L’illusion de l’État social : entretien avec Joachim Hirsch

On assiste aujourd’hui à un regain d’intérêt pour les théories de l’État proposées par Gramsci ou Poulantzas. C’est cependant sur une autre tradition, largement méconnue en France, que revient ici Joachim Hirsch : celle de la « dérivation de l’État » – il s’agit d’aborder la forme politique spécifique que prennent la domination de classe et l’abstraction marchande dans la société bourgeoise. Contre toute illusion réformiste, Hirsch rappelle ainsi que l’État n’est pas un instrument neutre, mais un moment essentiel de l’accumulation capitaliste. À ce titre, il reste le lieu de conflits mettant en jeu la reproduction même de la société. 

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Vous avez participé au débat dit de la dérivation de l’État dont le point de départ fut la publication dans la revue Politique socialiste de l’article « L’illusion de l’État social et la contradiction entre travail salarié et capital » de Wolfgang Müller et Christel Neusüß. Parallèlement au facteur académique, existait-il aussi un élément déclencheur d’ordre politique ?

Joachim Hirsch : Tout d’abord, les gauches académique et politique n’étaient pas aussi séparées l’une de l’autre à l’époque – placée sous le signe de la contestation étudiante – que maintenant. De manière générale, la gauche était moins isolée au sein de la société. Le débat sur la dérivation de l’État avait un point de référence explicitement politique. Comme le titre de l’article le laisse déjà entendre, il se positionnait contre les illusions sur la marge de manœuvre et les possibilités offertes par une politique réformiste d’État. L’arrière-plan fut l’arrivée au gouvernement de la coalition sociale-libérale en 1969 et la conception corrélative selon laquelle il était dorénavant possible de mener une politique sérieuse de transformation sociale. C’était l’époque de la « marche à travers les institutions ». Aujourd’hui, suite à la réélection d’un gouvernement sous direction sociale-démocrate en 1998, nous faisons l’expérience drastique de l’aboutissement de cette marche. La critique avait ainsi visé juste. Avec la « dérivation de l’État », il s’agissait de fonder théoriquement le rejet politique du réformisme.

Quelles étaient alors les racines du réformisme ? Comment se manifestait-il ?

J.H. : La coalition sociale-libérale jouait évidemment un rôle central. Mais il existait aussi de forts courants réformistes au sein du mouvement contestataire, des Jeunes socialistes1 jusqu’au Parti Communiste Allemand (DKP). Il régnait un optimisme vis-à-vis du dirigisme étatique dans la politique comme dans les sciences sociales. On pensait qu’une transformation émancipatrice de la société pouvait être menée par le biais d’une politique réformatrice d’État. Ce dernier était perçu comme l’instrument d’une politique sociale et nombreux étaient ceux qui s’imaginaient pouvoir dompter le capitalisme pour de bon avec l’aide de l’État ou – selon l’expression en vogue dans les débats les plus récents à ce sujet – le « civiliser ». La répression d’État était dirigée en premier lieu contre des fractions de la gauche radicale. En revanche, des concessions matérielles notables furent faites à la classe ouvrière jusqu’à la crise du milieu des années 1970. De même, dans les écoles et les écoles supérieures, la politique d’interdiction professionnelle2 était largement combinée à une stratégie réformiste : développement quantitatif, ouverture, participation accrue, etc.

L’optimisme du dirigisme étatique trouve bien sûr ses racines dans le fétichisme de l’État de la social-démocratie et du léninisme. À vrai dire, la dérivation de l’État n’a fait que se confronter à son propre passée non digéré…

J.H. : En plus du passé non digéré, il convient aussi de signaler que la théorie matérialiste-critique avait été systématiquement réprimée depuis le national-socialisme jusqu’à la fin de la république d’Adenauer. La situation ne changea qu’avec le mouvement étudiant. Une génération dut ainsi déterrer et se réapproprier intégralement des théories et discussions longtemps oubliées. L’optimisme dirigiste semblait effectivement fondé jusqu’au début des années 1970 comme l’atteste par exemple le dépassement de la crise de 1966 qui avait conduit à la chute du gouvernement Erhard. Il prit cependant fin avec la grande crise économique mondiale du milieu des années 1970. Marquée par la chute du chancelier Brandt, la crise signe aussi la fin du réformisme social-démocrate. L’inévitabilité des crises du capitalisme et la faiblesse de l’action étatique face à la dynamique du capital devinrent de nouveau évidentes. À cet égard, la critique du réformisme se vit confirmée pratiquement.

En 1930, le juriste soviétique Evgeny Pašukanis posait déjà la question programmatique suivante : « pourquoi la domination de classe ne demeure-t-elle pas ce qu’elle est, à savoir l’assujettissement d’une partie de la population à l’autre ? Pourquoi revêt-elle la forme d’une domination étatique officielle, ou ce qui revient au même, pourquoi l’appareil de contrainte étatique ne se constitue-t-il pas comme l’appareil privé de la classe dominante, pourquoi se sépare-t-il de cette dernière et revêt la forme d’un appareil de pouvoir public impersonnel, détaché de la société3 ? » Cette question a-t-elle été résolue ?

J.H. : Oui, cette question a été résolue. La réponse fut, en bref, que l’État n’est ni un sujet propre ni un instrument neutre qui puisse être utilisé à souhait par un groupe dominant ou une classe, comme l’ont affirmé par exemple les théories critiques du pluralisme ou encore la théorie du capitalisme monopoliste d’État. Il constitue plutôt une composante structurelle du rapport de production capitaliste lui-même, sa forme spécifiquement politique. Les rapports de classe et d’exploitation capitalistes sont constitués de telle sorte que la classe dominante sur le plan économique ne peut pas dominer directement sur le pan politique. Sa domination doit ainsi d’abord se réaliser par la médiation d’une instance relativement distanciée des rapports de classes : l’État. En même temps, l’État reste soumis à la logique structurelle et fonctionnelle de la société capitaliste. Il n’est pas une instance qui existerait hors du capital. L’État bourgeois est ainsi un État de classe sans être directement l’instrument d’une classe. Et c’est bien cette « particularisation » ou « relative autonomie » de l’État qui se trouve à la base de l’illusion étatique.

La théorie dite du « Capitalisme monopoliste d’État », couramment désignée comme théorie du « Stamokap4 », n’était-elle pas plus concrète, par exemple à travers le mot d’ordre « d’alliances anti-monopolistes » qu’elle mettait en avant ?

J.H. : La théorie du Stamokap, qui postulait que l’État est directement l’instrument des monopoles, pouvait effectivement sembler plus concrète et permettait avant tout de légitimer une stratégie réformiste d’État qui paraissait pouvoir être immédiatement mise en œuvre. Elle n’examinait absolument pas les structures complexes de la société bourgeoise et requerrait moins d’efforts théoriques. Elle se désignait comme marxiste mais ne mobilisait pas du tout les éléments centraux de la théorie de Marx. Cette simplicité et son apparence de praticabilité immédiate expliquaient son attractivité, y compris dans de larges fractions de la social-démocratie. Par le biais d’une grande alliance s’étendant de la classe ouvrière au capital non-monopoliste en passant par les classes moyennes, il s’agissait de créer un rapport de force qui serait la base d’une vaste politique de réformes. On voit que, sur le plan théorique, la proximité avec les conceptions réformistes de la social-démocratie et des « partis populaires » était assez grande. Répétons-le, la théorie du Stamokap est plutôt une théorie pluraliste de gauche et a de ce point de vue, si l’on veut, un caractère « bourgeois ». À l’encontre de celle-ci, la théorie matérialiste de l’État, telle qu’elle fut mise en œuvre dans le débat sur la dérivation de l’État, se rapporte aux idées centrales de la critique marxienne et tente – en tant que critique de la politique – de les approfondir.

Pourquoi le débat sur la dérivation de l’État prit-il fin aussi abruptement ?

J.H. : Une des raisons en est sûrement que le débat sur la dérivation de l’État fut conduit à un très haut niveau d’abstraction et qu’il prit souvent les traits d’un pur jeu théorique. Son importance fut ignorée. La dérivation de l’État n’est en effet pas une théorie de l’État finie mais simplement la détermination de la forme politique de la société bourgeoise qui doit être replacée dans un contexte théorique et historique plus large. Si on ne fait pas cela, alors on se dirige vers un cul de sac théorique. C’est pourquoi le débat déboucha sur un examen approfondi d’autres approches théoriques, par exemple celles de Gramsci, Poulantzas ou plus tard la théorie de la régulation. On tenta de combiner ces dernières aux résultats de la critique matérialiste de l’État. De ce point de vue, la fin abrupte du débat est aussi d’une certaine façon l’expression d’un développement théorique sensé. À côté de cette problématique intra-théorique, l’apparition de ce que l’on nomme les nouveaux mouvements sociaux à l’orientation théorique, dans la mesure où ils en avaient une, plutôt diffuse joua aussi un rôle important dans la fin du débat. Finalement, la fondation et le succès des Verts générèrent une nouvelle conjoncture favorable à l’illusion du réformisme d’État. La critique matérialiste de l’État fut alors pratiquement mise hors-jeu.

Dans vos travaux sur la théorie de l’État, à côté du débat sur la dérivation de l’État, vous vous référez à Antonio Gramsci et Nicos Poulantzas. Quelle est selon vous l’importance de ces deux auteurs ? Pourquoi Poulantzas connaît-t-il une renaissance contrairement au débat sur la dérivation de l’État ?

J.H. : L’expression « à côté de » ne convient pas tout à fait. Les approches de Gramsci et de Poulantzas peuvent être précisées et approfondies par le biais des résultats de la dérivation de l’État. Pour faire bref, l’œuvre de Gramsci porte sur les processus d’hégémonie et le rapport complexe entre l’État et la société « civile ». Chez Poulantzas, c’est la détermination de l’État bourgeois comme forme contradictoire de l’institutionnalisation des rapports de classe qui se trouve au premier plan. Ces deux éléments ne jouèrent aucun rôle dans le débat sur la dérivation de l’État. Poulantzas connaît peut-être aujourd’hui une renaissance parce que son approche est la plus adaptée pour mener le débat sur le réformisme sans succomber aux illusions réformistes.

Au début des années 1970, le rejet du réformisme constituait l’axe politique commun du débat. Quel serait aujourd’hui le point de départ politique ? Un nouveau débat autour de la question : « réforme ou révolution » ?

J.H : La vieille distinction entre réforme et révolution ne nous permet plus aujourd’hui d’aller très loin. Le débat sur la dérivation de l’État est actuellement traité par les théories de l’État comme un chien crevé5 . Il fut juste et nécessaire mais il faut maintenant le dépasser. Ceci concerne aussi la critique abstraite du réformisme. Il faut prendre conscience du fait que l’État constitue certes un produit et une composante de la société bourgeoise, qu’il n’est pas un levier politique situé à l’extérieur de celle-ci mais qu’en même temps il forme aussi un terrain d’affrontement important. Certes, l’État ne peut pas être l’instrument d’un changement social émancipatoire. Pour autant, les luttes autour de l’État influencent les rapports de force et les conditions de l’action politique. Il s’agit ainsi, comme l’a formulé une fois John Holloway, de développer une stratégie « au sein et contre l’État ». Si l’on prenait cela sérieusement, alors tout le débat autour d’Attac ne serait plus mené d’une manière aussi abstraite, comme c’est le cas actuellement. En tant qu’analyse de la forme politique de la société bourgeoise, le débat sur la dérivation de l’État reste valable et indispensable. Un concept théorique allant au-delà est cependant nécessaire. Celui-ci devrait permettre de comprendre les changements structurels historiques du capitalisme et de l’État, les structures de classe concrètes, les processus hégémoniques et les crises.

Vous utilisez pour décrire la régulation politique internationale le concept de « re-féodalisation » et mettez en avant la précarisation de la forme politique. Ce concept n’est-il pas trompeur ? Plus précisément : en insistant sur la perte de démocratie au niveau international, ne promeut-on pas une conception idéaliste de la démocratie au niveau national ?

J.H : Je dois admettre que le concept n’est pas tout à fait adapté, car il suggère la résurrection des rapports sociaux médiévaux. Cela ne refléterait pas vraiment l’état de chose que nous cherchons à décrire. Le constat que la démocratie libérale se vide de plus en plus de son contenu en conséquence de l’internationalisation de l’État est d’abord un état de fait et pas une idéalisation. Je précise aussi à chaque fois : la démocratie bourgeoise-libérale. Mais si celle-ci se décompose, alors le mode de reproduction sociale et politique de la société change, ce qui doit être pris très au sérieux. Cela relève d’un problème théorique et politique central : il s’agit de savoir si la transformation de la structure étatique qui s’affirme dans la mondialisation– les mots clefs sont ici ceux d’internationalisation et de privatisation – s’avère si profonde qu’elle remet en cause la détermination formelle spécifiquement capitaliste de l’État comme instance relativement séparée de l’économie et des classes sociales. Cela affecterait sérieusement les fondements des rapports de production capitaliste et la capacité de reproduction de ce système. Il ne s’agit pas d’une thèse mais d’une question. Afin d’y répondre, il nous faut la théorie dont nous avons parlé.

Des problèmes de reproduction au sens d’une disparition voire d’une mort de l’État national ? Ou au sens de la thèse de l’ « Empire » d’Antonio Negri et de Michael Hardt ?

J.H. : Non, pas au sens de la thèse de l’Empire. Je trouve ce livre théoriquement assez faible et par conséquent politiquement problématique. À partir de leur perspective, ils ne peuvent même pas poser cette question et encore moins y répondre. Ce n’est pas un hasard si les auteurs s’expriment d’une manière extrêmement floue et contradictoire sur l’avenir de l’État. Ils ne le comprennent pas. Et c’est pourquoi le concept d’ « Empire » repose sur un sol instable.

Pourriez-vous développer d’avantage à ce sujet ?

J.H. : Développer cette critique ici n’est possible qu’au prix de grandes difficultés. Je devrais examiner tout ce que Negri et Hardt ont négligé. C’est pourquoi je me contenterai de quelques courtes remarques : il s’agirait de saisir le capital non comme un sujet mais comme un rapport social. Si l’on procède ainsi, alors l’opposition entre « Multitude » – quel que soit le sens qu’on accorde à ce terme – et « Empire » n’est plus possible. Au lieu de parler d’un « Empire » nébuleux, on ferait mieux d’étudier en détail les transformations actuelles de l’État et du système inter-étatique dans le contexte de la réorganisation globale des rapports de classe et d’exploitation. Et on ne devrait pas du tout parler de l’État d’une manière aussi légère. Il demeure le point de cristallisation et le centre institutionnel des rapports de pouvoir et de domination existants. On néglige ces derniers sur le plan théorique si l’on ne traite pas de l’État. Cela explique la proximité parfois bluffante entre Negri et Hardt et les théoriciens néo-libéraux. De multiples illusions aux conséquences politiques fatales sont ainsi produites. Notamment celle d’après laquelle le capitalisme serait déjà dépassé, ce que je considère comme une appréciation fausse et contra-factuelle évidente. Un point de départ politique serait plutôt à chercher dans le développement du mouvement altermondialiste qui ne peut absolument pas contourner l’exigence de résolution de la « question de l’État ». Son développement ultérieur va très clairement en dépendre. Et alors, peut-être les chiens crevés ressusciteront-ils.

Entretien mené par HW et CHB, paru dans Arranca!, n°24, juin 2002.

Publié ici avec l’autorisation de l’auteur

Traduit de l’allemand par Memphis Krickeberg.

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  1. NDT : organisation de jeunesse du SPD []
  2. NDT : Le 28 janvier 1972, le chancelier de la RFA, Willy Brandt et les chefs de gouvernement des Länder instituèrent le décret dit Radikalenerlass (Décret anti-radicaux). D’après ce dernier, les individus considérés comme ayant des opinions « radicales » et/ou membres du DKP ou d’autres partis d’extrême gauche ou de droite pouvaient être interdits d’être embauchés comme fonctionnaires. Ce décret fut présenté et justifié comme une réponse au terrorisme de la Fraction armée rouge. []
  3. Evgeny B. Pašukanis, La théorie générale du droit et du marxisme, trad. Jean-Marie Brohm, Paris, EDI, 1970, p. 133. Le chapitre V de l’ouvrage, « Droit et État » est disponible sur le site. []
  4. Stamokap pour « Staatsmonopolistischer Kapitalismus ». []
  5. NDT : il s’agit d’une référence à la postface du Capital, dans laquelle Marx écrit : « Mais au moment même où je rédigeais le premier volume du Capital, les épigones grincheux, prétentieux et médiocres qui font aujourd’hui la loi dans l’Allemagne cultivée se complaisaient à traiter Hegel comme le brave Moses Mendelssohn avait, du temps de Lessing, traité Spinoza, c’est-à-dire en « chien crevé ». Aussi me déclarai-je ouvertement disciple de ce grand penseur et même, dans le chapitre sur la théorie de la valeur, j’eus la coquetterie de reprendre ici et là sa manière spécifique de s’exprimer. » Karl Marx, Le Capital, Livre I, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 17. []
Joachim Hirsch