Il me faut commencer1 par remarquer que Gramsci, dont il sera question dans mon intervention, occupe une place tout à fait singulière, aussi bien dans ces journées, centrées sur les identifications philosophiques de Lénine, que dans le marxisme dit «occidental». Il est en effet un penseur qui a été, en même temps, un dirigeant politique de premier plan, aussi bien en tant que co-fondateur du Parti Communiste d’Italie, qu’en tant que chef de file du mouvement des conseils d’usine entre 1919 et 1920, sans compter que son legs, déposé dans les Cahiers de Prison, pèsera grandement sur la physionomie idéologique prise par le PCI après la deuxième guerre mondiale. Bref, le Gramsci théoricien, voire philosophe, est difficilement séparable du Gramsci activiste et dirigeant politique, même si sa réflexion carcérale se voudra partiellement autonome par rapport aux urgences du présent (« für ewig » , selon sa célèbre formule, empruntée à Goethe).
Quoi qu’il en soit, je crois qu’on peut distinguer trois grandes phases du trajet de Gramsci : une première phase, correspondant aux années turinoises, où le jeune Gramsci quitte progressivement la perspective d’une carrière académique (en linguistique) pour se consacrer au journalisme militant, notamment sur les pages culturelles du quotidien socialiste l’Avanti!, phase qui culmine avec son fameux article «La révolution contre Le Capital», paru sur ce même journal en novembre 1917 ; une deuxième phase, politique, où Gramsci devient l’animateur du mouvement des conseils d’usine dans le nord de l’Italie, entre 1919 et 1920, et l’inspirateur du groupe l‘Ordine Nuovo, jusqu’à l’échec de ce même mouvement, la scission à l’intérieur du Parti socialiste italien donnant vie au Parti communiste, à Livourne, en janvier 1921, avant d’être délégué auprès de l’Exécutif du Comintern à Moscou et à Vienne, jusqu’à son élection à député en 1924. Cette deuxième phase se clôturant avec son arrestation en novembre 1926 (Gramsci a alors 35 ans). Enfin une troisième phase, la phase carcérale, marquée par l’écriture de ce véritable palimpseste théorico-analytique que sont les Cahiers de Prison, entreprise qui occupera une petite dizaine d’années, commençant en 1927 et se terminant peu avant sa mort, survenue en avril 1937.
Si je rappelle ces grandes lignes de l’itinéraire biographique et intellectuel de Gramsci, ce n’est pas uniquement à titre de préambule historique, mais aussi parce que je crois qu’à chacune de ces trois phases – disons celle – juvénile, où Gramsci est un intellectuel engagé en voie de politisation, celle où il fait ses armes en tant que jeune dirigeant révolutionnaire, et celle de la réflexion «mature» et plus philosophique, livrée en prison – correspondent trois identifications, trois figures conceptuelles du léninisme, du moins du point de vue philosophique, que je vais privilégier ici, en quelque mesure, par rapport au plan plus proprement politique. Je désignerai la première une figure bergsonienne de Lénine ; la deuxième, une figure interprétante ou transférentielle , et la troisième une figure néo- machiavelienne.
Maintenant, il me faut justifier cette triple identification de Lénine chez Gramsci, en repérant, pour chacune des trois séquences, un certain appel à Lénine, impliquant des référents et des suggestions philosophiques différentes, quoiqu’il y ait, bien sûr, un certain degré de schématisation heuristique dans mon propos.
Commençons donc par le Lénine «bergsonien» du jeune Gramsci. On néglige souvent le fait que ce dernier, dans ses années de formation, ne se nourrit pas uniquement aux sources consacrées du marxisme italien (Labriola) ou de l’historicisme (Croce et Gentile), mais s’intéresse également à d’autres courants philosophiques, plus marginaux en Italie, et néanmoins influents dans le champ littéraire ou, plus largement, intellectuel, comme le pragmatisme. Ce courant philosophique, essentiellement nord-américain, jouait en effet un rôle singulier dans le paysage intellectuel italien avant la Grande Guerre. Que l’on songe à une revue comme La Voce, active entre 1908 et 1916, dont Gramsci est un lecteur avide dans ses années de formation, et dont il sera encore abondamment question dans les Cahiers. Résolument anti-positiviste – alors que le positivisme domine dans la culture nationale, et en particulier dans la culture socialiste – cette influente revue florentine, liée aux figures de Giuseppe Prezzolini et Giovanni Papini, a aussi l’ambition de renouveler la conception de l’intellectuel, lui reconnaissant un espace d’autonomie, de responsabilité individuelle et de prise de risque, tout en contestant le modèle dannunzien du poète sur-homme, et prendra par exemple position contre la campagne coloniale en Libye en 1911. La revue jouera aussi le rôle de porte d’entrée des pragmatistes américains en Italie, donnant une place à des questions – comme celle de la croyance religieuse en tant que dimension subjective (La Volonté de croire de William James…) qui trouvaient difficilement place dans le débats péninsulaires de l’époque. C’est dans ce cadre que la revue accorde également une place à la philosophie bergsonienne. Sans rentrer ici dans la question des particularités et des limites de cette réception littéraire et esthétisante du bergsonisme dans La Voce, contentons-nous de remarquer qu’elle marquera Gramsci. Deux preuves d’une telle influence, qui ne se cantonne d’ailleurs pas aux années de formation : l’article «Bergsonien !», paru sur le journal l’Ordine Nuovo du 2 janvier 1921, où Gramsci blâme la fait que les qualificatifs de «pragmatiste» et de «bergsonien» fonctionnement comme des insultes dans le milieu révolutionnaire, alors que Bergson est «une montagne», écrit-il, et que le positivisme, érigé en foi dans la culture du maximalisme socialiste, est «le plus aride, le plus sec, le plus désemparement stérile courant du XIXe siècle». Ce texte fait écho au fait que Gramsci (et plus tard le groupe de l’Ordine Nuovo dans son ensemble) ont été traités de bergsoniens, c’est-à-dire de spontanéistes et d’anarcho-syndicalistes, dès 1917. Et pourquoi cela ? Précisément parce que, dans son premier texte d’envergure, «Le révolution contre Le Capital», Gramsci avance la thèse selon laquelle la révolution d’octobre ne marque pas tellement le triomphe du marxisme, mais son dépassement immanent, son débordement par un événement qui en excède la doctrine, qui instaure une temporalité nouvelle, non pas incommensurable par rapport au savoir marxien, mais en excès par rapport à ce dernier. C’est pour cela que la révolution a eu lieu, «contre Le Capital de Karl Marx». Citons le début de ce texte fameux :
Le Capital de Marx était en Russie le livre des bourgeois plus qu’il n’était celui des prolétaires. C’était, pour la Russie, la démonstration critique que devaient fatalement et nécessairement se former d’abord une bourgeoisie, commencer une ère capitaliste, s’instaurer une civilisation de type occidental, avant que le prolétariat puisse même envisager de s’ébranler, penser à ses revendications de classe, à sa révolution. Les faits ont fait éclater les schémas critiques à l’intérieur desquels aurait dû se dérouler selon les canons du matérialisme historique. Les bolcheviks renient Karl Marx, en affirmant, grâce au témoignage de l’action accomplie et des conquêtes réalisées, que les canons du matérialisme historique ne sont pas aussi inflexibles qu’on pourrait le penser et que l’on a pensé.
Et pourtant – poursuit Gramsci – il y a une fatalité, même dans ces événements, et si les bolcheviks renient quelques affirmations du Capital, il n’en renient pas la pensée immanente, vivifiante. Ils ne sont pas «marxistes», voilà tout. Ils n’ont pas compilé à partir des œuvres du Maître une doctrine extérieure, faite d’affirmations dogmatiques, et qu’il ne s’agit pas de discuter. Ils vivent la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais (…) et cette pensée reconnaît toujours comme plus grand facteur de l’histoire, non pas les faits économiques bruts, mais l’homme, mais les sociétés des hommes (…), ces hommes qui comprennent les faits économiques, et les jugent, et les plient à leur volonté, jusqu’à que celle-ci se fasse l’élément moteur de l’économie, l’élément formateur de la réalité objective qui vit, et bouge, et devient une sorte de matière tellurique en incandescence qui peut être canalisée là où il plaît à la volonté, et comme il plaît à la volonté2.
Vous aurez détecté, dans ce texte saisissant, certains mots-clé du bergsonisme (et du pragmatisme) : «vie», «action», «volonté», «immanente», «matière…qui bouge»… Tout se passant comme si, Gramsci devait, pour accuser réception de l’événement révolutionnaire, s’écarter partiellement du logos supposé-savoir la révolution, du logos marxiste donc… L’événement révolutionnaire ne laisse en effet pas intactes les catégories mêmes qui essayent de le cerner. C’est bien par une telle torsion qu’on reconnaît un événement, un point de coupure historique qui est aussi un point de rupture épistémologique. Pour en rendre compte, Gramsci fait partiellement étayage sur le subjectivisme dont sont créditées la philosophie bergsonienne et le pragmatisme à cette époque. Et il revendique un tel étayage. Bien évidemment, il ne s’agit pas pour nous de le prendre à la lettre, et de défendre aujourd’hui l’idée d’un Lénine «bergsonien». Il s’agit plutôt, vous l’aurez compris, de reconnaître cette première identification philosophique de Lénine en tant que nom propre d’un événement idéologique qui excède ses propres prémisses théoriques, et qui ouvre une temporalité nouvelle, une durée historique inédite, trouant le savoir «objectif» par un investissement subjectif, que Gramsci appelle «volonté», ou «volonté collective», mais que nous avons le droit, me semble-t-il, de traduire dans un langage philosophique plus contemporain, en termes d’événement, de subjectivation, de discontinuité, de pari collectif. Bref, cette première identification gramscienne fait de Lénine le nom propre de l’émergence d’une nouvelle temporalité, plutôt que le point de veridiction d’une grille théorique.
Je renonce, faute de temps, à m’arrêter sur un passage des Cahiers de Prison où Gramsci revient, une bonne dizaine d’années plus tard, sur les analogies entre pragmatisme américain et bergsonisme – considérés comme autant de matérialismes inavoués essayant à la fois à répondre au marxisme et à dépasser le matérialisme positiviste, devenu inadapté à l’évolution des civilisations du capitalisme avancé -, et j’en viens directement à la deuxième phase de la pensée gramscienne, celle où se pose désormais la question de comment traduire l’événement bolchevique lui-même. On sait que la notion de « traductibilité » occupe une place centrale dans les Cahiers de Prison, et elle fait partie des catégories largement reprises dans la pensée post-gramscienne contemporaine. Mais, en réalité, la question de la traductibilité se pose chez Gramsci très tôt, dès la fin de la Grande Guerre, en tant que problématique conjoncturelle s’il en est, liée à la question de la traductibilité de l’événement bolchevique. C’est une question à plusieurs tiroirs. À maints égards, est elle héritée de la social-démocratie européenne, laquelle, tout en saluant la révolution russe, considère, en Allemagne comme en Italie et ailleurs, que cette dernière n’est pas importable dans le contexte des pays européens, où il existe, à la différence de la Russie, une tradition socialiste solide et ancrée, un mouvement ouvrier structuré, une histoire syndicale, une quantité d’appareils intermédiaires, etc. Telle sera la par exemple, en Italie, la position de Serrati, figure majeure du socialisme révolutionnaire, directeur de l’Avanti ! (après Mussolini), et délégué au deuxième Congrès de l’Internationale Communiste en 1921, où il se bat contre l’idée d’une dissolution du PSI et défend l’idée d’une autonomie du PSI par rapport au Parti bolchevique (Serrati adhérera à l’éphémère Internationale « Deux et demi », fondée à Vienne en 1921 et réabsorbée par la Deuxième Internationale en 1923). Gramsci fait donc face, entre 1919 (début du mouvement des conseils) et 1921 (fondation du Pcd’I) à cette résistance massive des traditions socialistes et social-démocrates à se dissoudre, ou du moins à s’arrimer au bolchevisme. En même temps, Gramsci considère Lénine comme ayant été, à son tour, un traducteur de génie, dans la mesure où il est parvenu à transférer les catégories du marxisme européen dans une situation excentrée et périphérique comme celle de la Russie tsariste. Comment, dès lors, retraduire la traduction lénininenne dans les idiomes politiques et idéologiques européens ? Cette question est omniprésente, chez Gramsci, dans les années 1919-1926, années où se concentre toute sa carrière de dirigeant politique, et elle constitue la véritable toile de fonds d’expériences aussi diverses que l’occupation des usines, son travail auprès du Comintern, sa bataille pour la constitution d’un PC en Italie, ou encore, de ses recherches sur la question méridionale, interrompues par son arrestation en 1926.
Je vais essayer d’en donner quelques exemples, en essayant de montrer comment, à chaque fois, cette question de la traductibilité, ou de la transferabilité de l’événement, comporte également un aspect spatial, ou topique, l’invention d’un lieu, d’un site, qui puisse assurer le transfert de l’événement.
Le premier exemple est celui du pari des conseils d’usine, le consigli di fabbrica. Formés à partir d’une réinvention et un élargissement des anciennes «commissions internes», des institutions héritées du syndicalisme ouvrier, mais sans réelle envergure, les conseils d’usine représentent, aux yeux de Gramsci et de ses camarades de l’Ordine Nuovo (Umberto Terracini, Angelo Tasca et Palmiro Togliatti) l’organe possible d’une greffe immédiate du modèle du soviet dans le contexte de l’Italie industrielle. Le pari est multiple. Contre l’extrême gauche du Parti, et en particulier contre Bordiga et la revue napolitaine Il Soviet3, Gramsci et ses camarades de l‘Ordine Nuovo considèrent que l’on peut tenter une expérience radicale d’auto-gouvernement dans le cœur productif du pays, expérience avant-gardiste non seulement du point de vue politique – car elle se passerait, du moins dans sa première phase, aussi bien du Parti Socialiste que des syndicats -, mais aussi du point de vue culturel et subjectif, car elle permettrait au prolétariat ouvrier d’expérimenter des formes de gouvernement de soi qui soient, en même temps, des expériences de production autonome : production de culture (au journal l‘Ordine Nuovo participeront, en effet, aussi bien le petit groupe d’intellectuels susmentionnés que des ouvriers engagés dans le mouvement) ; production d’organes de masse nouveaux, indépendants des institutions politiques déjà établies ; et, enfin, production d’une subjectivité nouvelle, directement branchée sur l’événement russe, mais cherchant déjà à le transposer dans un cadre fort différent, comme celui de la grande industrie du Nord de l’Italie, que Gramsci définit, à cette époque, comme étant le véritable «territoire national » de la lutte. Cette expérience, soutenue, de façon en un certain sens inattendu, par Lénine lui-même au Congrès du Comintern de 19204, sera – on le sait – en même temps un succès et un échec. Un succès, car le mouvement des conseils parviendra à hégémoniser les grandes grèves ouvrières pendant celle qu’on appelle «la biennale rouge» (1919-1920), et un échec, car, lâché par le PSI et par la CGL (la Confédération italienne du travail), le mouvement s’arrêtera brusquement à l’automne 19205. Voilà dans quels termes Gramsci reviendra, après-coup, sur cette première grande tentative de translation de l’événement, dans un texte de 1924, intitulé «Le programme de l’Ordine Nuovo». Le premier mérite historique du journal et du mouvement lui paraît en effet, à presque un lustre de distance, celui d’:
avoir su traduire en langage historique italien les principaux postulats de la doctrine et de la tactique de l’Internationale Communiste. Dans les années 1919-1920, cette traduction s’est exprimée dans le mot d’ordre des conseils d’usine et du contrôle de la production, c’est-à-dire l’organisation de la masse de tous les producteurs par l’expropriation des expropriateurs, par la substitution du prolétariat à la bourgeoisie dans le gouvernement de l’industrie et donc nécessairement de l’État6.
Ce genre de formulation fait écho à un diagnostic complémentaire, attribué à Lénine, qui revient dans les Cahiers de Prison :
En 1921, en discutant de questions d’organisation, Vlici [Lénine] a écrit et dit (à peu près) ceci: nous n’avons pas su traduire notre langue dans les langues européennes7.
Gramsci fait ici probablement référence au discours de Lénine au IVe congrès de l’Internationale Communiste, qui date en réalité du novembre 1922, et dans lequel Lénine avait épinglé le caractère «trop russe» et intraduisible de certaines résolutions de l’Internationale. À moins que cela ne se réfère à des échanges privés entre eux, lors de leur rencontre du 25 octobre 1922. Mais là n’est pas l’essentiel, peu importe d’où exactement Gramsci tient cette sentence de Lénine. Ce qui compte c’est le fait qu’il reconnaisse durablement cette figure traductrice chez le chef des bolchéviks. Encore faudra-t-il ajouter, que cette identification de Lénine comme traducteur, ou comme interprète, couvre un spectre fort large8, incluant les dimensions topiques que géographiques, se prolongeant jusqu’aux considérations sur la question méridionale et sur le colonialisme intérieur en Italie, considérations qui inspireront, bien plus tard, les lectures post-coloniales, subalternistes et post-marxistes de Gramsci. Je ne peux pas m’y attarder ici, et dois me contenter d’insister, une dernière fois, sur cette dimension topico-spatiale, et pas uniquement temporelle, du transfert événementiel propre au léninisme gramscien, dimension allant de l’action restreinte, menée avec les conseils d’usine, à la reformulation de l’alliance entre ouvriers et paysans comme alliance Nord/Sud envisagée dans Certains aspects de la question méridionale.
J’en viens à présent, pour conclure, au troisième Lénine de Gramsci, le Lénine machiavelien9, à propos duquel je me limiterai à un rappel et à quelques remarques d’ordre presque formel . D’abord un rappel philologique : Gramsci commence à s’intéresser sérieusement à Machiavel assez tardivement. En dépit du fait qu’il existe un Cahier entier consacré au Florentin (le 13e) la pensée de Machiavel ne fait pas partie du programme général des Cahiers formulé en mars 1927 (dans une célèbre lettre à sa belle-soeur Tania Schcuht), et Gramsci élabore le projet d’une relecture d’ensemble de Machiavel seulement plus tard, vers le début des années 1930. On constate même, dans les écrits gramsciens d’avant l’emprisonnement, une allergie non-dissimulée envers ce qu’il appelle la « machiavelisme10 ». Le débat autour de Machiavel fait en effet rage, en Italie, au début des années 1920, entre Mussolini et Gobetti, par exemple, défendant des interprétations antithétiques du Prince11 (et c’est d’ailleurs dans le prolongement d’un tel débat que s’insèrent les pamphlets de Malaparte Le bonhomme Lénine et Technique du coup d’État du début des années 1930). C’est donc également vers cette époque que Gramsci ressent le besoin urgent d’intervenir sur cette question. Il en va pas uniquement de la contestation des appropriations fascistes ou para-fascistes de l’oeuvre du Secrétaire florentin. Le geste gramscien a un horizon spatio-temporel bien plus large, comme toujours dans les Cahiers, oeuvre en grande partie délivrée des nécessités immédiates de la polémique et du combat idéologique conjoncturel. Il s’agit, en réalité, de tenter, à travers une transposition de la pensée machiavelienne, d’installer le léninisme au coeur de la tradition philosophique européenne. En dépit de son excentricité, ou de sa « solitude », dira Althusser, l’auteur du Prince fait en effet bel et bien partie d’une tradition – via Spinoza, Rousseau et Marx – qui traverse la philosophie européenne, et le rapprochement entre Machiavel et Lénine, ou plutôt la relecture de Machiavel avec Lénine, permet simultanément de soustraire Machiavel aux théoriciens de la contre-révolution et, surtout, de ré-acclimater Lénine, et son spectre, au coeur de la pensée « occidentale », conjurant sa mise en écart par le stalinisme, désormais avéré en Union Soviétique au début des années 1930, ou son recouvrement par la promotion du marxisme-léninisme à science officielle, promotion qui coïncide avec le le triomphe stalinien. C’est donc avant tout un tel oubli de la pensée-Lénine, et de tels travestissements idéologiques, transformant le léninisme en philosophie scientifique valable en tout temps et tout lieu, que Gramsci entend conjurer, en se réappropriant du matérialisme machiavel, en tant que pensée qui ne forclot pas la contingence, et qui résiste à toute hypostase pseudo-scientifique, dans la mesure où elle se présente comme une pensée de la conjoncture.
Autrement dit, s’agit pour Gramsci, au début des années 1930, d’assurer au léninisme une survie, non seulement politique mais philosophique, en le greffant solidement sur le tronc de la tradition philosophique européenne, fut-elle hétérodoxe, comme celle de Machiavel. Ce geste, dont la portée n’échappa pas à Louis Althusser (qui, au contraire, s’efforcera à sa manière de le répliquer au début des années 1970 ) s’organise désormais autour de la notion-clé d’hégémonie, considérée comme étant « l’apport majeur de Lénine au marxisme et au matérialisme historique, apport original et créateur12 », et s’inscrit dans une perspective spatio-temporelle désormais de longue durée, voire dans un horizon indéfini, celui de l’avenir du projet révolutionnaire dans les pays développés.
Dit encore autrement, il s’agit, pour Gramsci, de conjurer l’idée que le léninisme se réduise à un marxisme applicable uniquement aux marges du monde capitaliste développé, en le ré-inscrivant durablement au centre de l’histoire européenne, quitte à se risquer à un certain anachronisme. Et, en ce sens, le léninisme représente une ligne de fuite historique alternative, au même titre où la pensée de Machiavel avait configuré, à plusieurs égards, une perspective alternative à celle de la constitution des monarchies absolues qui dominent le XVIe siècle européen13.
Ainsi, et pour résumer mon hypothèse de lecture des variantes conjoncturelles du léninisme gramscien, le premier Lénine de Gramsci, celui de 1917, nomme la surrection d’un événement qui déborde le site même du savoir dans lequel il surgit (le marxisme « scientifique ») ; le second Lénine, celui du début des années 1920, nomme, par contre, le problème d’interpréter une tel événement, au sens fort du terme, c’est-à-dire de repérer la bonne combinaison entre fidélité à l’événement et appropriation locale, subjective, à travers un corps collectif qui n’est pas donné par avance, mais qu’il s’agit de constituer point par point, afin d’assurer le transfert de l’événement sur une scène autre que celle qui en a vu l’origine ; enfin, le dernier Lénine gramscien, à travers des notions comme celles d’« hégémonie », d’« État intégral » ou de « révolution passive », déplace cette question de la transféribilité de l’événement sur une échelle spatio-temporelle désormais indéfinie, dans un paysage inconnu, mais dont Gramsci sait pertinemment que ses contours seront transfigurés par des transformations historiques dont Lénine n’a pu avoir qu’un aperçu, tels les fascismes, le fordisme, le stalinisme et les décolonisations. Il s’agit donc, en dernière analyse, de concevoir une sur-vie, un Nachleben, une vie ultérieure et autre, trans-historique14, pour l’événement dont Lénine a été le nom propre.
- Intervention au colloque « Le Lénine des philosophes », organisé par Livio Boni, Matthieu Renault et Guillaume Sibertin-Blanc à l’Université de Paris 8 Vincennes St Denis le 19 et 20 octobre 2017. [↩]
- A. Gramsci, Écrits politiques, vol. I., Paris, Gallimard, 1974, pp. 135-6, passim. [↩]
- Sur ce point on peut voir, en français, l’excellente analyse de la querelle philosophique, outre que politique, entre Gramsci et Bordiga, proposée par Gérard Granel dans son Cours sur Gramsci de 1973-1974 (inédit, mais consultable en ligne). Voir aussi notre contribution L. Boni, « Inscription dialectique et réductibilité de la conjoncture chez le premier Gramsci. Actualité de l‘Ordine Nuovo », in Cahiers du GRM, 1, 2011 (revue en ligne). [↩]
- V.I. Lénine, «Conditions pour l’admission à la IIIe Internationale» (juillet 1920). [↩]
- Né comme revendication contre l’inflation galopante, pour l’amélioration des conditions de travail et l’augmentation des salaires, avec les grèves générales de juillet 1919, le mouvement se politisera progressivement, sous l’impulsion de l’exemple russe, allemand, hongrois, etc. se mélangeant parfois à des grèves et des manifestations non-ouvrières, comme celle des bersaglieri, qui mobilisera aussi Gramsci dans la rédaction de tracts en dialecte sarde (beaucoup de membres de ce corps d’élite venaient à l’époque de Sardaigne) Les hésitations du Parti Socialiste, à la fois premier Parti aux élections de 1919, avec plus d’un tiers des soufrages, et exclu des alliances de gouvernement en raison de son adhésion formelle («maximaliste») au programme révolutionnaire, isoleront progressivement le mouvement. Le réaction du patronat, appelant à un blocage des usines (« serrata »), transformera la grève en occupation des usines, occupation impliquant jusqu’à 500.000 ouvriers, qui prennent en main la production. Suite à la grève générale de juillet 1921, désavouée par les syndicats, des heurts avec la police feront plus de 200 morts, causant la démission du gouvernement Nitti (socialiste) et le retour au pouvoir du vieux Giolitti, qui laissera le reflux se faire sans intervenir. Pour un cadre d’ensemble, cf. Paolo Spriano, L’occupazione delle fabbriche, Torino, Einaudi, 1972. [↩]
- A. Gramsci, « Le programme de l’Ordine Nuovo », in A. Gramsci, Écrits Politiques, vol. III, Paris, Gallimard, 1980, p. 110. Italiques rajoutés. [↩]
- A. Gramsci, Cahiers de prison, 11, § 46 [↩]
- On pourrait d’ailleurs reconnaître, dans cette deuxième phase aussi, une influence du pragmatisme, moins sur le versant « subjectiviste » renvoyant à James, que du côté des travaux du pragmatiste turinois Giovanni Vailati sur la « traductibilité entre langages scientifiques », thème qui reviendra aussi, régulièrement, dans les Cahiers. Il se peut même que l’acclimatation contemporaine d’un certain gramscisme dans la pensée anglophone soit explicable par cet arrière-plan pragmatiste de la pensée de Gramsci trop souvent sous-estimé (je dois à Laurent Baronian cette dernière remarque). [↩]
- Pour une présentation synthétique et didactiquement efficace du rapprochement de Gramsci à Machiavel, cf. Peter Thomas, « The Modern Prince : Gramsci’s reading of Machiavelli », in History of Political Thought, vol. XXXVIII, n°3, autumn 2017. [↩]
- Pour une reconstruction détaillée des enjeux du « machiavélisme », pour Gramsci, dans les années qui précèdent l’emprisonnement, cf. Leonardo Paggi, Le stategie del potere in Gramsci. (Tra fascismo e socialismo in un solo paese 1923-1926), Roma, Editori Riuniti, 1984. [↩]
- Cf. Benito Mussolini, « Preludio al [Principe del] Machivelli » (1924), in Scritti politici, Enzo Santarelli, Milano, 1974, et Piero Gobetti, « Commento a un Preludio », in Rivoluzione liberale, 3, maggio 1924. [↩]
- A. Gramsci, Cahiers de Prison, 4, § 38. [↩]
- Cf. Louis Althusser, « Machiavel et nous » (1972), in Écrits philosophiques et politiques, vol. II (Paris : Stock/Imec, 1995), pp. 42-168. [↩]
- On pourrait reformuler ces trois scansions du léninisme comme correspondant à trois différentes conceptions de la temporalité événementielle : temporalité ekstatique, rompant la linéarité du processus historique, temporalité multiple et synchronique (exigeant des interprétations spatialisantes) et temporalité tran-historique (se projetant dans un horizon post-événementiel). Ou encore : intempestivité, actualité et éternité pourraient désigner les trois temporalités conceptuelles de l’événement-Lénine chez Gramsci, à condition d’entendre cette dernière, l’éternité, non pas comme un embaument fétichiste, mais plutôt dans le sens proposé par Alain Badiou, pour qui l’éternité de l’événement tient au fait que quelque chose, de ce dernier, demeure potentiellement ré-activable dans toute situation, ou dans tout « monde », y compris le plus éloigné par rapport à celui qui l’a vu surgir. En ce sens, le « transcendantal historique » porté par le nom Lénine, survit, avec des degrés d’intensités fort variables, dans toute situation d’émancipation radicale, par-delà son épuisement apparent. [↩]