L’artiste à l’époque de la production

Dans cet article de 1975, Jean Jourdheuil analyse différents aspects de l’art dramatique à l’aune d’une réflexion sur le statut de l’artiste comme producteur au sein de la société. Du montage comme procédé théâtral aux personnages populaires, des usages de Brecht à l’institution du théâtre comme appareil d’État, Jean Jourdheuil pointe du doigt quelques impensés politiques du théâtre : comment produire le rêve d’un monde nouveau sans le figer dans des représentations stéréotypées ?

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La dramaturgie

La dramaturgie telle que je la conçois est constamment « en souci de l’art » (l’expression est de Maurice Blanchot). Il serait vain, en effet, de la considérer comme une discipline semblable à l’Esthétique. Comme chapitre de la Poétique, art de la composition des pièces de théâtre (les dramaturgies normatives d’Aristote, Diderot, Lessing), elle a fait son temps. De même le dramaturge comme fonctionnaire et garant philosophique de l’institution théâtrale.

De son ancienne fonction cultuelle elle a gardé sans doute une certaine nostalgie de l’ordre du savoir, mais y échappe cependant dans la mesure où elle est activité réflexive ancrée à l’intérieur même de la pratique artistique, pluralité des discours de la pratique artistique sur elle-même. Contrairement à l’opinion répandue, elle ne se contente pas de réfléchir (théoriser) les divers moments du processus de réalisation d’un spectacle, ce processus lui restant extérieur : le dramaturge n’est pas un théoricien de la mise en scène, du jeu d’acteur, du décor de théâtre, il n’est pas non plus une sorte d’ethnologue qui aurait choisi d’étudier les gens de théâtre de préférence à quelque tribu primitive. Étudiant et travaillant le texte de la pièce, la dramaturgie assimile sa fonction à celle de l’écriture, décomposant le texte pour le recomposer, l’adaptant, se hasardant quelquefois à lui faire violence. Dans un deuxième temps, par rapport au décor, à la mise en scène et aux acteurs, se présentant comme lecture d’une pièce à l’intérieur même du processus de sa réalisation en spectacle, elle a pour objet la production d’une « écriture scénique », d’une « économie signifiante », bref, d’une esthétique, et cela dans la mesure où elle a vocation à s’abolir dans le spectacle achevé (on peut à la rigueur commenter une mise en scène, un décor, le jeu d’un acteur, on ne saurait le faire d’une dramaturgie, précisément parce qu’elle n’est pas donnée à voir en tant que telle ; normalement, grâce au travail de la dramaturgie, on ne devrait pas pouvoir parler de la mise en scène, du décor pour eux-mêmes, ni même du jeu d’un acteur pour lui-même, mais seulement par rapport aux divers enjeux, liges de tension qui concernent la lecture et le traitement du texte). Bref, il en va de la dramaturgie comme de la traduction d’une langue dans une autre : il s’agit de multiplier les points et les lignes de tangence entre la langue de l’original et celle de la traduction ; lorsqu’on dispose d’un nombre suffisant de points et de lignes de tangence (il n’y en a jamais trop), l’allure de la courbe qui les enveloppe tous se dessine d’elle-même. L’objet premier de la dramaturgie, dans un incessant va-et-vient du texte (et de ce qui l’informe) au spectacle en train de se faire, c’est la détermination et la multiplication de ces points et lignes de tangence. Les choses se compliquent évidemment lorsqu’on a en vue une dramaturgie non euclidienne.

À propos du jeu de l’acteur : « Il s’agit de faire coïncider les réflexions qu’un personnage peut se faire dans telle et telle situation et les réflexions du comédien à propos de son personnage. S’il y a correspondance entre le comédien et le personnage, ce n’est pas dans les termes d’une identification, mais plutôt dans ceux d’une compréhension d’un mode de pensée1. »

Dans une telle perspective, le décor ne saurait être un « contenant » servant de cadre à l’action, lieu naturel de cette action, mais un espace autonome, un « paysage naturel » qui assumerait lui-même sa relation à l’univers de la pièce et dédaignerait de dessiner en creux le lieu d’une action déterminée, puisqu’il serait le lieu de plusieurs possibles ; à la mise en scène de faire en sorte que cet espace entre en résonance (il s’agit autant d’un espace acoustique que pictural) avec l’action et le texte de telle œuvre dramatique. Un décor ainsi conçu se contente d’offrir des possibilités de résonance2.

À considérer la peinture de Titina Maselli, on conçoit que son décor pour la Tragédie Optimiste ait pu être en divers points tangent à la démarche de Vichnevsky écrivant sa pièce en 1932 et offrir certaines possibilités de résonance. Voici ce que Gilles Aillaud en écrit à l’occasion d’une récente exposition à l’ARC : « Pour Titina Maselli l’univers de la modernité est essentiellement l’univers de l’utopie. Plus qu’une architecture nouvelle ou un nouveau moyen de transport le gratte-ciel et le métro sont des utopies réalisées. Ils ont quelque chose d’héroïque et terrible.

« Comme le métro lui-même, le volontarisme constructiviste de la peinture qui montre ce métro est héroïque et daté. Volontarisme et constructivisme qui furent le propre d’une autre peinture, optimiste et confiante dans l’avenir du progrès technique, celle de la génération des futuristes, et qui demeurent dans celle-ci. Mais ils ont perdu leur triomphalisme.

« La modernité coupe le souffle. Elle est la vie, mais elle est aussi ce qui ne peut pas être vécu3. »

La dramaturgie telle que je la conçois n’est pas seulement en souci de l’art, mais aussi de sa fonction sociale. Discours opérant de la pratique artistique sur elle-même, instrument de transformation de cette pratique dans la perspective d’une transformation de la fonction sociale de l’art, elle a vocation à traiter non seulement des textes anciens mais aussi de l’écriture aujourd’hui, non seulement du métier tel qu’il est mais aussi de sa mutation graduelle, non seulement du spectacle mais aussi de son public et de sa critique, non seulement de l’art mais aussi de la politique et de la philosophie, au premier chef de la politique dite culturelle.

Ainsi maintenant, en 1975, à l’heure où le ministère des Affaires culturelles organise à bas prix et sans grand souci de morale la récupération de diverses expériences qui ont pris leur essor après 1968 (Théâtre de l’Espérance, de la Salamandre, de la Reprise, Fabrique de Théâtre), il convenait, me semble-t-il, de mettre en avant les quelques éléments d’une conception nouvelle (moins scolaire, moins œcuménique) du théâtre populaire telle qu’elle apparaît à l’évidence dans les spectacles du Théâtre du Soleil, de l’Aquarium, de la Carriera et, sous des modalités très différentes, dans deux spectacles du Théâtre de l’Espérance (la Noce chez les petits-bourgeois, la Tragédie Optimiste).

Ce qui était (est encore) en question dans les travaux du « jeune théâtre », c’est une alternative pour la pratique du théâtre dans ses rapports avec l’histoire et les luttes des peuples ; ce que la récupération ministérielle a réalisé, c’est une alternative pour l’institution placée sous le signe du modernisme (de nouveaux créateurs, un nouveau style, un public en col roulé) : ainsi cette idée à laquelle semble tenir l’actuel secrétaire d’État à la Culture d’un roulement des créateurs placés à la tête des divers théâtres de telle manière que l’institution puisse sans retard suivre le jeu des modes. La presse en tant qu’instance de consécration en reçoit un pouvoir nouveau, précisément parce qu’elle est le lieu où se joue le destin des modes.

Le bal masqué

Appâtés par un pouvoir qui, faute de moyens, en appelle à l’imagination, les artistes sont actuellement pris d’une sorte de frénésie créatrice. Il règne dans l’avant-garde artistique (particulièrement théâtrale) quelque chose comme un grand désordre, les certitudes éphémères se succèdent à un rythme accéléré, chacun jette en vrac ses dernières cartouches en pensant « si seulement c’était la bonne ! » : le rêve, sa logique, la lutte des rêves, tout ce qui de près ou de loin pourrait évoquer Dionysos, le retour de tous les refoulés. Bien peu se sont avisés que ce désordre venu d’en haut n’est qu’un simulacre pour en prévenir d’autres qui viendraient d’en bas, sous le masque de Dionysos bien peu ont décelé la figure de l’employé de sous-préfecture.

L’artiste du XIXe siècle et l’auteur comme producteur

« Nous sommes des artistes et non des fabricants. Nous proposons à notre public des œuvres et non des produits. » Ainsi s’expriment, aujourd’hui encore, nombre de gens de théâtre, cinéastes, réalisateurs de télévision souvent progressistes. Cependant leurs œuvres se vendent et sont commercialisées, et lorsqu’ils créent ces artistes font tourner et s’appuient sur de véritables appareils de production.

Ces appareils de production, qui ne sont pas pour rien dans la réalisation des œuvres d’art et qui, sous les yeux de nos artistes médusés, transforment ces œuvres en produits pour les présenter à un public de consommateurs-amateurs d’art, sont partie intégrante des appareils idéologiques de la société bourgeoise. Et ces artistes qui ne sont pas des fabricants, qui créent des œuvres et non des produits, lorsqu’ils en appellent à l’Art, ont le sentiment d’élever une solennelle protestation contre les manipulations dont leurs œuvres et eux-mêmes sont l’objet de la part de ces institutions bourgeoises et de dénoncer ainsi l’insupportable domination exercée sur l’Art par lesdites institutions. Protestant et dénonçant, ils ne manquent pas de prendre la pose de l’artiste (la photographie est une invention du XIXe), parlent au nom de l’Art, du moins le croient-ils (c’est au XIXe siècle qu’est née la théorie de l’Art pour l’Art), bref, ils adoptent le point de vue de l’artiste bourgeois du XIXe siècle et en perpétuent l’imagerie et les médiocres errements. Exilé du pouvoir, souvent fasciné par lui, l’artiste bourgeois est un solitaire, sa protestation est généralement nostalgique, malgré tous ses efforts il ne parvient pas à être tragique.

Ces protestations au nom de l’Art, ces dénonciations de ce qui l’entrave, dans la mesure où elles reposent sur un travestissement des conditions matérielles dans lesquelles s’exercent les activités artistiques, ne sont pas sous-tendues par une exigence de transformation de ces conditions matérielles : ne visant ni implicitement ni explicitement à la transformation/destruction de ces institutions bourgeoises, elles signifient seulement que les artistes se plaignent des mauvais traitements qu’il leur faut subir.

En effet, comme l’artiste bourgeois du XIXe, ces artistes qui ne sont pas des fabricants, qui créent des œuvres et non des produits, voudraient bien que l’artistique soit au poste de commandement. À la télévision, on n’en est pas encore là, et il ne semble pas qu’on y vienne dans un avenir proche ; au cinéma, la situation est différente, certains réalisateurs (voire certains comédiens) quelquefois fortunés, plus souvent avec le concours des capitaux bancaires spécialisés, financent d’ores et déjà la réalisation de films d’auteurs ; au théâtre, dans le secteur public du moins, la situation, semble-t-il, est encore plus favorable, puisque la direction des théâtres nationaux est généralement confiée à des metteurs en scène. Il arrive alors ce qui n’avait pas été prévu, lorsqu’ils sont à la tête de ces appareils de production à l’égard desquels aucun processus de transformation/destruction ne saurait être entamé, voilà qu’ils s’infligent à eux-mêmes les mauvais traitements qu’auparavant il leur fallait subir. Pour avoir voulu affronter en tant qu’artiste ce qui le fascinait tant (l’artiste du XIXe est l’unique héritier de Lancelot du Lac), le pouvoir et l’institution, voilà notre artiste pétrifié comme jadis les téméraires qui voulaient mettre la Méduse à la raison. Il ne lui reste plus qu’à dénier son échec en psalmodiant : « Je suis un artiste et non un fabricant. Je propose à mon public des œuvres et non des produits. »

À l’idéologie et à la pratique de l’artiste du XIXe, Walter Benjamin, à une époque où par la force des

choses on eut le sens du tragique, opposa l’idéologie et la pratique de l’auteur comme producteur.

La postérité de l’artiste du XIXe siècle

Au XIXe siècle, sans doute pour la dernière fois, l’artiste se crut en tant que tel investi d’une mission sociale : incarner la conscience de soi de son époque. En cela l’artiste du XIXe reprenait à son compte, non sans d’ailleurs l’aménager, le fantasme des philosophes du XVIIIe. Armé des seules vertus essentielles à son art, il pensait qu’il était en son pouvoir de remplir cette mission, d’exaucer le vieux rêve de plénitude de l’humanité. L’échec et la désillusion aidant, il est devenu parfois dans l’essence même de son art un artiste du ressentiment.

Instruit par l’échec de son prédécesseur, l’artiste contemporain ne se risque plus à prétendre incarner la conscience de soi de son époque (tout cela est devenu terriblement problématique), mais il reste à ce point attaché à l’idéologie de l’artiste du XIXe qu’il ne se hasarde pas non plus à dénoncer, entamer, les contraintes qui transformèrent ce prédécesseur en momie amère. Il faudrait pour cela que les privilèges traditionnellement accordés aux artistes depuis le XIXe lui soient devenus difficilement supportables.

Pour survivre en tant qu’artiste, il substitue à l’exigence utopique bourgeoise héritée des philosophes des Lumières : « incarner la conscience de soi de son époque », une exigence amoindrie, d’inspiration rationaliste bourgeoise, et qui s’autorise parfois d’un brechtisme mal digéré (celui qui est le plus populaire) : « incarner la conscience critique de son époque et des époques antérieures ». La critique ainsi comprise, loin d’excéder ce qu’elle vise à critiquer, se love tout entière dans un mouvement de renonciation aux ouvertures/fermetures de l’utopie bourgeoise, laisse son objet inchangé et culmine dans le culte laïc de l’Esprit Critique, où ce qui est premier bien évidemment c’est l’Esprit, non le travail de la critique. L’étroitesse de vue, la vanité, le ressentiment se trouvent comme ennoblis dès lors qu’ils se parent des plumes de l’Esprit Critique.

Le montage

Au XIXe siècle, les états d’âme de l’auteur, même quand ils charriaient de médiocres pensées « profondes », trouvaient encore à s’exprimer dans des formes susceptibles de faire illusion. Il semblait que l’on avait affaire à l’universalité humaine, à une appréhension naïve et immédiate du monde et des hommes. Cette impression de naïveté et d’immédiateté, il convient de la mettre à l’actif des conventions artistiques et littéraires de l’œuvre d’art bourgeoise fermée sur elle-même.

Dès le XIXe, mais surtout au début du XXe, on vit se morceler, se craqueler le geste créateur que l’on avait cru jusqu’alors unitaire, tout à la fois démiurgique et simplement humain. Les conventions littéraires, il n’y a pas si longtemps garantes du naturel, devinrent machineries artificielles. L’histoire de l’art, les univers culturels où l’être humain croyait pouvoir venir se régénérer, se transformèrent en un vaste chaos hanté par d’incertaines forces obscures, et aussi en un désolant magasin de masques et d’accessoires où l’on pouvait venir se livrer aux improvisations les plus gratuites, les plus provocatrices, ainsi qu’à d’autres plus réfléchies. La détermination et le choix des accessoires, les motivations ou les principes qui présidaient à ce choix, les modalités de la composition et de l’agencement devinrent des moments décisifs de l’activité artistique.

Dans ce cimetière de conventions lézardées, de chef-d’œuvres en ruine, ça et là, on vit l’art (ce qui se pratiquait sous ce vocable) s’approprier ostensiblement divers instruments philosophiques, voire scientifiques, que le XIXe siècle avait tenus pour radicalement étrangers à l’art et à ses conditions normales d’exercice ; mieux encore, tenter d’assimiler sa fonction à celle de ces instruments philosophiques ou scientifiques qu’il s’appropriait. À l’intérieur même des œuvres d’art apparurent des moments de raisonnement paradoxal, de réflexion sur la composition même de l’œuvre, de réflexion de l’auteur lui-même (pathétique chez les expressionnistes, ironique chez Brecht, empreinte de dérision littéraire et de sentimentalisme chez les surréalistes). Des horizons nouveaux, quelquefois utopiques, qui outrepassaient les limites assignées par la bourgeoisie à l’activité artistique et au cours même des choses, s’ouvrirent aux artistes. Les futuristes russes ne furent pas les derniers à s’apercevoir que les capacités activistes des individus pouvaient renaître du semi-sommeil mélancolique où elle s’étiolaient. Le montage, qui n’est pas a priori un procédé artistique, devint indispensable à l’activité artistique4.

Le concept de production et le marxisme soviétique

Ce concept de « production », qui ouvrait au marxisme de Marx certains horizons utopiques, fut ramené par le marxisme soviétique, en théorie et en pratique, dans les limites d’une idéologie d’accroissement quantitatif de la production et de révolutionnarisation technique-industrielle des forces productives. Les horizons utopiques furent bien vite relégués dans la préhistoire du marxisme soviétique par l’usage que les dirigeants bolcheviques, afin de surmonter d’abord sur le terrain solide de l’économie l’arriération sociale de l’U.R.S.S., firent d’un concept quasi tayloriste de la production, « …l’ancien mot d’ordre : la technique décide de tout, reflet d’une période déjà révolue, où la pénurie technique chez nous sévissait, doit être maintenant remplacé par un nouveau mot d’ordre, mot d’ordre proclamant que les cadres décident de tout. C’est là aujourd’hui l’essentiel »5.

Corrélativement à cette réduction du concept de production, le marxisme soviétique ramena la dialectique base-superstructure à un schéma univoque qui assurait que la base ne saurait manquer d’engendrer la superstructure et d’abolir l’État. En réalité, ce qui fut aboli, c’est le principe critique et révolutionnaire du marxisme, la politique en ce qu’elle procède à la transformation de la société ; à la politique du prolétariat fut substituée une politique de légitimation des nouvelles instances du pouvoir (cette politique de légitimation fut d’ailleurs l’enjeu principal, historique, des diverses luttes pour le pouvoir dont les principaux protagonistes furent : Trotski, Boukharine, Zinoviev, Kamenev, Staline…).

Il revint aux idéologues du préstalinisme de formaliser cette déformation du marxisme, de constituer le léninisme en doctrine autoritaire garante et détentrice de la « vérité », de faire la théorie du marxisme comme vision du monde objectiviste, système clos réunissant les lois naturelles du développement historique et les lois du développement de la nature, de renouer avec le projet kautskiste d’un système contemplatif, d’une ontologie fondamentale, bref, de consommer et de justifier la rupture de la théorie et de la pratique.

Or, le concept de production dans la tradition marxiste (une tradition qui n’opposerait pas Le Capital à L’Idéologie allemande sous prétexte que le premier de ces ouvrages serait scientifique et l’autre pas, et qui n’oublierait pas que la constitution du marxisme procède d’une transformation de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne) est une catégorie émancipatrice. Il impose que la révolution vaille comme libération de la production et ne puisse trouver son achèvement dans la prise du pouvoir, que soit instaurée « une tout autre production, non une production sous une autre direction » (Brecht)6.

« En r’venant d’l’expo »

On sait que les syndicats ouvriers ont vocation à représenter la classe ouvrière. Pour beaucoup, aujourd’hui, c’est une évidence : la classe ouvrière a besoin d’être représentée, elle ne saurait parer que par l’intermédiaire de ses représentants. Faute de représentants, elle resterait silencieuse. C’est sans doute vrai (seulement jusqu’à un certain point) dans la mesure où elle s’est peut-être habituée à ce qu’on parle à sa place. Il en allait, semble-t-il, autrement avant la mise en place des appareils syndicaux, à l’époque des « associations de producteurs ». Cette évidence ne saurait donc aller de soi.

Si l’on pousse à son terme logique ce système de la représentation, on devrait pouvoir supprimer purement et simplement la classe ouvrière, l’évacuer de la scène politique ; pour autant qu’on lui substituerait les divers appareils syndicaux et politiques qui la représentent, rien ne serait changé.

Dans la dernière pièce de Jean-Claude Grumberg, En r’venant d’l’expo, cette problématique est en quelque sorte redoublée. Grumberg, pour nous montrer sur la scène du théâtre des personnages d’ouvriers, n’a pas craint de déléguer quelques syndicalistes qui représentent donc (doublement) ces personnages d’ouvriers que nous aurions aimé voir. En effet, les ouvriers nous sont présentés presque exclusivement dans des scènes de réunion syndicale où quelques-uns parlent cependant que les autres font de la figuration.

Si l’on excepte les deux premières scènes qui se passent dans les pavillons de l’Exposition universelle de 1900, la pièce de Grumberg fait alterner scènes de réunion syndicale et scènes de café-concert. La dramaturgie de Grumberg pointe là ses gros sabots, dans cette alternance du théâtre syndical et du théâtre du café-concert placés en regard l’un de l’autre. C’est seulement de théâtre dans le théâtre qu’il s’agit, nous sommes en terrain connu, l’histoire concrète n’a fourni que le prétexte à cette astucieuse et dérisoire confrontation.

Comme il se doit, les scènes de café concert seules sont « visuellement » convaincantes. Des scènes syndicales, nous retenons seulement une vague impression de populisme ; à aucun moment, malgré les conflits entre anarcho-syndicalistes et socialistes, malgré la proximité de la guerre, elles n’ont de véritable enjeu. Tout semble toujours déjà joué d’avance. Peut-être parce que, dans cette confrontation du café-concert et du syndicat, le café-concert avait pour lui l’avantage du spectaculaire. Peut-être aussi parce que la dramaturgie de Grumberg, non seulement en ce qu’elle ordonne la succession des scènes, mais aussi en ce qu’elle s’applique à engendrer des personnages, est singulièrement primaire. Lorsqu’il est parvenu à composer de l’extérieur, en lui faisant tenir des discours sur la grève générale ou sur la nécessité de l’action parlementaire, un personnage d’ouvrier à peu près crédible et dont on attendrait qu’il deviennent un peu autonome, Grumberg ne résiste pas à la tentation de le démolir par une allusion basse ou simplement anodine à son éventuelle vie privée :

Armand (citant). – « Le plus simple ouvrier engagé dans la lutte en sait plus que le plus grand des doctrinaires. »

Jean (reprend). – J’attends ton copain Jaurès, au pied du mur, la truelle à la main, demain à six heures du matin !

Une voix. – Oh, Puglieri, tu charries ! Y a des mois que t’as pas vu de truelle…

Une autre. – Et si tu te lèves à six heures, c’est pour boire ton petit blanc !

Jean. – Ta gueule !

Anjubeau. – Moi aussi je travaille, moi aussi je fais des journées de onze heures et plus, moi aussi j’assume mes responsabilités à l’égard de la C.G.T. Moi aussi je lutte pour le triomphe de la classe ouvrière et je te le dis en face, que ça te plaise ou non, nom de Dieu, ma fille fera sa première communion !

Jean. – Mais j’en n’ai rien à foutre de ta fille !

Anjubeau (se jetant vers Jean). – Je vais lui casser la gueule !

Personnages et dramaturgie

Il n’y a pas [dans En r’venant d’l’expo] de personnages au sens où on l’entend habituellement, et pourtant il y a des personnes qui passent, des personnes-tendances, oui, comme il y en a par exemple dans le théâtre de Vichnevski, souvent chez Brecht.

ATAC Informations, n°65

Considérons le théâtre des années 20-30, particulièrement le théâtre soviétique. On aurait pu s’attendre à ce que les personnages plébéiens (notamment les personnages d’ouvriers) s’y multiplient et deviennent des types aussi variés et populaires que les divers types de l’art populaire antérieur tels que nous les connaissons, par exemple, à travers la tradition carnavalesque. Or, malgré diverses tentatives (LEF, Proletkult) pour libérer la production (y compris la production artistique) et désaliéner les producteurs (notamment donner d’eux une image conforme à leur créativité et à leur vitalité), il n’en a rien été.

Quand des auteurs comme Brecht, Wolf, Vichnevski, Tretiakov sont parvenus à présenter sur le théâtre des personnages plébéiens tant soit peu convaincants, c’est à force de ruse : les qualités de la pièce (l’astuce dramaturgique et un certain formalisme nécessaire) venaient compenser le peu de consistance des personnages. Un exemple : dans la pièce de Brecht Maître Puntila et son valet Matti, le personnage du valet Matti est, semble-t-il, tout à fait convaincant ; ce qui fait problème, c’est qu’il le doive moins à ses qualités propres qu’à l’étonnante richesse du personnage de Puntila.

L’accent mis, dans ces années-là, sur la dramaturgie épique, la conduite du récit, les techniques nouvelles (effet de distanciation, montage) ne signifie pas au premier chef que ces auteurs aient adopté une idéologie moderniste (faire dans l’art une révolution artistique), mais au contraire, aussi paradoxal que cela puisse paraître, qu’ils avaient l’exigence d’outrepasser les limites traditionnellement imparties aux activités artistiques et entendaient contribuer à cette grande entreprise entrevue dans les premières années de la révolution : libérer la production. Cette articulation dramaturgie-personnages est symptomatique des limites atteintes par ce qu’on pourrait appeler la révolutionnarisation de l’art.

En effet, le concept de personnage, avec et malgré tout ce qu’il charrie de références aux anciennes dramaturgies, quand bien même dans les nouvelles il n’est plus au centre (comme la terre était au centre du monde dans le système ptoléméen), reste un point crucial de l’activité de l’auteur dramatique. Ce n’est pas par hasard que Brecht s’intéresse au personnage du « petit homme » dans Schweik, mais déjà dans Homme pour homme. Ce n’est pas un hasard non plus si Tretiakov, avec la technique du « bio-interview », tente de substituer au personnage agissant de l’ancienne littérature le personnage de l’interviewé qui se souvient et qui inventorie sa propre vie, ses propres expériences, avec à l’arrière-plan quelque chose comme une exigence de compréhension et de transformation du monde, une exigence aussi de ne pas laisser perdre les traditions productives.

Voyons ce que Tretiakov en dit dans sa préface à Den Shi Choua, la vie d’un révolutionnaire chinois :

« L’article politique et le schéma créent l’algèbre des événements. Un individu séparé se perd dans la multiple importance des chiffres. Les précis, les mémoires, la correspondance et les notes d’un témoin accumulent l’arithmétique de la Chine, mais l’individu séparé est éphémère et n’a pas la grande importance d’une formule. Il fallait sonder profondément.

« …Ce n’est que bien plus tard que j’ai remarqué dans mon propre travail les fils compliqués et fins qui composaient dans un récit l’image d’un personnage même aussi vivant et véridique que Den Shi Choua.

« …Il ouvrit honnêtement les admirables fonds de sa mémoire. J’y ai creusé comme un mineur, sondant, faisant sauter, cassant, choisissant et débourbant. J’étais tour à tour juge d’instruction, confesseur, interviewer, interlocuteur et psychologue. Parfois je ne parvenais à apprendre quelque chose de très simple qu’après de grands détours et de longues heures d’entretien. »

Chez Vichnevski (la Tragédie Optimiste) la dramaturgie tragique, chez Brecht la dramaturgie épique, comportent des personnages fragmentairement développés, mais qui ne sont pas pour autant tout à fait dénués d’épaisseur, qui ont même quelquefois de remarquables moments de vérité, dans un mouvement de remémoration (Vichnevski) ou d’analyse historique (Brecht). Chez Grumberg, cette tension dramaturgie-personnages qui a pour enjeu la révolutionnarisation de l’art n’existe pas ; la dramaturgie, parce qu’elle est boulevardière, ne compense en rien le peu de consistance des personnages, elle en joue. L’écriture n’y vaut pas comme moyen d’investigation historique (non plus que psychique), elle vise seulement à habiller le sujet qu’elle entend traiter. On nous avait promis une mémoire populaire, je n’y ai vu qu’une nostalgie populiste nourrie de ressentiment.

[…]

La tradition française

Il existe en France une tradition intellectuelle que l’on peut caractériser comme étant « de droite » : aristocratique en littérature, à défaut de l’être en fait. Habitués comme nous le sommes à baigner tristement dans l’euphorie progressiste, nous avons quelquefois tendance à l’oublier. D’autant que l’intelligentsia « de droite », héritière légitime de cette tradition, n’est pas dénuée de vertus ancestrales de discrétion : si l’on excepte les quelques clowns activistes nécessaires, elle est fondamentalement patiente, répugne à jouer le jeu des modes (le modernisme est aujourd’hui l’apanage et le mode de vie de l’intelligentsia « de gauche », sa manière propre de perpétuer et de servir le système), de son point de vue et compte tenu de ses objectifs elle se trompe rarement. Mais cette tradition a aussi ses héritiers illégitimes, la multitude des intellectuels « de gauche » qui consacrent une énergie phénoménale à exorciser ou travestir leur aristocratisme foncier, quand ce n’est pas à faire oublier qu’ils ont été naguère « de droite ». Comment s’étonner dans ces conditions qu’ils manquent de vigueur ? Tout au plus parviennent-ils à ne manquer ni d’intelligence, ni d’originalité, ni de brillant : Claude Roy et Roger Vailland il y a quelques années, Philippe Sollers et quelques autres aujourd’hui. Il ne suffit pas de découvrir Joyce pour échapper à Alfred de Vigny.

En France, les artistes sont progressistes : on ne peut pas être artiste et « de droite » (air connu).

Prenons la peine de scruter les liens qui unissent les artistes aux appareils dont ils sont tributaires, ainsi que leur attitude face à ses appareils. Le romancier et les maisons d’édition, le critique et les journaux, le peintre et les galeries. Là où ces institutions ne sont pas mises en question dans la perspective d’une destruction/transformation, là où l’artiste se contente de remplir la fonction qui lui est assignée, lorsque deviennent décisives les considérations de clientèle, je propose de méditer ces deux réflexions de Nietzsche :

« Qu’est-ce qui fait la Révolution ? c’est la vanité. Qu’est-ce qui la terminera ? encore la vanité. La liberté est un prétexte. »

« Le vaniteux s’arrête au moyen d’atteindre la fin et s’y complaît, si bien qu’il oublie la fin. »

La postérité de Brecht

Renouer avec la grande tradition de Brecht, tous les hommes de théâtre qui ne sont pas tout à fait imbéciles l’ont désiré, dans leur jeunesse ou dans leur âge mûr. Dépasser Brecht, beaucoup crurent en tout bonne foi qu’ils y parviendraient vers la fin de leur jeunesse ou de leur âge mûr. Aujourd’hui, parvenus à l’âge de l’ultime apparition sur la piste du cirque, ils confient volontiers que Brecht, l’ampleur de sa réflexion et de son œuvre, les paralyse. Et de cette paralysie qui les rend amers et les conduit à se détourner de Brecht pour préserver ce qui leur reste de vitalité propre, ils rendent responsables, en vrac : une orthodoxie brechtienne qui serait terroriste et tatillonne, le rationalisme de Brecht, les livres-modèles qui auraient imposé de copier les mises en scène réussies du Berliner Ensemble…

Après avoir posé aux brechtiens, ils prirent la pose de ceux à qui on ne la fait pas, qui sont bien au-dessus de cela et qui voient plus loin, maintenant ils voudraient bien regarder ailleurs, mais cherchent vainement où. Comment faire pour continuer à dénier ce qu’il y a en nous et dans notre pratique artistique de réactionnaire ? Telle est la question qui actuellement les sollicite.

En guise de conclusion

Question. – Comment accepter d’être réactionnaire ?

Réponse. – Se regarder dans une glace et mesurer le chemin qui reste à parcourir pour faire œuvre révolutionnaire.

Remarque 1. – C’est un point de vue acceptable pour étudier et lire Brecht, les Soviétiques des années 30 (Maïakovski, Tretiakov, Vichnevski…), ainsi que Kleist, Büchner, Hölderlin et quelques autres.

Remarque 2. – C’est un point de départ acceptable pour avoir une idée de ce que peut être le sens du tragique.

Question. – Qu’y a-t-il chez Brecht qui soit susceptible de paralyser ses émules provisoires et qui ne l’ait pas paralysé, lui ?

Réponse. – Peut-être l’acharnement à confronter jusqu’à les faire coïncider une réflexion personnelle sur une pratique littéraire et artistique et une étude jamais achevée du marxisme comme pensée intervenante (théorie?) et pratique globale et différenciée de transformation de la société (praxis).

Juin 1975

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  1. « Le Théâtre de l’Espérance », Travail théâtral, XVI, juillet-septembre 1974. []
  2. Le décor de l’Âge d’or pourrait s’analyser ainsi. []
  3. Présentation de l’exposition de Titina Maselli au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, mars-avril 1975. []
  4. Ernst Bloch, Héritage de ce temps []
  5. Staline, 4 mai 1935 []
  6. Cf. Heinz Bruggemann, Literarische Technik une soziale Revolution, Versuche über das Verhältnis von Kunstproduktion, Marxismus und literarischer Tradition in den theoretischen Schriften Bertolt Brechts. []
Jean Jourdheuil