises s’expliquent, de façon unilatérale, comme une conséquence du déséquilibre du pouvoir de classe en faveur du capital dans les années 1920 et en faveur du travail dans les années 1960. []
  137. On peut également ajouter qu’un certain nombre d’entreprises du secteur manufacturier, en particulier dans l’industrie automobile, ont été capables d’établir des limites formelles aux licenciements en assurant un taux d’abandon élevé par d’autres mécanismes, parmi lesquels le départ à la retraite, l’abandon de leur emploi par des travailleurs en raison de la pénibilité croissante de leur travail, les licenciements motivés, et ainsi de suite. Il convient aussi de remarquer que Lipietz pense qu’il existe une source supplémentaire, dérivée mais néanmoins centrale, de la crise, à savoir la demande inadéquate, qui résulte des baisses de salaires et de dépenses sociales qui ont répondu au déclin initial de la rentabilité qui a résulté de la crise de productivité. Lipietz, « New Technologies, New Modes of Regulation », p. 267 ; « The Debt Problem, European Integration and the New Phase of World Crisis », New Left Review, novembre-décembre 1989, p. 38 ; « An Alternative Design for the Twenty-First Century », p. 9. []
  138. Lipietz, « New Technologies, New Modes of Regulation », p. 271 ; Lipietz, « An Alternative Design for the Twenty-First Century », p. 19. []
  139. Lipietz, « The Debt Problem », p. 40. []
  140. Les chiffres sur la productivité proviennent du Département américain du travail, Bureau of Labor Statistics, News, 26 mars 1991. []
  141. Pour un excellent récit du procès de travail de type japonais et de la production en équipe sur lequel nous nous sommes beaucoup appuyés, voir la très importante étude de Mike Parker et Jane Slaughter, Choosing Sides. Unions and the Team Concept (A Labor Notes Book), Boston, 1988, en part. ch. 3. Voir également J.P. Womack, D.T. Jones et D. Roos, The Machine that Changed the World, New York, 1990, en part. ch. 3 et 4. Malgré leur attitude très différente à l’égard de la production en équipe ou allégée, ces deux études très similaires, et qui se recoupent largement, offrent des études très précises de son contenu. Il convient de souligner que nous ne nions pas que certaines institutions – emploi à vie, syndicats d’entreprise – peuvent offrir un environnement plus favorable pour l’investissement en qualifications et que cet investissement a eu des effets importants sur la croissance de la productivité, par exemple au Japon. Ce que nous affirmons est que la production en équipe ou allégée de type japonais peut générer d’importants gains de production, sans pour autant apporter ou nécessiter beaucoup de requalification. []
  142. Sur l’affirmation régulationniste que le choix actuel est entre une production intensive en capital (moins efficace) et une production intensive en travail (plus efficace), voir Lipietz, « New Technologies, New Modes of Regulation », pp. 268-269. Sur la production en équipes ou production maigre, voir Womack et al., The Machine that Changed the World, pp. 94, 102. Ces auteurs opposent explicitement (et pas favorablement) la renaissance de ce qu’ils appellent le « néo-artisanat » dans les usines Volvo en Suède à la production en équipe ou production maigre au Japon (pp. 101-102). []
Robert Brenner et Mark Glick