L’ethos baroque

Depuis Marx, on pense indissociablement la modernité capitaliste comme une contradiction vivante : un progrès indéniable de la coopération humaine et de la maîtrise de la nature, mais aussi un retournement contre l’humanité de ses propres créations (marché, valeur, capital, impérialisme) qui en font une structure d’oppression. Pour Bolívar Echeverría, cette aliénation se traduit par des ethos, des formations culturelles, des formes de vie, des œuvres d’art, qui donnent sens au désordre du monde. Dans ce texte, il propose de lire l’ethos baroque comme l’un des quatre rapports possibles à la modernité. Echeverría propose de lire ce mouvement culturel de façon résolument anti-eurocentrique : comme le résultat d’une hybridation entre l’utopie des missions jésuites en Amérique latine coloniale et des cultures indigènes. Brossant l’histoire à rebrousse-poil, Echeverría retrace l’excès baroque dans une tentative impossible, évanescente, de transcender la barbarie coloniale par la création d’un autre rapport au monde.

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Nous tâcherons d’exposer dans les pages suivantes ce que nous entendons par ethos baroque et la manière dont nous pensons que cette idée peut être mise en relation avec les thèmes de la modernité, de l’esthétique baroque et du du métissage culturel.

Dans une collection d’œuvres dédiées à l’exploration des différentes figures historiques de L’Homme européen, Rosario Villauri a publié il y a peu une compilation d’essais sur L’Homme Baroque. Y défilent certains personnages typiques de la vie quotidienne en Europe au XVIIe siècle : le gouverneur, le financier, le secrétaire, le rebelle, le prédicateur, le missionnaire, la religieuse, la sorcière, le scientifique, l’artiste, le bourgeois… J’évoque cette publication comme preuve d’un fait irréversible : le concept de baroque n’est plus exclusivement lié aux domaines spécifiques de l’histoire de l’art et de la littérature, et s’est affirmé comme une catégorie à part entière de l’histoire de la culture en général.

Certains phénomènes culturels qui se présentent avec insistance à l’historien par le biais des matériaux issus des XVIIe et XVIIIe siècles, et que l’on avait pris l’habitude d’expliquer soit comme de simples échos d’une époque révolue soit comme autant d’annonces d’une autre à venir, s’agencent désormais sous ses yeux avec un remarquable degré de cohérence et demandent à être compris à partir de la singularité et de l’autonomie de leur ensemble comme résultat d’une totalisation historique, capable de construire à elle seule une époque en soi. Il s’agit d’une série bigarrée de comportements et d’objets sociaux qui, dans leur hétérogénéité, montrent néanmoins une certaine appartenance commune, une certaine parenté diffuse mais caractéristique, parenté générale que l’on peut faire faire le pari d’identifier, à défaut d’un meilleur procédé, par le biais du recours aux traits – pas toujours clairs, ni unitaires – qui ébauchent une autre parenté, plus particulière, dans l’histoire de l’art, celle des œuvres et des discours connus comme « baroques ».

Notre projet, plus réflexif que descriptif, est d’explorer justement ce qui nous conduit à identifier comme baroques certains phénomènes de l’histoire et de la culture, et à les opposer à d’autres sur un plan de comparaison donné. Il s’agit surtout de proposer une théorie, un « mirador », que nous avons nommé de l’ethos historique, dans la perspective duquel nous croyons pouvoir distinguer avec clarté quelque chose comme un ethos baroque. Dans le cas qui nous occupe, la nécessité ressentie par la narration historique de construire le concept d’une époque baroque entre en résonance avec une autre nécessité, qui apparaît dans le cadre du discours critique afférent à l’époque présente.

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Indiquons brièvement le sens de notre intérêt pour le baroque. On peut affirmer que la perception que nous avons des dimensions réelles de la crise de notre époque se fait de plus en plus précise. L’image gigantomachique d’il y a un siècle, qui la représentait plutôt comme l’irrésistible décadence de l’humain en général – dont les « valeurs ultimes » coïncidaient curieusement avec un petit nombre d’entre elles, baptisés « occidentales » – peut être vue de nos jours, rétrospectivement, comme un fruit de plus du pathos réactionnaire et paranoïaque de la bourgeoisie aristocratisée de cette période historique, soumise aux menaces de la « plèbe socialiste ». Cependant, sa profondeur et sa durée ne paraissent pas pour autant être uniquement celles qui correspondraient à la crise passagère, de rénovation ou d’innovation, qui affecterait un aspect particulier de l’existence sociale, y compris en tenant compte des répercussions qu’elle pourrait y engendrer. Il semble désormais évident que ce ne sont pas seulement les domaines économique, social, politique ou culturel, ou une certaine combinaison entre eux, qui ne parviennent pas à se recomposer de manière plus ou moins viable et durable depuis il y a déjà plus de cent ans. La manière dont les différentes crises s’imbriquent, se substituent et se complètent entre elles, semble indiquer que l’affaire se situe sur un plan plus radical, parle d’une crise qui serait à la base de toutes les autres : une crise de civilisation.

Peu à peu et indéniablement depuis le XVIIIe siècle, il est devenu impossible de séparer les traits propres à la vie civilisée en général de ceux qui correspondent particulièrement à la vie moderne. La présence des derniers semble, sinon épuiser, du moins constituer une part substantielle des conditions de possibilité des premiers. La modernité, qui fut une modalité de la civilisation humaine, pour laquelle celle-ci opta à un moment donné de son histoire, a cessé d’être seulement cela, une modification en principe réversible, et en est venue à faire partie de son essence même. Sans modernité, la civilisation en tant que telle est devenue inconsistante.

Lorsque nous parlons de crise de civilisation, nous faisons référence à la crise du projet de modernité qui s’imposa dans ce processus de modernisation de la civilisation humaine : le projet capitaliste dans sa version puritaine et nord-européenne, qui est allé s’affirmant et s’affinant, lentement, alors qu’il l’emportait sur d’autres alternatives, transformé en un schéma opérationnel capable de s’adapter à n’importe quelle substance culturelle et détenteur d’une validité et d’une efficacité historiques apparemment incontestables.

La crise de civilisation qui s’est dessinée, d’après le projet capitaliste de modernité, dure depuis plus d’un siècle. Comme le dit Walter Benjamin, en 1867, « avant l’effondrement des monuments de la bourgeoisie », pendant que « la fantasmagorie de la culture capitaliste atteignait son déploiement le plus lumineux dans l’Exposition Universelle de Paris », il était déjà possible d’y identifier des ruines. Et il s’agit sans doute d’une crise car, en premier lieu, la civilisation de la modernité capitaliste ne peut pas se développer sans se retourner contre la base qui l’a érigée et la soutient – c’est-à-dire le travail humain qui cherche l’abondance de biens moyennant le traitement technique de la nature – et parce que, en second lieu, dans l’opiniâtre souci d’échapper à pareil destin, elle exacerbe justement ce retournement qui lui fait perdre sa raison d’être. Époque de génocides et d’écocides inédits – qui, plutôt que de satisfaire les besoins humains, les élimine, et au lieu de promouvoir la productivité naturelle, l’annihile – le XXe siècle a pu ignorer la radicalité de cette crise, du fait d’avoir été également le siècle du dénommé « socialisme réel », avec sa prétention d’avoir initié le développement d’une civilisation différente de celle déjà établie. Il a fallu l’effondrement de l’Union soviétique et des États qui dépendaient d’elle pour qu’il apparaisse aux yeux de tous que le système social qui y avait été imposé ne représentait aucune alternative révolutionnaire au projet de civilisation du capital : le capitalisme d’État n’avait jamais été qu’une caricature du capitalisme libéral.

Qu’en est-il d’une modernité alternative ? Est-elle possible, en réalité ? Que la modernité qui prédomine actuellement ne soit pas un destin inéluctable, faibles en sont les indices – ce programme, nous devrons l’accomplir jusqu’à son terme, jusqu’au néant qui sera la scène improbable d’un retour à la barbarie au beau milieu de la destruction de la planète – mais il est impossible de totalement les ignorer. C’est un fait indéniable que la domination de la modernité établie ni pas absolue ni uniforme, qu’elle n’est pas une réalité monolithique, mais qu’elle est composée d’innombrables versions différentes d’elle-même – versions qui furent vaincues et dominées par l’une d’elles par le passé, mais qui, réprimées et subordonnées, ne cessent pas d’être actives dans le présent.

Notre intérêt, lorsque nous recherchons une consistance sociale ainsi qu’une validité historique à l’ethos baroque, se présente sur la base d’une préoccupation pour la crise contemporaine de la civilisation et répond à la volonté, nourrie par les leçons de l’expérience, de penser une modernité postcapitaliste comme une utopie accessible. Si le baroque, dans le comportement social et dans l’art trouve, ses racines dans un ethos baroque, et si celui-ci correspond en effet à l’une des modernités capitalistes qui précédèrent l’actuelle et survivent en elle, alors nous pouvons penser que l’auto-affirmation excluante du capitalisme réaliste et puritain qui domine dans la modernité contemporaine est parfaitement friable, et nous pouvons également conclure, indirectement, qu’il est faux que l’on ne puisse pas tenir pour réalisable une modernité dont la structure ne soit pas axée autour du dispositif capitaliste de la production, de la circulation et de la consommation de la richesse sociale.

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La conception de Max Weber, selon laquelle il y aurait une correspondance biunivoque entre l’« esprit du capitalisme » et l’« éthique protestante », associée à la supposition qu’une modernité non-capitaliste serait impossible, apporte des arguments à la thèse que la seule manière imaginable de mettre de l’ordre dans le bouleversement moderne des forces productives de la société humaine est justement celle qui s’ébauche autour de cette « éthique protestante ». L’idée d’un ethos baroque apparaît dans une tentative de répondre à l’insatisfaction théorique que réveille cette conviction toute approche critique de la civilisation contemporaine.

La rencontre entre l’« esprit du capitalisme », vu comme la pure demande d’un comportement humain structurellement ambitieux, rationaliste et progressiste, avec l’éthique protestante (dans sa version puritaine calviniste) vue comme la pure offre d’une technique individuelle d’auto-répression productiviste et d’autosatisfaction sublimée, est clairement la condition nécessaire de l’organisation de la vie civilisée autour de l’accumulation du capital. Mais il ne fait aucun doute que l’esprit du capitalisme dépasse sa propre présence dans la seule figure de cette demande, tout comme il est évident que vivre dans et avec le capitalisme peut être quelque chose de plus que de vivre par et pour lui.

Le terme d’ethos a l’avantage de son ambiguïté ou double sens, et invite à combiner, dans la signification première de « demeure ou manteau », ce qui en elle se réfère à « refuge », au recours défensif ou passif, avec ce qui en elle se réfère à « l’arme », au recours offensif ou actif. Il coordonne le concept d’ « usage, coutume ou comportement automatique » – une présence du monde en nous, qui nous préserve de la nécessité de le déchiffrer à chaque pas – avec le concept de « caractère, personnalité individuelle ou manière d’être » – une présence de nous au monde, qui l’oblige à nous traiter d’une certaine façon. Situé autant dans l’objet que dans le sujet, le comportement social structurel que nous nommons ethos historique peut être défini comme un authentique principe de construction du monde vécu. C’est un comportement qui tente de rendre vivable l’invivable, une espèce d’actualisation d’une stratégie destinée à dissoudre, plutôt qu’à résoudre, une certaine forme spécifique de la contradiction qu’elle constitue à la condition humaine : celle qui procède toujours de la forme d’une substance précédente ou « inférieure » (animale, en dernière instance) qui tout en rendant possible son expression, doit cependant la réprimer.

Quelles contradictions est-il nécessaire de résoudre spécifiquement dans l’époque contemporaine ? De quoi faut-il se réfugier, contre quoi faut-il s’armer dans la modernité ? Il n’y a pas d’autre manière de tenter de répondre à cette interrogation sans se référer à l’un des premiers textes critiquant cette modernité (bien qu’il soit en tête de l’index librorum prohibitorum néolibéral et postmoderne) : Le Capital, de Marx.

La vie pratique dans la modernité réellement existante doit se dérouler dans un monde dont la forme objective est structurée autour d’une présence dominante, celle de la réalité ou le fait capitaliste. Il s’agit essentiellement d’un fait qui est une contradiction, d’une réalité qui est un conflit permanent entre les tendances opposées de deux dynamiques simultanées, constitutives de la vie sociale : d’une part, la vie sociale comme processus de travail et de jouissance rapportée à des valeurs d’usage, et d’autre part celle de la reproduction de la richesse en tant qu’elle est un processus de « valorisation de la valeur abstraite » ou accumulation de capital. Il s’agit, du reste, d’un conflit dans lequel, une fois de plus et sans interruption, la première es sacrifiée sur l’autel de la seconde et soumise à elle.

La réalité capitaliste est un fait historique inévitable, à laquelle il n’est pas possible de se soustraire et qui, de ce fait, doit être intégré dans la construction spontanée du monde vécu, qui doit être transformé en une seconde nature par l’ethos qui assure l’ « harmonie » indispensable de l’existence quotidienne.

En principe, dans le capitalisme, quatre manières de vivre le monde nous sont offertes ; chacune d’entre elles impliquerait une attitude particulière – qu’il s’agisse de reconnaissance ou de méconnaissance, de distanciation ou de participation – devant le fait contradictoire que constitue la réalité capitaliste.

Une première manière immédiate et spontanée de représenter le fait capitaliste se traduit par une attitude d’identification affirmative et militante avec le potentiel de créativité que possède l’accumulation de capital, avec sa prétention non seulement à représenter fidèlement les intérêts du processus « social-naturel » de reproduction – intérêts qu’en vérité il réprime et déforme – mais aussi de se mettre au service du développement qualitatif et quantitatif de cette reproduction naturelle et sociale. Valorisation de la valeur et développement des forces productives seraient, dans ce comportement spontané, plutôt que deux dynamiques qui coïncideraient, une même dynamique, une et indivisible. Nous pouvons nommer réaliste cet ethos qui affirme non seulement l’efficacité et la bonté insurpassables du monde établi ou « réellement existant », mais, surtout, l’impossibilité d’un monde alternatif.

Une seconde manière de naturaliser le fait capitaliste, tout aussi militante que la précédente, mais qui lui est complètement opposée, implique également la confusion entre les deux termes (valorisation et forces productives), mais pas dans l’affirmation d’une valeur, si ce n’est la valeur d’usage. Dans ce cadre, la « valorisation » apparaît pleinement réductible à la « forme naturelle ». Résultat de l’ « esprit d’entreprise », la valorisation même ne serait pas autre chose qu’une variante de la réalisation de la forme naturelle, puisque ledit « esprit » serait à la fois l’une des figures ou sujets qui font de l’histoire une aventure permanente, autant sur le plan humain individuel que sur le plan collectif. Mutation probablement perverse, cette métamorphose du « monde bon » ou « naturel » en « enfer » capitaliste ne cesserait d’être un « moment » du « miracle » qui est en soi la Création. Cette manière spécifique de vivre avec le capitalisme, qui s’affirme dans la mesure où elle le transfigure en son contraire, est le propre de l’ethos romantique.

Vivre la spontanéité de la réalité capitaliste comme le résultat d’une nécessité transcendante, c’est-à-dire comme un fait dont les traits détestables sont compensés en dernière instance par la positivité de l’existence effective, la même qui est au-delà de la marge d’action et de valorisation qui correspond à l’expérience humaine, voilà en quoi consiste la troisième manière de faire. Il s’agit de l’ethos classique : distancié, non pas compromis avec un dessein négatif qui serait perçu comme irrévocable, mais bel et bien compréhensif et constructif dans l’accomplissement tragique de la marche des choses.

La quatrième manière d’intérioriser le capitalisme dans la spontanéité de la vie quotidienne est celle de l’ethos que nous souhaiterions nommer baroque. Tout aussi distanciée que la manière classique face à la nécessité transcendante du fait capitaliste, elle ne l’accepte pas pour autant, pas plus qu’elle ne se joint à lui : elle le tient toujours pour inacceptable et étranger. Il s’agit d’une affirmation de la « forme naturelle » du monde vécu qui part, paradoxalement, de l’expérience de cette forme comme étant déjà vaincue et enterrée par l’action dévastatrice du capital. Et prétend rétablir les qualités de la richesse concrète en les réinventant, de manière informelle ou furtive, comme qualités de « second degré ».

L’idée que Bataille se faisait de l’érotisme, lorsqu’il disait qu’il est « l’approbation de la vie (le chaos) jusque dans la mort (le cosmos) », peut être déplacée, sans excès de violence (voire de la manière la plus appropriée qui soit), à la définition de l’ethos baroque. Est baroque la manière d’être moderne qui permet de vivre la destruction de ce qui est quantitatif, produit du productivisme capitaliste, en la transformant en accès à la création d’une autre dimension, imaginaire jusqu’à en être provocante, de ce qui est qualitatif. L’ethos baroque n’efface pas, comme le fait le réaliste, la contradiction propre au monde vécu dans le modernité capitaliste, sans non plus la nier, comme le fait le romantique ; il la reconnaît comme inévitable, à la manière du classique, mais à le différence de celui-ci, il se garde de l’accepter, il prétend transformer en « bon » le « mauvais côté » par lequel, d’après Hegel, l’histoire avance.

Issues d’époques différentes de la modernité, en d’autres termes se rattachant à différentes impulsions successives du capitalisme – de la méditerranée, d’Europe du Nord, d’Europe occidentale et d’Europe centrale – les différentes versions de l’ethos moderne configurent la vie sociale contemporaine depuis différentes strates « archéologiques » ou de décantation historique. Chacune a eu sa propre manière d’agir sur la société, ainsi qu’une zone préférentielle à l’intérieur de celle-ci à partir de laquelle étendre son action. Ainsi, la première empreinte, celle du baroque, aura été définitive et généralisée dans la tendance de la civilisation moderne à revitaliser inlassablement le code de la tradition occidentale européenne après chaque vague destructrice provenant du développement capitaliste. Tout autant que la dernière empreinte, « romantique », dans la tendance de la politique moderne à traiter les formes concrètes de sociabilité humaine comme une matière malléable par l’initiative des grands actes de volonté, individuels ou collectifs.

On peut ajouter, du reste, qu’aucune de ces quatre stratégies de civilisation élémentaires qu’offre la modernité capitaliste ne peut se donner effectivement de manière isolée, et encore moins de manière exclusive. Chacune apparaît toujours combinée avec les autres, selon différentes modalités, en fonction des circonstance, dans la vie effective des différentes « constructions du monde » historique de l’époque moderne. Il advient que l’ethos qui est parvenu à remplir le rôle dominant dans cette composition, l’ethos réaliste, est celui qui organise sa propre combinaison d’avec les autres et les oblige à se traduire à lui pour devenir manifestes. Ce n’est que dans ce sens relatif que l’on pourrait parler de la modernité capitaliste comme d’un schéma de civilisation qui requiert et impose l’usage de l’ « éthique protestante », c’est à dire de celle qui part de la mythification chrétienne de l’ethos réaliste pour traduire les demandes de la productivité capitaliste – concentrées dans l’exigence de sacrifier le maintenant de la valeur d’usage au profit du demain de la valorisation de la valeur marchande – sur le plan de la technique d’autodiscipline individuelle.

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Qu’est-ce qui justifie que nous employions le terme « baroque » pour nommer le quatrième ethos caractéristique de la modernité capitaliste ?

Si l’on considère les usages que l’on a donné à l’adjectif « baroque » lorsqu’on l’a employé au XIXe siècle pour désigner tout l’ensemble de « styles » artistiques et littéraires post-Renaissance – maniérisme inclus – ainsi que, par extension, l’ensemble des comportements, de manières d’être et d’agir du XVIIIe siècle, on parvient à un carrefour sémantique dans lequel coïncident trois ensembles d’adjectivation différents, et qui partagent une connotation péjorative.

Baroque, cela signifierait :

  1. extravagant (« bizarre »*), artificiel, capricieux, fouillé, retors, exagéré, maniéré, etc.
  2. faux (« berrueco »), ornemental, sensualiste, superficiel, théâtral, effectiste, immédiatiste, etc.
  3. cérémonial, prescriptif, ésotérique, tendancieux, formaliste, surchargé, asphyxiant, etc.

Le premier ensemble d’adjectifs souligne l’aspect transgressif ou dé-formateur vis-à-vis d’une forme « classique », le second son aspect improductif ou irresponsable vis à vis de la fonction de l’art, et le troisième sa tendance répressive quant à la liberté créatrice.

Toutefois, si l’on se pose la question de la validité de ces jugements sur l’art baroque, qui, nonobstant les importantes tentatives théoriques du XXe siècle pour le problématiser et le définir, demeurent dominants dans l’opinion publique – on se heurte immédiatement au fait que ce sont précisément les autres propositions modernes de forme artistique, concurrentes de la forme baroque et donc, en tant que telles, fermées à sa spécificité, qui portent en elles, chacune à sa manière, leur perception du baroque. En effet, ce n’est que depuis la perspective formelle classique que le baroque peut apparaître comme une dé-formation, ce n’est que comparé avec la forme réaliste qu’il peut s’avérer insuffisant, et ce n’est que par rapport au créationnisme formel romantique qu’il peut être perçu comme conservateur. Ainsi s’agit-il, sous ces trois ensembles de qualificatifs qu’a reçu l’art post-Renaissance, de trois définitions qui en disent davantage sur chacun des lieux théoriques qui ont pensé ces formes artistiques, que sur le baroque, le maniérisme, etc., en soi. Ces définitions ne nous permettent de voir que de manière indirecte ce en quoi le baroque peut consister.

En quoi consiste le baroque ? Tout au long du XXe siècle, la théorie et l’histoire de la culture et de l’art ont proposé de nombreuses clés d’intelligibilité, vouées à construire une image conceptuelle cohérente à partir du magma de faits, qualités, traits et modes comportementaux considérés comme caractéristiques du baroque. Conformément à l’usage, en proposant leur principe de synthèse de ce panorama insaisissable, ces clés mettent toutes en jeu, dans un premier temps, les diverses manières d’aborder le baroque, les combinent de différentes manières et mettent l’accent sur certaines d’entre elles. Elles tiennent compte, par exemple : a) de la manière dont il s’inscrit lui-même en tant qu’il est une donation de forme, à l’intérieur du jeu spontané ou naturel des formes et à l’intérieur du système formel qui prévaut traditionnellement b) le choix qu’il effectue d’une figure particulière pour l’ensemble des possibilités de donation de forme, c’est à dire l’amplitude, la consistance et la hiérarchisation qu’il propose pour son propre « système artistique ». c) le type de relation qu’il établit avec la densité mythique du langage et avec la densité rituelle de l’action d) le type de relation qu’il établit entre les contenus linguistiques et les formes linguistiques et non linguistiques, etc.

Pour répondre à la question concernant l’homologie entre l’art baroque et la quatrième modalité de l’ethos moderne qui permettrait d’étendre à celle-ci l’appellation de celui-là, il suffit de considérer le baroque comme il se présente dans la première de ces perspectives d’étude – laquelle s’avère être, du reste, celle qui explore le plan sur lequel le baroque a décidé lui-même d’affirmer sa spécificité, c’est-à-dire, sa fidélité aux canons classiques, au-delà même de l’épuisement post-Renaissance qui les affectait.

Le baroque semble constitué par une volonté formelle qui se trouve circonscrite entre deux tendances opposées par rapport à l’ensemble de possibilités classiques, c’est-à-dire « naturelles » ou spontanées, de donner une forme à la vie – celle du désenchantement, d’une part, et celle de l’affirmation de celui-ci comme indépassable – et qui est de surcroît déterminée par son effort tragique, voire absurde, de les réconcilier par le biais d’une reformulation de cet ensemble comme étant à la fois différent et identique à lui-même. La technique baroque de composition du matériau part d’un respect inconditionnel pour le canon classique ou traditionnel – « canon » étant ici entendu comme « principe générateur de formes » davantage que comme un simple ensemble de règles –, d’une déception quant aux insuffisances de ce canon face à la nouvelle substance vitale à laquelle il doit faire prendre forme, et enfin d’un pari sur la possibilité que le baroque restaure sa validité aux figures classiques – en d’autres termes, la technique baroque consiste dans le fait que l’ancien se retrouve précisément en son contraire, le moderne.

À la fin du XVIe siècle, les expériences historiquement inédites que le nouveau monde vécu impose à l’individu concret forment un contenu auquel les possibilités d’expression traditionnelles semblent bien étroites. Le canon classique est à l’agonie. Il est impossible de cesser de percevoir cet état de fait, de se refuser à le questionner : il faut l’achever ou le faire revivre. L’art post-Renaissance balance continuellement entre ces deux options. Il synthétise le refus et la fidélité à la manière de traiter l’objet comme matériau à former. Mais là où son frère jumeau, le maniérisme, fait de la fidélité un prétexte au questionnement, le baroque quant à lui fait du questionnement un instrument au service de la fidélité.

L’ art baroque, nous dit Adorno, est une « decorazione assoluta », une decorazione qui s’est émancipée de tout service en tant que tel, qui a cessé d’être un moyen pour se muer elle-même en une fin : qui « a développé sa propre loi formelle ». En effet, l’art de l’ornementation propre au baroque, c’est-à-dire le processus de réverbération auquel il soumet les formes, les harcelant avec insistance depuis tous les angles imaginables, dispose de sa propre intention : faire revenir le canon au moment dramatique de sa gestation, intention qui s’accomplit lorsque le swinging** des formes culmine dans l’invention d’une mise-en-scène* capable de les re-dramatiser. Le secret de la théâtralité essentielle du baroque se trouve dans la double nécessité de mettre à l’épreuve et, en même temps, de revitaliser la validité du canon classique.

Le comportement artistique baroque se dédouble, en vérité, en des trajectoires différentes, de sens contraire, et par ailleurs – paradoxalement – simultanées. Les innombrables méthodes et procédés que l’on invente pour porter les formes qu’il crée jusqu’à un état d’intense fibrillation – ceux-là même qui produisent cette apparence recherchée, ornementaliste et formaliste qui le singularisent – sont destinés à réveiller dans le canon gréco-latin une dramaticité originelle supposément endormie en lui. C’est le désespoir face à l’épuisement de ce canon, qui représente pour le baroque l’unique source de sens objectif, qui le conduit à se soumettre à tout ce jeu de paradoxes et quadratures du cercle, d’affrontements et réconciliations des contraires, de confusion de plans de représentation et de permutation de voies et de fonctions sémiotiques, si caractéristiques. Il s’agit de tout un système de preuves ou « tentations », destiné à restaurer dans le canon une vitalité sans laquelle la sienne propre (l’obsession pour les formes) serait dépourvue de fondement. Son exigence induit néanmoins une modification significative, et apporte une tournure qui lui est propre. Son travail n’est déjà plus seulement avec le canon et au moyen de celui-ci, mais à travers et sur lui ; un travail que seule la dramaticité classique est capable de réveiller, dans la mesure où il lui confère lui-même, dans un second niveau, une dramaticité propre. L’art baroque trouve ainsi ce qu’il cherchait : la nécessité du canon traditionnel, mais mélangée à la sienne, contingente, qu’il met de son côté et qui est sans doute la seule à réellement exister. On peut dès lors affirmer que le comportement baroque part du désespoir et termine dans le vertige : dans l’expérience du fait que la plénitude qu’il recherchait pour y puiser sa richesse n’est pleine que des fruits de son propre vide.

Combinaison conflictuelle de conservatisme et de non-conformité à l’égard de l’être et, dans le même temps, conatus néantisant, le comportement baroque enferme une réaffirmation du fondement de toute la consistance du monde, mais une réaffirmation qui, paradoxalement, en s’accomplissant, se découvre être à l’origine de ce fondement, c’est-à-dire fondée et cependant confirmée dans sa propre inconsistance.

Nous pensons que l’art baroque peut prêter son nom à la quatrième alternative de l’ethos moderne puisque, tout comme lui – qui accepte l’inaccessible du principe formel du passé, qui en l’employant sur une substance nouvelle pour exprimer sa nouveauté tente de réveiller la vitalité du geste pétrifié en lui (la source de son inquestionnabilité) et qui ce faisant finit par mettre à la place de cette vitalité la sienne propre – elle résulte d’une stratégie d’affirmation de la corporéité concrète de la valeur d’usage qui s’achève dans une reconstruction d’elle même à un second niveau; une stratégie qui accepte les lois de la circulation mercantile, auxquelles se sacrifie cette corporéité, mais qui dans le même temps ne s’en contente pas et les soumet à un jeu de transgressions qui les re-fonctionnalise.

Ainsi décrite, l’homologie entre la volonté de forme artistique baroque et son attitude face à l’horizon établi de possibilités d’esthétisation, d’un côté, et l’ethos qui caractérise l’un des différents types historiques de la modernité que nous avons mentionné, de l’autre, signale quelque chose de plus qu’une simple ressemblance fortuite et extérieure entre les deux termes. Elle indique que le baroque, dans l’art, est la manière dont l’ethos baroque se fait présent, comme une proposition parmi d’autres – sans doute la plus réussie – dans le processus nécessaire d’esthétisation de la vie quotidienne que la société européenne, et particulièrement méridionale, mène jusqu’à son terme spontanément tout au long du XVIIe siècle. Dans ce cas, comme dans celui des autres modalités de l’ethos moderne, le mode artistique de présence de l’ethos est, de manière exemplaire, clair et développé, étant donné que justement – et comme par une coïncidence – l’affaire de l’art est de mettre en évidence l’ethos d’une société et d’une époque.

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Sans être le lot exclusif d’une tradition ou d’une époque particulières de l’histoire moderne, ni appartenir à elles « par nature », l’ethos baroque, comme les autres, est généré et se développe à partir de certaines circonstances qui ne se réunissent que de manière inégale dans les différents lieux et moments sociaux de cette histoire. Ce sont des circonstances dont l’ensemble est différent dans chaque situation singulière, mais semblent s’organiser toujours autour d’un drame historique dont la particularité réside dans le fait qu’il est déterminé par un état de ballottage et d’interdépendance entre deux propositions formelles antagoniques pour un même objet : l’une, progressiste et offensive, dominante par rapport à l’autre, conservatrice et défensive, qu’elle ne parvient pas cependant à éliminer et substituer, et auprès de laquelle elle doit aller chercher de l’aide face aux exigences de l’objet, qui l’excèdent. C’est un état d’évanouissement de la forme victorieuse – de triomphe et de faiblesse – d’un côté, et de résistance de la forme vaincue – de défaite et de force – de l’autre.

Nous pensons que peu d’histoires spécifiques peuvent offrir un meilleur panorama pour l’étude de l’ethos baroque que l’histoire de la culture dans l’Espagne américaine des XVIIe et XVIIIe siècles, et ce qui s’est reproduit à partir d’elle dans les pays d’Amérique latine. Et ce pour deux raisons convergentes : en premier lieu, parce qu’il n’y a eu sans doute aucune autre situation historique semblable à celle des sociétés constituées sur la destruction et la conquête ibérique (catholique) des cultures indigènes et africaines, où la modalité baroque de l’ethos moderne ait eu de plus grandes et insistantes opportunités pour prévaloir sur les autres, et ensuite, parce que la longue prédominance, d’abord centrale et ouverte, puis marginale et souterraine, de cet ethos dans lesdites sociétés, a permis à sa capacité d’inspiration de formes s’y déploie d’une manière à la fois plus complète et plus profonde.

La proposition spécifiquement baroque pour vivre la modernité s’oppose aux autres qui ont prévalu dans l’histoire dominante, elle est sans doute une alternative à leur côté, mais elle ne cesse pas pour autant d’être une proposition pour vivre dans et avec le capitalisme. L’ethos baroque ne peut être autre chose qu’un principe d’ordonnancement du monde vécu. Il peut être une voie de sortie, à travers le jeu par lequel la vie concrète des sociétés affirme sa singularité culturelle, la posant à la fois comme absolue et comme évanescente ; mais certainement pas le noyau d’une quelconque « identité », si l’on entend par là une inertie du comportement d’une communauté – « l’Amérique latine » dans ce cas précis – qui se serait condensée dans l’histoire jusqu’au point de constituer une espèce de moule pour membres. Substantiver la singularité des latinoaméricains, en les qualifiant allègrement, de manière folklorique, de « baroques », « réalistes magiques », etc, c’est les inviter à assumer, et avec un orgueil douteux, les mêmes vieux qualificatifs que le discours issu des autres modalités de l’ethos moderne emploie depuis toujours pour reléguer l’ethos baroque dans le non-monde de la pré-modernité, et ainsi rendre invisible le travail d’intégration, déformation et re-fonctionnalisation de ses particularités au moyen desquelles ces autres modalités se sont imposées face au baroque.

Sans doute la surprenante quoique relative rareté des études historiques sur le XVIIe siècle américain est-elle due au fait qu’il s’agisse d’un « siècle perdu », si on le juge à la mesure de son apport à la « construction du présent », une fois que l’on a réduit le présent exclusivement à ce qu’il a de prédominant et de reluisant. La particularité et l’importance de ce siècle n’apparaissent que lorsque, suivant le conseil de Benjamin, l’historien revient sur la continuité historique qui a conduit au présent, mais en la vérifiant pour ainsi dire à rebrousse-poil.

Le XVIe siècle américain, maladroitement obstrué dans son développement depuis les années 1730 par la conversion « despotique éclairée » de l’Espagne américaine en colonie ibérique, et définitivement clôturé, de manière tout aussi despotique quoique moins éclairée, avec la destruction des réductions Guaranies1 et l’annulation de la politique jésuite du Traité de Madrid (1750), non seulement s’avère être un siècle long, de plus de cent cinquante ans, mais de surcroît tout semble indiquer qu’en son sein ont eu lieu rien de moins que la constitution, l’ascension et l’échec de tout un monde historique. C’est un monde historique dont l’existence est à mettre en relation avec la tentative de l’Église catholique de construire une modernité qui lui aurait été propre, religieuse, axée autour de la revitalisation de la foi – posée comme une alternative à la modernité individualiste abstraite, qui tournait autour de la vitalité du capital – et qui s’est éteint lorsque cette tentative s’est révélé être une utopie irréalisable.

Il semble que, furtivement – de la manière dont surgissent les alternatives discontinues, desquelles est constitué le progrès historique – depuis les années 1730, et à l’abri des inopérantes prohibitions impériales, il s’est formé dans l’Espagne américaine l’ébauche d’un orbe économique, d’une vie économique cohérente et autonome ou d’une « économie-monde » (comme aurait dit Braudel), qui s’étendait avec une présence de variable densité depuis le nord du Mexique jusqu’au Haut Pérou, articulée en demi-cercles concentriques autour de la « Méditerranée américaine », elle-même située entre Veracruz et Maracaibo, d’où il établissait la liaison, via l’Atlantique, avec le marché mondial et l’économie dominante. Il s’agit d’une orbe économique « informelle », facilement détectable en général dans les documents officiels, mais extrêmement difficile à cerner dans ses détails clandestins, une orbe économique dont la présence ne peut s’entendre que comme la réalisation de ce « projet historique » spontané de construction de la civilisation que l’on dénomme habituellement « créole », en lui appliquant le nom de la classe sociale qui a tenu le premier rôle dans cette réalisation, mais qui semble se définir avant tout comme projet de création d’une « autre Europe, hors de l’Europe » : de re-constitution – et non uniquement, donc, de continuation ou de prolongation – de la civilisation européenne en Amérique, avec pour base le métissage des formes qui lui sont propres avec les ébauches de forme des civilisations « naturelles », indigène et africaine, qui sont parvenues à échapper à la destruction.

Tout semble indiquer qu’au commencement du XVIIe siècle, les territoires sur lesquels s’établit l’Espagne américaine furent le théâtre de deux époques historiques différentes, qu’en leur sein, leurs habitants étaient les protagonistes de deux drames à la fois : l’un qui déjà déclinait et s’estompait, et l’autre qui en était encore au stade de l’ébauche. En effet, si l’on considère le contenu qualitatif des trois recompositions de fait que les chercheurs observent dans la démographie, dans l’activité commerciale et dans l’exploitation du travail dans les quarante années qui vont de 1595 à 1635, il en ressort l’évidente impression qu’entre le début et la fin des comportements considérés, leur sujet a connu une métamorphose essentielle.

La courbe indicative de l’aspect quantitatif global de la démographie atteint son point le plus bas au tournant du siècle, s’y maintient, instable, pour quelque deux décennies et ne connaît d’ascension substantielle et soutenue qu’à partir de 1630. Mais tandis que la ligne descendante représentait une population majoritairement composée d’indigènes purs, et d’africains et de péninsulaires à peine arrivés, la ligne qui croît y parvient à la faveur d’une composition démographique différente, dans laquelle prédominent de manière écrasante les métis : créoles, « cholos » et mulâtres – avec toutes les variantes que la « Peinture de castes » rendra « pittoresques » un siècle plus tard, lorsqu’elle devra les offrir, à l’instar des fruits de la terre, à la considération du despotisme éclairé. De la même manière, la courbe indicative de l’activité commerciale (et, indirectement, de la vitalité économique) traduit une réalité à son commencement, et une autre à sa fin. La ligne descendante dépeint quantitativement le trafic maritime de minéraux et d’esclaves, tandis que la portion ascendante fait référence au trafic américain issu des manufactures et du secteur agricole. La même chose se produit avec le rétablissement de l’exploitation du travail : d’un côté, au début, le déclin du régime de l’encomienda2, caractéristique d’une féodalité modernisée, qui assure avec des dispositifs marchands une soumission servile de l’exploité à l’exploiteur, et de l’autre, le renforcement ultérieur de la réalité de l’hacienda3, qui représente le propre d’une modernité inféodée, qui déjoue l’égalité mercantile entre propriétaires et travailleurs par le biais de recours à une violence extra-économique semblable à celle qui écrasait les serfs au Moyen-Âge européen.

La continuité historique ne se produit pas malgré la discontinuité des processus qui se succèdent dans le temps, mais bien au contraire en vertu et à travers elle. En ce qui concerne la première moitié du XVIIe siècle américain, la manière singulière dont ce fait paradoxal prend corps favorise la prédominance de l’ethos baroque dans la constitution du monde vécu.

À ce stade, un drame historique était parvenu à son dénouement, privé d’acteurs avant même d’épuiser sa trame : le drame du grand siècle de la conquête et de l’évangélisation, durant lequel la construction enfiévrée d’une société utopique – dont le syncrétisme devait autant améliorer ses deux composantes, les chrétiens et les païens – tenta désespérément de compenser la destruction effective d’un monde, qui s’accomplissait à ses côtés. Les personnages (secondaires) qui restaient abandonnés au milieu de la disparition de ce drame épique sans précédent ne sombrèrent pas dans la perplexité. Avant que le premier drame ne les libère, un second les requérait déjà en leur accordant un rôle de premier plan. Il s’agissait du drame du XVIIe siècle : le métissage civilisationnel et culturel.

Le métissage, le mode de vie naturel des cultures, ne semble correspondre ni au modèle chimique (juxtaposition de qualités) ni à celui de la biologie (croisement ou combinaison de qualités), à travers lesquels on pense le plus souvent. Tout indique qu’il s’agit davantage d’un processus sémiotique que l’on gagnerait à nommer « codophagie4 ». Les subcodifications ou configurations singulières et concrètes du code de l’humain ne semblent pas pouvoir coexister autrement qu’en s’entredévorant, qu’en frappant avec l’intention de détruire le centre de symbolisation constitutif de celles qu’ils ont en face d’elles et en s’appropriant et en s’intégrant par la suite les restes encore vivants, se soumettant alors à une altération essentielle.

On peut difficilement imaginer plus grande bizarrerie entre deux « choix de civilisation » basiques comme celui qui fut donné entre la configuration culturelle européenne et l’américaine. Fondée avec certitude à l’époque de la première bifurcation de l’histoire, des premières séparations « occidentales », vis-à-vis de l’événement historique central, l’ « oriental » ; l’étonnement entre espagnols et indigènes – en dépit des illusions des évangélisateurs de la Renaissance – était radical, et ne laissait de place ni aux terrains homogènes ni à aucune sorte de ponts qui auraient pu les unifier. Temporalité et rapport à l’espace étaient alors des dimensions du monde vécu définies dans chacun des deux cas de manière non seulement différente, mais bel et bien opposée à l’autre. Les limites entre le minéral, l’animal et l’humain étaient tracées par les uns et les autres dans des zones qui ne coïncidaient ni de près ni de loin. La Terre, par exemple, était vouée à la pâture du bétail ; pour les autres, en revanche, elle devait être pénétrée par la houe. Ainsi comprend-on aisément que, tant pour les espagnols que pour les indigènes, cohabiter avec l’autre ait été à peu près la même chose qu’exercer sur lui, même contre sa propre volonté, un boycott total et constant.

L’apartheid – l’archaïque stratégie de cohabitation intercommunautaire qui reprend ses fonctions dans la situation coloniale moderne – aurait été fondée, dans l’Espagne américaine, sur les mêmes bases qu’en Asie ou en Afrique, si les dominateurs espagnols ne s’étaient pas trouvés dans des conditions très spéciales, les mêmes qui engendrèrent la possibilité d’accepter une relation d’intériorité ou de réciprocité avec les peuples « naturels » (indigènes et africains) en Amérique.

La possibilité qu’avait exploré le XVIe siècle, de construire l’Espagne américaine à la manière d’une prolongation de l’Espagne européenne, était close. Les Espagnols américains devaient accepter qu’ils avaient été abandonnés par la mère patrie, que celle-ci avait perdu tout intérêt essentiel (économique) dans son extension transatlantique et avait laissé le cordon qui les unissait se déliter jusqu’à devenir insignifiant. Le schéma de civilisation européen ne pouvait pas compléter son cycle de reproduction en Amérique, qui incluait une phase essentielle de rétro-alimentation par le biais du contact organique et permanent avec la métropole. Triomphant de la civilisation américaine, dont elle ne laisserait rien que des restes épars et agonisants, l’enclave américaine de la civilisation européenne menaçait de s’éteindre, exténuée par une tâche qu’elle ne pouvait accomplir par elle-même. Le cas de la technologie européenne – simplifiée dans son arrière-cour américaine – est éloquent ; mise au service d’une production conçue pour trouver sa validation dans le marché, mais que pourtant celui-ci décourageait plutôt que de la stimuler, elle prenait le chemin de devenir de plus en plus un simple geste vide.

Mais la civilisation européenne n’était pas la seule au bord de l’extinction : les civilisations « naturelles » vivaient dans une situation pareille ou pire que la sienne. Elles n’étaient certainement pas en capacité de se mettre à sa place, voire de la soumettre, car elles-mêmes n’existaient déjà plus comme centres de synthèse sociale. Leur présence comme totalisations politico-religieuses avait été annihilée, il ne restait d’elles qu’une infinité de lueurs culturelles désarticulées, qui de surcroît dépendaient de la validité des institutions politico-religieuses européennes pour se maintenir en vie.

Dans ces conditions, la stratégie de l’apartheid avait sans doute des conséquences immédiatement suicidaires, et que, d’abord les « naturels » puis les Espagnols, perçurent dans toute leur clarté dans leur vie pratique. Si les uns et les autres se rejoignirent dans son refus, c’est parce qu’ils étaient unis par une volonté de civilisation, et par la peur face au danger de la barbarie.

Inadapté et usé, le schéma de civilisation européen était de toutes façons le seul qui survivait dans l’organisation de la vie quotidienne. L’autre, celui qu’il avait vaincu dans la dimension productiviste de l’existence sociale, bien que n’ayant été ni totalement annihilé ni remplacé, n’était déjà plus en conditions de lui disputer sa suprématie. Il dut non seulement l’accepter comme l’unique garantie d’une vie sociale civilisée, mais plus encore se porter à son secours, se confondant avec lui et le reconstituant, dans le but de maintenir sa validité menacée.

Le métissage des formes culturelles apparut dans l’Amérique du XVIIe siècle d’abord comme une « stratégie de survie », de vie après la mort, dans le comportement des « naturels » soumis, c’est à dire des indigènes et des africains intégrés dans l’existence citadine, qui dès le commencement fut le monde d’existence prédominant. Sa résistance, la persévérance dans sa manière spécifique de symboliser le réel, pour être efficace, se vit dans l’obligation de transcender le niveau initial dans lequel avait eu lieu la défaite et de se jouer à un second niveau ; elle devait passer non seulement par l’acceptation mais également par la défense de la construction du monde apportée par les dominants, y compris sans avoir à compter avec la collaboration de ces derniers, voire contre eux.

Voyons un exemple, qui nous permettrait en même temps d’établir enfin la connexion entre le métissage culturel dans l’Espagne américaine et l’ethos baroque. On peut dire que les circonstances de l’apartheid conduisent nécessairement à ce que l’usage quotidien du code de communication transforme en tabou le recours direct à la signification élémentaire qui oppose l’affirmatif au négatif, une signification dont la détermination se trouve au noyau même de tout code, c’est-à-dire, sans laquelle aucune sémiose n’est possible. Cela se produit car, dans de telles circonstances de persécution, la marge de divergence entre la présence ou l’absence d’un attribut caractéristique de la personne et la validité de son identité – marge sans laquelle aucune relation intersubjective n’est possible – se trouve réduite à son expression minimale. À ce degré, la présence de l’autre apporte avec elle une menace pour l’identité, et avec elle pour l’existence même de la personne, qui l’une comme l’autre semblent être mises en danger à chaque fois que l’un des attributs de l’identité est mis en jeu, soumis à l’acceptation ou au refus dans n’importe laquelle des relations qu’il peut entretenir. La meilleure relation que puisse entretenir un membre de la communauté possédant un territoire dans lequel une autre communauté est la communauté « naturelle » avec un membre de cette dernière, c’est l’absence de relation, le simple pacte de non-agression.

Dans le cas de la langue ou de l’actualisation du code linguistique, l’usage manifeste de l’opposition « oui » / « non » – tout comme celui de toutes les oppositions à travers lesquelles se prolonge ce caractère particulier, comme les oppositions « je » / « tu », « nous » / « vous », ainsi que certains recours syntaxiques particuliers – se trouve interdit aux interlocuteurs subissant l’apartheid.

Si l’interlocuteur subordonné répond avec un « non » à une requête du dominant, celui-ci ressentira la remise en cause de l’intégrité de son monde vécu, tout comme la rejet du sous-code qu’il identifie à sa langue, et se verra catégoriquement obligé de couper le contact, d’éliminer la fonction concrète de la communication, qui est pour le premier, le dépendant, d’une importance vitale. Si celui qui domine la situation décide de cesser d’adresser la parole au dominé, il l’annule ; il peut le faire car c’est lui, avec son action et sa parole, qui « conditionne » la validité de l’ensemble des valeurs d’usage. Le subordonné est contraint d’acquiescer devant le dominant, il n’a pas accès à la signification « non ». Mais le dominant non plus n’est pas souverain : il est empêché de disposer de la signification « oui » lorsqu’elle est adressée à l’interlocuteur dominé. Son acceptation de sa volonté, aussi ponctuelle et inoffensive fût-elle, impliquerait une affirmation tacite de la validité globale du code du dominé, dans lequel il a germé, et ratifierait ainsi l’état de crise qui affligerait la validité de son propre code ; ce serait comme proposer l’identité de l’ennemi comme substitut à la sienne propre.

Dans l’Espagne américaine du XVIIe siècle, les dominés sont les premiers initiateurs et exécutants du processus de codo-phagie par le biais duquel le code des dominants se transforme lui-même à travers l’assimilation du code détruit. C’est sa vie qui a besoin de disposer de la capacité de nier pour s’accomplir en tant que vie humaine, et ce sont eux qui s’inventent, dans la pratique, un procédé pour faire en sorte que le code en vigueur, qui les oblige à l’acquiescement, leur permette cependant de dire « non », de s’affirmer malgré tout, presque imperceptiblement, dans le sillage de ce que fut leur identité.

On peut alors dire, pour terminer, que la stratégie du métissage culturel propre à la tradition ibéro-américaine est une stratégie baroque, qui coïncide parfaitement avec le comportement caractéristique de l’ethos baroque de la modernité européenne et avec l’attitude baroque de l’après-Renaissance face aux canons classiques de l’art occidental. L’expression du « non », de la négation ou de l’opposition à la volonté de l’autre, doit suivre un chemin recherché, doit se construire de manière indirecte et par l’exagération. Elle doit se faire par le biais d’un jeu subtil, avec une intrigue de « ouis » si compliquée qu’elle en soit capable de surdéterminer la signification affirmative jusqu’à l’extrême de l’inversion du sens, de la transformer en une négation. Pour dire « non » dans un monde qui exclut cette signification, il est nécessaire de travailler sur son ordre d’évaluation : le secouer, le questionner, réveiller ses fondements, exiger qu’il donne plus de lui-même, qu’il se déplace à un niveau supérieur afin qu’il puisse intégrer même ce qui pour lui étaient des contre-valeurs.

Traduit de l’espagnol par Syd Alexander.

* En français dans le texte

** En anglais dans le texte

 

 

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  1. [NdT]missions jésuites situées entre les actuels Paraguay, Argentine et Brésil qui se sont développées au début du XVIIe siècle, et qui avaient pour particularité la relative liberté des populations autochtones, Guarani, dont les caciques avaient prêté allégeance au Roi d’Espagne. []
  2. [NdT]système colonial de regroupement et d’exploitation esclavagiste de la main d’œuvre autochtone dans tout l’empire espagnol d’Amérique. Accepté par Christophe Collomb dès 1498, florissant au XVIIe siècle, ce système dévasta la polyculture pratiquée par les indigènes avant leur arrivée. C’est l’épuisement des ressources notamment qui signa son déclin, jusqu’à son abolition en 1791. []
  3. [NdT]exploitation agricole de grande superficie, possédée par un grand propriétaire terrien, qui deviendra le latifundio, soit le type d’exploitation contre lequel se constituera tout au long de son histoire le mouvement latinoaméricain pour la réforme agraire []
  4. [NdT]qui se nourrit des codes, le néologisme est de l’auteur []
Bolívar Echeverría