L’État et la nation. Entretien avec Neil Davidson

Tandis que le capital s’organise plus que jamais à l’échelle internationale, la fragmentation territoriale et la référence à la nation s’imposent à nouveau dans les débats académiques et militants. Dans ce contexte, Neil Davidson revisite la pensée marxiste à propos des États-nations et critique le courant wéberien qui domine ce champ. Cette approche lui permet de sortir de la confusion conceptuelle actuelle régnant autour des dangers et possibilités de l’État-nation et de fournir par conséquent une boussole qui dépasse la séparation entre politique nationale et internationale au profit d’une analyse de classe. Il en résulte un cadre théorique renouvelé en rupture à la fois avec l’internationalisme abstrait et le nationalisme des conceptions réformistes d’une partie du mouvement ouvrier.

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Dans quel contexte avez-vous décidé d’écrire Nation-states, consciousness and competition ? La fragmentation territoriale est à nouveau au centre de la conjoncture en Europe. Dans les champs académiques depuis les années 1990 «une nouvelle génération, confrontée à l’émergence soudaine de nationalismes post-communistes catastrophiques dans un monde supposément « mondialisé » , a développé un intérêt grandissant pour les nouvelles dynamiques ethniques, raciales ou nationales1

Neil Davidson : Ce livre a été rédigé en plusieurs morceaux, face à des conjonctures variées, entre 1999 et 2014. L’impulsion initiale pour écrire sur les nations et les nationalismes a été une tentative de comprendre les développements dans mon propre pays – l’Écosse – lequel s’est prononcé, lors d’un référendum en 1997, en faveur de l’établissement d’un parlement décentralisé, entré en fonction en 1999. Je me suis particulièrement intéressé aux raisons pour lesquelles le nationalisme en tant que mouvement politique a été historiquement si faible en Écosse, même si « l’écossitude » comme identité est paradoxalement très forte. Le nationalisme dominant a été britannique (voire irlandais pour beaucoup d’écossais d’origine catholique irlandaise) et non pas écossais. Étant donné l’hégémonie politique récente du Scottish National Party (SNP), on oublie facilement que, même si ce parti existe depuis 1934, il ne comptait qu’un député à Westminster avant 1967 et cela uniquement pendant quelques mois. Il a seulement formé un gouvernement à Holyrood en 2007 et a réussi à atteindre une majorité des députés écossais à Westminster en 2015 : et même aujourd’hui les écossais ne votent pas nécessairement pour le SNP sur une base nationaliste. Expliquer les particularités de la question écossaise m’a amené à des considérations plus larges sur la nation, mais il y a aussi trois autres facteurs qui, au cours des années 2000, se sont imposés à tous ceux qui travaillent sur la question. Premièrement, et la situation écossaise en constitue un exemple, l’émergence des nationalismes des « nations sans État » dans le monde occidental développé, dans des situations où il n’existe pas (ou plus) une oppression nationale comme en Catalogne ou au Québec. Le deuxième facteur était la désintégration d’États-nations existants sur une base qu’on a souvent appelée « ethnique », notamment en Yougoslavie et dans plusieurs États de l’Afrique centrale. Le troisième était l’affirmation des partisans de la mondialisation selon laquelle la forme État-nation était devenue redondante – bien que ces opinions se soient faites plus discrètes depuis les sauvetages des banques de 2008.

Dans le Manifeste Communiste Marx et Engels ont écrit que « les ouvriers n’ont pas de patrie » ce qui – interprété de manière très abstraite – est devenu une de leurs déclarations la plus connue concernant la question nationale. Cependant, des écrits plus tardifs sur la Pologne et l’Irlande mettent l’accent sur la stratégie politique concrète, soulignant le rapport dialectique entre l’auto-détermination des nations et l’internationalisme prolétarien. Quelles leçons peut-on tirer de Marx et Engels à propos de la question nationale et quelle signification le mot « nation » avait-il pour eux ?

ND : Marx et Engels ont utilisé le mot « nation » en lui donnant différentes significations: parfois, comme Johann Herder, pour dire peuple ; parfois, comme Adam Smith, pour parler d’une unité territoriale ; et parfois pour signifier un mélange des deux. Autrement dit, comme pratiquement tout le monde à leur époque, ils ont utilisé ce mot à la légère et ont repris le sens commun – à la différence de la rigueur scientifique avec laquelle ils ont défini « le mode de production capitaliste » par exemple. Ils n’ont certainement pas spécifiquement associé les nations au capitalisme : en effet Engels parle occasionnellement de la « nation allemande » existant pendant la chute de l’Empire romain. Pour cette raison – en tant que moderniste par rapport à la théorie des nations – je ne pense pas que les commentaires aléatoires et non-théorisés de Marx et Engels sur des nations particulières soient la base pour une théorie marxiste en la matière ; leur théorie de l’idéologie nous offre beaucoup plus ; plus spécifiquement, ce que Marx lui-même avait à dire sur la religion. Cela a bien entendu été pendant longtemps soumis à une fausse représentation à la fois insouciante et délibérée. Le passage contenant la référence à « l’opium du peuple » ne signifie pas que la religion est une drogue gérée par une classe dominante pour abrutir le peuple, mais qu’elle est fabriquée par le peuple lui-même afin de combler le vide créé par ce que le Marx tardif appellerait leur aliénation. Dans ce sens, le nationalisme est la forme moderne de la religion, avec l’État ou des forces projetant d’établir un nouvel État, qui occupent le rôle organisationnel autrefois joué par l’église.

Par contre, Marx et Engels ont développé des réflexions importantes sur les nations en lien avec la démarche que le mouvement socialiste devrait mettre en œuvre envers des mouvements nationaux spécifiques. Au fond, leur attitude se base sur la question de savoir si le succès de n’importe quel mouvement – sécessionniste ou irrédentiste – est susceptible de faire avancer les possibilités de la révolution socialiste, même si souvent cela se faisait de manière indirecte. Essentiellement, ils considéraient le nationalisme, dans le sens d’un mouvement politique conduisant à l’établissement d’États-nations, comme partie du processus de révolution bourgeoise qui balaierait les formes pré-capitalistes et favoriserait les conditions de la création de la classe ouvrière. C’est dans ce contexte qu’ils ont décidé quels nationalismes soutenir ou combattre. La Pologne et l’Irlande sont respectivement opprimées et bloquées en termes de développement par les empires britannique et russe et c’est pour cette raison qu’on devait les soutenir. Dans la même perspective, des mouvements nationaux dont l’existence était fondée sur les grands empires comme le panslavisme en 1848 méritent d’être combattus. Il est bien sûr possible d’être d’accord avec la dernière conclusion sans défendre les absurdités et les illusions qu’Engels avaient pour prémisses sur les « peuples sans histoire ».

Vous écrivez que les marxistes classiques ont développé très peu de pensées systématiques concernant le concept de nation et les pensées principales – surtout formulées par les austro-marxistes – reflètent fondamentalement des approches non-marxistes. Qu’est-ce qu’ils ont négligé et qu’est-ce qui pourrait constituer la base pour une approche marxiste de la théorie de la nation ?

ND : Si nous laissons de côté les austro-marxistes, la plupart des discussions du marxisme classique à propos du nationalisme suivent Marx et Engels en mettant l’accent sur des questions stratégiques : autrement dit, quels mouvements nationaux – s’il faut se placer sur ce terrain – devraient être soutenus ou combattus. Il est intéressant que les figures associées aux deux nations qui ont le plus préoccupées Marx et Engels, Rosa Luxemberg (sur la Pologne) et James Connolly (sur l’Irlande), ont pris des positions diamétralement opposées. (Connolly était bien entendu écossais, mais d’origine irlandaise catholique.) Je pourrais comprendre le rejet exprimée par Luxembourg à l’égard de la notion du « droit des nations à l’auto-détermination » comme une forme de métaphysique, mais la distinction de Lénine entre les nations qui oppriment et celles qui sont opprimées a toutefois été essentielle comme point de départ opérationnel, au moins pendant l’époque coloniale. Aujourd’hui la situation est plus complexe. Clairement, il y a toujours des peuples opprimés comme les Kurdes, les Palestiniens et les Tibétains mais la notion d’oppression n’est pas particulièrement utile pour formuler une réponse aux mouvements nationaux écossais et catalan : une conception plus large de ce que sont les intérêts de la classe des travailleurs est nécessaire.

Les marxistes classiques n’ont en fait pas beaucoup à dire sur ce qui constitue une nation, à part mettre en avant l’importance d’une langue commune et la convenance de la forme État-nation pour le développement capitaliste. C’est pour cette raison que beaucoup des analyses marxistes contemporaines du nationalisme les plus influentes se tournent vers des penseurs non-marxistes pour y trouver un cadre théorique. Je pense notamment à Tom Nairn qui s’appuie sur le wébérien Ernest Gellner. Je ne suggère pas qu’il n’y a pas de réflexions de valeurs dans l’œuvre de Gellner, accessoirement c’est plutôt le contraire, et je voudrais souligner qu’elle dispose d’une cohérence qui manque chez les équivalents marxistes. Les austro-marxistes semblent être une exception et les écrits d’Otto Bauer sont certainement hautement sophistiqués mais d’une manière qui me semble impliquer une conception du nationalisme qui est, pour utiliser les termes d’Anthony Smith, pérennialiste, voire primordiale : n’importe quelle forme d’identité qu’un groupe basé sur un territoire peut avoir pendant, par exemple, le Ve siècle est rétrospectivement considérée comme « nation ». Or, une affirmation marxiste centrale est clairement que certains types d’idéologie et de conscience sont seulement possibles à un certain moment dans l’histoire. Lorsque les théoriciens abandonnent cette perspective, cela signifie généralement qu’ils sont devenus soumis à l’idéologie qu’ils essaient d’expliquer – ce qui est à mon avis le cas de Bauer et Nairn.

Dans votre livre vous distinguez la conscience nationale du nationalisme. Pourriez-vous expliquer ces deux termes et les conséquences de cette distinction (aussi par rapport au concept d’identité) ?

ND : Les nations peuvent être définies soit de manière objective soit de manière subjective. La première, qui généralement implique une check-list de facteurs comme la langue ou le territoire, bénéficie certainement d’une apparence de rigueur scientifique. Malheureusement, les nations ont une tendance à émerger au sein de groupes où ces facteurs sont absents, ce qui représente sans doute un inconvénient pour les chercheurs en sciences sociales et politique : dire aux Suisses qu’ils ne forment pas une nation parce qu’ils manquent de langue commune, ou aux kurdes qu’ils ne constituent pas une nation parce qu’ils manquent d’un territoire contigu a peu de chances de convaincre ces groupes. En effet, la seule définition concevable d’une nation qui ne mène pas immédiatement vers des anomalies et exceptions est une définition subjective : un groupe de personnes se sent collectivement distinct d’autres groupes, habituellement pour des raisons historico-culturelles accumulées, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Les raisons peuvent être différentes au cas par cas mais ce sentiment subjectif d’identification est la seule caractéristique qu’ils ont tous en commun. Ce sens de reconnaissance mutuelle est ce que j’appelle « conscience nationale » : une expression plus ou moins passive d’identification collective au sein d’un groupe social. Il est parfaitement possible pour un peuple – y compris jusqu’à récemment la majorité des écossais et catalans modernes – de posséder une conscience nationale sans devenir nationalistes, mais il n’est pas possible d’être nationaliste sans avoir une conscience nationale.

La conscience nationale n’est pas la même chose que l’identité nationale. Les identités forment l’ensemble de tous les signes externes à travers lesquels les gens montrent à la fois à eux-mêmes et aux autres personnes comment ils ont choisi d’être catégorisés. Ces signes peuvent être aussi visibles que certains types de vêtements ou aussi audibles qu’une manière de parler, mais le plus souvent ils sont simplement les façons dont les gens répondent lorsqu’on les interroge. La conscience nationale est donc un état psychologique interne qui cherche à s’exprimer à travers les signes extérieurs de l’identité.

Le nationalisme est une participation plus ou moins active dans la mobilisation politique d’un groupe social pour la construction ou la défense d’un État. En tant qu’idéologie politique, le nationalisme – n’importe quel nationalisme, qu’il soit relativement progressiste ou absolument réactionnaire – implique deux principes incontournables : que le groupe national ait son propre État, peu importe les conséquences sociales ; et que ce qui unit le groupe national est plus significatif que ce que le divise, notamment la division de classe. En fin de compte, il est possible de revendiquer un État-nation sans conscience nationale ni nationalisme : ce fut certainement le cas en Écosse pendant le référendum d’indépendance de 2014 lorsque beaucoup d’écossais ont mené la campagne et voté pour un État séparé pour des raisons sociales plutôt que nationales.

La tradition sociologique inspirée par Durkheim et Weber souligne la nécessité pour des sociétés de créer de la cohésion afin de contrecarrer les effets désintégrateurs de l’industrialisation. Dans quelle mesure l’attention que le marxisme porte à la domination du mode de production capitaliste donne une vision plus approfondie à l’égard du développement de la conscience nationale ?

ND : En l’occurrence, ici, la figure centrale n’est ni Durkheim ni Weber mais une que j’ai déjà mentionnée – Gellner. Le nationalisme est ici essentiellement un substitut pour le rôle de la religion dans ce que les wébériens appellent des sociétés agraires traditionnelles. En effet, ils rejettent l’idée que des nations sont des aspects permanents de la condition humaine avant l’industrialisation pour l’introduire comme inévitable une fois que le processus a commencé. L’accent marxiste mis sur la domination du mode de production capitaliste est partiellement basé sur le fait historique que certaines populations ont développé à la fois une conscience nationale et un nationalisme entièrement constitués avant que commence l’industrialisation, avant tout en Angleterre mais aussi aux États-Unis et en France, et dans une moindre mesure au Royaume uni des Pays-Bas. Arguer que les nations sont seulement apparues à un moment donné vers la fin du XVIIIe siècle serait aussi absurde que d’arguer que le capitalisme est seulement apparu à la même époque. En effet, la conscience nationale a pris autant de siècles à devenir la forme dominante de conscience que le mode de production capitaliste pour devenir le mode de production dominant, et elle l’a fait en conséquence du dernier.

Dans ces États capitalistes préindustriels le nationalisme a été le produit de quatre éléments principaux. Le premier élément a été la formation de zones d’activité économique, délimitées à l’extérieur, connectées vers l’intérieur. Dans ce contexte, l’importance du développement capitaliste est moins dans la sphère de la production que dans celle de la circulation puisque ce fut dans la création de réseaux commerciaux que le capital marchand a commencé à relier des communautés rurales dispersées à la fois entre elles et avec les centres urbains afin de former un marché domestique extensif. Le deuxième élément était directement lié au premier : l’adoption d’une langue commune par les communautés qui étaient en train d’être connectées au niveau économique. Le besoin de communiquer pour des raisons d’échange marchand a commencé à démolir les spécificités des dialectes locaux, forgeant une langue commune, ou au moins compréhensible par tous. Ainsi, la langue a commencé à établir les frontières des réseaux économiques mentionnés plus haut, frontières qui ne coïncidaient pas nécessairement avec celles des royaumes médiévaux. Clairement, une telle unification économique et linguistique fut beaucoup plus facile dans un petit royaume centralisé comme l’Angleterre que dans un territoire comme l’Empire allemand. La formation de formes standardisées du langage fut incommensurablement aidée par l’invention de l’impression et les possibilités qu’elle représente pour la codification de la langue dans des produits fabriqués en série. La standardisation accrue de la langue s’est ensuite répercutée dans la formation économique dans la mesure où les marchands, dont les réseaux commerciaux avaient originellement défini l’étendue territoriale de l’intelligibilité linguistique, se sont de plus en plus identifiés à ce territoire, à l’exclusion des concurrents qui parlaient une langue différente.

Le troisième élément fut le caractère de l’absolutisme, la forme prise par l’État féodal pendant la transition économique du féodalisme au capitalisme. Les juridictions locales qui caractérisaient l’époque classique du féodalisme militaire ont commencé à céder la place aux plus grandes concentrations de pouvoir étatique, notamment à travers l’introduction d’armées permanentes et, partiellement afin de les payer, d’une taxation centralisée régulière. La guerre et les taxes impliquent toutes les deux des bureaucraties, ce qui nécessite une version de la langue locale compréhensible à travers tout le territoire étatique, favorisant l’activité commerciale et renforçant ensuite le deuxième élément, le linguistique, abordé ci-dessus.

Le quatrième et dernier élément est la Réforme protestante qui a fait de la religion davantage qu’un travestissement idéologique de la dynastie au pouvoir. Dans tous les territoires où le protestantisme est devenu la religion dominante après 1517, il a contribué à la formation de la conscience nationale en permettant aux communautés religieuses de se définir contre les institutions intra-territoriales de l’Église catholique romaine et le Saint-Empire romain germanique. Cela s’est fait en partie à travers la disponibilité de la Bible dans les langues vernaculaires, mais cela dépendait aussi des cadres linguistiques pré-existants dans lesquels les transactions de marché et l’administration de l’État étaient réalisées. Bref, le protestantisme a seulement agi en tant que stimulus de la conscience nationale dans la mesure où le développement du capitalisme lui a fourni le cadre pour le faire. Naturellement, le processus est allé le plus loin en Angleterre, mais même là-bas ce fut seulement avec la mort d’Elisabeth en 1603 que le protestantisme a été séparé de la solidarité de règne avec le monarque.

Toutefois, en dehors d’une poignée de pays, le capitalisme et l’industrialisation sont arrivés en même temps. Ainsi, dans ce sens Gellner a raison de dire que le nationalisme de masse a été le produit de l’industrialisation mais cette vision est trop centrée sur la fonctionnalité du nationalisme pour les sociétés industrielles. Au moins autant d’attention devrait être portée à la manière dont l’industrialisation, et le processus associé de l’urbanisation, ont produit les changements dans la conscience humaine qui ont rendu le nationalisme possible (pour les classes subordonnées), et à la manière dont les sociétés plus complexes qu’ils ont produit ont rendu le nationalisme nécessaire (pour la classe dominante). Il est bien trop facile d’ignorer combien ces expériences ont été sans précédent (et le sont toujours) pour les peuples qui les ont subi.

Vous soulignez que le capitalisme est un système d’accumulation concurrentiel basé sur le travail salarié. Ces deux aspects indiquent les raisons de la persistance du système inter-étatique : premièrement, le besoin pour les capitaux d’être agrégés territorialement pour des raisons de compétitivité ; deuxièmement, le besoin pour ce territoire d’avoir une base idéologique – le nationalisme – qui peut être utilisée pour lier la classe ouvrière à l’État et au capital2. Vous regrettez que des analyses accordent trop d’importance soit à la politique domestique soit aux relations géopolitiques. Comment peut-on discuter l’État-nation de manière plus équilibrée ?

ND : Une partie du problème provient de la manière dont l’université est divisée en disciplines plus ou moins arbitrairement définies. Ainsi, la conscience nationale est un sujet pour la psychologie sociale tandis que l’État-nation est le territoire des relations internationales. Cette manière d’étudier le monde, qui était aussi étrangère à Adam Smith qu’à Karl Marx, a l’effet idéologique escompté de fragmenter notre compréhension de comment il fonctionne. Cela peut arriver, bien sûr, que quelqu’un ait besoin d’explorer un aspect spécifique de l’ensemble social mais cela ne peut être effectué de façon satisfaisante qu’en gardant à l’esprit que peu importe combien un sujet est microscopique, il fait partie d’un ensemble plus grand dont sa signification est dérivée. Il n’y a pas de manière particulièrement spécifique de traiter la fragmentation académique par rapport au sujet de la nation, à part en mettant au premier plan la notion de la totalité en relation avec lui, comme dans le cas de n’importe quel autre sujet.

Pouvez-vous éclairer pourquoi « la conscience nationale n’est pas en compétition directe avec la conscience de classe révolutionnaire, mais l’est en tant qu’élément clé de la conscience de classe réformiste3» et ses conséquences pour un agenda révolutionnaire ?

ND : La conscience réformiste a été décrite de façon célèbre par Gramsci comme comme une conscience « contradictoire » ; d’une part acceptant la permanence du système, d’autre part rejetant les effets de son fonctionnement. L’expression la plus basique de cette contradiction est l’acceptation par les travailleurs du système salarial, accompagnée par le rejet du niveau des salaires qu’on leur offre – mais cet exemple s’étend à tous les aspects de la vie sociale. Les travailleurs restent nationalistes dans la mesure où ils restent réformistes. Et du point de vue de la classe capitaliste dans les nations spécifiques, il est absolument nécessaire qu’il en soit ainsi. Le danger est toujours que les travailleurs s’identifient, non pas avec l’intérêt « national » de l’État dans lequel il leur arrive d’être situés, mais avec l’intérêt de la classe à laquelle ils sont condamnés à appartenir, peu importe l’accident de la localisation géographique. C’est pour cette raison que le nationalisme ne devrait pas être considéré comme quelque chose qui « arrive » seulement lors de mouvements séparatistes d’un côté ou lors de manifestations fascistes ou impérialistes de l’autre côté : le système capitaliste génère le nationalisme comme une condition nécessaire quotidienne de son existence. Il développe des capacités structurelles nouvelles, de nouveaux modes d’expérience et de nouveaux besoins psychologiques chez les personnes qui ont à travailler dans les usines et à vivre dans les villes. C’est ce besoin de compensation psychique face aux frustrations continuelles de la société capitaliste que comble le nationalisme, en l’absence de conscience de classe révolutionnaire et en liaison avec la conscience de classe réformiste. On peut dire que les origines de la conscience nationale correspondent à l’émergence d’un ensemble d’identités qui coïncident avec les conditions historiques de l’aliénation généralisée ; mais les besoins produits par l’industrialisation capitaliste durent aussi longtemps que le système lui-même.

Il est impératif pour le capital que la loyauté envers un État soit assurée, et la nation en est le moyen. On a souvent demandé aux travailleurs d’accepter des hausses du taux d’intérêt, des baisses de salaires et de service public ou la participation dans des guerres impérialistes, mais ça n’a jamais été présenté comme quelque chose qu’on faisait « pour le capitalisme », mais plutôt pour une nation particulière, pour « l’intérêt national ». Ce n’est pas seulement l’État qui formule de tels appels. Les organisations de la classe ouvrière elles-mêmes renforcent la conscience de classe réformiste au sein d’un contexte national. Au niveau le plus élémentaire, c’est parce que de telles organisations refusent de contester le nationalisme comme cadre du discours politique, par crainte d’être considérées comme antipatriotiques. Mais c’est surtout parce qu’elles cherchent soit à influencer soit à déterminer la politique dans les limites de l’État-nation existant. C’est pour cela que le nationalisme est typiquement investi dans le caractère contradictoire de la vision du monde réformiste.

À l’encontre de l’affirmation répandue que le néolibéralisme n’a pas besoin d’État, vous considérez qu’il n’a pas seulement besoin de l’État mais, en référence à David Harvey, vous soutenez que l’État néolibéral « a besoin du nationalisme d’un certain type pour survivre4». Pouvez-vous expliquer ce lien ?

ND : En un sens, ce n’est que la forme contemporaine de la nécessité générale pour le capitalisme que nous venons de discuter. L’organisation néolibérale du capitalisme se caractérise par trois tendances principales : la transformation de rapports humains en rapports marchands, la réduction des capacités humaines à de simples facteurs de production et l’auto-identification première des êtres humains à des consommateurs. Il en résulte l’augmentation des niveaux d’atomisation et d’aliénation à un dégré précédemment inimaginable, avec des conséquences potentiellement dangereuses pour le capital, qui doit toujours parvenir à l’acceptation tacite, et de préférence au soutien actif de la classe ouvrière dans le processus de sa propre exploitation. Sinon le système est potentiellement menacé soit par un effondrement social puisque les consommateurs individualisés transfèrent la compétitivité du marché vers tous les autres domaines de la vie, soit par un conflit social puisque les travailleurs commencent à découvrir ou redécouvrir leur conscience de classe et se mobilisent pour leurs intérêts collectifs. Or, la répression toute seule ne produira pas le degré d’acceptation bienveillante que le système exige. Dans ces circonstances, le nationalisme joue trois rôles. D’abord, il fournit une sorte de compensation psychique pour les producteurs directs qui ne peut pas être obtenu de la simple consommation de marchandises. Ce n’est, comme ils disent, pas un hasard que le tournant nationaliste dans l’idéologie de la classe dominante chinoise est devenu le plus marqué avec l’ouverture initiale de l’économie chinoise aux marchés mondiaux en 1978 et avec la suppression du mouvement pour des reformes politiques en 1989, qui ont été suivies par une « campagne d’éducation patriotique », dont le style général perdure jusqu’à présent. Deuxièmement, il agit comme moyen de recréation d’une cohésion politique qui est en train d’être perdue au niveau social. Troisièmement, il utilise ce sens de cohésion pour mobiliser les populations derrière la performance des capitaux nationaux et contre leur concurrents et rivaux. Ce dernier aspect exige un peu d’élaboration parce qu’il implique potentiellement des risques ou au moins des inconvénients pour le capital. Le nationalisme impérial déclenché par le parti conservateur avant 1997 par rapport à « l’Europe » ne visait pas l’UE parce qu’elle aurait été d’une quelconque manière hostile au néolibéralisme, mais comme détournement idéologique de l’échec du néolibéralisme à transformer les fortunes du capital britannique. Le nationalisme invoqué à cette fin constitue désormais un obstacle majeur pour les politiciens britanniques et les gestionnaires d’État qui veulent poursuivre une stratégie d’intégration européenne renforcée, peu importe à quel point c’est rationnel de leur point de vue, ce qu’on peut observer dans le référendum actuel sur l’adhésion britannique à l’UE.

Or, il y a aussi un autre danger pour les classes dominantes, à savoir que le nationalisme néolibéral va conduire à la fragmentation des États néolibéraux. La difficulté est plus profonde ici. Parce que le nationalisme est un aspect inévitable du développement capitaliste, la première réponse aux conditions intolérables est de chercher à établir un nouvel État-nation, bien que d’habitude ce soit seulement possible lorsqu’un certain niveau de conscience nationale existe déjà, comme c’est par exemple le cas en Écosse. Autrement dit, le néolibéralisme peut réclamer des nations mais il n’exige pas de nations particulières. Et invoquer le nationalisme comme contrepoids aux politiques économiques et sociales néolibérales peut impliquer un ensemble distinct de problèmes pour les classes dominantes individuelles : non pas des problèmes de l’ordre de la lutte des classes ou de la guerre de tous contre tous mais ceux impliquant les incertitudes et inconvénients causés par la fragmentation potentielle de l’État-nation. Ce résultat n’est généralement possible que lorsqu’une conscience nationale alternative existe et est associée à un territoire distinct au sein de l’État.

Malgré les risques et inconvénients pour le capital, l’alternative au nationalisme comme moyen d’assurer la loyauté même partielle de la classe des travailleurs envers l’État capitaliste et de prévenir la formation d’une conscience de classe révolutionnaire reste indéterminée. Est-ce que les loyautés pourraient être transférées vers le haut à un État global ou même régional ? Cela semble invraisemblable. Comme l’a remarqué Benedict Anderson jadis : qui mourrait pour le CEAM ou l’UE ? Mais les loyautés ne peuvent pas non plus être facilement transférées vers le bas aux capitaux individuels. Il est connu que des travailleurs soutiennent leur entreprise et sont même prêts à faire des sacrifices pour assurer la poursuite de l’activité. Or, cela tend à arriver lorsque les entreprises sont locales, bien établies et où les travailleurs sont embauchés sur le long terme. Lorsque les travailleurs font des sacrifices en termes de pertes d’emploi, de conditions de travail dégradées et de baisses réelles de salaires, ils ne le font pas par loyauté envers l’entreprise mais parce qu’ils ne voient pas d’alternative qui n’implique des conséquences plus funestes encore, comme la perte d’emploi. Des managers individuels ou des chefs d’équipe peuvent intérioriser l’ethos de McDonald’s ou de Wal-Mart mais les travailleurs du rang ne le peuvent pas : la réalité du conflit quotidien entre eux-mêmes et l’employeur est trop forte pour être surmontée. Au-delà de cela, même les entreprises qui maintiennent toujours une assurance maladie et un régime de retraite n’arrivent pas à fournir les fonctions intégratives que propose l’État-nation le plus faible. Les millionnaires du pétrole et célébrités des médias qui respectivement financent et représentent le Tea Party aux États-Unis peuvent avoir l’intention de rendre le pays encore plus sûr pour Wal-Mart et Wall Street ; mais leur rhétorique sur le marché libre doit toujours être exprimée de manière à reconquérir la nation de l’antéchrist marxiste dans la Maison Blanche et des élites progressistes qui menacent la liberté américaine, et non pour rétablir le taux de profit.

Tous les conflits sociaux ne peuvent pas être réduit à la lutte des classes. Lors de conflits récents comme en Yougoslavie et au Rwanda, mais aussi dans des affrontements liés à l’islam, le terme d’ethnicité a été imposé comme facteur explicatif majeur du conflit. Dans quelle mesure ce terme devrait-il être considéré comme instructif ?

ND : La manière dont la notion « d’ethnicité » est actuellement de plus en plus utilisée comporte un certain nombre de problèmes pour la gauche. Deux ressortent particulièrement. D’un côté, ceux qui approuvent l’ethnicité comme affirmation d’une identité culturelle, dans la mesure où ils mettent l’accent sur des différences supposées naturelles entre des groupes sociaux humains, prennent le risque de crédibiliser la forme que prend actuellement l’idéologie raciste. De l’autre côté, ceux qui désapprouvent l’ethnicité comme manifestation d’un tribalisme (réel ou imaginé) excluant prennent le risque, dans la mesure où ils suggèrent que des nationalismes « ethniques » sont particulièrement enclin à un comportement d’oppresseur, d’obscurcir les caractéristiques que tous les nationalismes ont en commun, qu’ils soient oppresseurs, opprimés ou en dehors de ces deux catégories.

« L’ethnicité » a été définie de trois manières : premièrement, les membres d’un groupe ont une ligne d’origine commune et par conséquent une parenté partagée ; deuxièmement, ils ont une position commune au sein de la division internationale du travail et par conséquent une position sociale en commun; et troisièmement, ils ont un ou plusieurs attributs culturels, une identité partagés. L’ethnicité définie dans le premier sens n’existe plus. En effet, même avant que le capitalisme ait pénétré tous les coins du monde à la recherche de marchés et de matières premières, la croissance du commerce, la conquête et la migration ont déjà rendu de plus en plus rare l’existence de bassins de gènes endogames. La deuxième signification conserve une certaine validité lorsqu’elle est utilisée pour décrire soit la manière dont des groupes sociaux des sociétés pré-capitalistes ont été utilisés par les colonialistes européens afin de classer la population comme groupe supposément endogame, soit la manière dont les migrations provoquées par le colonialisme ont poussé des groupes à se définir comme endogame ou en possession d’une certaine qualité ou caractéristique qui les distingue des populations indigènes autour d’eux. C’est la troisième signification qui est actuellement dominante et que je trouve la plus problématique puisqu’elle est effectivement une manière d’étiqueter des personnes à travers l’usage d’une super catégorie idéologique qui inclut pratiquement toutes les caractéristiques qu’elles peuvent plausiblement posséder.

Pour les socialistes, l’objectif est de dépasser les divisions qui sont de plus en plus décrites comme « ethniques » en éliminant les oppressions qui leur donnent une importance, plutôt que de les perpétuer ou d’en d’ajouter. Cela peut signifier soutenir des peuples et nations opprimés mais la notion « d’ethnicité » est finalement un moyen de diviser les gens en des classifications toujours plus arbitraires. Au mieux, sous couvert de célébrer la « différence culturelle », elle obscurcit ce que les gens ont en commun en mettant l’accent sur des aspects relativement superficiels de notre monde social. Au pire, dans une lutte pour des ressources rares, elle peut être utilisée comme un moyen de désigner certaines personnes pour la persécution.

En France l’idée d’Ernest Renan d’un nationalisme civique, opposé à un nationalisme ethnique est assez répandue. Dans la mesure où les deux types de nationalisme agissent dans le cadre d’un État-nation, est-ce qu’il peut y avoir une différence substantielle entre ces deux types de nationalisme supposément inflexibles et pures ?

ND : Le nationalisme « civique » est fréquemment présenté comme la seule véritable forme de nationalisme. Certains nationalismes sont considérés comme intrinsèquement oppresseurs parce qu’ils sont basés sur une identité « ethnique ». On oppose souvent ce type de nationalisme à celui décrit comme « civique » ou « social » – les nationalismes écossais et catalan sont par exemple fréquemment décrits de cette façon, ne fût-ce que par les Ecossais et les Catalans eux-mêmes. Ce qui est intéressant par rapport à l’argument sur le nationalisme « civique » est que c’est précisément lui qui a historiquement été utilisé pour défendre des nationalismes oppresseurs multi-nationaux comme celui de la Grande-Bretagne, en plus de ceux qui ont des constitutions républicaines comme la France. Des problèmes se posent aux socialistes lorsque l’on tente d’utiliser le nationalisme « civique » comme alternative au nationalisme « ethnique ». Premièrement, la catégorie du « civique » évite toute confrontation avec le fait qu’il y a certaines activités que les États-nations doivent entreprendre, peu importe combien ils peuvent être non-ethniques. Une de ces activités, que beaucoup de réfugiés de Syrie ou d’autres zones en guerre découvrent actuellement, est de défendre les frontières contre des personnes définies comme « ne faisant pas partie de notre nation ». La deuxième difficulté est que, comme je l’ai évoqué dans la réponse précédente, les ethnicités peuvent être inventées – soit par les ennemies pour catégoriser un groupe, soit par le groupe lui-même pour s’auto-identifier – sans la moindre référence aux liens de parenté réels ou imaginés : la culture peut aussi facilement être transformée en base d’ethnicité que le tribalisme du sang et de la terre. Toutefois, c’est précisément parce que l’ethnicité est une catégorie socialement construite que les catégorisations ethniques peuvent être produites partout avec les mêmes résultats désastreux que nous avons vus dans les Balkans, au Rwanda, en Irak et en Ukraine. Par conséquent, il n’y a aucune raison pour laquelle le nationalisme « civique » ne peut pas être transformé en nationalisme « ethnique » dans des conditions données, comme cela s’est passé en Allemagne – une société capitaliste moderne, développée et hautement cultivée – dans les années 1930. Bien entendu, cette conclusion est soigneusement ignorée par les adhérents du nationalisme « civique ».

Dans la Critique du programme de Gotha, Karl Marx a écrit que « la classe ouvrière doit s’organiser chez elle en tant que classe et que les pays respectifs sont le théâtre immédiat de sa lutte. C’est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu, mais […] quant à sa forme.»5Dans quelle mesure une sortie de l’Union Européenne peut-elle contribuer à un rééquilibrage des forces en faveur de la classe des travailleurs en Europe ?

ND : L’UE et ses prédécesseurs ont toujours incarné la manière dont le capitalisme a été organisé à un moment donné. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une structure suspendue au-dessus des transformations du système capitaliste reflétant les « valeurs européennes » ou d’autres fantaisies libérales. Dans la mesure où la transition au néolibéralisme a été imposée au sein des États-nations constituants, il est nécessairement intégré aux politiques et règles de l’UE, et en conséquence l’UE a commencé sa propre marche vers le néolibéralisme au plus tard avec l’Acte unique européen en 1986. Cela a été confirmé et approfondi à travers chaque pacte et traité ultérieur à partir de Maastricht en 1991. Ce qui a rendu le processus plus facile que dans les États-nations, c’est que l’UE a toujours manqué de la plupart des contraintes démocratiques qui ont au moins transformé la transition en un processus contesté en Grande-Bretagne ou Italie, même à l’époque où ce processus a plus ou moins incarné une conception plus social-démocrate de la propriété et du contrôle.

Hayek a argué en 1939 que le « fédéralisme inter-étatique » à l’échelle européenne serait désirable parce qu’il s’assurerait d’éloigner le plus possible l’activité économique de la responsabilité des politiciens interventionnistes, lesquels interfèrent avec le marché afin d’obtenir les voix d’électeurs essentiellement ignorants. L’UE a suivi le conseil de Hayek en centralisant le pouvoir entre les mains de responsables nommés, avant tout dans la commission, qui est la seule à disposer du pouvoir législatif à travers trois outils contraignants – les règlements, les directives et les décisions. Le parlement a le droit d’être consulté dans certaines circonstances mais n’a pas le droit d’initiative : dans ce contexte, il a beaucoup moins de pouvoir que n’importe quel gouvernement national, ou même n’importe quel gouvernement décentralisé comme en Écosse ou Catalogne. Or, cela n’est pas le seul déficit démocratique. Si la Commission est une instance supranationale, le conseil européen est intergouvernemental. Il est composé des chefs d’État ou de gouvernement des États-membres qui sont bien entendu élus dans leur propre pays mais ne le sont pas bien sûr par les habitants des autres pays dont ils décident du sort. Ces structures sont une raison pour laquelle nous devrions rejeter l’affirmation selon laquelle l’UE est susceptible d’être reformée comme n’importe quel État-nation. En effet, elle l’est beaucoup moins. Les États capitalistes sont une structure permanente jusqu’à ce qu’ils soient renversés, bien qu’ils puissent adopter des politiques différentes en fonction des partis politiques ou coalitions qui supervisent l’appareil, et ces politiques peuvent être plus ou moins avantageuses pour la classe ouvrière et les groupes opprimés. Le problème avec l’UE est que, même si elle n’est pas un État-nation, l’équilibre entre les gestionnaires d’État non-élus et les représentants élus pèse encore plus fortement en faveur des premiers dans l’UE que dans ses membres constituants. Des réformes ne sont jamais faciles à réaliser, en particulier sous le néolibéralisme puisqu’il a soustrait plusieurs mécanismes au contrôle des États. Néanmoins, elles ne sont pas impossibles à accomplir. Quoiqu’il en soit, il serait plus facile de réaliser des réformes progressistes dans n’importe quel État-membre que dans l’UE : au sein de cette dernière, de telles réformes exigent de gagner l’unanimité du Conseil. Des révolutions simultanées dans tous les 28 États-membres sont plus probables que cet événement.

Le deuxième aspect hayékien de l’UE est l’utilisation de politiques centrées sur des règles – concernant les limites des dépenses publiques, la dette comme proportion du PIB, la concurrence – limitant ce que les hommes et femmes politiques peuvent faire sous l’impulsion de leurs électorats. Puisque les règles ne permettent pas la dévaluation ou des niveaux de dépenses publiques ou de dette qui auraient été nécessaires pour stimuler l’économie, la seule réponse possible à la crise de 2008 est l’austérité. L’accolade de l’UE au Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) – elle est beaucoup plus enthousiaste que Washington, accessoirement – et le potentiellement encore plus insidieux Accord sur le commerce des services (ACS) ne sont que les derniers et les plus extrêmes exemples de cela. Dans ce contexte, il me semble incroyable de voir comment certains peuvent aussi légèrement passer sous silence l’expérience grecque. Dans les révélations de Yanis Varoufakis sur ses rencontres avec la Troïka, ce sont les institutions de l’UE – la Banque centrale européenne et la Commission – et non pas le Fonds monétaire international qui ont été les plus inflexibles.

Le manque de démocratie et la présence de règles contraignantes sont des raisons suffisantes pour quitter l’UE mais il y en a au moins trois autres. Chacune d’entre elles atteste non seulement de la nature intrinsèquement réactionnaire du projet mais aussi de la façon dont il échoue même à accomplir le rôle pour lequel il est le plus célébré par les propulseurs libéraux : surmonter l’intérêt national. D’abord, l’UE est amenée à maintenir la structure des inégalités existantes entre les États-nations européens. Malgré tout les discours de « solidarité », c’est inévitable : une structure financière et industrielle élaborée pour répondre aux besoins des économies les plus performantes – la France et l’Allemagne, et depuis l’avènement de l’Euro de plus en plus pour les besoins de cette dernière – mais qui force les plus faibles à jouer selon les mêmes règles, ne peut que fonctionner à leur détriment, en particulier lorsqu’il n’y a pas de mécanisme de transfert de fonds ou de ressources au sein de l’UE comme cela peut être fait entre États-nations.

En deuxième lieu, bien que l’UE ne soit pas une puissance impérialiste elle-même, en tant qu’organisme collectif, elle agit toutefois de plus en plus comme adjoint de l’OTAN, et par conséquent comme soutien aux intérêts des États-Unis. Ce rôle a été inscrit dans l’ADN de l’UE depuis le début. Les États-Unis ont initialement encouragé et soutenu la formation des prédécesseurs de l’UE comme rempart contre leur rival impérial russe, et c’est la raison principale de l’absence de guerre en Europe (de l’ouest) entre 1945 et 1991 : bien qu’engagés dans la concurrence économique mutuelle, les États-membres de l’UE ont été unis derrière les États-Unis dans la même alliance géopolitique. Or, si l’UE elle-même n’agit pas comme puissance impériale, les principaux États-nations membres le font de manière croissante et ils ne se plient pas toujours absolument aux envies de Washington. Là encore, les plus puissants placent leurs intérêts propres au-dessus de ceux de la supposée unité européenne. Pour certains, cette domination impériale est externalisée, comme dans le cas de la présence française continuellement sous-estimée en Afrique centrale, mais pour d’autres cela se manifeste au cœur de l’Europe même – le plus visiblement dans le cas de l’Allemagne dont la reconnaissance de l’indépendance croate en 1992 a contribué au bain de sang yougoslave ultérieur.

Troisièmement, l’UE est structurellement raciste. L’idée même « d’Europe » est nécessairement exclusive. Peu de gens se souviennent aujourd’hui que le Maroc a formulé une demande d’adhésion à l’UE en septembre 1987, à la plus grande hilarité des commissaires, qui l’ont refusé pour le motif qu’il « ne remplit pas les critères d’adhésion ». La « liberté de mouvement » tant vantée au sein de l’UE est fondée sur le refus d’entrée de ceux de l’extérieur, comme le découvrent actuellement des dizaines de milliers de réfugiés désespérés. Le spectacle de ces personnes piégées dans des camps, derrière des clôtures de fil barbelé et face aux chiens de police et aux gaz lacrymogènes à la frontière de la civilisation européenne est assez obscène, mais il est amplifié par l’attitude des États membres eux-mêmes. À ce niveau, les intérêts individuels priment encore sur la barbarie collective, car les Accords de Schengen se résument à une défense généralisée des frontières individuelles contre les hordes étrangères.

Il y a un dernier argument positif pour l’UE qui tend à être exprimé par une partie de la gauche radicale. C’est que le capitalisme domine partout, depuis l’UE jusqu’à nos lieux de travail individuels. Or, selon leur récit, l’UE remplit au moins l’une des seules fonctions positives du capitalisme : elle réunit les travailleurs dans un plus grand ensemble et leur pression peut transformer ce cadre institutionnel. C’est un exemple classique où l’on prend nos désirs pour la réalité. L’UE organise la classe dominante, elle n’organise pas les travailleurs. Comme Trotsky l’a écrit jadis dans un autre contexte, un frein ne peut pas être utilisé comme accélérateur. Il n’y a pas de parti politiques, de syndicats ou mouvements pour toute l’UE. La solidarité à travers les frontières ne dépend pas de constitutions ou d’institutions mais de la volonté des travailleurs de se soutenir mutuellement, même s’ils vivent dans des pays différents. Au lieu d’invoquer les bataillons imaginaires de travailleurs organisés à l’échelle européenne, il serait plus utile de commencer à construire là où nous sommes. Il est improbable que la lutte contre le capitalisme néolibéral commence simultanément à travers toute l’UE ou qu’elle reste limitée à ses frontières. Nous allons probablement faire face à une série de mouvements inégaux, d’intensités différentes au sein des différents États-nations qui, si victorieux, pourraient former de nouvelles alliances et enfin les États-Unis socialistes d’Europe. Toutefois, cette vision ne peut pas être réalisée au sein de l’UE mais doit être construite à nouveau sur ses ruines.

Concernant la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient, vous observez que « l’échec de fonder l’analyse sur la base de classe des États modernes conduit à une notion réductrice de ce qui est rationnel pour des gestionnaires d’État et par conséquent à l’échec de comprendre pourquoi ils mènent certaines actions6». Quelle est la place de l’anti-impérialisme dans le cadre d’une stratégie anticapitaliste ?

ND : Dans le passage que vous citez, j’ai essayé de répondre à certaines versions du « marxisme politique » associé à Brenner, Wood, Teschke et d’autres chez qui le capitalisme est réduit à la dépendance au marché ou contrainte du marché. Or, le capitalisme ne concerne pas seulement les marchés. Toutefois, dans le contexte spécifique de l’impérialisme, se focaliser sur les marchés conduit soit à des conclusions wébériennes (ce qu’elles sont effectivement) dans lesquelles la géopolitique est traitée comme une sphère séparée de l’économie, soit à considérer les décisions des politiciens et gestionnaires d’État comme « irrationnelles » parce qu’elles ne correspondent pas immédiatement aux besoins de groupes capitalistes spécifiques. Désormais il est clair que les compagnies pétrolières basées aux États-Unis n’ont pas été tout à fait enthousiasmées par la guerre en Irak, mais l’État capitaliste doit agir en faveur des intérêts du capital national dans son ensemble, et pas seulement en faveur de secteurs spécifiques. En fin de compte ce fut l’objectif de la guerre : les États-Unis enseignent aux anciens alliés et ennemies actuels ce qui pourrait leur arriver s’ils dépassent les lignes rouges, montrant ainsi aux alliés que les États-Unis sont toujours le seul État qui déploie les moyens militaires nécessaires pour soumettre les « États voyous », contrôlant l’accès chinois aux sources de pétrole et ainsi de suite – aucune de ces raison n’a beaucoup à voir avec la concurrence sur le marché en tant que telle. Ignorant la misère inqualifiable que l’invasion de l’Irak a causée aux irakiens, ce fut à la plupart des égards un échec pour les américains mais cela ne signifie pas qu’elle était irrationnelle. C’était un pari et le résultat a été contingent par rapport à un certain nombre de facteurs que les États-Unis n’ont pas pu prévoir, notamment le niveau d’opposition interne.

Comme ces remarques le suggèrent, je pense que l’anti-impérialisme fait nécessairement partie de toute stratégie anticapitaliste sérieuse mais il est important de comprendre ce que cela signifie. Une partie de l’incapacité de la gauche à formuler une position cohérente sur la situation actuelle au Moyen-Orient provient des staliniens et d’autres types de « socialisme par le haut » qui croient effectivement que par exemple Assad est un anti-impérialiste – ou qui de toute façon ne peuvent pas voir de perspective émancipatrice émergeant par en bas. Or, il y a aussi un problème de nature plus théorique qui prend deux formes. La première repose sur une série d’incompréhensions des positions marxistes classiques sur l’impérialisme et l’auto-détermination qui ont été établies immédiatement avant et pendant la Premièe guerre mondiale. L’autre, mélangeant l’erreur initiale, consiste à imaginer que ces positions peuvent simplement être transposées de la période pendant laquelle elles ont été formulées à la situation d’aujourd’hui sans la moindre tentative sérieuse d’évaluer ce qui a changé depuis (même si ce problème est rarement limité aux questions d’anti-impérialisme et d’auto-détermination).

Lorsque Karl Liebknecht a formulé le slogan « l’ennemi principal est dans notre pays », il n’a pas voulu insinuer que le seul ennemi est dans notre pays. Ici le contexte est crucial. La droite et le centre de la Deuxième Internationale ont justifié le soutien à « leurs » États pendant la Première guerre mondiale sur la base de l’auto-défense ou parce que l’autre côté était pire d’une certaine manière – moins démocratique, plus oppresseur vis-à-vis des peuples colonisés sous sa domination et ainsi de suite. C’est pour cette raison que comprendre la nature systémique de l’impérialisme a été si important : il n’était pas important de savoir qui a tiré les premiers coups dans la mesure où de toute façon la compétition entre les États dominants aurait tôt ou tard mené à la guerre. D’où la nécessité pour les militants révolutionnaires de s’opposer partout à l’État dans lequel ils se trouvent, plutôt que d’utiliser les actions de ses ennemis comme excuse pour ne pas faire cela. Or, Lénine n’a pas imaginé que l’opposition révolutionnaire à la barbarie russe lui impose de rester silencieuse face aux atrocités allemandes et de fait il n’est pas resté silencieux à propos de celles-ci. Le slogan « transformer la guerre impérialiste en guerre civile » était censé être applicable partout, dans les deux camps, de la Grande-Bretagne au Japon.

Au moins une partie des anti-impérialistes autoproclamés d’aujourd’hui a abandonné plusieurs aspects de cette tradition. Tout d’abord, l’impérialisme n’est plus compris comme un système, comme un aspect inévitable du capitalisme contemporain. Ils considèrent plutôt que l’impérialisme est une politique mise en œuvre par des gouvernements, ou que c’est un attribut possédé par des États-nations spécifiques, ou qu’il prend la forme d’êtres sensibles avec des capacités cognitives ou émotionnelles – comme dans ces formulations extraordinaires où l’impérialisme est réifié dans le sens où « un » impérialisme « veut », « a besoin de » ou « pense » ceci ou cela. Généralement, l’impérialisme états-unien est tenu pour responsable de n’importe quel événement ou processus depuis la formation de Daesh à la révolution ukrainienne : personne d’autre ne possède des capacités d’action ou n’a de motivations. Tout ce qui se passe est apparemment le résultat de la main omnipotente mais cachée de « l’impérialisme US ». Avec un ennemi aussi puissant, est-ce qu’on peut encore résister ? Parfois, les États-Unis sont remplacés par un « impérialisme occidental » indifférencié et unifié au sein duquel il n’y a pas d’intérêts conflictuels, de capitaux en concurrence ou des rivalités géopolitiques. L’impérialisme « occidental » est utilisé comme contrepoids à « l’est », supposément non-impérialiste. Maintenant, l’idée qu’il pourrait y avoir un État ouvrier « dégénéré » ou « déformé » dans lequel les vrais travailleurs n’ont pas seulement été sans pouvoir mais aussi assujettis à une oppression bureaucratique monstrueuse a toujours été du bavardage métaphysique. Toutefois, appeler à sa défense avait au moins une certaine consistance logique. Ce qui est assez incroyable est l’appel des staliniens et au moins de certains trotskystes orthodoxes à défendre, à disculper la Russie de Poutine ou la Syrie d’Assad – deux États corrompus, antidémocratiques et conventionnellement capitalistes. Si on poursuit ce raisonnement de façon logique, cela aurait mené en 2011 – et c’est vrai dans certains cas – à soutenir la révolution égyptienne (parce qu’elle a été dirigée contre un allié des États-Unis) mais à s’opposer à la révolution syrienne (parce qu’elle a été dirigée contre un ennemi des États-Unis). Il incombe aux révolutionnaires de l’ouest de s’opposer aux interventions sanglantes de leur gouvernement au Moyen-Orient et ailleurs, mais il n’y a aucune raison pour que cela implique de soutenir les régimes qui assassinent les travailleurs et les paysans qui sont la base de n’importe quel mouvement révolutionnaire futur.

 

Propos recueillis et traduits par Benjamin Birnbaum

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  1. https://newleftreview.org/II/93/mike-davis-marx-s-lost-theory. []
  2. Davidson Neil, Nation-States, Chicago: Haymarket, 2016, p. 220. []
  3. Ibid., p. 70. []
  4. Harvey David, A Brief History of Neoliberalism, New York,: Oxford University Press, 2005, p. 85. []
  5. https://www.marxists.org/archive/marx/works/1875/gotha/ch01.htm. []
  6. Davidson, p. 228. []
Neil Davidson