L’impasse esthético-politique de Jacques Rancière

Il est notoire que le travail théorique de Jacques Rancière tente d’échapper aux grands récits explicatifs, aux antipodes d’un certain marxisme. Cette attention pour les discours politiques et les oeuvres esthétiques dans leur détail, leur forme, se justifie par une tentative de décoller la pensée émancipatrice de toute assignation à une mission historique (éduquer le peuple, faire la révolution). Dans cette recension de Aisthesis, Nicolas Vieillescazes dénoue les fils des lectures singulières de Rancière, pour en identifier la trame générale et ses impasses. En cherchant une esthétique du libre jeu, de l’indétermination et de la rupture avec l’ordre des fins, Rancière opère une forclusion du social, des rapports de force, de l’histoire. Cette démonstration incisive constitue une mise au point salutaire avec la prétention rancièrienne de jeter Brecht, Benjamin ou Althusser par-dessus bord, et la désigne pour ce qu’elle est : une critique désarmée.

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À la base du travail de Jacques Rancière, il y a un geste de dissociation : décoller le peuple, les pauvres et les prolétaires des discours marxistes auxquels ils adhéraient si bien qu’on les aurait crus faits de la même étoffe ; révéler la volonté de maîtrise et de domination inhérente à la parole de ceux qui se posent en savants ; montrer que leur amour du peuple dissimule une haine de la démocratie ; souligner l’hétérogénéité des ouvriers aux discours qu’on a tenus sur eux ; défendre la capacité des dominés et l’égalité des intelligences.

Ce geste prend sa source dans une rupture, celle qui s’opère en Mai 68, dont le jeune philosophe considère que le contenu et la portée événementielle ont été niés par ses acteurs mêmes :

Au lieu des militants ou des anciens militants essayant de penser leur histoire, nous avons des écoliers qui récitent les vieilles leçons apprises sur les bancs des classes de philosophie. Ils veulent nous faire croire qu’ils parlent de Mai 68 ou du gauchisme, ils ne font que reprendre le fil d’un discours universitaire interrompu et habiller de la couleur des « faits » les fantômes de la spéculation 1.

C’est dans l’expérience de ce décalage entre le grand discours spéculatif et les aspirations formulées en Mai 68 que se façonne le projet intellectuel de toute une vie, consacrée à passer de l’autre côté du discours de maîtrise. Ainsi se fait jour un impératif épistémologique et politique : laisser parler l’autre, lui redonner la parole dont on l’a privé.

Il n’est peut-être pas étonnant que, dès le début des années 1970, Jacques Rancière ait développé une écriture à l’appartenance disciplinaire indécise, procédant par brouillage des frontières entre philosophie, analyse idéologique, critique et histoire, et se constituant dans les intervalles de ces discours : un travail à même l’archive, édition de textes, restitution des problématisations de l’émancipation par les ouvriers eux-mêmes ; un travail de critique des discours tenus sur les dominés, de Platon à Bourdieu. Ces deux grandes séries de textes se rejoignent dans une position d’énonciation précaire dans la mesure où elle ne saurait s’identifier ni avec celle des dominés, ni avec celle des maîtres. C’est peut-être dans le maintien de cette position, bien plus que dans aucune discipline ou objet, que réside depuis quarante ans le travail de Jacques Rancière ; et c’est cette position aussi qui explique qu’il se soit attaché à des objets impurs qui défaisaient les partages disciplinaires ou politiques constitués.

En vérité, ces partages n’ont pas été établis une fois pour toutes avec Platon. Celui-ci représente moins un commencement historique que la scène d’un partage sans cesse rejoué, par d’autres acteurs portant d’autres costumes. Scène au cours de laquelle des inférieurs sont désignés, délégitimés, assignés à une place, liés à une fonction, inscrits dans un ordre du monde. Voilà pour la scène type. Car vient ensuite une autre scène, ou plutôt une autre séquence de scènes, qui correspondent à des moments singuliers, les moments d’émancipation qui exigent du philosophe qu’il délaisse le noble domaine du concept pour embrasser la matière des choses en train de se faire, des remises en cause des partages, des reconfigurations, des nouveaux nouages. Il y a un Deux irréductible dont les termes sont incommensurables l’un à l’autre. Précisément, l’un est l’un, l’autre le multiple ; l’un est type, l’autre singularité ; l’un est identification, l’autre désidentification ; l’un est police, assignation de chacun à son identité « objective », l’autre politique, brouillage des catégories de la sociologie.

La politique est donc par essence liée à une esthétique, à une répartition des fonctions et des places conditionnant qui peut dire quoi, qui peut voir quoi, qui peut faire quoi. C’est ce que Rancière appelle le « partage du sensible », « découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience 2. » L’une des marques empiriques de ce partage réside dans « la soumission des dominés », qui s’explique non par une « incompréhension de l’état des choses existant » mais par « le manque de confiance en leur capacité de le transformer 3 ».

À cette esthétique vient se superposer une autre, articulée dans une troisième série de textes sur laquelle Rancière travaille depuis le milieu des années 19904 : un mode historique de fonctionnement et d’identification de l’art en tant qu’art, dont le commencement date de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le « régime esthétique de l’art ». Ce qu’on appelle « l’art » n’a pas toujours existé ; auparavant il y avait des arts, divisés en arts mécaniques et en arts libéraux, ceux qui étaient régis par la main et ceux auxquels commandait l’esprit, les seconds ayant bien sûr une « dignité » supérieure aux premiers. Rancière qualifie ce régime antérieur de « régime représentatif ».

Aisthesis : Scènes du régime esthétique de l’art, qui est à ce jour l’ouvrage le plus conséquent que l’auteur ait consacré au sujet, voudrait préciser et approfondir cette interprétation historique, à travers quatorze scènes choisies, classées chronologiquement, de 1764 à 1941. Par son titre, son organisation (chaque chapitre s’ouvre sur l’analyse d’une longue citation), l’ouvrage mime Mimésis d’Erich Auerbach5. Mais la parenté s’arrête à peu près là. Autant l’ouvrage d’Auerbach avait la monstrueuse ambition de comprendre comment l’ensemble de la littérature occidentale, d’Homère à Virginia Woolf, avait interprété le réel, autant celui de Rancière assume un caractère discontinu et fragmentaire, et « ne s’est pas soucié de couvrir le champ des arts durant deux siècles mais seulement de saisir les occurrences de quelques déplacements de ce qu’art veut dire » (p. 13) ; autant l’ouvrage d’Auerbach reconstruisait, à partir de chaque texte étudié, le rapport au réel d’une époque entière, autant celui de Rancière voudrait souligner sa part d’aléatoire et sa précarité : ce qu’il trace, ce ne sont jamais que des itinéraires possibles dans l’histoire du régime esthétique de l’art, des moments où sa logique « se condense » et se révèle. Cette différence d’orientation est aussi une différence historique : Auerbach, comme son collègue Ernst Robert Curtius avec La Littérature européenne et le Moyen-Âge latin (1948), comme les historiens du Warburg Institute exilés à Londres, cherchait à penser des ruptures dans l’histoire de la représentation, mais des ruptures sur fond de continuité, de circulation et de transmission stylistiques. Il s’agissait pour lui d’élever un monument pour définir, affirmer et sauver quelque chose de l’identité historique d’une Europe détruite par le nazisme, et d’accomplir ainsi, comme l’a fortement souligné Edward Said, « an act of cultural, even civilizational, survival of the highest importance 6 ». Nulle trace, dans Aisthesis, du sentiment tragique de l’histoire qui régit Mimésis ; seule en demeure la structure formelle, placée au service d’un tout autre projet.

On savait d’avance qu’Aisthesis ne pourrait être un livre de philosophie de l’art, puisque pour Rancière l’esthétique ne se confond pas avec le discours théorique tenu sur l’art proprement dit depuis deux siècles ou deux siècles et demi. Et, contrairement aux apparences, ce livre n’appartient pas non plus à l’histoire de l’art. Les artistes attendus, à l’exception notable de Chaplin et de Stendhal (autre réminiscence, stratégique, d’Auerbach, nous le verrons), n’apparaissent ici que dans les marges, mentionnés en passant ou cités pour des œuvres obscures. Pas de Manet, pas de Wagner non plus, et à peine la peinture et la musique sont-elles évoquées ; l’accent est mis sur des formes artistiques comme la mise en scène, la danse, la pantomime, les arts décoratifs, et même le reportage. Le dispositif d’ensemble rappelle l’ingénieux dispositif paraphrastique mis au point dans Le Maître ignorant, où Rancière mêlait sa parole à celle de Jacotot : il cite, il décrit, mais surtout il se glisse dans les déclarations de ses « objets », comme si ses propres analyses, extrapolations et généralisations leur étaient simplement continues. L’« index des personnages du livre », qui nous invite à nouer entre eux d’autres relations encore, renforce ce sentiment d’immersion et, de pair avec une introduction baptisée « prélude », il signale que c’est à une fiction historique que nous avons affaire.

Il y a ici une aspiration fondamentale à coller aux choses, à réduire la distance historique pour saisir les moments d’« émergence » de l’art : les œuvres étant détachées de l’ordre d’une démonstration planifiée, leur caractère artistique paraît surgir comme un éclair dans la nuit. Rancière dit avoir conçu chaque scène comme une « petite machine optique » ; à la vérité, comme tout le dispositif pointe vers une immersion du lecteur, jusqu’à le suffoquer parfois, il vaudrait peut-être mieux parler d’une machine à expérience, à faire l’expérience de cette forme d’expérience qu’est l’art. Dans ses meilleurs chapitres, le livre suscite la sidération des métamorphoses soudaines – comment un fragment devient la totalité, la sculpture un art du temps, la danse ou le cinéma une écriture, la matière un symbole, une image une chose, un meuble un temple, un être vivant une machine. Dans son ensemble, Aisthesis voudrait faire éprouver cette grande métamorphose, le devenir-vie de l’art, qui d’un côté se constitue, s’unifie, se déhiérarchise, s’autonomise, et de l’autre va s’identifier à l’ordinaire des pratiques, à la fois partie et expression de la vie collective. Un remarquable chapitre consacré à l’artisanat montre qu’il n’y a là nulle antinomie, et que c’est précisément dans l’effort vers un art (appliqué) qui « habite et exprime » la vie que se préparent l’idée de l’art pur et ses revendications spirituelles (cf. p. 181-183). C’est donc cela le régime esthétique de l’art : les métamorphoses et les reconfigurations des partages, mais aussi la fragmentation, le mélange, la confusion des arts, l’abolition des hiérarchies artistiques, donc la rupture avec le régime représentatif.

Toutefois la définition et les relations de ces deux « régimes » posent problème. Nul ne niera qu’il a naguère existé un ordre des arts – arts mécaniques et arts libéraux – et une hiérarchie – l’épopée était supérieure à l’églogue, et la peinture d’histoire à la nature morte –, ni que, dans ce cadre, la production artistique était soumise à un modèle posé comme naturel, mais qui correspondait en réalité à une hiérarchie sociale et politique – on ne représentait pas un roi ou un saint comme on représentait un berger ou un paysan. Par exemple, en 1746, dans un traité qui devait connaître de nombreuses rééditions, Charles Batteux faisait reposer l’unité des beaux-arts sur « l’imitation de la belle nature » et justifiait la hiérarchie des genres poétiques par la qualité de leurs sujets respectifs : « il ne faut point s’élever au-dessus de son état : voilà une maxime qu’il faudrait apprendre aux enfants, au peuple, aux rois, à tout le genre humain 7. » Rancière a raison d’avancer que s’opère, à un moment qu’il situe chez Winckelmann, généralement considéré comme le fondateur de l’histoire de l’art, une dissociation entre la beauté et l’expression : désormais, une œuvre peut être belle sans exprimer la qualité ou la dignité d’un sujet. Pour reprendre la célèbre formule de Kant, le beau peut ainsi devenir « ce qui plaît sans concept ».

La notion de « régime représentatif » a cependant le défaut de rabattre les unes sur les autres des distinctions qui, d’une part, étaient moins rigides ou normatives qu’on ne le croit souvent (ainsi de la séparation entre arts mécaniques et arts libéraux), et qui, d’autre part, ont pu connaître des variations importantes à travers l’espace européen (pour des raisons sociologiques évidentes, l’échelle de valeur dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle n’était pas la même que dans la peinture vénitienne de la même époque). Mais là n’est pas l’essentiel : le regroupement de phénomènes mobiles et complexes sous deux grands « régimes » signale un excès de la volonté théorique sur l’analyse historique qui contredit l’aspiration à l’immanence précédemment évoquée. Ainsi l’affirmation selon laquelle l’apparition du concept d’Histoire met fin à « la séparation sociale entre les arts libéraux et les arts mécaniques » et qu’elle est en ce sens constitutive du régime esthétique ne repose sur rien, mais elle permet à Rancière d’effectuer une astucieuse association entre, d’un côté, l’art et la beauté dégagés de l’expressivité (c’est-à-dire d’un savoir, d’une science de l’anatomie ou des passions, etc.), et de l’autre, « l’Histoire », dont on ne sera pas surpris d’apprendre qu’elle se détache du récit des vies exemplaires – comme si, au XVIIIe siècle, elle n’était que cela ! – pour désigner au contraire la « vie collective » en tant que telle. Comme par magie, deux mouvements simultanés de déhiérarchisation s’opèrent, l’un esthétique, l’autre politique. L’histoire se révèle aussi bien réglée qu’une démonstration philosophique ; et, implicitement, Rancière reprend pour le collectiviser le récit que les philosophes libéraux ont fait de l’émergence concomitante du sujet démocratique et de l’expérience esthétique – par exemple, Luc Ferry dans Homo Aestheticus.

Il n’est donc pas impossible que les simplifications historiques remplissent une fonction stratégique, celle de renforcer le lien que Rancière veut établir entre esthétique et politique. Même, ne lui permettent-elles pas de subsumer subrepticement la distinction entre régime représentatif et régime esthétique sous sa distinction entre police et politique ? Bien que l’auteur affirme que l’un a succédé à l’autre, un passage du livre semble conforter l’hypothèse d’une coexistence de ces deux régimes. À la fin du dernier chapitre, consacré à James Agee, parvenu à dire « l’éclat cruel de ce qui est », parce qu’il a fait que « le mouvement des mots […] imite la vérité qui ne parle pas le langage des mots », voilà que Clement Greenberg entre en scène avec un « article fracassant ». Avant lui, Steinbeck déjà, et quelques autres

écrivains, photographes et cinéastes représentatifs de la culture du New Deal [avaient mis] en formules frappantes la misère et la grandeur des déshérités pendant que James Agee travaillait à l’impossible poème whitmano-proustien et whitmano-flaubertien qui, seul, pourrait inscrire dans l’hommage sa propre impossibilité.

Mais le véritable problème, nous dit Rancière, est celui d’une rupture

avec cette culture whitmanienne engagée, qui pousse peintres, photographes et écrivains à sillonner les quartiers pauvres des métropoles ou les routes du pays profond pour exalter le travail des hommes, recueillir les témoignages de la misère sociale, ou photographier le pittoresque des calendriers qui ornent les maisons paysannes (p. 303-304 – je souligne).

D’un côté, le non-savoir qui se met au service des humbles, conscient de l’impossibilité de sa tâche et qui réussit justement pour cette raison, parce qu’il met en suspens le rapport activité-passivité et toute « volonté » de dire ou de montrer ; de l’autre, la tintamarrante « avant-garde marxiste », désireuse d’assujettir la « vérité » de cette vie à la sienne propre. La distinction entre régime esthétique et régime représentatif se trouve ici rétablie, non plus sous la forme d’une succession historique, mais sous celle d’une opposition politique entre deux options artistiques contemporaines l’une de l’autre. À l’âge esthétique, le régime représentatif ne se fonde plus sur une hiérarchie naturelle ; il repose sur une définition de l’identité du prolétariat et de sa mission historique. Dans une torsion supplémentaire, Rancière trouve une occasion idéale d’identifier l’un à l’autre le marxisme et l’esthétique pure : Greenberg défend la seconde contre l’art populaire et commercial précisément parce qu’il est marxiste et veut « en finir avec cette complaisance pour l’art de vivre des pauvres » (p. 305).

Ce passage, si représentatif et de l’ouvrage et du travail récent de l’auteur, invite à faire deux remarques générales. Tout d’abord, le paradoxe consistant à identifier l’esthétique sociale à l’esthétique pure indique que l’esthétique de Rancière présente exactement la même structure que sa théorie politique. Sur les deux terrains, il se pose en alternative à une opposition dont il veut révéler la fausseté : le libéralisme ne s’oppose pas au marxisme ; l’esthétique sociale ou marxiste n’est pas le contraire de l’esthétique pure. Puisque l’alternative de départ est à chaque fois ramenée à l’identité, sa position peut ne pas apparaître comme un troisième terme ou une synthèse « dialectique », et puisque sa pensée repose sur une rhétorique du Deux ou de l’incommensurabilité (police/politique, régime représentatif/régime esthétique), on ne saurait non plus qualifier sa propre position de simple opposé de celle qu’il critique.

Deuxième remarque : ce que l’on peut lire à travers James Agee et la tradition whitmanienne, c’est très exactement la lecture de Schiller proposée par Rancière dans de nombreux autres textes – le « « libre jeu » esthétique », la « suspension de pouvoir, le ni… ni propre à l’état esthétique », « neutralisation des formes mêmes dans lesquelles les pouvoirs s’exercent 8 ». Mais si Agee et consorts rejoignent Schiller, ce dernier se présente à son tour déguisé sous les traits de Winckelmann, au premier chapitre du livre. En effet, la « distance esthétique » qu’aurait découverte Winckelmann avec le Torse du Belvédère devient mise en suspens de l’opposition entre activité et passivité, simple « indifférence » qui passe par la rupture du lien qui unissait la forme sensible à l’expression d’une signification et la présence sensible à un public déterminé. L’indifférence est liaison dans la séparation, et ce qu’exemplifie ce fragment, c’est l’art en tant que tel, puisque cette statue mutilée, séparée de sa signification, de sa fonction et de son lieu d’origine ou de la vie qu’elle était au départ destinée à exprimer, peut à présent s’offrir au regard désintéressé de n’importe quel visiteur de musée, situé dans un autre espace-temps (p. 37-39). On voit donc comment s’opèrent une série de glissements qui permettent à Rancière, par le truchement de l’omniprésente suspension du rapport activité-passivité, d’identifier Winckelmann à Schiller.

Tout cela confirme la troublante impression que les quatorze « scènes » d’Aisthesis n’ont qu’une apparence d’hétérogénéité, et visent toutes à réitérer ou à exemplifier les propriétés attribuées au point d’origine Schiller-Winckelmann. L’ensemble du livre apparaît dès lors comme une compilation des greatest hits rancièriens, présentés la plupart du temps sous un aspect inversé, c’est-à-dire chosal et non thétique. Ces scènes où voulaient s’abolir les différents discours – philosophie, critique, histoire de l’art – ces scènes qui visaient à supprimer toute séparation et toute médiation entre « la chose » et nous pour nous mettre en prise directe sur les émergences artistiques, redeviennent paradoxalement le support et le prétexte d’une énonciation philosophique qui leur préexiste, et qui se soutient avant tout de la désignation d’un ennemi et de la répétition d’un Deux inaugural : régime esthétique versus régime représentatif, ou politique versus police. Dans la scission interne d’un discours qui se voulait continu, la machine à expérience, la machine immersive et énumérative se détraque et nous repropulse soudain des choses mêmes vers ce qui les fonde, le binôme esthético-politique originaire.

Deux tendances profondément antagonistes sont donc ici à l’œuvre : d’un côté, un « parti pris des choses », et une attention – rare pour un philosophe, et souvent présente dans l’œuvre critique de Rancière – à la texture, aux nuances, aux détails des œuvres étudiées ; de l’autre, une lecture de l’histoire de l’esthétique tellement surdéterminée par le désir de l’auteur que l’on ne peut que lui retourner la critique qu’il adressait à Alain Badiou, celle de « retrouver miraculeusement » ses idées dans les textes et dans les œuvres, et de leur faire dire à tous « une seule et même chose 9 » : l’art s’émancipe, l’art émancipe, l’art exprime la « puissance collective » (ce mot omniprésent, « puissance », ne sera jamais explicité. Comprenons qu’il fait lui aussi partie de la magie). Tout au long d’Aisthesis, comme dans ses précédents ouvrages sur le sujet, c’est cette ritournelle qui revient, et avec elle les mêmes oppositions que dissimule le langage de la « suspension ». Pourtant, si l’on essaie de faire un pas de côté, et de s’élever au-dessus de la profusion de détails qui menacent à chaque instant de nous engloutir, on constate que Rancière nous raconte une histoire que nous connaissions déjà, et qui n’a de neuve que son articulation dans l’expression « régime esthétique de l’art ». Nous n’étions pas sans savoir qu’à partir du xixe siècle, l’art avait mis en avant les surfaces et les signes, choisi des sujets insignifiants ou ignobles, mélangé les médiums ou brouillé la frontière qui le séparait de l’industrie. C’est ce que le commun des mortels appelle l’« art moderne ». Et depuis un siècle, tous les historiens s’accordent à dire que le concept d’art et l’esthétique sont apparus a XVIIIe siècle10. La notion de régime esthétique ne constitue guère qu’un ingénieux procédé narratif grâce auquel Rancière peut nouer ensemble tous ces fils épars dans l’unité magique d’une grande thèse historico-théorique. Bourdieu aurait vu là une stratégie de distinction. Seulement voilà, il était sociologue.

Ceux qui ont grandi dans les années 1980 et 1990 savent grand gré à Rancière d’avoir, avec quelques autres, tenu bon sur les principes, et implacablement critiqué les prétendus amis de la démocratie. Mais si son esthétique a maintenu un lien consubstantiel à la politique, elle s’est aussi bâtie sur le rejet obsessionnel d’une caricature de marxisme, dont sa critique de l’art critique constitue l’un des avatars les plus évidents11. Et c’est sans doute l’une de ses principales limites. Car bien que ses principes soient impurs dans leur contenu (l’art est mélange, la démocratie indistinction), il faut qu’ils restent purs dans leur forme et absolument coupés de tout ce qui pourrait s’apparenter à une logique des places socialement constituée, voire à quelque chose comme un système nommé capitalisme. De là une défense de positions inconséquentes, sinon absurdes, dont ses nobles principes l’empêchent de percevoir l’obscénité.

Prenons la lecture du Rouge et le noir que propose Aisthesis. Dans sa ligne de mire, Auerbach, bien sûr, et tous ceux qui, comme lui (Lukács, Pierre Barbéris…), ont vu dans le roman de Stendhal une représentation de « l’homme […] engagé dans une réalité globale politique, économique et sociale en constante évolution 12 ». Rancière, beaucoup plus malin, nous explique qu’en tentant de tuer Mme de Rênal, Julien Sorel accomplit un acte que rien ne justifie et qui anéantit les calculs sur lesquels il avait fondé ses espoirs d’ascension sociale. Ainsi se trouvent annulés « le réseau des intrigues », « toute stratégie des fins et des moyens, toute logique fictionnelle des causes et des effets ». Ayant suspendu le jeu des positions sociales, Julien touche enfin au « ciel du plébéien », en goûtant le « seul bonheur de sentir », le « seul bonheur de l’existence » (p. 66-68). Rancière semble oublier un détail : tandis qu’en prison Julien coule des jours paisibles dans l’attente de son exécution, le monde extérieur, lui, continue, avec ses calculs, ses stratégies, ses intrigues et ses luttes. Et là où notre philosophe préfère voir un court-circuitage des jeux de pouvoir, on peut discerner au contraire une confirmation de la stratification sociale sur laquelle le plébéien, par maladresse ou par insuffisante maîtrise du jeu, finit toujours par se casser les dents (hypothèse que pourrait du reste conforter le fait qu’il échoue à tuer Mme de Rênal). Dès lors, la suspension qui se voudrait découplée de la logique (dialectique) du renversement et du contre-renversement dont relèvent le calcul des places et les luttes de classe se révèle n’être qu’un fantasme de déconnexion. Une simple satisfaction subjective, nichée au cœur d’un ordre policier qu’elle n’affecte en rien. Du même coup, l’idée de politique authentique rend strictement impossible son objet manifeste, l’élargissement de la sphère démocratique13, puisqu’elle exclut ce qu’on appelle d’ordinaire la pratique politique, qui implique calcul, stratégie et positionnement à l’intérieur d’un ordre traversé de divisions, de conflits et d’inégalités. L’art, manifestation de la « vie unanime » et « promesse d’émancipation », devient par conséquent la figure du renoncement, du retrait et de l’échec de la politique, dont l’identification à une démocratie de principes rend impossible l’actualisation, c’est-à-dire le travail dans et sur un réel partagé, qui suppose patience, organisation et discipline. Un accomplissement de souhait, rien qu’une fiction, au sens vulgaire du terme.

Il ne s’agit pas de jouer les philistins, et d’opposer le concret des luttes à l’abstrait de l’art et de la théorie. On voudrait plutôt rappeler que si l’art et la théorie permettent effectivement de maintenir un excès – de l’idée démocratique, et, lâchons le mot, de l’utopie – par rapport au simple calcul, ils s’inscrivent aussi dans un espace déjà divisé et inégal qu’à cause de son dispositif, Rancière s’interdit de penser. Il a beau pourfendre ces marxistes méprisant le goût des paysans parvenus pour les bibelots et les calendriers moches, son univers de référence n’est pas celui de Britney Spears, de Roland Emmerich ou de J. K. Rowling, mais bien celui d’une culture légitime ou légitimée a posteriori par l’institution critique et académique. Et cette culture s’inscrit dans un partage social auquel est nécessairement aveugle sa définition de l’art, qui n’est découplée du savoir et de la science qu’en apparence car elle est bel et bien liée au savoir de celui pour qui le savoir est tellement naturel qu’il en devient transparent. L’idée d’un art fait par n’importe qui, pour n’importe qui, et présentant le n’importe qui de la vie collective participe pleinement d’une logique sociale des places qu’elle n’excède que dans l’imagination de son inventeur. Et, soit dit en passant, ce n’est au fond qu’une variation sur la revendication républicaine d’un accès égal de tous à la culture.

À partir d’une orientation juste – la critique du désir de domination inhérent à l’ordre du savoir –, Rancière a construit un raisonnement entièrement faux, reposant sur une série de transferts métonymiques et de généralisations abusives. L’étude des écrits d’ouvriers des années 1830 lui a révélé que ces gens pensaient, rêvaient, philosophaient, et que leurs préoccupations n’étaient, pas plus que la scène primitive de Mai 68, réductibles au travail ni traduisibles dans le grand récit marxiste de l’émancipation ouvrière. Peut-être cherchait-il à se défaire lui-même de préjugés bien ancrés. Car s’il avait (reconnu avoir) lu de bons historiens marxistes, à commencer par E. P. Thompson, il aurait pu y trouver la même chose, et peut-être nous épargner l’idée obscène que le ciel du plébéien ou l’émancipation vraie n’est autre que la rêverie.

Voilà donc comment notre Julien Sorel, avec son intransigeante politique égalitaire, en vient à accepter, à rebours de ses beaux principes, le monde comme il va. Pendant ce temps, au dehors, il y a des choses aussi vulgaires que des groupes et des classes en lutte que ne semblent pas satisfaire la suspension des causes et des effets, le slogan de la « puissance collective », ni la revendication formelle de l’égalité de tous avec tous – sans doute une bruyante armée de sociologues marxistes. Si l’on concédera que la politique ne se soutient d’aucun savoir de l’être, on ajoutera que c’est aussi et surtout une affaire de situations et de décisions en situation, sans quoi elle dégénère en un jeu vide, interne à l’ordre du discours académique et contraint de se sublimer dans l’art. Au fond, et sous couvert de porter des principes à leur point de radicalité extrême, Rancière ne livre que des armes inoffensives, à l’usage d’un « n’importe qui » qui ne vit nulle part, d’un peuple qui n’a jamais existé, n’existe pas et n’existera jamais. En ce sens, il faut lui donner raison : les prétendus amis du peuple sont ses pires ennemis.

L’équipe de Période remercie RdL, La Revue des livres pour avoir autorisé cette republication. Nous tenons à saluer l’immense travail mené par la Revue internationale des livres et des idées puis par la RdL pour diffuser des pensées critiques inédites en France, l’importante entreprise de traduction et de recension d’auteurs non francophones et sa contribution à populariser un marxisme ouvert, dépourvu de tout provincialisme et sans sectarisme vis-à-vis des courants de la critique postcoloniale, queer et des cultural studies. Retrouvez tous les numéros de la RdLhttps://issuu.com/revuedeslivres.

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  1. Jacques Rancière, La Leçon d’Althusser (1974), rééd. Paris, La fabrique, 2012, p. 21. []
  2. Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La fabrique, 2000, p. 13-14. []
  3. Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 65. []
  4. Rancière écrit sur l’art, en particulier le cinéma, depuis les années 1970, mais sa formalisation du concept d’art et l’apparition de la notion de « régime esthétique » datent de l’époque de La Mésentente (1995). []
  5. Cet ouvrage a été écrit – à l’exception du chapitre XIV, rédigé en 1948 – entre 1942 et 1945, alors qu’Auerbach était en exil à Istanbul. []
  6. Edward Said, « Secular Criticism », in The World, the Text and the Critic, Londres et Boston, Faber and Faber, 1984, p. 6 (sur Auerbach et Mimesis, p. 5-9). Voir aussi la belle préface de Said à la réédition de Mimesis, Princeton, Princeton University Press, 2003. []
  7. Charles Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe, éd. J.-R. Mantion, Paris, Aux Amateurs de livres, 1989, p. 120. []
  8. Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 133. []
  9. Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 108. []
  10. Sur l’émergence du concept moderne d’art, le texte classique reste celui de Paul Oskar Kristeller, « The Modern System of the Arts », Journal of the History of Ideas, vol. 12, n° 4 (1951), p. 496-527, et vol. 13, n° 1 (1952), p. 17-46. L’ouvrage récent de Larry Shiner, The Invention of Art (Chicago, University of Chicago Press, 2001) propose une utile synthèse sur le sujet. []
  11. Voir notamment Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La fabrique, 2008. []
  12. Erich Auerbach, Mimésis, trad. fr. C. Heim, Paris, Gallimard, 1968, p. 459, cité dans Aisthesis, p. 63. []
  13. Cf. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005, p. 62. []
Nicolas Vieillescazes