Cette année, nous travaillerons autour de Lénine, en trois groupes de séances et quelques interludes et appendices, sans prétendre parvenir à une définition exhaustive de sa figure, mais en tentant plutôt de confronter certains problèmes qui sont nés avec la pensée léniniste avec des questions qui se posent aujourd’hui au sein du mouvement ouvrier. Les trois groupes de séances sont les suivantes : un premier, de caractère propédeutique, sur la dynamique interne de la pensée léniniste. Nous suivrons l’élaboration de problèmes dans la théorie politique de Lénine en la comparant à la manière dont nous traitons aujourd’hui les problèmes analogues. Un deuxième groupe de séances concernera plutôt le discours sur l’organisation, notamment la thématique parti-Soviet dans la pensée de Lénine. Le troisième et dernier groupe de séances, enfin, mettra en avant l’idée fondamentale du dépérissement de l’État à partir, d’un côté, de L’État et révolution, et, de l’autre, de la condition actuelle des rapports de force entre classes et du développement des forces productives. Trois groupes de séances et de problèmes auxquels il faudra ajouter des notes et des appendices (sur la dialectique chez Lénine, sur les soviets, sur le « Gauchisme ») : trois groupes de séances hétérogènes du point de vue du contenu et d’importance inégale. Cependant l’impulsion à penser et à agir qui émerge de la lecture de Lénine est tellement forte et enthousiasmante que, je crois, nous tirerons une grande utilité de ce travail commun.
Commençons alors par la première thématique : Lénine et nous, Lénine et l’expérience politique du mouvement de notre époque – et posons la question de savoir quelle a été la contribution du léninisme à notre formation théorico-politique. La question exige une comparaison et, comme pour toute comparaison, on y retrouve implicitement la demande d’un jugement de valeur, qui peut être exprimée de manière radicale : Lénine est-il encore significatif pour nous ? La méthode employée par Lénine peut-elle encore valoir aujourd’hui pour nous, ou mieux, correspond-elle à la pratique de recherche et d’action que, de manière souvent spontanée, nous avons renouvelée et retrouvée à l’intérieur de la lutte de classe. « Spontanément » non pas parce que le spontanéisme est notre religion, mais parce que personne, dans les années 1950-60, nous a aidé à rendre intelligible la lutte de classe. Pour répondre à une telle série de questions, il sera nécessaire de tracer le parcours entier de la pensée léniniste, en soulignant ses nœuds principaux. Première période : l’analyse du capital ; deuxième période : la question de l’organisation ; troisième période : la lutte contre l’autocratie et, donc, une approche organique de la définition du processus révolutionnaire ; quatrième période : l’insurrection ; cinquième période : comment le socialisme est construit dans la phase de la dictature du prolétariat. Il sera nécessaire de suivre ce processus en portant notre attention moins sur ce qui relève du contenu, mais plutôt sur le rapport entre stratégie et tactique, qui semble être l’élément le plus caractéristique de la pensée de Lénine. Par rapport à Marx, l’histoire de la lutte de classe et le développement des forces productives constituent pour la pensée de Lénine un moment d’une importance capitale dans l’élaboration de la tactique, de telle manière qu’il y a là un enrichissement général de la pensée marxiste. Certes, les écrits de Marx sur la Commune sont déjà l’illustration d’une intelligence du concret historique, de la capacité à saisir le moment insurrectionnel et de développer la théorie à partir de celui-ci : mais c’est aussi vrai que chez Lénine – comme l’observe Tronti dans Ouvriers et capital – les rapports entre théorie et praxis révolutionnaire, entre définition de la stratégie et détermination de virages tactiques, et surtout le nouvel usage de la médiation organisationnelle proposent une orientation qualitativement nouvelle pour la position communiste dans son ensemble.
Commençons par une discussion simplement introductive : comment lire Lénine aujourd’hui ? Je laisse de côté les diverses perspectives critiques les plus répandues au sein du mouvement communiste officiel. Il est évident que la tentation dogmatique et l’opportunisme le plus éhonté se sont articulés dans la lecture de Lénine qui nous est devenue familière, telle qu’elle s’est développée dans le mouvement communiste, dont nous avons une expérience directe. Lénine devient celui qui a tout dit, celui qui a fait l’éloge de l’insurrection, mais Lénine est aussi celui qui a écrit Le gauchisme maladie infantile : une mine d’or de maximes et de contre-maximes à l’intérieur de laquelle la théorie devient l’aptitude philologique à opérer des raccourcis à partir d’une paire de citations opportunes1. Toutefois, par-delà la tentation dogmatique et opportuniste, il est en effet vrai que la pensée de Lénine présente un certain nombre de contradictions formelles qui ont bien souvent une consistance. Une fois que l’on a reconnu cela, le problème pour nous est de savoir si et dans quelle mesure la pensée de Lénine peut être soumise à une analyse marxiste du marxisme. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que, en principe, les auteurs du marxisme doivent être soumis à une critique historico-pratique, qui est essentielle pour définir et situer leur pensée. Concernant l’évolution de sa propre pensée, Marx fournit lui-même quelques illustrations de ce que nous appelons science marxiste du marxisme, c’est-à-dire la capacité à situer les variations et la discontinuité nécessaires de l’analyse politique au sein d’un projet structurel cohérent : il l’a fait, par exemple, dans ses écrits sur la Commune, où son opposition initiale à s’engager dans une analyse approfondie du processus insurrectionnel se transforme très rapidement en une analyse immanente à ce processus, y prenant une part active. La pensée est discontinue parce que la réalité est dialectique et que le mouvement est révolutionnaire et progressif :
[L]a révolution va jusqu’au fond des choses. Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène son affaire avec méthode. Jusqu’au 2 décembre 1851, elle n’avait accompli que la moitié de ses préparatifs, et maintenant elle accomplit l’autre moitié. Elle perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire, pour le renverser ensuite. Ce but une fois atteint, elle perfectionne le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, dirige contre lui tous les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses forces de destruction, et, quand elle aura accompli la seconde moitié de son travail de préparation, l’Europe sautera de sa place et jubilera : « Bien creusé, vieille taupe ! »2.
Pour le dire de manière plus générale, cela signifie qu’une des caractéristiques fondamentales du discours marxiste sur le marxisme est l’acceptation de sa nécessaire discontinuité et de la discontinuité de son référent réel. C’est seulement si le marxisme se présentait comme idéologie qu’il pourrait trouver une continuité intérieure fictive, un rapport intérieur de filiation et ses propres prédécesseurs dignes. Mais ce n’est pas le cas : la pensée marxiste peut seulement se confronter avec une série de problèmes sans cesse renouvelées et la continuité qu’il assume est forcément celle – dynamique et contradictoire – du sujet révolutionnaire auquel il se réfère. Le marxisme est la continuité réelle d’un sujet qui met en avant des pratiques subversives comme continuité de son être : c’est seulement dans de telles conditions que la théorie devient puissance matérielle. Ainsi, la discontinuité du marxisme est une négation de l’idéologie : le marxisme n’est jamais une simple continuité théorique, jamais une filiation, jamais un processus continu qui passe d’une pensée à une autre, mais toujours une rupture et un renouvellement des hypothèses politiques faisant face aux nécessités, aux exigences, à l’urgence et aux prédicats nouveaux que présente un sujet révolutionnaire. La lecture et la critique d’un auteur marxiste ne peuvent se faire qu’à l’intérieur d’un éloge de la discontinuité réelle, seul point de référence systématique et continu du marxisme.
C’est pourquoi, en analysant Lénine, l’écueil le plus grand consiste à engager un débat sur le « léninisme ». Le « léninisme » n’existe pas ou, plutôt, les affirmations théoriques que contient ce mot doivent être reconduites à la série de comportements et d’aptitudes auxquels elles se réfèrent ; leur exactitude doit être mesurée à l’intérieur du rapport entre l’émergence d’un sujet historique (le prolétariat révolutionnaire) et la série des problèmes subversifs auxquels ce sujet se trouve confronté. Est-ce qu’il s’agit d’une réduction trop drastique de l’épaisseur historique de la pensée de Lénine ? Je ne le crois pas. Je ne sais pas si des réserves sont valides à ce sujet. Assumons le discours de Lukács à propos de Lénine, dans son essai de 1924, comme un exemple et une confirmation de cela. Lukács se demande : qui est Lénine ? ; et la réponse commence ainsi :
Le matérialisme historique est la théorie de la révolution prolétarienne. Il en est ainsi parce que son essence est le résumé conceptuel de cet être social qui produit le prolétariat, qui détermine l’existence tout entière du prolétariat ; il en est ainsi parce que le prolétariat en lutte pour sa libération trouve en lui une claire conscience de soi. La grandeur d’un penseur prolétarien, d’un représentant du matérialisme historique se mesure par conséquent à la profondeur et à l’envergure de sa vision de ces problèmes. Elle se mesure de même à l’intensité et à la justesse avec lesquelles il est en mesure de percevoir correctement derrière les phénomènes de la société bourgeoise, ces tendances de la révolution prolétarienne qui, dans ces phénomènes et par eux, s’élèvent jusqu’à l’existence efficace et la conscience claire3.
Le matérialisme historique, c’est-à-dire la pensée des théoriciens du matérialisme historique, doit donc être considéré à l’intérieur d’une existence déterminée de classe, en sa présence et dans sa tendance. Désormais, c’est ce qu’est Lénine, à savoir la représentation la plus aboutie de ce que Lukács appelle l’« actualité de la révolution ».
Mais il y a très peu de gens qui savent aujourd’hui que Lénine a accompli pour notre époque ce que Marx a accompli pour l’évolution générale du capitalisme. Il a toujours vu les problèmes de l’évolution de la Russie moderne – depuis celui de la naissance du capitalisme dans un cadre absolutiste semi-féodal jusqu’à ceux de la réalisation du socialisme dans un pays rural arriéré : l’entrée dans la dernière phase du capitalisme et les possibilités d’orienter l’affrontement décisif et devenue inévitable entre la bourgeoisie et le prolétariat au profit du prolétariat pour le salut de l’humanité4.
Lénine est l’actualité de la révolution. Lénine interprète, à l’intérieur de la situation déterminée – c’est-à-dire à l’intérieur du rapport déterminé de classe qui s’établit entre un sujet historique (le prolétariat russe) et la structure d’ensemble du pouvoir capitaliste face à laquelle ce sujet historique se trouve – toute la série de problèmes que le prolétariat mondial doit affronter en ce moment, dans cette phase. D’un point de vue marxiste, l’abstrait devient le concret, c’est-à-dire la somme de toutes les déterminations réelles. La solution léniniste du problème de la révolution en Russie n’est donc pas une solution qui est simplement liée à la détermination du rapport (entre prolétariat révolutionnaire russe et la situation semi-féodale des rapports de production et de domination) mais, en tant que tel, et seulement en tant que tel, il est aussi la solution d’un problème d’ensemble : analyse, interprétation et solution pratique déterminées par un rapport de classe et contribution générale à la construction du projet révolutionnaire pour l’intégralité des situations d’une époque donnée. Le passage vers la dernière phase capitaliste est la possibilité de réorienter la lutte entre autocratie et prolétariat (« le moment fatal de ce pays ») en faveur du prolétariat, pour le salut de l’humanité entière.
Je crois que cette position lukácsienne est correcte et profondément léniniste. En réalité (nous le verrons dans les prochaines conversations, en considérant les textes de Lénine à ce propos) ce sens de la déterminité, de la concrétude de la situation face à laquelle nous nous trouvons, cette mise en oeuvre de la science marxiste comme choix d’un rapport déterminé, formé par des rapports de forces déterminés, constitue la réduction fondamentale que Lénine opère et impose à la science marxiste de son époque : gagner cette bataille théorique s’accomplit dans la construction du Parti bolchevik et la prise du Palais d’Hiver. Le choix du rapport de force déterminé entre classe ouvrière et capital à un certain moment historique, donc le choix de l’organisation en tant que conscience de ce rapport et de la série de liens qui s’articulent autour de ce rapport et qui, à partir de lui, forment la base d’un renversement de la praxis. Le choix du sujet de l’organisation et du renversement de la praxis est un choix sectaire, tout à fait particulier : il s’agit d’un point de vue qui ne se propose pas de définir simplement le rapport qui s’établit de temps en temps entre la classe ouvrière et le pouvoir capitaliste, mais il veut aussi être à même de bouleverser le rapport sur lequel celui-ci se fonde, d’identifier à chaque étape l’occasion de mettre l’adversaire en crise, de détruire ses instruments de domination, l’occasion d’initier le processus de destruction violente de ces mécanismes. La théorie s’articule de manière absolument précise avec la capacité d’exercer la violence. La violence tisse tous les rapports politiques. La domination de l’État est la domination de la violence ; la légalité, toutes les formes constitutionnelles, les formes ordinaires du commandement capitaliste, sont purement et simplement de la violence. Le marxisme est la découverte que la violence traverse non seulement les rapports formels, mais aussi les rapports quotidiens de production et d’existence. Le marxisme est la découverte que la science du capital est la science de la violence capitaliste, qu’il s’agit d’une des manières par lesquelles le capital organise la violence sur les dominés. Le marxisme est de ce fait destruction et renversement. Ramener ce rapport entre connaissance et violence directement à l’intérieur de l’analyse de classe représente le point de vue sectaire, le point de vue ouvrier, le point de vue de la théorie marxiste.
De ce point de vue nous devons immédiatement déclarer insatisfaisantes plusieurs autres orientations qui dans la théorie marxiste tentent de supprimer de l’analyse la déterminité du sujet prolétarien. La position de Louis Althusser5 est paradigmatique à cet égard : dans la mesure même où il tend à définir la théorie comme pratique d’intervention et prise de position de classe, il refuse avec insistance d’attribuer ces activités à un sujet matériel, caractérisé par une dialectique intérieure entre subjectivité et discontinuité matérielle, entre les divers éléments qui le composent. La science du processus révolutionnaire refuse ici de se faire science du sujet révolutionnaire. Et il est facile de comprendre les effets de cette conception : exalter la réflexion et la médiation (selon le cas, de l’intellectuel ou du parti) contre l’immédiateté dialectique et de ce fait contre la concrétude (au sens marxiste) du sujet révolutionnaire. Mais comment cette conception peut-elle se prétendre marxiste et surtout léniniste, quand chez Lénine – comme nous avons commencé à le voir et comme l’analyse ultérieure le montrera mieux – le problème fondamental est celui de la détermination du sujet révolutionnaire et de sa constitution dans le temps et dans l’espace ? On voit clairement que construire le parti est autre chose que le fantasmer.
Mais alors, pour revenir à notre problème, que signifie soumettre Lénine au modèle scientifique que lui-même a contribué à élaborer ? Cela signifie se poser deux questions. D’abord : quel est le sujet que l’on interprète à l’intérieur du point de vue sectaire de Lénine, c’est-à-dire quel est son horizon théorique ? Deuxième question : quel est le sujet qui aujourd’hui peut et sait lire Lénine ? Et par conséquent se demander : le sujet qui aujourd’hui lit Lénine et s’approprie les thématiques s’est-il modifié ou est-il par contre similaire et homogène ? D’un côté nous devons donc nous demander : quel est le référent du point de vue léniniste ? Et en deuxième lieu : quel est le référent de la lutte de classe et de la science marxiste aujourd’hui ? Or, notre référent est l’ouvrier-masse révolutionnaire, qui dans les années 1960 en Europe, et déjà avant aux États-Unis, a mis en œuvre une action qui a mené à une séquences de crise profonde dans le développement capitaliste6. Quel est le référent de Lénine ? Le référent de Lénine est l’avant-garde ouvrière industrielle russe, saisie – comme le remarque clairement M. Cacciari7 – dans son « isolement ».
Le discours [de Lénine] traduit en des termes organisationnels une structure de classe réelle. Cependant, une telle structure affirmait nécessairement le caractère matériel d’avant-garde que la classe ouvrière industrielle revêtait encore, c’est à dire son isolement. Le rapport de production du capitalisme avancé – et donc la reproduction matérielle de la force de travail et de la classe ouvrière – était isolé, il était avant-gardiste. Mais les possibilités d’un processus révolutionnaire dépendent directement des possibilités de défendre et développer les mécanismes de reproduction de la classe. La tâche première du parti révolutionnaire réside donc en ceci : empêcher une attaque de masse à l’encontre de ces mécanismes de la part des rapports précapitalistes de production. Voilà le sens de la stratégie léniniste : renforcer du point de vue organisationnel et matériel la classe ouvrière, étant conscients de son isolement objectif – et renverser cet isolement en avant-garde.
L’écart entre notre référent et celui de Lénine ne pourrait être plus net.
La composition de classe ouvrière aujourd’hui en lutte et l’actuelle composition du prolétariat tout entier, n’ont rien à voir avec la composition prolétarienne et ouvrière qui était celle du début du siècle. Il faut en tirer deux conséquences. La première est formelle, et elle est la confirmation de ce qui est souvent répété : la continuité du sujet subversif, choisie par la science marxiste comme son référent, doit être mis en rapport avec la discontinuité de la détermination du sujet, avec la variation dialectique des formes matérielles que ce dernier assume. En deuxième lieu : ne pas comprendre la différence entre les rapports historiques qui ont configuré le sujet prolétarien que connaissait Lénine et celui qui est aujourd’hui le nôtre renvoie à une méconnaissance de la loi dynamique du processus. Lénine a gagné. Et c’est la victoire même de la classe ouvrière par le biais du léninisme qui a eu pour effet nécessaire une dynamique différente et déterminée de rapports capitalistes : et cela entraîne une transformation, une configuration autre du sujet subversif. Si nous ne comprenons pas cette modification du sujet, alors nous ne pouvons comprendre la règle et la forme du rapport que le capital établit avec la classe ouvrière. La classe ouvrière est en dehors du capital dans la mesure où elle exerce une pression révolutionnaire ; mais dans la mesure où elle le fait, le capital tente de la réintégrer en son sein, de la réduire à nouveau à être une force de travail ; parfois même en la réintégrant comme classe ouvrière organisée pour la faire fonctionner à l’intérieur de son procès de production en acceptant ses demandes tout en restructurant le système d’exploitation d’une telle manière que ces demandes soient absorbées et deviennent des facteurs de développement, là où elles avaient été auparavant facteurs de rupture. Ce type de rapport devient fondamental pour la science marxiste et permet la redéfinition de la détermination à l’intérieur de laquelle la classe ouvrière affronte le capital. Nous appelons ce rapport (avec toute la complexité des comportements, des consciences, des besoins) la composition technique et/ou politique de la classe ouvrière. Pour chaque phase historique de la lutte de classe, nous identifions un type de composition qui caractérise la classe ouvrière, ce qui renvoit essentiellement non seulement à sa situation dans le mode de production en général (composition technique), mais aussi à la série d’expériences de lutte, de comportements, et à la manière dont les besoins déterminés et vitaux se renouvellent et sont redéfinis incessamment (composition politique). La pensée marxiste aborde cet objet comme son référent réel : l’objet du marxisme est la constitution, la modification et la recomposition de ce sujet parce que c’est seulement à l’intérieur de ce sujet que l’on mesure les rapports effectifs de pouvoir. L’histoire entière du capital devient, de ce point de vue, l’histoire des luttes ouvrières et des différentes compositions politiques de classe ; ce tissu révèle en filigrane l’histoire du capital comme son effet. Certes, quand nous disons effet, nous disons action et réaction continuelle du comportement capitaliste (des structures des machines, du droit, de l’État) par rapport au sujet dans lequel viennent s’incarner les rapports de pouvoir, à partir de l’axe révolutionnaire du refus de l’exploitation. La substance dialectique du processus, toutefois, ne se désagrège pas en des relations occasionnelles ; elle renvoie en revanche à la causalité déterminée du point de vue de la classe ouvrière, sa violence et sa compréhension supérieure. Retournons alors à la limite historique de la pensée léniniste, telle que Cacciari l’a définie. Le discours de Lénine traduit en termes organisationnels une composition de classe réelle dans sa détermination spécifique : dans la situation russe analysée par Lénine, les rapports de production du capitalisme avancé, la reproduction matérielle de la force de travail en classe ouvrière, étaient isolés et avant-gardistes. Lénine part alors pratiquement de la conscience d’une composition déterminée de la classe et de son isolement, s’y confronte et transforme cet isolement en force d’avant-garde, en capacité de conduire le mouvement tout entier. « Lénine transforme de manière révolutionnaire l’idéologie bourgeoise tardive anti-Lumières des élites et des masses8 ». En ceci, il faut dire que nous sommes très éloignés des préoccupations de Lénine. La classe ouvrière dans laquelle nous luttons, ne connaît plus cela : devenue « masse » par le mode de production capitaliste même, transformée par les évolutions technologiques introduites par le capital pour défaire les « avant-gardes » léninistes et battre leur isolement organisée victorieux et imposant ; la composition de la classe dans laquelle nous luttons est entièrement différente. L’ouvrier-masse d’aujourd’hui transforme sa déqualification – que le capital lui a imposé comme signe d’un nouvel isolement – en unification du travail abstrait ; il transforme l’interchangeabilité des tâches en possibilité d’une mobilité généralisée à travers les secteurs et les territoires, parmi d’autres choses encore.
Nous posons à présent la question : étant donnée cette discontinuité effective et profonde du référent réel, est-ce qu’il existe une continuité de la figure organisée du sujet subversif ? Dans l’essai déjà mentionné, Cacciari soulève ce problème de manière intelligente mais la solution qu’il propose, cette fois-ci, est moins heureuse. Cacciari soutient que la forme d’extranéité et d’isolement de l’avant-garde, qui forme la condition du parti, demeure à titre de modèle formel et méthodologique même confronté à l’assaut capitaliste planifié qui caractérise notre époque. Le dualisme organisationnel léniniste serait conforté par la capacité du Capital à anticiper sur la transformation de la classe à travers la planification, c’est-à-dire à travers un commandement de masse sur la société. Le léninisme se renouvellerait prétendument face à une nouvelle offensive capitaliste contre l’unité de la classe. À mon sens, cette position est hautement discutable. Il est vrai qu’aujourd’hui il est nécessaire d’identifier des fonctions nouvelles et différentes de l’organisation révolutionnaire à l’intérieur du mécanisme de la domination capitaliste et de sa reconfiguration récente, c’est-à-dire en se situant à l’intérieur de la tentative capitaliste de répondre à l’action de l’ouvrier-masse ainsi qu’à la crise induite par sa lutte ; néanmoins ces fonctions sont animées par un contenu et une direction irréductibles au discours léniniste.
Avec l’intégration croissante des masses, et notamment de la classe ouvrière, à travers le renforcement de la domination abstraite dans un système toujours plus étendu du travail abstrait, croît également le degré de l’abstraction dans la propagande et dans l’agitation. […] Là où les présupposés qui définissent le rapport classique entre la direction politique et les bases de masse ne sont plus évidents, la propagande et l’agitation de masse doivent s’organiser de manière différente9 ».
De ce fait, si la nécessité actuelle de développer des moments d’avant-garde dans la composition organisationnelle de l’ouvrier-masse est au centre de l’intérêt théorique porté à la question de l’organisation ; si l’ouvrier-masse qui lutte contre un État à l’origine de la crise, contre un État disposé à détruire de la richesse en vue de dominer la classe, saisit l’urgence d’une action qui appréhende la réaction de l’État alors qu’elle se développe et qui l’abat en tant qu’avant-garde – eh bien, cette avant-garde est toutefois quelque chose de profondément différent de ce qu’a entrevu la théorie léniniste. Son fondement et son potentiel ne sont pas isolables sociologiquement, parce que cette avant-garde ne se confronte pas avec le peuple entier et ne considère pas avec confiance l’État-plan ni aspire à la domination sur la production. Plutôt, à partir de l’unité du travail social abstrait, elle regarde la violence capitaliste et sa capacité à détruire cette unité même et son propre mode de production : elle veut donc atteindre, sur ce terrain, un degré maximal de violence. Aujourd’hui le problème n’est pas d’établir des degrés différenciés de conscience et de force objective à l’intérieur du sujet qui est le moteur du processus révolutionnaire, mais celui de se déplacer suivant les lignes immanentes à la tentative capitaliste de décomposer la classe et d’identifier dans la praxis la capacité de diriger et de conduire le mouvement10. S’il faut établir des fonctions différentes à l’intérieur d’un sujet de masse réellement unifié alors il faut être au clair sur le fait que ces fonctions différentes ne naissent pas de la non-homogénéité de la classe mais de la confrontation avec les ruptures dans l’homogénéité induites par le capital. Elles ne se donnent pas dans le projet d’une recomposition populaire du développement, mais dans le projet subversif de sa destruction. Seule la lutte qui parvient à atteindre et à détruire les rapports de violence que le capital met en œuvre nécessairement aujourd’hui comme fonction du développement même de la valeur mérite d’être menée. Des rôles différents sont donc reconnaissables à l’avant-garde dans la mesure où elle agit directement sur le terrain même de la violence, du pouvoir, de l’armement général, que le capital a initié de son côté. Après avoir défini ces premiers problèmes, notre demande à Lénine se formule ainsi : vu que le sujet d’où Lénine est parti est différent du nôtre, quel intérêt pouvons-nous donc trouver dans le léninisme aujourd’hui ? Et nous répondrons en examinant le rapport léniniste entre stratégie, tactique et organisation, pour mettre à l’épreuve les lois générales identifiées à l’intérieur d’une composition déterminée de classe (telle que celle-ci a été correctement interprétée par Lénine lui-même) ; nous soumettrons ces lois à une critique pratique parce que c’est uniquement en reconnaissant les virages, les sauts, les discontinuités que la pensée ouvrière rencontre nécessairement que nous pouvons nous dire léninistes et utiliser les modèles léninistes d’organisation. Je crois qu’il n’y a pas d’autres manières pour nous d’être lié aujourd’hui à la pensée de Lénine.
Ce texte est la traduction du chapitre introductif d’Antonio Negri, Trentatre lezioni su Lenin, Manifestolibri, 2008. Il est publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur, et traduit de l’italien par Davide Gallo Lassere et Samuel Vitel
- Voir La maladie infantile du communisme (Le « gauchisme »), Lénine, 1920 (https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/04/gauchisme.htm). [↩]
- Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, Marx, 1857 (https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum1.htm). [↩]
- Lénine, L’actualité de la révolution, EDI, Paris, p. 25. (Texte original publié en 1924). [↩]
- Ibid., p.27. [↩]
- Lénine et la philosophie suivie de Marx et Lénine devant Hegel, Althusser, Maspero, Paris, 1982. Voir aussi Réponse à John Lewis, Althusser, Maspero, Paris, 1973. Il est certain qu’il faut prendre au sérieux les positions théoriques d’Althusser concernant certains aspects de sa pensée. En particulier, la négation de la catégorie « idéaliste » de sujet nous permet de nous confronter à l’histoire du mouvement ouvrier de manière non-idéologique ; elle constitue une pars destruens particulièrement efficace contre toute continuité subreptice et peut être utilisée, à mon avis, pour introduire le concept même de composition. À cet égard, voir « Idéologie et appareils idéologiques d’État : notes pour une recherche » dans Positions, Éditions Sociales, 1976. [↩]
- Cf. par-delà M. Tronti, Ouvriers et capital, Entremonde, 2016, aussi A. Serafini (sous la direction de), L’ouvrier multinational en Europe, Feltrinelli, 1974 et S. Bologna, P. Carpignano, A. Negri, Crisi e organizzazione operaia, Feltrinelli, 1974. [↩]
- M. Cacciari, Sul problema dell’organizzazione, introduction à G. Lukacs, Kommunismus 1920-21, Marislio 1972. [↩]
- H.J. Krahl, Konstitution und Klassenkampf, Francfort, Verlag Neue Kritik, 2008. [↩]
- Ibid. [↩]
- De ce point de vue il est nécessaire de souligner la limite de l’interprétation du léninisme mené par Krahl et la gauche antiautoritaire. Paradoxalement, leur polémique contre l’objectivisme, l’autoritarisme et le centralisme de Lénine finit par déboucher sur une solution mauvaise : celui de la revendication de la conscience révolutionnaire comme moment de médiation fondamentale du processus. Deux voies sont ici tracées : soit le retour à une conception d’un parti-conscience collectif, soit la diffusion de la conscience au sein du mouvement spontané. Dans tous les cas, la théorie devient force matérielle seulement grâce à la médiation de la conscience. Or, il faut renverser ce point de vue, en retenant naturellement le contenu polémique de l’approche antiautoritaire : il faut le renverser en affirmant la prééminence non pas de la conscience mais de la pratique ouvrière et prolétarienne de la lutte pour le pouvoir, qui émerge immédiatement à l’intérieur des structures et des articulations de l’unité matérielle du travail abstrait. La pratique révolutionnaire, la mise en œuvre d’une généralité armée à l’intérieur des structures de la domination capitaliste : celle-ci est aujourd’hui la forme (supérieure) de la conscience révolutionnaire. En ce sens, la capacité à recomposer l’initiative ouvrière doit être investie. C’est en elle que l’abstraction la plus élevée se fait concrétude du pouvoir. [↩]