Le film comme étude : dialogue entre Peter Weiss et Harun Farocki

Dans ce dialogue avec Harun Farocki, publié dans la revue Filmkritik, en février 1980 et Juin 1981, Peter Weiss revient sur son rapport au cinéma et sur son passage du film à l’écriture. Les deux hommes s’interrogent sur ce qui fait la spécificité de l’expérience et de la représentation filmiques, en explorant les films majeurs de Weiss tout en les replaçant dans la globalité de son œuvre. Ce texte est précédé d’une introduction de Thomas Voltzenlogel.

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Présentation

Peter Ulrich Weiss (1916-1982) est un écrivain, dramaturge, peintre et cinéaste allemand. Il grandit dans la banlieue de Berlin avant de s’exiler en Suède – après être passé par l’Angleterre et la Tchécoslovaquie – à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il est découvert en France au cours des années 1960 grâce à la traduction par Jean Baudrillard, pour les éditions du Seuil, d’un de ses romans, Points de fuite, puis de ses pièces de théâtre Marat-Sade (dont le metteur en scène Peter Brook en réalisera une adaptation cinématographique en 1967), L’Instruction ou encore Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de libération du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs ainsi que la volonté des États-Unis d’Amérique d’anéantir les fondements de la Révolution. Cette pièce était introduite dans l’édition française par un texte considéré comme fondateur du « théâtre documentaire »1.

On y lit les quelques principes structurants du théâtre documentaire, lesquels ne sont pas étrangers au propre travail de Farocki. Weiss propose une forme théâtrale articulée autour de la présentation aux spectateurs de documents authentiques (« Des procès verbaux, des dossiers, des lettres, des tableaux statistiques, des communiqués de Bourse, des présentations de bilans bancaires et industriels, des commentaires gouvernementaux, des allocutions, des interviews, des déclarations de personnalités en vue, des reportages journalistiques ou radiophoniques, photographiés ou filmés et toutes les autres formes de témoignage du présent forment les bases du spectacle ») et lui donne pour tâche d’opérer la critique du camouflage (« que nous dissimule-t-on ? »), la critique de la falsification de la réalité (quelle période historique est occultée ?) et la critique du mensonge (« quels sont les effets d’un mensonge historique ? »). Ces critiques gravitent autour de la question centrale : à qui profitent le camouflage, la falsification de la réalité et le mensonge, que le théâtre doit élucider afin de rendre sensibles aux spectateurs les possibilités concrètes d’agir dans une situation afin de la transformer. C’est bien cette tâche qu’assigne Farocki dès 1969 à son troisième court-métrage Nicht löschbares Feuer en exposant le procès de production du napalm et la possibilité de stopper ou au moins d’entraver sa production pour résister à la guerre que mènent les États-Unis au Vietnam. Le théâtre documentaire se donne pour objectif de construire, par un travail de collage et de montage des documents, un point de vue d’observateur analysant la situation et proposant un « schéma-modèle » de la situation en vue de rendre sensible le caractère transformable de cette situation. Mais il n’épouse pas pour autant une position objective et neutre : il doit immanquablement « prendre parti ».

Lors de son exil en Suède, Peter Weiss s’intéresse au cinéma, écrit de nombreux articles qui formeront son livre Cinéma d’avant-garde (L’Arche, 1989) et cofonde avec des étudiants et de jeunes artistes l’Experimental Film Studio en 1949. La Suède étant très isolée à cette période, le cinéma expérimental s’était moins développé que dans d’autres pays d’Europe ou aux États-Unis. En 1979, Harun Farocki réalise à Stockholm un film d’entretien avec Peter Weiss (Zur Ansicht : Peter Weiss) consacré à son travail sur son grand livre Une Esthétique de la résistance. En 1980 et 1981, il publie dans Filmkritikun entretien en deux parties avec Weiss et, en 1982, présente et introduit la diffusion télévisée des courts métrages de Peter Weiss2 : Studie II, 1952 ; Studie IV, 1954 ; Enligt lag (Au nom de la loi), 1957 ; Ansikten i skugga (Visages dans l’ombre), 1956 ; Vad ska vi göra nu da ? (Que devons-nous faire maintenant ?), 1958.

L’attrait de Peter Weiss pour le cinéma semble s’inscrire dans une volonté de distinguer les images des textes, l’esthétique (au sens des configurations formelles sensibles) de l’idéologique (au sens de la structuration discursive, logique, d’idées). D’où son étude approfondie des films expérimentaux, de fiction ou documentaire, et plus particulièrement des tentatives surréalistes.

Studie II est composé de tableaux surréalistes, des agencements d’images, de corps, d’objets hétérogènes, fragmentés, infidèles aux représentations logiques de l’espace et du temps et qui résistent aux processus d’identification ou d’interprétation spontanés. Ils ont été conçus à partir de dessins surréalistes que Weiss avait réalisés à partir d’associations d’images-idées.

Studie IV décrit, selon les termes de son auteur, « un processus de libération » : « Le héros parcourt plusieurs chambres différentes qui ont chacune un sens pour lui ; il traîne un objet qui change de forme sans arrêt et qui s’avère, finalement être lui-même. C’est son vieux moi usé, qui se détache de lui et s’effondre.3

Ses premiers films s’inspirent du cinéma d’avant-garde (européen principalement), celui, fantastique ou expressionniste, de Méliès, Feuillade, Wiene ou Murnau et celui, surréaliste, de Man Ray, Buñuel, Dulac, Cocteau ou Maya Deren.

Cependant, on remarque une seconde influence, qui n’est pas antinomique mais complémentaire, dans les films qui relèvent davantage d’un certain réalisme poétique, ceux de Jean Epstein, Jean Vigo, Joris Ivens ou Dziga Vertov.

Car il s’inscrit aussi dans une tradition marxiste du cinéma qui éclot dès les premiers temps de la théorisation et pour laquelle il s’agit d’inventer un nouveau langage et une nouvelle culture visuels (Béla Balasz) qui donneraient à voir au spectateur « l’inconscient optique » (Walter Benjamin), c’est-à-dire une capacité à voir dans les reproductions cinématographiques et photographiques de la réalité, la part d’inconscient (psychique, idéologique) invisible dès lors que cette réalité n’est pas médiatisée par des images : nos manières de circuler dans un espace, de nous comporter, d’agir. Bref, il y aurait quasi ontologiquement dans un cinéma « documentaire » une étrangéisation du réel, une mise au jour de l’étrangeté et de l’artificialité de nos existences dont les modalités ont été normalisées, intériorisées et banalisées.

Ainsi, dans Ansikten i Skugga (Visages dans l’ombre, 1956), Weiss filme la journée d’hommes pauvres et marginaux se débrouillant dans les rues de Stockholm pour dormir, se laver, s’occuper, se socialiser, etc. Dans Enligt lag (Au nom de la loi, 1957), il s’agit de la vie quotidienne de prisonniers dont la forme résulte de ruses misent en œuvre pour ne jamais filmer le visage des prisonniers, ce qui était interdit par l’administration pénitentiaire, tandis que ceux des gardiens sont ostensiblement montrés. Quant à Ingenting ovenligt (Rien d’inhabituel, 1957), il fait le portrait, à la manière de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, d’une ville et de ceux qui la composent : les individus qui se baladent, jouent dans le parc, vont travailler, manger, éteindre des incendies, etc.

Sans commentaire et sans dialogues, ces films dé-rationalisent tous discours pré-établis sur le travail, la configuration des villes, le jeu, la misère, l’exclusion, l’enfermement, la détention pour laisser le spectateur face à la réalité qu’ils recouvrent ; une réalité automatisée et que le poids de l’habitude et de la convenance nous empêche d’envisager, de nous figurer autrement que comme allant de soi.

Le travail de Peter Weiss au cinéma sera surtout retenu pour sa dimension proprement expérimentale, pour la forme essai de ses films. Ce qui transparaît dans l’entretien avec Harun Farocki, est que Peter Weiss envisageait le cinéma comme un art qui pouvait se pratiquer de la même manière que la peinture ou l’écriture : on peut esquisser, essayer, tenter des choses avant de penser concrètement à la réalisation d’un film précis. Mais les ressources économiques nécessaires pour faire ses études cinématographiques ont finalement eu raison de sa pratique libérée des cadres industriels établis.

Redécouverts aujourd’hui, ses films peuvent être ce que Dziga Vertov imaginait lorsqu’il parlait « des films qui engendrent d’autres films », une œuvre qui invite non seulement à l’étude de la réalité mais également à la mise en image de cette réalité telle qu’elle puisse révéler non seulement son caractère intolérable mais aussi la nécessité de la révolutionner.

Thomas Voltzenlogel

***

Première partie

Peter Weiss : Le film sur la prison pour mineurs située aux environ de Uppsala fut réalisé en 1956. C’est une production totalement indépendante, je travaillais alors comme enseignant dans des prisons, ce qui me poussa à m’engager activement sur la question des prisonniers, et notamment des adolescents. Hans Nordenström et moi-même avons emménagé dans la prison, afin de capter l’atmosphère qui y régnait nuit et jour. Le tournage a duré environ cinq ou six jours, je crois.

Harun Farocki : Avez-vous utilisé un éclairage artificiel pendant le tournage ?

P.W. : Non, jamais d’éclairage artificiel, c’est pour cela d’ailleurs que certaines scènes sont aussi sombres, de plus nos prises se faisaient toujours la caméra 35mm à l’épaule, jamais sur trépied. Nous n’avons généralement pas enregistré de son synchrone, il n’y a, de toute manière, que peu de dialogues dans le film.

H.F. : Par la suite arrive un geôlier, complètement dingue, qui a un tiroir dans lequel il met son cendrier. Lorsqu’il fume, il ouvre le tiroir, enlève les cendres, referme le tiroir, puis prend la bouffée suivante.

P.W. : C’est sans doute dû à l’interdiction de fumer. Le geôlier a le droit de fumer, c’est un privilège, et le tiroir exprime toute la spécificité de ce droit. Les délinquants qui sont derrière les verrous se sentent très seuls. Ils ont 17 – 19 ans.

H.F. : À un moment, on voit une libération, ou une sortie ?

P.W : Ils travaillent dans l’exploitation agricole voisine, qui est grillagée. Certains, qui se sont plaints, ont le droit de travailler dans le jardin, au-delà des barbelés. Juste à côté se trouve l’Institut de pathologie de l’Université. L’image que l’on voit tout au début : au premier plan, l’embryon mort-né, au second plan la prison, c’est de la mise en scène, ces deux aspects sont, en effet, juxtaposés. Ça produit un effet symbolique mais les fenêtres de l’Institut donnent véritablement sur la prison.

H.F. : Juste après, on voit des images de jeunes plants avec lesquels les prisonniers travaillent. Là, des images de la vie naissante se mêlent à celles de morts-nés.

P.W. : Les chiens, qui apparaissent tout de suite après, ce sont les chiens de garde dans la cage de la prison.

H.F. : Il y a beaucoup de torses dans le film, que des corps, la tête est hors-champ, ce que l’on ne peut voir que chez Bresson.

P.W. : C’était une condition : nous n’avions le droit de filmer que de telle manière à ce qu’aucun visage n’apparaisse. On ne voit qu’une seule tête à un moment, de dos.

H.F. : Aujourd’hui, ce qui nous saute aux yeux est le fort caractère fictionnel du film. Ce n’est pas un reportage depuis la prison, c’est une histoire à travers des images carcérales, ou des images de l’emprisonnement.

P.W. : C’est vécu de l’intérieur, de ceux qui sont en prison, et sans qu’il y ait un quelconque commentaire. La tentative naïve de recouvrir les murs nus du corridor par une tapisserie à motifs puis, ce qui est un droit des détenus, de coller leurs images, leurs photos, leurs photos obscènes dans leurs cellules : il n’y a que l’intérieur, dans lequel les gens passent une grande partie de leur existence, qui est divisé.

H.F. : Dirais-tu également que le film est porté par une affection romantique envers les détenus, envers le monde carcéral ?

P.W. : Je ne dirais pas romantique. Lorsque je regarde ce film, après 25 ans – ce dépotoir au début et à la fin du film qu’essaye de gravir le prisonnier sans jamais y parvenir, ce chemin de Sisyphe qu’il parcourt, c’est quelque chose que je ne ferai plus aujourd’hui. Mais sinon : ce que nous avons vécu n’est en fait qu’un jour tout à fait ordinaire se déroulant, simplement, dans un milieu que nous ne connaissons pas, qui est totalement hermétique à ce que l’on nomme la normalité, mais c’est la normalité pour ceux qui y passent des mois, voire des années. C’est cela que nous avons voulu illustrer. Ce que nous avons également illustré – et qui a, bien entendu, été coupé par la censure – : la détresse sexuelle, qui devient très explicite dans la scène de la douche, où l’on voit ces corps d’hommes nus qui se savonnent, recouverts de tatouages, il y avait là une atmosphère vitale très forte. Ça a été coupé au montage par la censure, tout comme une scène ultérieure de masturbation. La scène finale en cellule, lorsque un prisonnier est seul, laissé seul après cette journée ensoleillée, alors que dehors se tient la remise des diplômes des lycéens d’Uppsala qui ont eu leur baccalauréat et mettent leurs chapeaux suédois blancs, c’est la période de la Saint-Jean (Mittsommer), le point culminant de l’été suédois. Certains prisonniers sont retournés en cellule avec un bouquet de fleurs cueillies à l’extérieur. On peut caractériser ça de romantisme – c’est comme ça.

H.F. : Une belle lumière, même dans la nuit un flot de lumière inonde la cellule.

P.W. : Les nuits d’étés éclairées, s’imaginait-on, les prisonniers sont enfermés à sept heures et restent seuls pendant toute la nuit. On peut s’imaginer sans mal à quel point ce doit être insupportable, si l’on pense à l’existence (Dasein) physique.

H.F. : Un prisonnier a construit une poupée de pendu, vous l’avez filmé vacillante.

P.W. : Oui, il avait fabriqué un pendu à partir d’allumettes, il y avait également une sorcière. Il y a aussi la commission d’inspection qui entre dans une cellule en s’exclamant : « c’est bien joli par ici ». Voyez-vous, il y a une fleur dans cette chambre.

H.F. : Et le prisonnier est assis sur le rebord de la fenêtre – un rebord faisant office de mezzanine – et regarde par la fenêtre. Dans une prison il n’y a pas beaucoup de mouvements, et les diverses échéances sont déterminées par beaucoup de choses. C’est pour cela que chaque variation est très expressive, la manière dont on s’assoit à table ou dont on se lève pour essayer de capter une vue.

P.W. : Ce qui nous a étonné lors des prises fut ce mélange étrange entre sadisme et amitié dans les rapports entre les gardiens et les mecs. Les gardiens arrivent avec les clés, et toute la condition de l’emprisonnement résonne alors, et ils disent aussi « bonne nuit », puis le garçon disparaît dans sa cellule. L’inhumanité est mise en avant, c’est-à-dire les rapports totalement inversés des institutions envers les malfaiteurs, pour lesquels ils n’ont aucun autre type de punition que de les boucler. C’est, encore une fois, le rapport de ceux qui sont au-dessus à ceux qui sont en-dessous, ceux du dessous n’ont pas de visage, et ceux du dessus, les gardiens, sont mis en image à partir d’une certaine perspective.

H.F. : Les prisonniers avaient-ils envie d’être filmés ?

P.W. : Oui, ils étaient tous fin prêts, ils se seraient également montrés à visages découverts.

H.F. : Et une fois le film fini, fut-il projeté ?

P.W. : À l’époque, il y avait un studio de cinéma à l’université, c’est là qu’il fut projeté, puis à des festivals, ensuite un distributeur américain – Cinema 16 – a pris le film en charge et l’a beaucoup diffusé aux États-Unis, où il tourne encore aujourd’hui4). Par la suite j’ai réalisé un long-métrage expérimental, et l’on peut considérer ce court-métrage comme un prélude qui fut projeté pendant une semaine dans le cinéma ici. Jusqu’à maintenant il n’est toujours pas passé à la télévision. De la même manière, nous n’avons jamais été rémunérés pour le film. Aujourd’hui il est distribué par une petite société en Suède qui le montre lors de diverses manifestations d’associations. Même l’administration pénitentiaire l’a projeté aux jeunes gardiens de prison une fois … Désormais il existe un très bon film sur la toxicomanie à Stockholm, Ett anständigt Liv (Une vie décente) de Stefan Jarl, qui m’a dédié ce film car, selon lui, mon film carcéral l’a conduit vers la réalisation de films. C’est ainsi, qu’après 25 ans, mon film est revenu à la vie.

Sur Studie II: Halluzinationen

P.W. : J’ai réalisé la première Étude (Studie) en 1951, celle-ci montre l’expérience d’un début de matinée : se faufiler hors du lit, se brosser les dents, se laver et aller aux toilettes, une sorte de pur truc de cinéma, qui était très court, sept ou huit minutes. La deuxième Étude date de 1952, alors que j’étais encore peintre et que je commençais à faire des collages. Dans un premier temps, le film fut créé à partir de dessins, puis nous avons calibré le film exactement d’après les dessins. Comme plusieurs personnes étaient ensemble dans une scène afin de faire une figure à partir de leurs différents membres. C’était très compliqué. Mais il faut dire que c’était un film fait sur initiative privée, à l’époque nous avions une équipe de court-métrage (Kurzfilmgruppe), notre propre caméra 16mm et un peu de matériel.

H.F. : J’aimerais la décrire. Il y a sept, huit, tableaux d’environ une minute5 chacun, et ils débutent et se terminent par un écran noir. Une pièce assez abstraite apparaît, très éclairée devant et sombre à l’arrière plan. On peut voir le buste et la tête d’une ou plusieurs personnes, puis des membres pénètrent dans l’image et complètent la personne de manière organiquement impossible. C’est-à-dire qu’à l’endroit où une personne devrait avoir des bras, on y met des pieds, comme si les jambes poussaient à partir des hanches des personnes, à l’instar des collages animés. Il n’y a pas de coupure dans les images, aucun processus, ce sont des images-idées (Bildideen). Certaines choses m’apparaissaient comme plus littéraires que d’autres, à un moment il y a deux visages qui semblent vouloir s’entredévorer, mais ceux qui les portent sont attachés par des fils invisibles, ça m’apparaît plus interprétable que les images dans lesquelles il y a un geste étranger pathétique, comme un homme qui a la tête posée sur le bureau.

P.W. : Les bruits, que j’ai fait moi-même, le binage, les grattements et les bruits métalliques, en sont également partie intégrante.

H.F. : Te souviens-tu de tes sources d’inspiration, s’agissait-il de Cocteau ?

P.W. : Nous regardions les films de Cocteau dans le groupe d’étudiants cinéphiles (Studentenfilmgruppe), mais aussi des courts-métrages américains et français. Stan Brakhage et l’école californienne, l’influence de Maya Deren ne s’est vraiment fait ressentir que plus tard. À l’époque j’ai rassemblé beaucoup de matériaux et j’ai également écrit un livre sur le cinéma. Celui-ci fut publié en 1954 en Suède et des extraits en furent publiés dans les années 60 aux éditions Suhrkamp6). L’empreinte du surréalisme était déjà présente depuis un bout de temps, je m’orientais dans cette direction dans mon travail de peintre. Mes peintures ressemblent fortement à ces images de films. Il est clair que j’ai été très fortement influencé par Max Ernst.

J’ai réalisé six ou huit études surréalistes pour terminer par ce film sur la prison, pensé en fait comme conclusion de la série surréaliste, puis j’ai réalisé un autre documentaire sur les clochards à Stockholm : Gesichter im Schatten.

H.F. : J’ai l’impression, qu’à travers la propagande des années 1950, il n’y avait plus de lutte de classes, que l’art ne s’intéressait plus qu’aux prisons, aux huttes Nissen, aux refuges pour SDF, c’est-à-dire à ceux que l’on nomme les marginaux de la société. Dans les deux films il y a d’une part de la poésie, produite entre quatre murs, et lorsque l’on cherche l’aspect social, on ne se tourne pas vers la SAAB mais vers les choses qui sont parvenues du dix-neuvième siècle à l’époque contemporaine.

P.W. : J’ai achevé la série de films documentaires en 1960 par une commande de l’institut danois du film, le film s’appelait Hinter den Fassaden, il dépeint l’existence des humains dans les villes-dortoirs modernes en dehors de Copenhague. Nous rentrions dans les appartements et interviewions les personnes en montrant le contraste entre la petite-bourgeoisie danoise et le fonctionnalisme des énormes blocs de maisons.

H.F. : C’était également l’époque ou la République Fédérale arrêtât de célébrer la reconstruction.

P.W. : La même année est paru Der Schatten des Körpers des Kutschers (L’Ombre du corps du cocher), qui fut écrit en 1952, pendant que je tournais les Halluzinationen. Le point final de ma période filmique, alors que je peignais encore, était donc aux alentours de 1960, c’est là que sortit le premier livre et que je me suis tourné entièrement vers le travail d’écrivain. Puis j’écrivis Abschied von den Eltern, Fluchtpunkt, Marat, etc. … Les films constituent une période close dans cette transition entre art visuel et littérature.

H.F. : Je me disais que, lorsque ton premier livre fut publié, tu avais déjà plus de quarante ans. Tu as sans doute accumulé des matériaux pendant vingt ans, et c’est pour cela que tu étais capable de produire aussi rapidement. Il en va de même chez Godard, bien qu’il ait réalisé son premier film à vingt-neuf ans, celui-ci fut réalisé après dix ans d’activité et il avait des centaines de films en tête.

P.W. : C’est aussi une preuve que la pauvreté de l’artiste n’imprègne aucunement son travail. Au contraire, lorsqu’il y a résonance et possibilité de publication, c’est là que le travail coule plus facilement.

Deuxième partie

HARUN FAROCKI : N’as-tu jamais pensé à t’orienter vers la création cinématographique commerciale (Filmschaffens) ?

PETER WEISS : Eh bien, j’ai fait mes premières expériences cinématographiques avec le film parisien Schwedische Mädchen in Paris 7. C’était ma toute première tentative de faire rentrer un peu d’argent en réalisant des films. Un producteur suédois se chargea de mettre en place l’équipe.

J’étais directeur de la photographie, à Paris j’ai choisi les sites de tournage, j’ai composé les scènes et essayé d’y intégrer un maximum de choses qui m’intéressaient. C’était en 1960 : Tinguely exposait pour la première fois à Paris. Nous étions de la partie, nous accompagnions Tinguely avec ses sculptures mobiles, toutes ses machines et appareils, qui devaient être exposées, du Boulevard Montparnasse jusqu’à Raspail. Puis il fut arrêté par la police. Nous avons tout filmé jusqu’au moment où il fut bouclé dans la voiture de police.

Le film est empli d’authenticité, l’action par contre n’est qu’une bagatelle puisqu’elle retrace la vie quotidienne de quelques filles suédoises, ce à quoi elles passent leurs journées, comment elles arrivent à s’en sortir non sans difficultés. Par la suite, les producteurs ont parsemé le tout de scènes semi-pornographiques. Nous avons donc pris nos distances par rapport à cela.

H.F. : Pourquoi as-tu arrêté de faire des films ? Est-il plus simple d’écrire librement, c’est-à-dire d’être et d’écrire de manière indépendante, plutôt que d’être et de filmer de manière indépendante ?

P.W. : Je crois que cela est dû à la situation extrêmement défavorable dans laquelle nous vivions jusqu’à la fin des années 1950. Tout ce que j’ai fait jusque-là aboutissait à chaque fois à une perte financière telle que je ne pouvais tout simplement plus me permettre de continuer.

J’avais déjà commencé mon travail d’écriture en même temps que mon activité filmique. Au début des années 1950, j’ai écris Die Versicherung et Der Schatten des Körpers des Kutschers (L’Ombre du corps du cocher) parallèlement à mes films.

H.F. : Pourquoi t’es-tu plus facilement fait happé par l’écriture ?

P.W. : Dans les années 1950, le travail filmique était ce qui m’intéressait le plus ; à la fin des années 1950, je ne faisais quasi plus d’images mais des films. Le fait que ce ne soit pas allé plus loin était lié à la situation économique : que chaque film demande un tel effort pour le faire aboutir.

H.F. : J’ai une autre hypothèse sur la question. Dans tes films, il y a des lieux artificiels, des espaces artificiels ; tu n’essayes pas de conserver l’espace ou la situation, tels qu’ils se présentent réellement dans ce monde. J’ai l’impression que tu as abandonné la réalisation de films car la possibilité de bâtir une certaine abstraction exaltée (überhöhte Abstraktion) à partir d’un matériel réel est plus simple avec des mots. Le film, du moins le stade d’évolution de son langage, reste sans doute encore trop banal pour créer quelque chose avec des supports factographiques, faire converger plusieurs millénaires dans un seul moment, comme tu l’as fait dans L’Esthétique de la résistance.

P.W. : Si j’avais été captivé par ce médium, j’aurais continué. Pendant toutes les années suivantes, l’écriture de pièces de théâtre m’intéressait plus que l’activité filmique. Quelque chose me manquait dans le film pour être suffisamment captivé.

Pour moi, les films n’étaient que des évocations, des esquisses de quelque chose que j’avais en tête, et ce n’était pas satisfaisant pour moi sur le long terme, car je savais alors qu’il n’y avait aucune perspective d’accroître mes ressources économiques afin de pouvoir réaliser quelque chose. Pas même dans Vogelfreien 8, donc dans un film de fiction, où nous travaillions de manière plus professionnelle, les scènes ne s’approchaient que de manière évasive de ce que j’envisageais et de ce qui était aussi plus fortement présent dans le manuscrit. Pour être plus précis, c’est dans les transitions entre différentes situations, dans ces ambiguïtés, que tout me manquait, c’est quelque chose que je n’arrivais pas à rendre réel ; c’était bien évidemment dû au manque de moyens.

Aujourd’hui, je reçois des propositions pour faire des films dans lesquels il serait sans doute davantage possible de réaliser ce qui m’attire. Ce sont des propositions de Suède et de l’étranger. Je pense qu’aujourd’hui, avec les travaux que j’ai derrière moi, je pourrais faire un film et on me donnerait sans doute les moyens pour réaliser quelque chose. Mais jusqu’ici c’est tout simplement le temps qui m’a manqué.

Un consortium international m’a confié la mission de filmer la partie espagnole de L’Esthétique de la résistance et d’en écrire le scénario. Mais je dois dire que ça ne m’a pas vraiment tenté, car c’est déjà exprimé à travers toute la complexité du livre. En faire, de surcroît, un film n’aurait pas assez d’intérêt.

H.F. : J’ai noté une phrase concernant Studie II 9, que Buñuel et Dali ont dit à propos du Chien andalou : Ils auraient essayé de faire des images qui ne soient pas interprétables. Est-ce un principe de travail que tu partages avec eux, lorsque vous avez fait ces images isolées ?

P.W. : Oui. Nous sommes partis de dessins, j’avais dessiné une série de situations de base (Grundsituationen) avec l’idée de transposer en film la manière dont ces personnages se composent : grands bras, petites têtes et grands pieds, etc. – ce type de déformations. Cela découlait naturellement de la série de dessins.

H.F. : Mais était-ce délibérément anti-interprétatif ?

P.W. : Oui, c’était tout à fait conscient. Cela découlait, en premier lieu, de ma période surréaliste, lorsque je voulais travailler par associations, sans aucune sorte de psychologisme. Le fait que les images aient, par la suite, un fort impact psychologique est sûrement lié à la situation d’exil : les discussions démentes pouvant advenir lorsque deux personnes se font face en hurlant et en émettant des sons, ce sont des choses qui ont bien sûr à voir avec cette situation, aussi bien fabuleuse que traumatisante, d’étrangeté (Fremdheit).

H.F. : J’ai remarqué un détail. Il y a une femme allongée dans une très belle posture sous une assiette qu’un homme regarde. Ce-dernier pose un poisson sur l’assiette et, au moment même où il pose le poisson, la femme se met à sourire de satisfaction de manière incontrôlée. Ce qui me plaît dans cette scène est qu’elle est inexplicable. Elle ne sourit pas – elle commente de par sa posture que l’homme a réussi à poser le poisson dans l’assiette, comme si elle était elle-même l’assiette.

P.W. : L’homme est plein de dégoût et de colère. Mais je ne sais pas, je n’ai jamais vraiment pensé au sens plus profond qui se cacherait dans cette situation. Ce sont des émotions et rien d’autre.

H.F. : Qui sont produites non sans mal.

P.W. : Oui, c’était extrêmement difficile, la manière de composer cela puis de le recouvrir d’un tissu noir, jusqu’à ce que la composition corresponde plus ou moins aux dessins. Nous avons tenté de reproduire ces dessins le plus fidèlement possible ; tu pourras le constater lorsque tu verras les dessins ; je crois que certains ont été reproduit dans le Bochumer Katalog 10.

H.F. : Concernant le film Frigörelse11Libération – comment est-il construit ? Pourquoi y retrouve-t-on un homme, des outils, la mythologie grecque ?

P.W. : Ce film fut, bien évidemment, élaboré à l’époque de ma période psychanalytique. À l’époque, j’ai fait une psychanalyse assez longue. C’est aussi lié aux livres autobiographiques que j’ai commencé à écrire à l’époque. J’avais déjà commencé à écrire dans les années 1950, ce qui allait plus tard être publié sous le titre Abschied von den Eltern. Ces films n’en sont que des produits dérivés (Nebenprodukte), la libération du père ou la chute d’un ancien Moi. Ce sont, en réalité, des symboles assez banals qui y sont utilisés.

H.F. : Et les outils ?

P.W. : Le travail, la tentative de façonner quelque chose. Car les années cinquante étaient, pour moi, des années de crise concernant la question du médium : à l’époque se posait à moi la question de savoir en quelle langue – suédois ou allemand – je devais écrire – devais-je dessiner ou faire des films – faire du théâtre ou écrire. J’oscillais sans arrêt. Jusqu’à ce que mes premiers livres soient acceptés et que ma situation économique évolue, les années cinquante n’étaient qu’une quête vers quelques formes d’expression.

H.F. : Le film est formellement moins abouti que les autres films, il apparaît comme brisé.

P.W. : Oui. Il était insatisfaisant. C’est pour ça, d’ailleurs, qu’il y en a deux, trois versions ; en fait, aucune de ces versions ne fut menée à terme, tandis-ce que Halluzinationen12 est, en lui-même, tout à fait abouti, conçu visuellement. Puis vinrent déjà les trucs documentaires, Gesichter im Schatten 13, le film sur la prison pour mineurs : ce sont des travaux aboutis.

La réalité, lorsque l’on s’y confronte, est déjà un défi plus considérable, et se consacrer à des éléments purement psychologiques-oniriques (psychologisch-traumhaften Elementen) engendre toujours de la fragmentation ou, du moins, laisse tout ouvert.

H.F. : On peut dire que ton évolution littéraire – de la contemplation, disons, du Moi bourgeois (bürgerlichen Ichs) à la tentative de s’ancrer dans la vie sociale, de se poser davantage dans l’Histoire et de se dissoudre en tant qu’individu – existe également, de manière analogue, dans l’évolution de ces films. Ça débute dans des ateliers et dans des espaces fermés puis, finalement, ça s’étend jusqu’à devenir des films documentaires ainsi que de véritables fictions narratives (Storyfilm) ; il y a la tentative de ne pas générer le surréalisme là où il est facilement générable, c’est-à-dire dans l’atelier de l’artiste, mais de le générer à un autre endroit, à travers le travail, le regard étranger.

Le film sur la prison des mineurs me paraît beaucoup plus plausible que le film Gesichter im Schatten. Je ne comprends pas tout à fait le film, il a une forme assez rare, n’a pas de narration, il est difficile de définir la posture du film par rapport aux événements qu’il montre.

P.W. : Ce film est un produit typique de la situation dans laquelle nous nous trouvions, situation dans laquelle nous utilisions, en fait, le film comme matériel d’ébauche (Skizzenmaterial). On traverse la vieille ville et certaines choses nous frappent, des personnes qui dorment dans la rue dans des sociétés d’abondance et qui apparaissent – en Suède – de manière presque idyllique, bien qu’ils soient alcooliques et que leur existence soit brisée : c’est cela que nous avons enregistré. On s’y intéressait sans avoir l’ambition d’en faire un film ; il s’agissait plutôt de notes d’un journal intime (Tagebuchnotizen), de courtes prises ou scènes, comme elles se présentaient à nous.

Par la suite, quelqu’un a décidé de distribuer ce film dans des ciné-clubs via sa société ; il a rajouté de la musique de fond qui ne correspond pas du tout au film – l’air de violon qui y est joué me gène particulièrement.

Mais ensuite il y a quelques scènes qui m’attirent. Par exemple un homme qui se trouve dans une chambre minuscule, avec quelques valises et une couverture sur l’oreille ; et puis des vieillards qui dorment dans une chambre divisée en compartiments par des rideaux : ces vies pitoyables de gens vivant en Suède. Je me suis imaginé ceci comme faisant partie intégrante d’une plus large description du fonctionnement d’une grande ville suédoise, avec l’immensité des richesses qui y sont produites. Ça apparaît un peu dans Vogelfreien, avec les constructions démesurées qui y sont montrées.

Gesichter im Schatten n’est, en fait, pas vraiment un film, mais plutôt une étude, à l’instar de tout le reste qui n’est en fait qu’un ensemble d’études, des carnets d’esquisses. J’ai fait tout cela sans grande ambition. Il ne s’agissait en aucun cas de tentatives pour me manifester cinématographiquement parlant. Les choses n’ont pour moi d’intérêt que si on les met en rapport avec l’ensemble du travail. Je n’ai jamais eu la prétention d’être considéré comme un réalisateur de films. Les films n’ont été pour moi, jusqu’à Der Vogelfreie qui est un film plus important, que des études préliminaires ou parallèles. Mise-à-part le film sur la prison pour mineurs, pour lequel nous voulions décrire une situation bien précise et la saisir cinématographiquement ; c’est peut-être le film qui porte le plus à conséquences.

H.F. : Je note deux choses. Premièrement : dans le film carcéral j’ai l’impression, qu’après tant d’années, l’expressivité trouve, aujourd’hui, une nouvelle raison d’être, puisque le cinéma ou la télévision ne se donnent plus la peine de transformer les matériaux qui apparaissent devant la porte d’entrée, devant la caméra, puisqu’on ne tente plus de transformer le quotidien en langage visuel – contrairement à ton film, qui tente de faire cela constamment.

Autre chose : je n’ai aucun mal à m’imaginer la manière dont vous avez travaillé avec les prisonniers. Ça apparaît clairement dans le film. Mais dans Gesichter im Schatten, les personnes filmées ont des regards étranges lorsqu’elles regardent en direction de la caméra. Se sont-elles demandées pourquoi elles étaient filmées ?

P.W. : Je crois qu’elles ne se sont rien demandées. La plupart du temps elles étaient filmés sans qu’elles s’en rendent compte. Nous avions la caméra dans un panier. La plupart des scènes avec des plans proches, par exemple dans la Bierhalle, ont été filmées avec une caméra cachée, posée sur la table. Ils n’ont rien remarqué. De plus, la plupart étaient tellement alcoolisés qu’ils ne se rendaient probablement même pas compte de ce qu’il se passait ; sauf pour ceux avec qui nous avons nous-même discuté, par exemple ceux dans la salle attenante. Mais cet homme, assis près d’un puits et chantonnant : ce type de personnes est tellement blasée par son existence (Dasein) sociale, qu’il ne remarque même pas si l’on a un appareil photo ou une caméra ; il ne fait même pas la différence.

Et c’est bien sûr cela la lacune principale d’un tel film, que nous n’avions même pas l’ambition de sélectionner une de ces personnes pour la décrire plus en profondeur et montrer ce qui en fait un humain. Il ne s’agissait que de petites choses impressionnistes.

Il en allait tout autrement dans le film danois Hinter den Fassaden 14. Il y a quelques bonnes scènes, où les personnes avec lesquelles nous parlions se livraient énormément, dans leur milieu, dans leur existence totalement étrangère, dans leur ville-dortoir. C’est fait et travaillé de manière consciente.

H.F. : Est-ce que Was machen wir jetzt ? était conçu pour être discuté dans des maisons de redressement ?

P.W. : Non. Il s’agissait d’une commande de la jeunesse social-démocrate. Nous avons même reçu un peu d’argent pour cela ; ils n’ont donc pas uniquement mis à notre disposition le matériel pour filmer mais nous ont donné assez pour vivre pendant la durée de réalisation du film. Je crois qu’il y a eu plus de cent copies de ce film, il y eut également des brochures et des supports de discussion.

C’était à la fin des années 1950 lorsque les premières discussions autour de l’alcoolisme chez les jeunes émergèrent et que les premiers toxicomanes devinrent un problème. C’est à ce moment-là que le parti social-démocrate a commandé le film, afin de discuter ces questions lors de leurs réunions. J’ai, en premier lieu, écrit un manuscrit, nous avons fait de longues études de terrain, et nous avons travaillé ce sujet de manière très consciente afin de traiter divers types de situation, dans les foyers de jeunes, dans les prisons pour mineurs et dans les parcs où les adolescents traînaient à l’époque. Comparativement au Stockholm d’aujourd’hui, tout cela était à une échelle très réduite, ils allaient dans de toutes petites cliques, passant leur temps sur les bancs de la rue Kungsgatan. C’était un phénomène nouveau et comme ils n’étaient que très peu, ils étaient extrêmement perceptibles et suscitaient des discussions. Entre-temps on s’est incroyablement habitué à cela, à tel point que cela n’amène plus aucun débat mais seulement des mesures répressives afin d’évacuer ces malheureux.

H.F. : Le film va bien au-delà de ce que l’on nomme les films éducatifs (Aufklärungsfilm). C’est un film très existentialiste. Lorsque je le regarde aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il ne traite pas de drogues ou d’alcool mais du vide. Surtout la jeune fille blonde : qui déplore le vide de manière si expressive que celui-ci n’est plus vide.

P.W. : Je crois que le terme « existentialiste » s’applique très bien ici : car c’était à la fin des années cinquante et j’étais fortement influencé par Sartre ; et les conditions de vie des humains qui n’ont aucune appartenance, l’indifférence, le dégoût – c’était cela nos impressions majeures à l’époque. Il faut bien se rendre compte que ce film fut réalisé il y a 25 ans.

H.F. : Le film est, formellement, une fiction, ce qui permet d’accéder directement à l’action : on ne construit plus ce genre de film comme auparavant – d’abord un prélude (Vorspiel), puis l’exposition, puis un personnage apparaît, et ensuite ça commence –, ton film débute directement par les choses qu’il veut montrer et il est à la fois réel et pathétique dans son rapport direct aux choses. Des personnes comme Rohmer et Pialat travaillent avec des formes filmiques similaires : que l’on expose d’emblée, sans faire d’économies.

La manière dont ils se retrouvent dans le parc, dont ils discutent, s’ils jettent des regards – lorsque nous avons vu le film à Berlin, nous nous étions dit que ce film avait à voir avec À bout de souffle : qu’une génération découvre sa propre vie ou révèle la vie de sa propre génération, comme s’il s’agissait d’un tout.

P.W. : La fille me semblait très caractéristique, cette voix complètement éteinte qu’elle a, cette voix, une voix d’enfant plaintive ; son regard absent et figé (Vor-sich-Hinstarren), la bouche à demi ouverte et cette existence totalement perdue. C’est une fille que nous avons tirée de cette situation. Grâce au coup de pouce qu’elle a reçu, elle a évolué et est devenue une bonne actrice.

H.F. : Il est probable que cette impression de cohérence, produite par ce film, génère un sentiment de plénitude et de sens, qui entre en contradiction avec l’image que nous avons aujourd’hui de la vie consumériste, du type de perspective de vie, d’éthique, que peut se faire aujourd’hui un jeune de 14 ans.

P.W. : Il s’agissait des derniers films que j’ai fait. À l’époque, ce médium m’intéressait déjà. Si j’avais voulu continuer, ça aurait continué à s’améliorer, surtout d’un point de vue technique, et l’impression réaliste qui de temps en temps a tendance à retomber en raison d’environnements inadéquats, aurait pu gagner en intensité. C’est quelque chose que tu connais, on n’avait jamais les moyens pour rejouer une scène, ce qui est le problème majeur de Vogelfreien : ce que nous avions tourné une fois devait rester tel quel ; que ce soit bon ou mauvais ne jouait aucun rôle – en tout état de cause, ça faisait partie du projet, du projet d’esquisse, et ça devait rester tel quel, dans un premier temps ; ensuite on aurait pu étudier la possibilité d’en faire un autre film plus tard. De temps à autre il y a des scènes réussies.

C’est toujours une affaire discutable lorsqu’il est question de représenter une personne, lorsqu’un profane joue un personnage principal. Ça a raté dans Vogelfreien, tandis que dans ce film sur la jeunesse15, les personnes étaient elles-mêmes. Là, ce n’est pas du jeu, et je crois que ça n’apparaît pas comme quelque chose d’artificiel, il s’agit simplement de personnes reproduisant leur expérience.

Parfois, dans les films documentaires, le fait que les gens jouent leur propre vécu me gêne un peu. D’un seul coup, le fait qu’ils se jouent eux-mêmes ne fonctionne plus.

C’est quelque chose qui ne se remarque pas, je crois, dans le film sur la jeunesse, en même temps il a une autre atmosphère, c’est quelque peu exagéré, il y a déjà quelque chose d’une autre dimension, plus existentielle. En cela, le film a une qualité qui tient toujours.

H.F. : Les vingt années qui séparent le film d’alors de celui d’aujourd’hui ont abouti à des différences dans la représentation que l’on se fait du documentaire-simple (Dokumentarisch-Einfache). Une lettre d’un écrivain d’il y a trois-cent ans sonne étrangère car elle mobilise une langue qui n’est plus utilisée comme langue quotidienne ; il en va de même pour le langage filmique (Filmsprache). D’ici vingt ans, certaines choses, des signes, des manteaux, des lumières, des mouvements, ne feront plus partie du quotidien mais auront un important effet signalétique (Signalwirkung) ; jadis ils signifiaient uniquement : vous connaissez tout cela. C’est la même chose pour l’écriture, après cent ans, on ne reconnaît plus le quotidien, ce qui était courant (das Geläufige) autrefois. On remarque plutôt la forme que ce qui était courant.

P.W. : Ça fait longtemps que je n’ai plus vu tous ces films. Je les ai tous très clairement en tête mais les choses changent ; c’est la même chose lorsque je pense à des images que j’ai peinte il y a vingt ou trente ans : bien évidemment elles sont différentes dans ma mémoire que dans la réalité. Et il est clair qu’il y a beaucoup de chose dans un film dont je ne me souviens plus.

Ensuite il y a un film comme Studie I16: ce réveil matinal dans une chambre. C’est un film assez proche, et un peu mystérieux, car il représente une situation si directe qui a totalement disparue ; il date de 1951, 1952, donc d’il y a trente ans et montre une situation de l’existence que j’ai menée jadis.

H.F. : Comme une photo privée que l’on retrouve.

P.W. : Mais qui prend soudainement vie, comme les Champs-Élysées dans le film La Mort en ce jardin de Buñuel, où, dans une carte postale, les Champs-Élysées commencent à prendre vie l’espace d’une seconde. Le vécu, l’authentique qui commence brusquement à se mouvoir, adopte un aspect irréel.

C’est justement dans le film Studie I qu’il y a du contenu que l’on ne peut exprimer qu’à travers un film ; le drap froissé, des pieds sales qui dépassant au moment du lever, le brossage des dents dans la cuisine, des vitres sales – ce sont des impressions visuelles qui me restent très clairement en mémoire et que je n’aurai, en effet, jamais pu exprimer à travers l’écriture, la peinture ou le dessin : c’est comme ça. Dans ce type de cas, faire des films a du sens. C’est un monde que l’on ne peut pas transposer ailleurs et qui doit donc rester filmique.

Si quelque chose de ce type arrivait, une idée qui me ferait sentir immédiatement que l’unique manière de l’exprimer c’est sous forme de film, il serait alors bon de refaire un film à nouveau.

Traduit de l’allemand par Selim Nadi et Thomas Voltzenlogel.

La première partie de cette discussion entre Harun Farocki et Peter Weiss fut originellement publiée dans Filmkritik, n° 278 (février 1980), la seconde dans Filmkritik, n° 294 (juin 1981). Publié avec l’aimable autorisation de Antje Ehmann.

 

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  1. Voir le texte d’Olivier Neveux, « Le monde est explicable et transformable. Fondements du théâtre documentaire », in David Faroult et Hélène Fleckinger (dir.), La Revue documentaire : « Mai 1968. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire », n° 22/23, 2010, pp. 17-28. []
  2. Seule la première partie du programme sera diffusée en avril 1982 sur la chaîne allemande West 3 ; l’intégralité du programme ne sera pas diffusée avant le 8 novembre 1996 sur 3sat. []
  3. Peter Weiss, Cinéma d’avant-garde, trad. Catherine de Seynes, Paris, L’Arche, 1989, p. 163. []
  4. « (…) en 1947, Amos Vogel fonda Cinema 16, la plus importante et fructueuse société de films de tous les temps. Il fit des représentations dans le Provincetown Playhouse, mais dut très vite chercher une salle plus grande. Dans le même temps, il distribua divers programmes. En 1957, il avait 5000 membres. Chacun de ses huit programmes devait être joué cinq ou six fois dans de grandes halles. 450 sociétés empruntèrent ses films. » (Birgit Hein : Film im Untergrund. Frankfurt, Berlin, Wien, 1971. []
  5. N.d.T. : Quelques secondes en réalité. []
  6. « Avantgarde Film », In : Akzente (2, 1963). Republié dans Rapporte. (Il s’agit de Cinéma d’avant-garde traduit du suédois par Catherine de Seynes et publié par L’Arche en 1989. N.d.T. []
  7. Svenska flickor i Paris ; 1960. []
  8. Hägringen (Le Mirage) ; 1959. []
  9. Studie II (Hallucinationer [Halluzinationen]) ; 1952. []
  10. [Austellungskatalog:] Der Maler Peter Weiss. Bilder, Zeichnungen, Collagen, Filme. Museum Bochum, Kunstsammlung ; 8.3.–27. 4. 1980 [vergriffen]. []
  11. Studie IV (Frigörelse) ; 1954. []
  12. Ansikten i skugga ; 1956. []
  13. Enligt lag [Im Namen des Gesetzes] ; 1957. []
  14. Bag de ens facader ; 1960. []
  15. Vad ska vi göra nu då ?; 1958. []
  16. Studie I (Uppvaknandet [Das Aufwachen]) ; 1952. []
Harun Farocki et Peter Weiss