Vous avez obtenu un diplôme de second cycle à Oxford en 1971, et êtes revenu, sur le tard, à l’université pour achever un doctorat en sciences politiques à Princeton en 1984. Sur quoi portaient vos travaux de master et de doctorat ? D’où vient votre intérêt pour l’histoire de la Russie et du socialisme ?
Assez curieusement, mon mémoire à Oxford portait sur Lénine et Machiavel. Il s’intitulait : « Machiavel et Lénine : une étude de technique politique ». L’idée même de le relire aujourd’hui m’effraie, parce que ce travail était pour l’essentiel fondé sur l’interprétation de Lénine alors courante à l’époque. Pour ce qui est de ma thèse de doctorat, c’est un moment dont je me souviens assez bien. Je sortais de la bibliothèque en me disant : « Bon, il y a un sujet qui ne cesse de resurgir à propos de la Révolution russe, c’est la politique d’approvisionnement en vivres ». Les révolutions de Février et d’Octobre succèdent, à chaque fois, à une situation de pénurie alimentaire, de même que la Nouvelle politique économique (NEP) et les événements de Petrograd au début de l’année 1921. « Il faudrait, me disais-je, que quelqu’un examine tout ceci, qu’il défriche toute cette matière et étudie le rapport entre révolution et approvisionnement alimentaire » avant d’ajouter immédiatement : « Pourquoi pas moi ? » C’est alors que ce qui n’était au début qu’une inspiration s’est révélé être un sujet tout à fait pertinent, qui plongeait ses racines dans le tsarisme, et embrassait l’époque du gouvernement provisoire pour se finir avec les bolchéviques – trois régimes différents, donc. J’ai resserré le cadre historique, bien plus large au début, à la période 1914-1921 – ce qui, autant vous dire, suffit amplement – pour en faire alors mon premier livre.
À l’époque où je travaillais sur ma thèse, et aujourd’hui encore dans une large mesure, une certaine conception des bolchéviques et du communisme de guerre prévalait – que j’appelle le « modèle hallucinatoire » du communisme de guerre – selon laquelle les bolchéviques, croyant se trouver à l’aube du plongeon dans le socialisme, ignoraient entièrement ou presque que le pays était sur le point de s’effondrer. On a soutenu des choses incroyables à ce sujet, y compris des historiens majeurs. Le modèle hallucinatoire du communisme de guerre va totalement à l’encontre des découvertes que j’ai faites en étudiant la politique russe d’approvisionnement alimentaire de 1914 à 1921. Pour l’essentiel, j’ai montré que ses responsables n’étaient ni fous, ni idiots. On peut être d’accord ou non avec ce qu’ils ont fait, mais il faut admettre qu’ils s’occupaient de problèmes réels et cherchaient à faire de leur mieux. Comment expliquer alors l’écart qui existe entre ce modèle hallucinatoire et ce que mes recherches ont révélé ? Cette question m’a conduit à m’intéresser à un second sujet, le communisme de guerre, ou ce que je préfère nommer le mythe du communisme de guerre, et à étudier les représentations qu’avaient les bolchéviques pendant les années 1918-1921 – en gros, la période de la guerre civile.
À ce moment-là, ce qui a fondamentalement changé mon approche a été de me pencher sur un large éventail de sources bolchéviques. De manière assez surprenante, le fait de ne pas m’en tenir à Lénine, et de lire toute une série de porte-paroles bolchéviques, était en soi novateur. Je me disais l’autre jour qu’il y a de bonnes chances pour que je sois le seul, aujourd’hui, à avoir lu à ce point Kamenev et Zinoviev réunis. J’ai écrit une série d’articles à ce sujet que je compte réunir en un livre qui intégrera, je l’espère, la collection Historical Materialism. Pour l’instant, ces articles sont dispersés à travers différents journaux et revues, et s’étalent sur dix ans, depuis le milieu des années 1990 environ. Deferred Dreams devrait être le titre de ce livre.
Alors que j’avais une connaissance assez exhaustive des événements de 1920, des enjeux, des discours et des idées en circulation à l’époque, je me demandais : « Comment est-ce que tout ceci entre dans le tableau d’ensemble, et plus précisément, vis-à-vis de Lénine et des stéréotypes véhiculés à son sujet ? » Je me souviens très bien de m’être dit à un certain moment : « Un de ces jours, il faudra écrire un paragraphe ou deux sur Que faire ? (1902), pour montrer simplement de quelle manière ce texte s’inscrit en quelques sortes dans son contexte historique. » Qui sait si je n’en ferais pas le chapitre d’un livre ? Sur les conseils de Sebastian Budgen et d’autres personnes qui m’incitaient à étudier à fond cette question, je me suis lancé dans un examen intégral de Que faire ?, essayant de ne pas me limiter à Lénine et de prendre en compte tout la série des événements qui ont eu lieu alors qu’il écrivait ce fameux pamphlet. À cette fin, la première chose à faire a été de dresser la liste de toutes les questions auxquelles répondait Lénine dans son livre, et de tous ceux contre lesquels il polémiquait, puis de les lire. Pour l’essentiel, telle a été ma méthode de contextualisation. Comme vous le savez, ce projet a ensuite pris de plus en plus d’ampleur et est devenu un livre aussi épais que volumineux.
Je peux illustrer ma démarche historiographique par analogie avec la différence qu’il y a entre la peinture réaliste socialiste et Où est Charlie ? Imaginons une scène tirée d’un tableau réaliste socialiste dans lequel, disons, Mao et Staline se serrent la main au milieu d’un vaste champ sans personne d’autre autour – deux héros, les manteaux agités par le vent. Par analogie, cette scène illustre un premier modèle d’historiographie dont beaucoup font usage pour écrire l’histoire du socialisme, se focalisant exclusivement sur la série des grandes figures : de Marx à Lénine, et peut-être Kautsky, jusqu’à n’importe lequel des héros postérieurs, Trotski ou Staline, peu importe. Par opposition, ce que je cherche à faire, c’est la méthode Où est Charlie ? Ici, on a face à soi un immense tableau où, à y regarder de près, on peut en effet repérer Lénine, mais où se trouvent bien d’autres personnages que j’ai voulus intégrer avec toute une série de détails à l’ensemble. C’est ce que j’ai fait dans Lenin Rediscovered – avant d’écrire Lénine, une biographie, un texte plus court. J’ai d’abord écrit le volumineux sur la question précise, délimitée, de Que faire ? et de son contexte, puis le petit sur ce vaste sujet qu’est l’ensemble de la vie de Lénine.
J’ai la grande chance d’être lu et discuté par un véritable public, qui apprécie certains aspects de mon travail, d’autres moins, qui me transmet ses réactions et avec lequel je n’ai cessé d’interagir. Par exemple, pour Lenin Rediscovered, j’aborde entre autres choses le rapport de Lénine à Kautsky. Bien que je sois loin d’être le premier à attirer l’attention sur ce lien, j’ai insisté dessus de manière plus radicale, de manière à montrer à quel point Lénine s’était inspiré de Kautsky et lui devait de nombreux emprunts. Comme il se doit, cette idée a été récusée parce que le livre s’en tenait à une courte période, pour l’essentiel de 1900 à 1903-1904 environ. Les critiques disaient : « Bon, nous savons tous que Lénine s’est plus tard opposé à Kautsky, et qu’au fur et à mesure, il rejeta tout ce qu’avait défendu Kautsky pour repenser le marxisme. » Il me fallait donc prendre ces critiques en ligne de compte.
En effet, en quoi Lénine avait-t-il rompu avec Kautsky ? De deux manières possibles. Selon la première, qui correspond désormais à la conception standard à gauche, Lénine a récusé toutes les positions de Kautsky, a tout remis en cause et a fini par produire une nouvelle conception. Selon la seconde, il a jugé que Kautsky avait trahi ses propres principes, ce qui faisait de lui un renégat (c’est bien sûr le titre de son pamphlet contre Kautsky, ce qui constitue une indication mais ne prouve rien). Je nomme respectivement ces deux options le modèle-des-écailles-qui-nous-tombent-des-yeux (lorsque l’on se rend compte que le culte héroïque que l’on vouait à une personne et à sa façon de penser, n’était que méprise), et le modèle-du-renégat.
Cette question s’est en fait révélée être particulièrement simple à résoudre. Grâce à l’index fourni par les éditeurs soviétiques des œuvres complètes de Lénine, j’ai pu aisément dresser la liste chez Lénine de toutes les références après 1914 aux travaux de Kautsky publiés jusqu’alors. Il est tout d’abord apparu qu’il y en a un très grand nombre – c’est le premier point remarquable. Quasiment jusqu’à la fin de sa vie, Lénine n’a cessé d’être obsédé par Kautsky. En fait, « Sur notre révolution », l’un de ses tout derniers articles, en grande partie écrit sur son lit de mort, inclut une référence à Kautsky. La seconde découverte a été de s’apercevoir que, dans ses commentaires, Lénine juge inlassablement Kautsky grandiose alors qu’il était marxiste, mais déplore qu’il ait cessé de l’être par la suite ! Il s’en prend ainsi, de manière quasi-obsessionnelle, au Kautsky contemporain, mais les références négatives au Kautsky-de-la-période-marxiste se comptent sur les doigts d’une main. J’ai mis en ligne une base de données où toutes ces références sont rassemblées.
Lenin Rediscovered porte avant tout sur la relation entre Lénine et Kautsky au début de cette période, avant 1903-1904 ; aussi, en réponse à ces critiques, je me suis peu à peu intéressé à leur relation après. C’est vraiment, selon moi, une histoire incroyable, parce que Kautsky n’a jamais eu plus grand fan, nul n’a jamais admiré Kautsky aussi intensément que Lénine, et ce jusqu’à la fin de sa vie. L’une des raisons en est que Kautsky a profondément influencé les positions de Lénine ou, en tout cas, leur a accordé une certaine légitimité. Je ne dis pas que tout ce que Lénine pensait et disait provient de Kautsky – bien sûr que non, mais il s’est certainement senti validé par ce dernier. Il le dit lui-même. Je traite de cette question dans Lenin Rediscovered : la question de la nature de la social-démocratie révolutionnaire et du parti a été l’un des thèmes sur lesquels Kautsky a influencé et a donné raison à la position de Lénine – or celui-ci n’a jamais révisé ces idées fondamentales qui en réalité ne sont devenues controversées que bien plus tard.
Kautsky a influencé Lénine d’une autre manière, qui porte sur « l’essence du bolchévisme » comme j’ai pu l’appeler, c’est-à-dire sur le scénario prévu par les bolchéviques pour la Révolution russe à venir, leur position vis-à-vis du problème des paysans et leur engagement pour une révolution démocratique en profondeur destinée à ouvrir une voie rapide au progrès. Sur ce point, il est apparu également que Kautsky (et Rosa Luxembourg) a joué un rôle d’inspirateur. Witnesses to Permanent Revolution 1, publié récemment, inclut un article de Kautsky hautement influent, daté de 1906 et intitulé « The Driving Forces of the Russian Revolution and Its Prospects ». Lénine et Trotski vénéraient tous deux ce texte et se sont réclamés des positions que Kautsky y défend. Ces indications sont très précieuses pour comprendre la relation entre Lénine et Kautsky, entre la social-démocratie en Russie et son pendant en Allemagne.
Kautsky a influencé Lénine d’une autre manière encore, ce qui est peut-être le plus surprenant : même après 1914, la vision du monde de Lénine – sa vision de la situation globale j’entends, pas seulement du « monde » dans un sens vague – provenait principalement de Kautsky. Alors même qu’il s’employait à le critiquer, Lénine s’appuyait encore sur les idées du premier Kautsky, et développait ce que j’appelle « le scénario interactif de la révolution globale », qui inclut les questions de la révolution socialiste en Europe, des révolutions démocratiques et nationales ailleurs, et de la guerre impériale – autant de thèmes que Lénine fait jouer ensuite et qui tous proviennent de Kautsky. C’est ce que j’ai appris à la lecture de Lénine lui-même, qui m’a guidé vers les livres de Kautsky auxquels me référer : je les ai lus et c’est bien ce qui me permet de dire que les idées de Lénine sur cette vaste question ont effectivement l’origine qu’il leur attribue lui-même.
C’est en examinant toutes les références de Lénine à Kautsky que je suis tombé sur le sujet qui m’a intéressé par la suite. En mars 1917, Lénine vient d’être mis au courant de la révolution de février, a écrit quelques articles – les fameuses « Lettres de loin » – et lit alors l’article 2 de Kautsky. On sait que Lénine réagit à cette lecture parce qu’il esquisse ses idées dans un court texte 3 qui inclut quelques lignes à propos de l’article de Kautsky, ainsi qu’une citation saisissante, et qui défend grosso modo que la démocratie et le socialisme constituent deux urgences pour le prolétariat russe. Mon travail de détective semble indiquer que c’est la première fois que Lénine emploie l’expression de « transition vers le socialisme », et c’est ici seulement qu’il apporte quelque chose de nouveau, non pas avant, ni après – ni dans les Thèses d’avril non plus, cela va de soi. Il y a au minimum une coïncidence de temps ici, et d’après moi, Kautsky a servi de catalyseur aux idées de Lénine. J’emploie ce terme de « catalyseur » pour indiquer que si leurs idées n’étaient pas exactement les mêmes, le propos de Kautsky a bien conduit Lénine à réfléchir et à élaborer un scénario de ce type.
Quoi qu’il en soit, durant ces recherches, toute l’histoire des mois de mars et avril ainsi que des Thèses d’avril m’a peu à peu intrigué – cette histoire qui raconte comment les vieux bolchéviques étaient prétendument en train de s’empêtrer voire même de frayer avec les mencheviques, pourquoi ils n’étaient ni révolutionnaires, ni opposés au maintien au pouvoir du gouvernement provisoire, et comment cependant Lénine est revenu pour réarmer le parti selon l’idée trotskiste de la révolution permanente, sans quoi les bolchéviques n’auraient pas même essayé de renverser le gouvernement provisoire, etc.
Mon principal intérêt désormais est de remettre en cause ce récit, ce que je nomme « réinsérer le bolchévisme dans la révolution bolchévique ». Dans la visée de cette histoire, Staline et Kamenev sont en quelques sortes mes héros, étant donné que je les réhabilite – enfin, du moins ce qu’ils ont fait en mars 1917 ! Le désir, tout à fait compréhensible, de flétrir l’image de Staline en particulier est l’une des raisons pour lesquelles on manque de distance critique à l’égard de toute cette histoire. Les trotskistes, les antistaliniens de l’ère post-soviétique des années 1950, et, bien sûr, les universitaires occidentaux – quelles que soient les différences qui existent par ailleurs entre eux – partagent tous une même réticence à examiner cette histoire de manière un tant soit peu critique. Quant à Kamenev – il se trouve en quelque sorte mis à l’écart, sans que personne ne s’y intéresse. C’est pourquoi je reprends toute cette histoire : j’examine et je pense à nouveaux frais un petit détail, qui possède pourtant d’énormes implications sur des questions plus larges.
Voilà où j’en suis maintenant. À travers ce long parcours, j’ai en quelque sorte avancé étape par étape, ce qui inscrit mon travail dans une certaine continuité. Depuis la publication de mon premier livre sur Lénine, j’ai eu la grande chance de faire partie d’une communauté qui a le souci de ces questions, et n’ai cessé de répondre aux critiques qui m’ont été adressées. Même lorsqu’il m’est impossible de leur donner raison, il demeure important pour moi d’y répondre, de fournir une véritable réponse, en particulier parce que je m’instruis alors moi-même beaucoup.
Entre vos recherches à Oxford et Harvard, vous avez travaillé dans l’équipe du représentant de Californie au Congrès Ronald V. Dellums – qui se décrit lui-même comme socialiste – ancien membre du Comité d’organisation Socialiste Démocratique (DSOC) fondé par Michael Harrington, et ultérieurement, vice-président des Socialistes démocrates d’Amérique (DSA). Comment cet investissement politique a-t-il façonné vos centres d’intérêt académiques ? Comment décririez-vous votre propre manière de faire de la politique ? Enfin, quel serait le lien, si tel est le cas, entre votre activité politique et vos travaux académiques ?
C’est une bonne question, je me la pose souvent moi-même, du coup je ne suis pas sûr de pouvoir y répondre correctement. À l’époque où je travaillais avec Dellums, rien qu’en observant, j’ai appris beaucoup de choses sur la politique d’un point de vue pratique. Je n’occupais pas un poste élevé dans l’organisation, c’était une petite équipe. Mais l’époque – entre les années 1970-71 et 1977 – était dramatique, avec le Watergate, la fin de la guerre, tout un tas de choses.
Et bon, pour ce qui est de ma propre manière de faire de la politique, je n’y pense pas beaucoup parce que, vous savez, je suis trop occupé à réfléchir sur le début du XXe siècle, je définis donc juste ma position comme étant vaguement de gauche, ce qui est à mon sens le plus simple, en général parce que cela m’évite automatiquement de prendre parti, parce que je souhaite aussi conserver un pied dans la communauté universitaire et l’autre dans la communauté militante. Mon intérêt pour les bolchéviques en tant qu’ils appartiennent à l’histoire russe, c’est ce qui me relie à la communauté universitaire, et ce n’est pas le principal enjeu des militants. Mais c’est grâce à ces derniers que je me suis penché sur la question bien plus vaste du mouvement communiste et du rapport au marxisme, c’est ce qui m’a forcé à considérablement élargir mon champ de vision et, en particulier, à vraiment approfondir mes connaissances sur la social-démocratie européenne, le socialisme européen et la IIe Internationale.
Dans Lenin Rediscovered, vous soutenez que « la perspective de Lénine s’accorde parfaitement avec le courant dominant du mouvement socialiste de son temps ». En quoi ce mouvement se distingue-t-il des groupes qui se présentent aujourd’hui comme léninistes ? Quelles leçons les militants d’aujourd’hui pourraient-ils tirer du modèle de la social-démocratie lié à la IIe Internationale ?
Nos techniques et nos pratiques, tout notre rapport au monde, sont plus proches de la IIe Internationale que nous le croyons. Cette continuité s’est pour moi éclaircie à la lecture de Demonstration culture de Kevin J. Callahan. L’auteur se concentre, entre autres, sur la question spécifique des congrès internationaux, et met en avant le fait que le terme même de « manifestation », pour désigner un rassemblement de masse ou quelque chose de similaire, provient de cette période et qu’il a été plus ou moins inventé par la gauche socialiste. Ainsi, la presse officielle de parti, les pétitions, les protestations, les placardages, les banderoles, à peu près tout ce que la gauche fait au quotidien, ont été élaborés et déterminés par la logique fondamentale selon laquelle la IIe Internationale se comprenait elle-même, à savoir : nous avons un but, l’enjeu est alors d’articuler la condition présente à ce but plus large. (J’ai écrit une recension du livre de Callahan qui devrait paraître dans un numéro de l’International Newsletter of Communist Studies, où j’établis ces points de manière plus fines.)
Paradoxalement, la IIIe Internationale a eu pour effet de conserver et d’alimenter cette « culture de la manifestation », qui, à la fin de la Première Guerre mondiale, aurait pu tout simplement disparaître – et, en ce qui concerne les partis sociaux-démocrates officiels, c’est ce qui est effectivement arrivé. Il me faudrait pousser davantage mes recherches sur l’histoire de la social-démocratie après la Seconde Guerre mondiale et la culture de la manifestation, mais la IIIe Internationale, tout comme les partis et régimes communistes, l’ont incontestablement prolongé, ce qui est fondamental. Face à des techniques aussi incroyablement résilientes, on prend la mesure de notre passé. Ces techniques existent toujours. Les media sociaux les transformeront peut-être fondamentalement, mais j’ai le sentiment qu’ils viendront simplement les modifier.
Ce point est intéressant compte tenu que, dans la narration traditionnelle, on se représente une rupture radicale entre la IIe et la IIIe Internationales. Comment la IIIe Internationale s’est-elle définie elle-même en rupture avec la IIe ? Dans ce récit, il s’agit bien plus d’une profonde scission que d’un processus comme vous venez tout juste de l’expliquer : les communistes ont accusé les sociaux-démocrates de trahir les buts du mouvement et se sont dépeints comme ceux qui leurs sont restés fidèles. De ce point de vue traditionnel, les communistes sont entrés en scène pour repenser les objectifs primordiaux du mouvement.
En effet, eh bien commençons par dire qu’il serait judicieux d’examiner ce que les acteurs de la IIIe Internationale disaient exactement, ou ce qu’ils faisaient, à l’égard de leur propre rapport à la IIe Internationale. Nous, nous avons notre propre récit, qui décrit ce qu’ils ont dit, qui raconte ce qu’ils ont raconté et comment les choses étaient pour eux ; et j’ai le sentiment que cette réalité n’est pas la bonne, que le récit que nous avons concernant leur propre récit, que les histoires que nous avons produites concernant leur histoire, s’égarent. Kautsky en donne, par exemple, l’un des indices : aucun des acteurs présents au moment de la IIIe Internationale n’a renié son admiration pour le Kautsky d’avant-guerre. Ceux-ci n’avaient pas honte de l’avoir profondément admiré par le passé. On pourrait croire ici que je suis obsédé par Kautsky, mais ceci se loge au sein d’enjeux plus larges.
Quelques exemples. Au tout début du second volume de ses œuvres complètes, Staline défend dans un essai l’article de Kautsky de 1906 mentionné plus haut, celui que Lénine et Trotski tenaient en si haute estime. Au début de son article, Staline explique : nous accordons tous une grande autorité à Kautsky et le considérons comme un « théoricien remarquable », qui « prête aux questions tactiques de la minutie et un grand sérieux », et dont les positions à l’égard des questions russes sont d’une grande valeur. Or, ce texte se trouve dans des œuvres publiées sous l’ère stalinienne. On n’y trouve pas de note de l’éditeur qui précise que Kautsky était un traître. Staline assume son estime pour Kautsky – en fait, il semble retirer une véritable fierté du soutien que les bolcheviques reçurent en ce temps-là de la part de Kautsky. La même analyse peut être faite pour Kamenev, qui a écrit en 1910, dans une espèce de polémique contre Martov, le dirigeant menchévique : « il y a un certain plaisir à être assis aux côtés de Kautsky sur le banc des accusés », puisque Martov critiquait les bolchéviques comme Kautsky. Kamenev a publié à nouveau ce texte au début des années 1920 et y réaffirme la marque d’honneur qu’il en retire.
Il apparaît donc que la manière dont nous définissons la IIe Internationale, dont nous employons l’expression «marxisme de la IIe Internationale » – inventée par des gens comme Karl Korsch et Georg Lukàcs – diffère de la façon dont les bolchéviques s’y rapportaient eux-mêmes. En réalité, je ne pense pas qu’ils réfléchissaient en termes de « marxisme de la IIe Internationale » – pour eux, c’était seulement du marxisme. De leur point de vue, la social-démocratie, avant la guerre, comptait deux ailes : l’aile révolutionnaire d’un côté et l’aile révisionniste ou opportuniste de l’autre, l’aile gauche et l’aile droite, ou encore l’aile radicale et l’aile modérée – il y a plusieurs façons de le voir. L’aile révolutionnaire se pensait à « l’avant-garde de l’avant-garde », pour voler une l’expression d’Alexandre Bogdanov.
La notion d’aile révolutionnaire de la social-démocratie, à « l’avant-garde de l’avant-garde », donne une idée de ce qu’était la pensée des révolutionnaires avant la guerre. Ils estimaient qu’au moment de la révolution, tout le monde se rallierait à eux. C’est pourquoi les révolutionnaires, alors très méfiants à l’égard des opportunistes, ne se sont pas opposés à l’idée de coopérer avec ces derniers. Jules Guesde, Karl Kautsky, Rosa Luxembourg ou Alexandre Parvus étaient les héros des socialistes révolutionnaires. Ils représentaient les icônes internationales de la social-démocratie révolutionnaire.
Après 1914, les révolutionnaires se sont dits : bon, nous avons sous-estimé l’ampleur de la pourriture opportuniste. Les rats opportunistes ont gagné, il nous faut leur abandonner le navire. Ainsi les révolutionnaires ont-ils rejeté la IIe Internationale parce qu’elle était pourrie de l’intérieur, mais tout en usant des mêmes catégories, en répétant la même analyse que par le passé. La social-démocratie révolutionnaire est apparue plus faillible qu’ils ne l’imaginaient, mais est restée en tant que telle un objectif pertinent.
Pourquoi Kautsky a-t-il été dénoncé comme « renégat », même par Lénine, alors qu’avec Luxembourg et d’autres, il avait rompu à l’égard du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) pour former le Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne (USPD) qui s’est opposé à la guerre ?
Bon, abordons Kautsky et le sort qui l’attend dans ce récit : en 1914, il est considéré comme un renégat, comme quelqu’un dont la vie ne correspond pas aux principes qu’il avait lui-même si souvent affirmés. Il y a une troisième notion que je n’ai pas introduite jusque-là, c’est celle d’une aile centriste dans la social-démocratie, entre la gauche et la droite. Il faut être prudent à cet endroit parce que selon certaines interprétations, Kautsky est resté un centriste tout du long, alors que c’est seulement autour de 1910 que cette notion d’aile centrale a pris son sens, d’après moi, lorsque la scission entre opportunistes et révolutionnaires s’est peu à peu élargie. Il y avait deux attitudes possibles vis-à-vis de cette scission de plus en plus profonde : la première consistait à colmater la brèche en essayant de faire encore tenir l’accord ; la seconde consistait à prendre acte du processus de scission et à l’épouser. Ainsi, dans l’analyse de Lénine, Kautsky, alors toujours au côté des révolutionnaires d’un point de vue idéologique, souhaitait s’entendre avec les opportunistes. C’est ce que signifie le terme de kautskianstvo chez Lénine – attitude qu’il dénonçait de manière obsessionnelle et que je définis comme une sorte de verbiage destiné à masquer la réalité pour préserver l’unité. Ce ne sont pas tant les propos de Kautsky en tant que tels qui posaient problème, du moins pour la majeure partie ; si Lénine jugeait les textes de Kautsky de cette époque à ce point nuisibles, c’est parce qu’ils semblaient destinés à faciliter la situation des opportunistes. Ce que souhaitait Lénine, c’était une rupture franche, une nouvelle Internationale, afin de se débarrasser des opportunistes, qu’il considérait comme des traitres, tout en insistant sur le fait que les révolutionnaires ne pouvaient pas, ni ne devaient pas, coopérer avec eux.
Que tirez-vous de l’ensemble de ce récit qui oppose aujourd’hui le « léninisme », où Lénine est présenté comme l’introducteur du « parti d’un type nouveau », et la conception prétendument « kautskienne » du parti compris comme « parti de toute la classe » ?
Ces expressions, l’une comme l’autre, sont inventées. Ce qui signifie qu’elles n’ont jamais été employées par Kautsky ou Lénine eux-mêmes, aussi loin que je m’en souvienne. Je ne parviens pas à trouver de passages où Lénine parle du « parti d’un type nouveau ». À mon sens, ce qu’il souhaitait, c’était un parti à l’ancienne, mais purifié et réellement hissé à la hauteur de ses propres exigences. Si vous lisez ce qu’il écrit, c’est l’impression que l’on en retire – du moins, que j’en retire. Il désirait une IIe Internationale idéale, ce qui est loin d’être donc de l’ordre du rejet. Ou plutôt, il désirait l’aile révolutionnaire idéale de la IIe Internationale.
En ce qui concerne le « parti de toute la classe », j’ignore encore d’où cette expression provient exactement et qui a lancé ce mème, mais ce n’est pas Kautsky, on ne le retrouve pas chez lui. Comme il n’y a personne pour dire « regardez où Kautsky dit cela », selon moi, c’est juste une expression qui est apparue d’une manière ou d’une autre, et je n’ai pas mis le doigt sur son premier énonciateur, ni sur celui qui a déclaré avant tout le monde « Kautsky défend un parti de toute la classe ».
Cette expression pourrait néanmoins provenir de certains éléments de rhétorique employés, autour de 1903-1904, au cours d’un débat opposant bolchéviques et menchéviques – Lénine et Martov – au sujet de la règle d’adhésion au parti ouvrier social-démocrate de Russie. Cette question, qui a été discutée lors du IIe Congrès et qui portait sur la nature de l’adhésion, constitue l’un des motifs de divorce entre les deux. Les règles alternatives, proposées par Lénine et Martov, étaient très similaires, mais la position de Lénine était plus restrictive en ce qu’elle définissait tout membre de l’organisation comme lié à une cause commune consentie par lui, alors que chez Martov, l’adhésion des sympathisants était possible ; la règle n’allait pas non plus jusqu’à absorber « toute la classe », mais elle était plus souple.
Voici ce que Lénine a alors opposé à Martov : si l’on poursuit votre logique jusqu’à son terme, le parti devra intégrer tout le monde et notre message sera dilué ; nous ne serons plus à l’avant-garde, vous ruinez donc le parti, etc. Et Martov de répliquer de la même manière : si l’on suit votre logique jusqu’à son terme, on obtiendra une organisation étroite, faite de conspirateurs. J’ai lu un article de Trotski publié autour de 1907 qui explique aux outsiders perplexes comment ce genre de polémiques internes à la social-démocratie fonctionnait : il s’agit d’adopter la position de l’adversaire, d’en pousser la logique jusqu’à son dernier terme, et de tenter par là d’en révéler l’absurdité. Trotski donne de très bons conseils aux historiens lorsqu’il déclare : « il est très périlleux de tenir ces descriptions [issues des débats du parti] pour des déclarations révélatrices de la position de son énonciateur ».
En aucune manière, Kautsky, Martov, ni aucun social-démocrate, n’affirmerait que le parti se doit d’intégrer « toute la classe », quel que soit le sens supposé de cette expression. Je crois avoir lu quelque chose de Pham Binh l’autre jour où il le dit avec éloquence : « les activités quotidiennes du POSDR visaient uniquement à orienter toutes les formes de lutte des classes ». Il y avait toute une série d’événements qui occupait la classe ouvrière en dehors du mouvement social-démocrate, et bien sûr nul n’a ignoré ce fait élémentaire. Les sociaux-démocrates – Lénine comme n’importe lequel autre – connaissaient leur projet et étaient en effet convaincus qu’à terme toute la classe allait le reconnaître. Ainsi, cette manière d’opposer « parti d’un type nouveau » et « parti de toute la classe » pour élaborer les différences au sein de la social-démocratie manque tout simplement de pertinence.
Récemment, vous avez écrit deux articles (ici et là) sur cette intrigante expression de « centralisme démocratique ». Pouvez-vous revenir là-dessus ?
Il s’agit à nouveau d’une question historique dont les incidences se font vraiment sentir aujourd’hui. En premier lieu, Lénine n’a pas utilisé cette expression bien souvent. Ce n’était pas un point essentiel et il n’en fait usage qu’à deux moments bien précis : d’abord, durant la période qui s’ouvre juste après la révolution de 1905, alors que les institutions étaient à peu près libres en Russie – plus libres qu’à aucun moment auparavant ou depuis ; ensuite, après la révolution de 1917, lorsque les bolchéviques étaient au pouvoir et devaient s’occuper de tels problèmes. Aussi loin que je peux le montrer, le terme de « centralisme démocratique » a seulement été employé à ces deux moments précis, et son sens a réellement varié dans ces différents contextes. Alors qu’en 1905-1907, l’accent y était mis sur le « centralisme démocratique », après la révolution de 1917, c’est le « centralisme démocratique » qui était souligné. C’est pourquoi, d’après ces deux données, j’en déduis que cette expression n’a jamais été employée pour saisir un trait d’essence du bolchévisme.
Après avoir écrit cet article – par hasard, ou bien parce que mes antennes étaient déployées – je suis tombé sur deux autres mentions du « centralisme démocratique » grâce auxquelles la question allait être finalement tranchée. Le point le plus frappant se trouve chez Zinoviev lorsqu’il traita, en 1923, du besoin d’un surcroît démocratique au sein du parti. Dans sa manière d’articuler ce point de vive voix, il insista sur la nécessité de la « démocratie prolétaire » (rabochaia demokratiia), et reconnut qu’en Russie alors, trop d’ordres étaient imposés par la hiérarchie et trop peu de discussion libre émergeait à la base pour garantir une vie saine au parti. Selon Zinoviev, le parti reposait alors sur le principe du « centralisme démocratique », ce qui était inévitable, étant donné le bas niveau culturel de nombreux membres. En d’autres termes, il semble plutôt regretter la nécessité dans laquelle se trouve le parti de reposer à ce point sur le « centralisme démocratique ».
J’ai été le premier à en être surpris, en particulier parce que l’on entend parfois que Zinoviev, et non pas Lénine, est l’inventeur et le défenseur de la théorie du centralisme démocratique. Eh bien, malgré le fait qu’il en rappelle en effet la nécessité dans cette conjoncture, il n’en voulait pas non plus. Ainsi, pour les bolchéviques, le centralisme démocratique ne tenait pas du tout de l’essence du bolchévisme ; en réalité, ce principe résultait d’un compromis à appliquer, que les bolchéviques étaient contraints à admettre à cause des circonstances.
Pour changer de perspectives, en plus de votre travail sur la Révolution russe et la biographie de Lénine, vous avez étudié la représentation des mythes politiques et sociaux dans l’opéra et le mélodrame. Dans votre Lénine. Une biographie, vous insistez sur le romantisme de Lénine et sa conception du prolétariat comme acteur héroïque de la transformation révolutionnaire – « héroïque » dans un sens mythique et romantique, comme si la révolution, chez Lénine, tenait du climax de l’opéra. Pouvez-vous développer cette idée et peut-être traiter du rôle du romantisme et de l’héroïsme dans les révolutions ? Le romantisme révolutionnaire est-il ainsi nécessaire, ou vaut-il la peine d’être réactivé, dans notre culture antiromantique, ironique et « postmoderne » ?
Je pense que, dans mon travail, toutes ces questions sont étroitement liées. J’examine ce matériau et essaye d’y trouver les récits qui le sous-tendent. Je ne voudrais pas qu’on se méprenne, mais je traite de ces textes révolutionnaires comme s’il s’agissait, d’une certaine manière, de textes littéraires. Ce qui veut dire que je recherche les structures et tente d’identifier les récits, parce que la politique se pense en termes de récits qui déterminent la pratique. Si l’on veut aller au cœur de la réalité politique, il faut scruter les récits.
J’ai aussi le sentiment, je dois dire, que mes penchants pour ce qui est de la littérature m’ont aussi appris à faire attention aux mots, à la manière dont ils sont employés, à leur époque, leur contexte, et à développer une attitude critique à l’égard du vocabulaire – ce qui se retrouve dans mes « analyses textuelles arides », comme le disent certains des commentaires critiques que je reçois. Je le reconnais – et en réalité, j’apprécie vraiment la lecture serrée des textes – mais je pense qu’il en résulte quelque chose de précieux.
Telle a été la méthode dans le cas de Lénine. Je pense que sur ce point c’est Robert Tucker, mon directeur de thèse, qui m’a mis sur la bonne voie, car c’est lui qui a mis l’accent sur cette vision romantique de Lénine. Je comprends bien pourquoi on aurait tendance à se dire, sceptique, « Lénine, un romantique ? » En effet, si l’on choisit n’importe lequel de ses écrits, il ne cesse de citer ses adversaires avec colère et indignation, répétant à l’envie : « On ne peut pas dire ça ! À cause de X, Y ou Z ! » Il s’en tire à chaque fois comme un polémiste impétueux. Mais si l’on creuse l’aspect romantique, on finit par le trouver et, une fois cela, on commence à s’apercevoir que tout en est imprégné chez Lénine. C’est ce qui fait qu’il était si captivant. S’il n’était qu’un polémiste courroucé, on se détournerait de lui – de toute façon, c’est exactement ce que beaucoup ont fait, et on peut à peine les en blâmer. Mais il possédait bien ce côté romantique, cette conception héroïque, que même ceux qui ne l’appréciaient pas pouvaient saisir et comprendre. Les critiques les plus perspicaces de Lénine à l’époque ont, à mon avis, aperçu ce caractère romantique. C’est d’après eux, la raison même pour laquelle il était si nuisible. Je viens justement de lire un texte de Wladimir Woytinsky – un bolchévique qui quitta le parti au début de 1917. Il y parle de Lénine, qui vient tout juste de faire son retour, et dit quelque chose de frappant : Lénine réussit à percer les rêves secrets de son auditoire ; il capte les désirs de vie qui traverse son public. C’est ce qu’il faut entendre pour comprendre le phénomène Lénine.
Plutôt que l’opéra, le genre du mélodrame présente une analogie autrement plus juste avec la structure narrative des textes révolutionnaires. À vrai dire, j’ai écrit un essai publié dans une étude sur le mélodrame russe intitulée Imitations of Life. J’y aborde la période stalinienne – si je suis principalement intéressé par l’époque de Lénine, j’ai écrit sur des questions plus tardives – et en premier lieu, les pièces des réalistes socialistes, puis les procès-spectacles en tant que spectacles, au sens strict du terme. J’ai lu la Pravda au moment où ces procès se déroulaient et me suis aperçu que le journal en publiait de courtes transcriptions, données à lire comme s’il s’agissait de textes de théâtre. Ainsi le procès était-il une pièce de théâtre, une pièce avec un scénario écrit, comme nous en connaissons tous. Dès lors, s’il s’agissait bien de pièces écrites, quels outils littéraires convenaient pour analyser ces procès-spectacles ?
Je dois ajouter que j’ai également creusé la question des rapports de Lénine au mélodrame. Anatoli Lounatcharski – le Commissaire du peuple à l’Instruction publique, autrement dit, le ministre de l’Éducation – approuvait le genre du mélodrame, un genre issu du XIXe siècle, qui connaissait un très grand succès sur scène et constituait une culture tout à fait essentielle, surtout pour les spectateurs issus des classes populaires. Les mémoires de Kroupskaïa relatent, je crois, que Lénine a assisté à un mélodrame à Paris, qu’il l’a apprécié, notamment parce que c’était un mélodrame politiquement engagé (l’intrigue portait, si je me souviens bien, sur un matelot victime d’une fausse accusation).
Qu’en est-il aujourd’hui, qu’en est-il de l’enjeu moderne du problème ? C’est là que se pose une question. Quand je reviens sur cette période, durant laquelle s’est constitué, peut-on dire, un mouvement de masse, un mouvement de masse marxiste authentiquement vivant, je me demande : qu’est-ce qui était si vivant ? C’était le sentiment d’être investi d’une certaine tâche historique et mondiale, et d’avoir trouvé, dans le prolétariat, le « Peuple élu » – cette métaphore de la classe prolétaire qui conduit le monde à sa fin ultime a été employée à de nombreuses reprises. C’est ce que je me demande donc : le sentiment d’une telle tâche historico-mondiale est-il toujours actif aujourd’hui, au sein même de la gauche ? C’est la question que je vous pose : éprouve-t-on le sentiment qu’un groupe se trouve véritablement destiné à cette tâche, et que cela va bien avoir lieu ? La gauche a jeté le bébé tout en gardant l’eau du bain, qui reste néanmoins tout à fait utile – l’analyse marxienne, en termes de classe, de tout ce problème. L’eau du bain, c’est une bonne chose ! Mais apparemment, soit le bébé est mort, soit il a disparu. Est-ce que ce sentiment d’une tâche historico-mondiale existe encore, faut-il qu’il existe pour que la gauche retrouve de quelque manière ce qu’elle était auparavant ? Y a-t-il un moyen de faire émerger ce sentiment, s’il fait défaut aujourd’hui ? On ne peut pas suriner de manière artificielle la croyance en une tâche de cette ampleur, ou même se décider à y croire, si cette croyance ne se trouve nulle part.
L’une des façons de répondre à ces questions consiste à se souvenir que la social-démocratie constituait une synthèse – ce que j’appelle une « formule de fusion » et à laquelle j’accorde une grande place dans Lenin Rediscovered – du socialisme et du mouvement ouvrier ; ou, pour le dire autrement, une fusion des motifs de protestation au nom desquels étaient visés des avantages immédiats d’un côté, et l’objectif final, la fin ultime, de l’autre. Non seulement cette fusion était-elle souhaitable, mais elle avait effectivement lieu. À ce titre, on peut d’ailleurs remarquer qu’avant-guerre les bolchéviques ne défendaient ni ne désiraient que les prolétaires mènent les paysans ; ils entrevoient plutôt que « c’est ce qui arrive », que « l’hégémonie est un fait », ce qui manifeste bien leur optimisme.
Ce dernier point révèle aussi par contraste ce qui ne manque d’apparaître aujourd’hui comme un manque d’optimisme. Dans tous les cas, dès 1905, l’hypothèse de cette synthèse entre socialisme et mouvement ouvrier s’effondrait peu à peu, ou, pour être plus agnostique, était mise à rude épreuve avec le SPD allemand, puis la guerre, etc. On décrit habituellement cette dégradation comme une suite de trahisons, d’erreurs et d’hésitations. Mais si l’on se penche dessus objectivement, sans présupposer que la synthèse était réalisée ni qu’elle avait lieu, alors ce scénario apparaît en quelque sorte comme inévitable. Ce point de vue est plus pertinent, et à cet égard, il y avait une fracture entre le mouvement ouvrier et le socialisme. Les sociaux-démocrates – de l’après-guerre, que l’on rangerait aujourd’hui dans la « social-démocratie » – ont répondu à cette tension en renonçant, et ont accepté le fait que l’union du mouvement ouvrier et du socialisme était une chimère. Les communistes, eux, ont conservé leur foi en cette fusion. Ils ont refusé de choisir entre le mouvement ouvrier d’un coté, ou le socialisme de l’autre. Pour eux, la synthèse est restée le but à atteindre, fondé sur la possibilité toujours vive d’articuler les tâches actuelles à l’objectif supérieur. Mais, comme un pneu qui lentement se dégonfle, cette croyance des communistes a dépéri peu à peu et, un beau jour, s’est volatilisée. C’est ce dont témoignent, d’après moi, les communistes dans l’Union soviétique : ils se sont réveillés un beau jour, et se sont aperçus que même les derniers lambeaux de croyance avaient disparu. Bien sûr, on partage encore de nos jours un fort enthousiasme, une pensée riche et imaginative, mais ainsi se pose la question : peut-on raviver cette synthèse ? C’est tout le défi. La force de ces communistes tient à ce qu’ils ne se sont pas contentés de dire « je veux croire en ceci » – ils y croyaient vraiment, parce qu’ils pouvaient voir devant eux les faits qui les menèrent à affirmer la réalité du mouvement.
Entretien réalisé par Dario Cankovic pour The North Star.
Traduit de l’anglais par Olivier Chassaing
Publication originale : http://www.thenorthstar.info/?p=10443
- De Richard B. Day et Daniel F. Gaido, Haymarket Books, 2011. [↩]
- Disponible ici en anglais : http://weeklyworker.co.uk/worker/800/supplement-prospects-of-the-russian-revolution/ [↩]
- « Les tâches de l’organisation prolétarienne révolutionnaire de l’État » in « Lettres de loin », rédigé le 26 mars (8 avril) 1917, publié pour la première fois en 1924 dans le n° 3-4 de la revue Bolchévik et désormais disponible en ligne. [↩]