En 1987 est paru votre ouvrage Histoire du mouvement des conseils en Autriche. Quelles réactions ce livre, consacré à la lutte des classes et l’histoire révolutionnaire, publié en pleine montée du néolibéralisme, a-t-il suscité ?
Au moment de la publication, l’impact qu’a eu ce livre a été limité, et ce, bien qu’à l’époque, avec ses quelque 815 pages, il s’agisse de l’étude la plus approfondie portant sur le mouvement conseilliste et la Révolution autrichienne. Il n’y eut que peu de recensions et celles-ci se limitaient aux seules publications de gauche. Si l’ouvrage avait été édité dix ans plus tôt, ce qui correspond au milieu des années 1970, un moment où le mouvement étudiant de gauche en France, en Allemagne et en Italie débattait activement du système conseilliste comme alternative à la démocratie bourgeoise, la situation aurait été différente. Or, je ne pouvais pas choisir le bon moment puisque, pour ce livre, des recherches approfondies sur les sources ont été nécessaires. C’est justement là une tâche que j’ai effectuée au cours des années 1970.
Au-delà de cet ouvrage, vous avez, en tant qu’historien, beaucoup écrit sur le mouvement ouvrier. Pour quelles raisons avez-vous choisi de mettre l’accent sur la question sociale et que pensez-vous des perspectives actuelles de l’historiographie marxiste ?
Je viens d’une famille communiste, ce qui a certainement contribué à orienter mon activité d’historien vers l’histoire du mouvement ouvrier. Ma thèse, soutenue en 1968 (Les débuts du mouvement de la gauche radicale et du Parti communiste d’Autriche allemande 1916-1919), et mon activité d’assistant à l’Institut pour l’histoire contemporaine de l’Université de Linz — où se trouvait également l’Institut Ludwig Boltzmann pour l’histoire du mouvement ouvrier — se concentraient également sur cette question. Les perspectives actuelles de l’historiographie marxistes me semblent bonnes du fait que, dans les conditions actuelles qui sont celles d’une mondialisation capitaliste qui ne connaît pas d’entraves, la nécessité d’une approche critique du pouvoir existe.
Dans quelle mesure la république des conseils se distingue-t-elle radicalement de la démocratie bourgeoise ? Pourriez-vous notamment aborder la question du droit de vote, qui a suscité des débats au sein du mouvement ouvrier ? On peut évoquer, par exemple, la décision des bolcheviks dans le cadre de la Révolution d’Octobre de n’accorder le droit de vote qu’aux seules personnes vivant de leur propre travail, ce qui a d’ailleurs été critiqué par Rosa Luxemburg.
La démocratie des conseils est une démocratie directe avec une nouvelle manière de prendre des décisions, qui lui est unique. Au cœur de celle-ci se trouvent le mandat impératif, le principe du contrôle permanent des élus par les électeurs, le devoir constant de rendre des comptes aux électeurs et leur révocabilité permanente. En étant tout à la fois délibératoire et exécutive, la démocratie des conseils devait assurer une connexion des plus étroites entre la base et les mandatés et rendre possible un processus de prise de décision et de contrôle « du bas vers le haut ». Les conseils se considéraient comme pôle opposé au système représentatif de la démocratie parlementaire, susceptible de prendre le relais de « l’État bourgeois ». En tant qu’alternative, la « république des conseils » devait réaliser les principes de la démocratie des conseils sur la base d’une économie socialisée.
À l’instar des bolcheviks en Russie, la social-démocratie réformiste en Autriche considérant les conseils comme une organisation de classe des travailleurs manuels et intellectuels a explicitement exclu du droit de vote les propriétaires privés d’une entreprise. Par ailleurs, en Autriche, avaient la possibilité d’être élus dans les organes de conseil uniquement les personnes qui « reconnaissent dans l’élimination du mode de production capitaliste l’objectif et dans la lutte des classes le moyen de l’émancipation du peuple des travailleurs, qui appartiennent à leur organisation professionnelle (le syndicat) et qui ont plus de 20 ans ».
À la fin de la Première Guerre mondiale, le mouvement des conseils s’est simultanément développé dans plusieurs pays européens. Comment expliquez-vous son caractère international ?
Le caractère international du mouvement des conseils s’explique par le fait que le prolétariat européen a des expériences et des intérêts en commun, à savoir l’aspiration à un ordre social nouveau et socialiste, ayant émergé dans les conditions de la guerre impérialiste, également caractérisées par une aggravation de l’exploitation et de l’oppression capitalistes.
Néanmoins, au sein du mouvement des conseils, l’Autriche se distingue par le fait que les conseils y ont existé plus longtemps et ont pu, grâce à une base solide, intervenir activement dans les questions économiques et sociales.
Pouvez-vous expliciter les particularités des conseils en Autriche ? Dans quels domaines leurs interventions ont-elles été particulièrement importantes ?
Une première particularité réside dans le fait que le système des conseils en Autriche a devancé les mouvements des conseils en Allemagne et en Hongrie quant à sa structuration, son mode de scrutin, mais aussi sa participation aux élections, ainsi que par la clarté des règles de son organisation interne. La deuxième particularité réside dans le fait que les organes de conseils ont fondamentalement restructuré l’approvisionnement en nourriture, ainsi que les domaines du logement, de la santé, de l’éducation et de la formation. Ces questions ont été traitées au niveau local, à la base. Les organes des conseils de la Révolution autrichienne ont recherché la nourriture dissimulée, distribué les biens confisqués de la contrebande aux indigents, signalé les logements vides, empêché les expulsions arbitraires de locataires par les propriétaires, ils sont également activement venus en aide aux enfants affamés, ont repoussé les livraisons d’armes et de munitions à des États contre-révolutionnaires et ont conseillé gratuitement toute personne en quête d’information ou nécessitant de l’aide en matière sociale. De ce point de vue, ils constituent un phénomène tout à fait unique dans l’histoire autrichienne. Ils s’inscrivent dans le meilleur d’une tradition que l’on peut qualifier de saines initiatives des masses ouvrières conscientes et confiantes.
Les statuts des conseils avaient fixé comme objectif l’élimination du mode de production capitaliste, la lutte des classes devant être l’outil d’un tel dessein. Quels ont été alors les rapports entre le Parti social-démocrate autrichien et les conseils d’ouvriers et de soldats ?
Face aux conseils d’ouvriers et de soldats, mais aussi face aux communistes, la social-démocratie autrichienne a poursuivi une ligne politique qui s’est clairement distinguée de celle des Ebert, Scheidemann, Noske, etc., en Allemagne : la stratégie de la maîtrise du danger que représente la gauche, mais d’une façon de préférence non violente. C’est pour cette raison qu’en mars 1919 elle a transformé le conseil ouvrier en un « parlement de toute la classe ouvrière », afin de rester en contact avec les communistes et de dialoguer avec eux de façon à les convaincre de la ligne sociale-démocrate qui consistait à « attendre » en restant « sur le pied de guerre », à les persuader du manque de perspectives offertes par l’expérience d’une république des conseils et, si nécessaire, de façon à obtenir la majorité lors des votes. Étant donné que le KPÖ [Parti communiste autrichien, ndr], pour tout un tas de raisons objectives et subjectives, n’est pas parvenu à convaincre les ouvriers et ouvrières sociaux-démocrates ni à conquérir une majorité dans le conseil ouvrier, celui-ci s’est trouvé confronté à une situation dans laquelle chaque tentative de franchir le seuil du réformisme social-démocrate pouvait être discréditée devant les masses au nom du « non-respect des décisions du conseil ouvrier » et de la « rupture de la discipline prolétarienne ». Ce dilemme a été exploité jusqu’au bout par les leaders austro-marxistes.
Toutefois, le succès de cette tactique reposait uniquement sur le fait que la social-démocratie avait mis en avant un but identique à celui des communistes, car elle avait également fait la promesse aux masses ouvrières radicalisées de 1918-1919 de les mener au Socialisme.
De quelle manière la classe dominante a-t-elle tenté de briser le pouvoir des conseils et dans quelle mesure les conseils ouvriers ont-ils été exposés à la répression ?
En 1918-1919, la bourgeoisie autrichienne s’est trouvée très affaiblie économiquement et politiquement et était dans l’incapacité de combattre le mouvement des conseils en ayant recours à des méthodes violentes. Non seulement les instruments traditionnels du pouvoir étatique traditionnels, comme la police, ont très sérieusement perdu de leur autorité, mais ce qui a pesé encore davantage a été la désintégration de l’armée de l’empire austro-hongrois. En effet il n’y avait plus d’unités constituées avec lesquelles on aurait pu former des troupes — à l’instar des Corps francs, des Corps francs de la Baltique et des associations Orgesch et Orka en Allemagne — pour combattre la classe ouvrière. L’armée régulière de la république, la « Volkswehr », ne pouvait pas non plus être mobilisée pour la lutte contre-révolutionnaire puisque les conseils de soldats y occupaient une position de force déterminante. La démarche tactique du camp bourgeois se limitait à cette époque à reprendre la solution des conseils en créant des « conseils de bourgeois et des États (Bürger- und Ständeräte) » ainsi que des « conseils de paysans », qui revendiquaient « l’égalité » avec les conseils « marxistes ». Toutefois, leur existence n’a été qu’éphémère et ils ont disparu avec le ralentissement de la vague révolutionnaire, qui débuta avec la fin de la république des conseils en Hongrie en août 1919. Dans la mesure où, à partir de ce moment-là, le pouvoir des conseils d’ouvriers et de soldats a visiblement chuté, la bourgeoisie a misé sur cette tendance et a, dès lors, renoncé à des méthodes de provocation et d’attaque ouvertes contre les organes des conseils.
Quelle influence l’aile révolutionnaire du mouvement ouvrier autrichien a-t-elle pu exercer au sein des conseils ? L’internationale communiste a tout de même défendu l’idée que la prise du pouvoir par les communistes devait être précédée par la conquête de la majorité dans les conseils.
Au printemps 1919, les communistes ont fait 5 % lors de l’élection des conseillers ouvriers en Autriche et 10 % des mandats à Vienne. Au sein des conseils de soldats, ils avaient une certaine position de force dans le bataillon 41 de la Volkswehr, issue de la « Garde Rouge » des journées de novembre 1918. Toutefois, la grande majorité des conseils de soldats était également fermement arrimée aux idées sociales-démocrates. Le dilemme du KPÖ résidait dans le fait que Lénine et le Komintern avaient confié aux partis communistes la tâche principale de conquérir, en premier lieu, la majorité dans les conseils, car c’était seulement à cette condition qu’une prise de pouvoir était possible. Dans la mesure où les communistes autrichiens étaient loin de cette situation, des voix se sont élevées au sein du KPÖ, défendant l’idée d’une reconnaissance « conditionnelle » de l’autorité du conseil ouvrier, selon qu’il prenne ou non des décisions « révolutionnaires ». Cela menait jusqu’à une situation où pendant un certain temps les communistes ont contesté au conseil la compétence d’exprimer la volonté de la classe ouvrière autrichienne et l’ont condamné comme un « simple organe d’exécution de la société capitaliste ». Seulement la résolution du IIe Congrès mondial de l’Internationale communiste de l’été 1920, qui se réfère explicitement et positivement aux conseils ouvriers en Autriche, conduit le KPÖ à réviser sa politique des conseils. Désormais il reconnaît que le conseil ouvrier a toujours offert une image des vrais rapports de force et qu’il est une « institution prolétarienne pure et authentique ». Il a promis, dorénavant, de « s’imposer par le réalisme » et de cette manière « d’inculquer un état d’esprit communiste » aux conseils ouvriers. Cette transition vers une appréciation réaliste, nécessaire depuis longtemps, arrive cependant trop tard. Dans le contexte du déclin rapide du pouvoir des conseils en 1921-22 le KPÖ se retire graduellement du conseil ouvrier et ne participe plus aux dernières élections de conseil en été 1922.
Dans quelle mesure le moment des conseils — malgré sa dissolution par les sociaux-démocrates au débuts des années 1920 — peut-il être considéré comme une contribution fondamentale à la conscience de classe et à l’antifascisme des travailleurs en Autriche ? Même si les sociaux-démocrates ont étouffé les conseils et ont fait passer les ouvriers au Republikanischer Schutzbund (la Ligue de défense républicaine, qui est l’organisation paramilitaire du parti social-démocrate, ndr), il convient malgré tout de noter que les membres de ce dernier ont compté parmi les premiers en Europe à prendre les armes contre le fascisme et le régime austro-fasciste en 1934.
La période pendant laquelle les ouvriers autrichiens ont été actifs dans le mouvement des conseils a été très importante et a eu des conséquences profondes. Il faut se rappeler que, jusqu’en 1934, le mouvement ouvrier autrichien occupait une position exceptionnelle en Europe, et ce, à plusieurs égards. Le Parti social-démocrate d’Autriche a été, dans les années 1920, tout à la fois le parti ouvrier le plus grand et le mieux organisé de tous les pays capitalistes. La classe ouvrière autrichienne a été armée dès novembre 1918 et est la seule à l’être restée au-delà de la crise révolutionnaire de l’après-guerre. Il n’y avait à l’époque, dans le monde capitaliste, aucune organisation comparable au Republikanischer Schutzbund. En Autriche, le développement d’une culture ouvrière autonome a atteint un niveau inégalé ailleurs. Des initiatives municipales comme le logement ouvrier, la politique fiscale sociale, la santé publique, la réforme de l’école — entièrement incarnées dans « Vienne la rouge » — n’avaient pas d’équivalent quantitatif ni qualitatif dans d’autres partis sociaux-démocrates. Avec la classe ouvrière espagnole, la classe ouvrière autrichienne a été la seule à avoir tenté, les armes à la main, d’empêcher la prise de pouvoir du fascisme. Enfin, l’Autriche constitue également l’unique exemple au monde d’un passage aussi soudain et important de membres du Parti social-démocrate au Parti communiste — une décision qui ne résulte pas d’une confusion momentanée, mais qui a été prise de façon consciente et irrévocable après février 1934. Bien entendu, tous les phénomènes mentionnés ci-dessus ne peuvent pas être considérés comme résultant directement du mouvement des conseils. Toutefois, il faut lui reconnaître qu’à travers cette expérience, qui fut celle de dizaines de milliers d’ouvriers à l’école de la démocratie des conseils, s’est traduite dans une conscience de classe très développée — qui en retour a constitué la base indispensable aux phénomènes mentionnés.
Dans quelle mesure le principe de l’organisation « par en bas », à travers les conseils, vous paraît-il aujourd’hui pertinent dans les luttes sociales ? Il semble qu’en Grèce, il n’y a pas si longtemps, au cours du premier gouvernement de Syriza avec son agenda réformiste, il n’y avait pas d’organisation autonome par rapport au gouvernement. A contrario, le politologue George Ciccariello-Maher a décrit les premières années du gouvernement de Chavez au Vénézuéla comme ayant été fortement façonnées par l’autogestion locale, qui entretenait des rapports relativement tendus avec le gouvernement et qui, au début, a contribué à un approfondissement de la Révolution bolivarienne1.
L’idée du système des conseils comme alternative au parlementarisme bourgeois restera, dorénavant, vivante. Pour le mettre en place cependant, il faut, à mon avis qu’un certain nombre de conditions soient réunies, dont nous sommes malheureusement encore loin en ce moment : une poussée révolutionnaire touchant l’ensemble de la société avec une participation massive des travailleurs, avec leur organisation, leur discipline, leur solidarité, leur persévérance et leur conscience de classe ; tout cela devant être lié à la volonté de remplacer l’ordre capitaliste par l’ordre socialiste.
Entretien réalisé et traduit par Benjamin Birnbaum
- Voir George Ciccariello-Maher, La révolution au Venezuela, une histoire populaire, La fabrique, 2016 [↩]