Le livre de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale1, bénéficie d’une large réception, ainsi qu’en témoignent le nombre de traductions récentes (allemand, espagnol, brésilien, français) et les comptes-rendus élogieux auxquelles elles donnent lieu. Certains lecteurs, et c’est mon cas, peuvent trouver son contenu scientifique insignifiant et sa teneur politique désastreuse, et néanmoins souhaiter que le débat qu’il a suscité aille à son terme. D’un côté, on peut se demander comment un tel galimatias peut recevoir l’assentiment de docteurs aussi érudits : faut-il que la philosophie marxiste s’intéresse si peu à la théorie de Marx ? De l’autre, on peut penser que ce livre ne susciterait pas un tel engouement s’il ne répondait à certaines attentes, absolument légitimes ; et il reste à savoir si l’on peut leur trouver des réponses plus adéquates.
Argumenter contre Postone pourrait sembler une entreprise assez futile. Il m’a cependant paru qu’il pourrait y avoir là une utilité plus générale : faire la clarté sur la misère d’une lecture « philosophante » de Marx qui imprègne une bonne part des commentaires « autorisés » et s’impose dans certains cercles supposés radicaux. On pourrait en trouver d’autres exemples du côté de la « Nouvelle Critique de la Valeur », de la « Nouvelle Dialectique », d’approches inspirées de Heidegger, et d’autres lectures totalisantes qui traitent le capitalisme comme un « système ». Mais Postone en fournit le modèle le plus accompli, dans une forme où les traits sont grossis comme à la loupe. Il s’agirait là d’un pur exercice académique si ce repli philosophique ne traduisait, sur le terrain de la théorie, la crise politique que suscite la contre-révolution néolibérale 2.
1. Postone versus Marx
1.1. Postone, interprète, exégète et prophète
Le travail de Postone nous ramène, pour l’essentiel, aux années 1970 et 1980, celles du désenchantement à l’égard de tous les socialismes, ou supposés tels, de l’Est et de l’Ouest, avant que le néolibéralisme ne vienne susciter d’autres soucis. D’un autre côté, il pourrait pourtant aussi, après coup, sembler répondre aux exigences d’une critique du « productivisme » et de la marchandisation universelle. Mais il semble bien peu approprié à produire de tels effets. Pourquoi donc rencontre-t-il un accueil aussi positif dans les milieux marxistes académiques ?
Mon hypothèse est qu’il exprime un profond désarroi politique et intellectuel qui pousse une partie de la communauté de tradition marxiste à se replier sur une critique purement utopique du capitalisme, plutôt que de s’engager dans un travail théorique ouvrant sur une stratégie politique. La démarche de Postone se nourrit en effet, pour l’essentiel, d’une anticipation de la condition ultime d’une humanité supposée émancipée, dans les termes de ce que Marx, dans la Critique du Programme de Gotha, désignait comme « la seconde phase du communisme », celle qui adviendrait à l’ère de « l’abondance » – et que l’on a, par la suite, classiquement désignée comme celle du « communisme », en tant que dépassement du « socialisme ». Postone n’utilise pas ce vocabulaire, mais c’est exactement son idée, celle qu’exprime son mot d’ordre plurivoque : abolir la marchandise, abolir la valeur, abolir le travail. C’est-à-dire aussi, on le verra, abolir le temps. Misère théorique, qui répond à la misère politique qui nous accable.
La thèse générale de Postone est que « le capital », ce n’est rien d’autre que « la valeur », dont l’essence même, immanente à la marchandise, est d’être en procès d’auto-accumulation sous le régime d’un travail abstrait qui, gouvernant le travail concret, constitue la « médiation universelle », la « structure » même du monde capitaliste et moderne en général. Ce sont là ses termes. C’est donc, dit-il, la « base-valeur », dont le travail abstrait serait la « substance », qu’il faut abolir, avec la « forme travail » qui lui correspond. Postone ne juge pas la tâche désespérée. Il récuse le pessimisme. Car, du fait du développement scientifique et technique que ce procès de valeur a fini par engendrer, le travail, du moins le « travail prolétaire », devient de plus en plus « superflu ». L’heure est venue d’une réappropriation de la puissance productive qui s’est concentrée dans le grand Sujet « capital ». Aucune voie « stratégique » n’est cependant proposée au lecteur.
L’un des problèmes de ce programme est qu’il se réclame de Marx. Sur les 600 pages du texte, aucune critique ne lui est adressée. La « pensée de Marx », ou du moins celle du « Marx de la maturité », est, tout comme la Bible en son temps, supposée en tout point conforme à elle-même, et les divers documents à travers lesquels elle nous parvient, manuscrits ou textes publiés par l’auteur, sont censés se conforter les uns des autres. Ce que facilitent un choix judicieux de fragments retenus et la mise à l’écart de tout ce qui pourrait troubler l’harmonie de la composition. En contraste tonique avec ceux qui s’imagineraient qu’il faille s’écarter de Marx sur tel ou tel point.
Un lecteur infidèle ne devrait cependant pas avoir trop de mal à remarquer que cette construction a fort peu à voir avec l’univers conceptuel du Capital, le texte pourtant le plus souvent invoqué. Il ne peut manquer d’être d’abord impressionné par toute une série d’énoncés inédits et surprenants. L’auteur s’ingénie, tout au long de l’ouvrage, à confondre tout ce que Marx s’est donné pour tâche de distinguer, si bien qu’il semble constamment se débattre désespérément au sein de l’abîme de confusions dans lequel il s’est lui-même enfoncé. Et il faut un assez long temps de lecture et relecture pour s’y retrouver. À mesure que l’on avance dans une confrontation ligne à ligne à ce texte, on prend conscience de l’énormité du « travail » subversif qui s’y trouve accompli. La remise à l’endroit s’annonce comme une tâche compliquée. Il n’y a pas lieu de s’étonner que ce livre passe pour difficile.
Althusser avait notoirement remis en cause un certain hégélianisme historique interprété en termes marxistes, dans lequel le prolétariat universel venait à figurer comme le grand Sujet de l’histoire, comme figure de l’Homme. Il écartait l’idée que l’on puisse lire ainsi Le Capital. Plaçant l’élaboration de Marx à bonne distance critique, il invitait à la prendre comme un (simple) fait de « science sociale » ordinaire, à la considérer dans son procès de production, de corrections successives et d’inachèvement. Il croyait pouvoir décrypter en ce sens la séquence de recherches allant de la conceptualisation philosophique du « jeune » Marx à la conceptualité de type « matérialisme historique » auquel ce même Marx parvient dans sa « maturité » – ce que la philologie ultérieure a largement confirmé. Postone entend lui aussi remettre en cause le mythe de la classe ouvrière comme grand Sujet. Mais, c’est pour se donner un autre grand Sujet, « le capital », qu’il réinvestit de toute la charge philosophique de la raison-déraison dans l’histoire moderne. Et, pour ce faire, à l’inverse d’Althusser, il prend Marx à rebours, cherchant la vérité du Capital dans les Grundrisse, supposés plus riches de philosophie. Il n’est pas le seul à adopter cette perspective. Mais il conduit l’affaire de manière exemplaire, sans doute indépassable. Très schématiquement, Postone restaure l’édifice en tentant de retraduire le théorique du Capital dans les termes du philosophique des Grundrisse (du moins de quelques passages de ce manuscrit). Soit en un système de notions philosophiques qui, dans le processus d’invention théorique, ont plutôt fonctionné – on le voit rétrospectivement – comme de premiers instruments de repérage, qui se sont souvent avérés finalement inadéquats à la construction d’une théorie de la société capitaliste. Cette opération de retour en arrière aboutit, selon moi, à neutraliser purement et simplement la théorisation de Marx tout autant que le travail philosophique qu’il y met en œuvre. C’est d’une tout autre façon, me semble-t-il, que la philosophie doit « travailler » avec le matérialisme historique 3.
Reste la difficulté de la lecture, qui tient au fait que Postone se réclame constamment de son maître lors même qu’il le contredit diamétralement. Il peut sembler surprenant que cela puisse échapper au lecteur. Le subterfuge consiste en de petites innovations terminologiques subreptices, attribuées à Marx (« selon Marx », comme il est dit à chaque page), qui peuvent passer inaperçues – mais qui, on le verra, changent tout. Il résout ainsi la quadrature du cercle, s’assurant d’avance le satisfecit des fervents de Marx (qui peuvent d’ailleurs trouver de bonnes pages, comme celles où il reparcourt la « trajectoire » historique de la manufacture à la grande industrie, p. 477sq.), et de ceux qui attendent un marxisme « nouveau », enfin émancipateur, un marxisme en rupture avec le marxisme.
Dans Le Capital, Marx, on le sait, ouvre une multitude de questions qu’il laisse irrésolues. Mais on reconnaît en général qu’il voulait notamment montrer deux choses, qui restent d’une grande actualité. D’une part, que le système de production capitaliste n’est pas naturel, ni éternel : il n’est donc pas à comprendre comme une « économie » à valeur universelle. D’autre part, que, contrairement à ce qu’il prétend, il n’est pas une « économie de marché » : il n’est pas fondé sur l’échange, comme le veulent les classiques, et d’autres après eux, mais sur l’exploitation de la force de travail comme une marchandise capable de produire une plus-value. Or cette démarche met selon moi en œuvre trois « niveaux d’abstraction » : celui de la production en général ou du travail en général (N1), celui de la production marchande ou de la logique marchande de production (N2), celui de la production marchande capitaliste (N3). La tentative de Postone revient à constituer les deux derniers niveaux en un seul (N2=N3), dans une relation peu claire au premier (N1). Son discours n’est « possible » qu’au prix de multiples confusions entre ces trois niveaux.
Ce schéma N1, N2 et N3 commande tout l’exposé théorique et toute l’analyse concrète. Marx ne parviendra à le clarifier qu’au terme d’une longue et tâtonnante recherche, qui ne s’achève – pour autant qu’elle soit achevée – que dans les toutes dernières versions du Capital. Dans les Grundrisse, il n’en est pas encore à ce stade d’élaboration. C’est là pourtant que Postone cherchera « les clés ». Pour appréhender l’étendue des confusions qui en dérivent, il est donc nécessaire de commencer par examiner ce qu’il en est dans l’exposé ultime de Marx.
N1, le travail en général. La présence, dans le Capital, de ce niveau le plus « abstrait », N1, peut échapper au lecteur. Car Marx, contrairement à ce qu’il avait d’abord envisagé (Grundrisse, 1, 43), a fait le choix de ne pas reprendre le type d’exposé préalable qui figurait dans l’Introduction de son esquisse. Il ne commence donc pas par le « travail en général ». Il ne le fera intervenir que de façon en quelque sorte latérale, lorsque le besoin s’en fera sentir pour une bonne intelligence de l’exposé.
Le passage le plus connu est celui chapitre 7 du Livre I, moment central de l’exposé, où Marx expose la différence entre N1 et N3. Il analyse dans un premier paragraphe – « I. Le procès de travail » (version allemande) ou « la production de valeurs d’usage » (version française) – le travail, considéré en général, comme une relation de l’homme à la nature, visant un produit par la mise en œuvre de moyens de production, soit N1. Puis, en un second paragraphe, « II. La production de plus-value », qu’il définit comme procès de travail proprement capitaliste », soit N3. Celle-ci implique toujours la production d’une valeur d’usage, mais sa finalité propre est qu’une plus-value se dégage de ce procès de travail. La présentation N1 du « travail en général », centrée sur la valeur d’usage, demeure cependant incomplète. Il y manque notamment l’autre aspect, celui du travail « abstrait », soit de la dépense de force de travail toujours supposée, quel que soit le travail « concret » considéré, sa technologie et son objectif défini.
On trouve un exposé plus complet dans le lumineux petit alinéa consacré à Robinson (K1, 88-89). L’essentiel s’y trouve défini en quelques mots. Robinson, c’est le travailleur en général : il figure la « production en général », avant même toute considération d’une quelconque division sociale du travail au sein d’un groupe. Il doit « partager son temps entre ses occupations diverses », donc selon diverses sortes de travail concret ; mais ces « divers modes de travail humain » ont toujours pour contrepartie ce que Marx désigne comme le travail humain abstrait – au sens où le travail, c’est toujours « du travail », une dépense raisonnée de force de travail, quels qu’en soient la forme et l’objet concrets. Robinson s’intéresse donc au « temps de travail que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de ces divers produits ». Les choses sont ici « simples et transparentes ». En bref, le travail en général se présente selon deux « côtés » : travail « concret » au regard de la valeur d’usage qu’il produit, travail « abstrait » de la dépense physique qu’il requiert dans un temps défini. C’est en ce sens qui Marx peut conclure : « toutes les déterminations essentielles de la valeur y sont contenues ». Soit : le travail concret, le travail abstrait, les valeurs d’usage et les relations entre elles au regard du travail impliqué dans leur production. Marx revient, en divers textes, sur cette matrice du travail en général.
N2, le travail marchand, la production marchande. Ce que Marx, dans Le Capital, va proprement désigner comme « la valeur » est propre à la production marchande, N2. Quand on passe du travail en général au travail en société, la détermination des valeurs d’usage à produire et des conditions de leur production requiert des médiations sociales particulières. Marx s’en explique dans les Grundrisse (1, 108-109) : si le producteur était, comme Robinson, seul au monde, on pourrait se contenter de dire que son travail est en quelque sorte la monnaie par laquelle il achète son produit. Mais c’est une « monnaie particulière qui n’achète (…) que ce produit déterminé ». Dès que les hommes produisent ensemble, les uns pour les autres, « il faut naturellement qu’il y ait médiation », c’est-à-dire un dispositif rationnel de coordination sociale. Et il en distingue deux. La première est le marché, par lequel le travail particulier se trouve « posé comme universel » à travers « l’échange ». On la rencontre, on le sait, au principe même du capitalisme. L’autre serait, écrit-il, une « organisation » commune de la production, qui articulerait les travaux non pas « post festum », à travers un équilibre de marché, mais « par avance », sur la base de la propriété collective. Elle serait la base du socialisme. Elle émerge dans le capitalisme. Mais, pour en arriver à ce point, Marx doit construire le concept de « mode de production capitaliste ».
Il ne peut, cependant, commencer par « le capitalisme », car celui-ci est une élaboration particulière d’un mode de coordination plus général, que l’on trouve ailleurs que dans les sociétés moderne : la production marchande comme telle, comme logique de production de marchandises N2. Tel est l’objet de la Section 1 du Livre I, préliminaire indispensable à l’exposé du capitalisme.
N3, le travail marchandise, la production capitaliste. Le problème sera donc de passer de ce niveau N2 au niveau N3, celui de la logique de production marchande capitaliste en tant que production de plus-value, exposé à la Section 3. Ces « passages », de N1 à N2 et de N2 à N3, ne font pas disparaître le niveau antérieur. Le capitalisme N3 ne produira de la plus-value qu’en produisant des marchandises N2 qui impliquent des produits « utiles », ayant valeur d’usage N1 : le système de contraintes rationnelles énoncé dans la Section 1 demeure.
C’est en ce sens que Marx procède de la production marchande comme telle à la production capitaliste4. Ce résultat théorique décisif, il l’énonce, sous forme de conclusion, au terme de ce fameux chapitre 7, le noyau du Livre I :
On le voit, la différence entre le travail utile et le travail source de valeur que nous constations au commencement de nos recherches par l’analyse de la marchandise, vient de se manifester comme différence entre les deux faces de la production marchande. Dès qu’elle se présente non plus simplement comme unité du travail utile et du travail créateur de valeur, mais encore comme unité du travail utile et du travail créateur de plus-value, la production marchande devient production capitaliste, c’est-à-dire production marchande sous forme capitaliste (K1. pp. 196-197).
La production capitaliste (N3) est donc une production marchande spécifique ; le concept de production marchande (N2) s’applique aussi à des formations sociales antérieures.
L’objet de la Section 1 (qui n’est pas simplement un discours sur la « circulation », comme on l’entend le plus souvent dans la vulgate exégétique) est donc la production marchande (N2). Et celui de la Section 3, la production capitaliste (N3). Et le problème théorique concrètement le plus important (aujourd’hui plus que jamais), on le montrera, c’est sans doute celui de la relation entre ces deux termes. C’est ce problème que Postone fait disparaître en identifiant ces deux termes, N2 et N35. Voilà ce que je voudrais montrer en parcourant successivement (2) sa problématique générale, (3) son interprétation de la marchandise et de la valeur, (4) du capital et de son abstraction, (5) du travail et de la domination, (6) de l’histoire et de la modernité, (7) du déclin du « travail prolétaire », et (8) du dépassement du capitalisme.
2. Postone perdu dans ses adversaires et dans sa méthode
Postone se pose comme héritier critique du marxisme de Francfort, dont il entend refonder le projet d’une « critique immanente », tout en surmontant son penchant fatal au « pessimisme ». Le caractère de vive polémique qui est celui du livre tient à ce qu’il prend pour adversaire un certain « marxisme traditionnel » (2.1.). C’est contre lui qu’il tourne sa « méthode », fondée sur l’utilisation des Grundrisse comme clé supposée du Capital (2.2.).
2.1. L’invention de l’adversaire : le « marxisme traditionnel »
Au-delà des exposés consacrés à Pollock, Horkheimer et à d’autres, comme Dobb ou Sweezy, le « marxisme traditionnel » apparaît, au long de l’ouvrage, comme une figure d’arrière-plan où l’on retrouve les traits de divers « socialismes » historiques et de divers discours qui ont tenté d’en formuler les perspectives. Ce n’est que progressivement que l’on en comprend la fonction dans la stratégie d’écriture de Postone.
De façon insistante, il est demandé au lecteur de se méfier des considérations qui portent sur la propriété privée et le marché, sur le rapport de production et l’exploitation et sur les rapports de classe. La consigne revient environ tous les quinze pages6, formulée de façon quasi canonique : tout cela (propriété, marché, classes sociales, exploitation…) compte « bien sûr », mais l’essentiel n’est pas là, il est « bien plutôt » à chercher à un niveau plus profond de la « médiation sociale ». Le chapitre 1 vise « l’État-providence » et le « socialisme réellement existant », celui de l’URSS, comme des variantes du « capitalisme interventionniste d’État » (p. 30, n. 1). La crise actuelle « indique que le capitalisme continue de se développer selon une dynamique quasi autonome » (p. 31), que le marxisme traditionnel, exclusivement préoccupé de propriété publique, de planification et de redistribution, ne peut réellement comprendre.
Son premier défaut est en effet de s’en tenir à ces problèmes « techniques » de « distribution » (p. 61) que seraient, aux yeux de Postone, les relations de marché et d’exploitation, et de ne penser le socialisme que comme une autre forme de distribution (pp. 24, 99…)7. Postone a naturellement raison de souligner que, dans le rapport capitaliste, il y a bien autre chose que l’exploitation : une logique d’abstraction et de destruction. Et il est bien vrai que la conscience écologique est relativement récente au sein du marxisme. C’est là le principe justifié de sa critique, quoiqu’elle ne nous aide guère à y voir plus clair. Mais Sweezy formule une excellente définition de la « loi de la valeur » chez Marx comprise comme celle de la production marchande (N2) : une loi qui régule « a/ les taux d’échange entre marchandises, b/ les quantités à produire de chacune de ces marchandises, c/ l’allocation de force de travail aux diverses branches de la production ». Postone, qui commente ces formulations aux pp. 75 et suivantes, ajoute, se référant à Ernest Mandel, que « la valeur » « peut tout autant être distribuée au moyen de planification » (p. 76). Cette façon de se représenter les socialismes et communismes du XXe siècle comme des procédures de distribution, et que telle serait rétrospectivement leur place dans l’histoire moderne, peut semble un peu courte.
Le deuxième défaut du marxisme traditionnel serait d’être centré sur une anthropologie du travail, de l’homme comme producteur, dont le développement est désormais entravé par le capitalisme et dont le socialisme devrait assurer la pleine réalisation, à travers la propriété publique et la planification. À cela se rattache l’idée de « classe ouvrière », sujet révolutionnaire, sujet de l’histoire de notre émancipation commune, se réalisant en quelque sorte à travers le processus industriel. Soit la thématique du jeune Lukacs (p. 122), dont Postone reprend et retourne le propos : le prolétariat, loin d’être l’antithèse du capitalisme, en serait la parfaite réalisation. Le prolétariat est « constitutif du capitalisme » (p. 543). Au marxisme traditionnel, qui se donnerait comme objectif la réalisation historique du travail dans le prolétariat comme classe universelle, il oppose une perspective fondée sur la critique de la « notion spéciale du travail sous le capitalisme » (p. 160) – formulation canonique récurrente, qui sera au centre de son discours. Au total, me semble-t-il, il s’agit là moins d’une critique du capitalisme que d’une critique du « marxisme traditionnel » conçu comme philosophie dialectique de l’histoire en forme de grand récit d’un grand sujet prolétarien. Mais peut-on comprendre l’histoire et la sociologie des divers « socialismes » à partir de quelques discours qu’ils ont pu susciter ?
Un troisième défaut du marxisme traditionnel concernerait la façon dont est conçue la « critique de l’économie politique ». Se fixant sur « le marché, la domination de classe et l’exploitation » (p. 41), il en resterait à des catégories, ou exigences, anhistoriques, et ne parviendrait pas à confronter le capitalisme à ses propres structures. Postone reprend un thème de la tradition de la théorie critique : la véritable critique se définit comme immanente, « intrinsèque » à l’objet dont elle parle, comme une « partie intégrante de la réalité sociale dans laquelle elle s’inscrit » (p. 36). Certes. La critique serait vaine si elle ne parvenait pas à manifester qu’elle s’origine dans la structure sociale elle-même. Cette idée est centrale chez Marx. Mais Postone situe la contradiction entre ce qu’est la société sous le capitalisme et ce qu’elle « devrait être » (p. 137). Une issue plus « kantienne » qu’ « hégélienne ». Et qui semble bien définir un extrinsèque plutôt qu’un intrinsèque.
2.2. L’étrange méthode philologico-théorique alléguée
Postone ne s’intéresse pas au travail de recherche tel qu’il se donne dans des textes d’abord manuscrits, puis se trouve repris et remanié sur de longues années, ni aux blancs, ni aux ratures, ni aux manques, ni aux révisions. Il traite les écrits marxiens, du moins ceux de la maturité, distingués des écrits philosophiques de jeunesse comme les éléments d’une somme achevée d’avance. Á ses yeux pourtant, certains textes sont censés fournir la clé des autres. L’idée n’est pas absurde. Mais elle est à prendre en sens inverse. On peut en effet penser, que Marx, à l’instar des chercheurs ordinaires, n’a jamais rédigé sur le même sujet un texte nouveau que pour corriger l’ancien, pour aller plus loin, tenter de résoudre les problèmes qui s’y cachent. Quand, d’une version à l’autre, il en vient à écrire autre chose ou à procéder autrement sur le même sujet, quand il introduit de nouveaux concepts et en élimine d’autres, ou supprime telle ou telle considération, on doit en effet se demander pourquoi. Marx serait donc à lire à partir des textes ultimes qu’il propose à la publication, à partir de la version finale du Capital.
Ce long travail de recherche est marqué par une redéfinition d’objet qui s’annonce dans les toutes dernières pages de la première esquisse : « j’ai enfin trouvé mon commencement, écrit Marx en substance : la valeur ». Et tel sera le point de départ de la refondation théorique qu’opère Le Capital, qui débute en effet par un chapitre consacré à la marchandise, aux liens qui s’y nouent entre valeur, travail et temps. C’est-à-dire à la « production marchande » comme logique sociale de production. Marx, des Grundrisse au Capital, a appris à distinguer l’historicité du marché (N2) et celle du capitalisme(N3). Condition pour penser leurs relations. Voilà ce que Postone ne comprend pas.
3. Postone perdu dans la marchandise et la valeur
3.1. La valeur selon Postone et la valeur selon Marx
La thèse essentielle de Postone est que les catégories de la marchandise sont celles mêmes du capital. Soit la thèse : N2=N3.
Bizarrement, il parle de l’élément sans jamais envisager la relation, il parle de la marchandise sans jamais parler du marché, sinon pour dire que là n’est pas l’essentiel et que ceux qui s’y attardent ne s’occupent que de problèmes de distribution (pp. 150, 186, etc.). L’important, c’est bien la marchandise, en tant qu’elle relève de la « valeur ». Mais « la valeur n’est pas d’abord une catégorie de marché ». C’est « une forme de richesse dont la spécificité est d’être liée à sa détermination temporelle » (p. 186), et qui est propre au capitalisme. Elle définit « la nature spéciale du travail sous le capitalisme ». Ceux qui rattachent la « valeur » au marché et à la propriété privée la considèrent à partir de la façon dont « le travail et son produit sont socialement organisés et distribués ». Ils appréhendent ainsi le travail à partir de « rapports extérieurs au travail lui-même » (ibid.). Ils ont en vue un « concept transhistorique » du travail, qu’ils affectent à un mode de distribution particulier, le marché. Postone ne comprend pas que c’est très précisément ainsi que Marx procède au premier chapitre du Capital, montrant comment les relations entre travail concret et travail abstrait, qui relèvent du « travail en général », viennent à s’articuler spécifiquement dans cette forme spécifique qu’est la logique marchande de production. Á ses yeux, la valeur est une relation entre le travail concret et le travail abstrait qui est propre au capitalisme. La valeur, c’est toujours la valeur-qui-s’autovalorise-dans-le-capitalisme.
Certes, c’est bien ainsi que Marx, dans la Section 3, définira le capitalisme (N3). Mais ce sera, précisément, par différence à un ordre supposé marchand (N2), auquel il consacre cette Section 1, liminaire. Postone saisit bien que Le Capital a, dès le début, pour objet la société capitaliste. Mais il ne saisit pas que cet exposé concerne aussi, dans son principe, les formes antérieures de production marchande. Le travail ici défini n’est pas « le travail sous le capitalisme », mais simplement « sous le marché ». Pour ceux qui n’auraient pas saisi, Marx souligne expressément que « la catégorie de salaire n’existe pas encore au point où nous en sommes de notre exposition » (p. 59, n. 2). Son analyse du travail, de la marchandise et de l’argent ne concerne à ce point que la relation marchande de production (N2). Il s’intéresse à la logique marchande qui est en œuvre dans le capitalisme : il s’intéresse au capitalisme en tant qu’il comporte une logique marchande de production.
Ce concept N2 de « production marchande » ne semble pas receler de difficulté particulière ; les économistes y reconnaissent aisément un objet théorique à étudier comme tel. Pourquoi certains exégètes philosophes ont-ils souvent tant de mal à l’identifier ? Pourquoi se replie-t-on sur l’idée que cette Section 1 ne traiterait que de la « circulation » ? La raison de cette bévue est sans doute que la question de la relation entre marché et capital, en tant qu’elle ne relève pas seulement de l’économie mais aussi implique le moment juridico-politique, est en elle-même éminemment complexe. Le propos de Marx ne s’éclaircit du reste qu’au fil de ses rédactions successives, si bien qu’en « chercher la clé » dans les Grundrisse n’est pas non plus de nature à faciliter la tâche.
3.2. La marchandise selon Postone et selon Marx
On remarquera qu’à ce niveau N2, Marx prend tous ses exemples dans des techniques ancestrales : il s’agit toujours de menuisiers qui font des tables, de tailleurs qui coupent des habits, de tisserands, de paysans, de maçons, etc. Il pourrait tout aussi bien parler de locomotives, car elles ont, elles aussi, une valeur et dans les mêmes conditions. Il parle de quelque chose qui est commun à toutes les marchandises – par quoi se définit N2 – qu’elles soient issues de la fabrication industrielle ou agricole, ou de l’atelier artisanal. Il s’agit d’une « logique de production » qu’il faut prendre comme point de départ logique, ou mieux théorique (non historique) si l’on veut comprendre le capitalisme ; car elle en constitue « le noyau rationnel » permanent, qu’il retourne en exploitation, mais qui, historiquement, s’est entièrement constitué avant lui. La production artisanale suffit à Marx pour exemplifier, et par là analyser conceptuellement, la valeur, dans tout son raffinement. Il n’aura rien à ajouter ultérieurement sur « la valeur » comme telle.
L’autre volet de l’affaire nous est enseigné, s’il en était besoin, par « l’histoire globale », telle qu’elle s’est développée dans les dernières décennies, et qui a pris la mesure historico-concrète de N2. La production marchande non capitaliste, comme logique de production, a joué un rôle historique immense depuis des millénaires, notamment dans les grandes aires de civilisation qui ont pour une part précédé l’Europe sur la voie de la modernité : en Chine, en Inde, en Perse, dans le monde islamique, et ailleurs encore. Il ne s’agissait pas de « sociétés marchandes », mais la production marchande y était développée, et à un point que l’on ne pouvait soupçonner au temps de Marx, lequel du reste se réfère ici sans problème à l’économie antique et aux auteurs anciens (Aristote, Héraclite, Eschyle). Ce qui est propre à la société capitaliste (selon Marx, du moins), c’est d’être intégralement marchande : la force de travail aussi y est marchandise. Mais il est clair qu’à ses yeux la valeur se définit par une logique qui peut être réalisée à des degrés divers, et sans que la société concernée ait besoin d’être exclusivement marchande. Postone, lui, n’évoque jamais les sociétés qui précèdent le capitalisme qu’en termes de sociétés traditionnelles, de coutumes et de rapports de domination. Le travail y serait « structuré par les rapports sociaux », alors que sous le capitalisme la société serait « structurée par le travail ».
Marx opère sur les concepts généraux : ceux de travail concret et de travail abstrait, de dépense de force de travail et de temps de travail nécessaire, etc. Et il montre de quelle façon spécifique ils se définissent et s’articulent entre eux dans cette logique N2. Les producteurs-marchands (ou entités de ce type) se trouvent en concurrence 1/ dans la branche : ce qui détermine une « valeur » qui se fixe au temps de travail socialement nécessaire. Et 2/ entre branches : c’est de cette façon que la dépense de force de travail, indépendamment du type de travail impliqué, constitue la donnée commune en dernier ressort, à considérer en termes de temps. 3/ Le mouvement incessant de l’offre et de la demande détermine à chaque moment un prix de marché qui diffère de la valeur.
Telles sont les dimensions de la valeur comme concept du marché. La théorie de la production marchande définit son corrélat : la circulation marchande. Marx était parti de celle-ci en Grundrisse. Il commençait sa recherche par une longue analyse de l’argent. Dans Le Capital, il définit la circulation marchande à partir de la production marchande. Dont il « déduit » la forme monnaie : c’est l’objet qu’il donne au § III de son premier chapitre.
Cela, on l’a vu, est fort bien expliqué par Sweezy, dans la grille « f1+ f2+f3 ». Postone, qui le critique (pp. 75sq), ne semble pas comprendre de quoi il s’agit. C’est pourtant bien à cette logique marchande que Marx se réfère quand il souligne qu’il faudra lui trouver une alternative après « la suppression du mode de production capitaliste », « parce qu’il sera plus que jamais nécessaire de réglementer la durée du travail, de distribuer le travail social entre les différents groupes productifs, enfin d’en tenir la comptabilité » (Le Capital, Livre III, fin du chapitre 49, intitulé « Complément à l’analyse du procès de production »). On retrouve ici, s’agissant du socialisme – qui nous ramène au niveau N2, puisqu’il n’y a censément plus de rapport de classe N3 – le même registre fonctionnel f1+f2+f3, pour lequel il faudra trouver une alternative à la production marchande. Le problème transhistorique N1, du « travail social », que le marché résout en termes N2A de valeurs attribuées à des marchandises ou à des services, devra être résolu autrement, en termes N2B de socialisme, en passant de la « médiation libre marché » à la « médiation plan concerté » : un N2, qui ne déboucherait pas en N3, rapport de classe. C’est cette armature marxienne N1/N2/N3 qui échappe à Postone. Et aussi à beaucoup d’autres commentateurs patentés du Capital.
L’incompréhension de Postone en matière de « logique marchande de production » se manifeste à travers un certain nombre de symptômes linguistiques : dans l’invention subreptice de « formulations-clés », malheureusement aberrantes – comme l’était le « prix du travail » des classiques, rectifié par Marx en « prix de la force de travail ». Ainsi, chez Postone, la « dépense de temps de travail », là où Marx parle de « dépense de force de travail ». Ou encore le « temps de travail abstrait », là où Marx parle de « temps de travail ». Ou encore le « temps de travail immédiat », faux emprunt aux Grundrisse, employé là où Le Capital parlera de « temps de travail » tout simplement. Ou encore la mention de « travaux abstraits », qui ne fait guère sens dans la langue de Marx, lequel ne connaît que des travaux concrets et du travail abstrait. Ou encore, la « valeur » comme « forme de richesse », forme abstraite, bien entendu. On reviendra sur tous ces points, qui sont autant de bévues théoriques. Mais il clair que ces modifications subreptices ont pour fonction de jeter par avance la valeur dans un espace abstrait et de temps de travail supposé abstrait qui n’est pas celui de la théorie marxienne de la valeur. Et il reste maintenant à voir de quelle façon ces problématiques d’ « abstraction » doivent cependant être envisagées pour l’étude des sociétés capitalistes.
4. Postone perdu dans le capital et l’abstraction
Postone ne semble tout simplement pas comprendre cette logique de marché, de niveau d’abstraction N2, distingué de celui de « production capitaliste » N3, plus « déterminé » en ce qu’il est une logique de marché incluant la force de travail au titre de marchandise productive de plus-value. Il confond processus capitaliste avec le processus marchand (4.1.). Il fait du capital la réalisation du potentiel de la valeur et de la plus-value la réalisation du travail abstrait (4.2.). Il attribue dès lors la dynamique historique du capitalisme aux propriétés qui seraient celles mêmes de la valeur (4.3.). Et, sur une « trajectoire du capital » ainsi comprise, il réactive et concentre une métaphysique de l’histoire (4.4.).
Ce qui peut troubler le lecteur, c’est qu’il tient constamment un double langage, assumant en parallèle le discours de Marx (notamment dans son chapitre 9), dont il se bornerait à fournir une « interprétation ». Seule une constante attention permet de résister à cette manœuvre récurrente de diversion.
4.1. Le processus capitaliste confondu avec le processus marchand
Dans le dernier état de la recherche marxienne, le problème N2-N3 se présente, en termes d’exposé, comme celui de « la transformation de l’argent en capital », objet de la Section 2 du Livre 18. La logique des rapports de production marchande, celle de la « forme marché », se trouve, à ce point de « passage », traduite dans son autre face, celui de la circulation marchande, M1-A-M2 : M1, la marchandise que l’on produit, est destinée à la vente permettant l’achat de M2, que l’on consommera. Elle se distingue de la logique du capital, qui se laisse entrevoir dans la « formule » A-M-A’. Celle-ci, à la différence de la précédente, ne définit pas une forme sociale : elle ne constitue qu’une « formule ». Elle signale le problème à résoudre : comment « passer » du rapport marchand, où tout n’est qu’équivalence, au rapport capitaliste, par lequel l’argent s’accumule comme capital. Et Marx montre qu’une seule solution est concevable : le salarié, vendeur de sa force de travail, produit plus de valeur qu’il n’en reçoit sous forme de salaire. Il fonde sa démonstration sur une théorie de la valeur.
Sous cette démarche d’exposé en termes de transformation du marché N2 en capital N3, se manifeste un problème théorique crucial : celui de la relation entre marché et capitalisme. Un problème qui reste aujourd’hui éminemment d’actualité. Il s’agit, corrélativement, de savoir ce que pourrait être le « socialisme », supposé abolir non pas seulement le capital mais aussi le marché. Laissons ici de côté le fait que Marx ne soit pas allé jusqu’au bout de cette recherche. Notons seulement que Postone, pour sa part, supprime le problème en identifiant les deux termes, puisque la valeur n’existe que comme s’auto-valorisant, c’est-à-dire comme capital. Il se permet tout aussi bien de proposer un passage en sens inverse, nous invitant (p. 120) à « passer » d’une théorie « en termes de rapport de classe » à une théorie en termes de « valeur et capital », où le capital n’est rien d’autre que la valeur. Pour lui, ces deux niveaux d’abstraction N2 et N3, sont deux moments, immanents l’un à l’autre, d’une même totalité, qu’il cherche vainement à relier dialectiquement, n’ayant pas considéré analytiquement la consistance propre de chacun.
Il prend en effet les déterminations de la production marchande (selon la théorie dite de la « valeur-travail ») pour des déterminations du capital comme tel. La valeur, on le sait, tend, pour chaque unité produite, à diminuer quand croît la productivité, tandis qu’augmente la « richesse » (en valeurs d’usage) produite dans le même temps. C’est cela même qui définit la rationalité de la production marchande. Mais Postone y voit un mécanisme propre au capital, significatif de son irrationalité, de la « pauvreté » qu’il produit, « non seulement pour les pauvres, mais aussi pour la société en tant que tout » (p. 289). Il déchiffre la marchandise à partir de la plus-value, la valeur à partir de son auto-valorisation, et le travail marchand, producteur de marchandises, à partir de la force de travail marchandisée, productrice de plus-value (p. 268)9.
Pour lui, au fond, le capitalisme n’est qu’un « moment » du marché : « l’exploitation et la domination sont des moments qui font partie intégrante du travail déterminé par la marchandise » (p. 239). N3 est un moment de N2. Car exploitation et domination « se fondent finalement non pas sur l’appropriation du surplus par des classes non-laborieuses, mais sur la forme que le travail revêt sous le capitalisme » (p. 240), c’est-à-dire, à ses yeux, sous le règne de la marchandise : sur le « double caractère du travail déterminé par la forme marchandise », où « l’aliénation s’enracine » (p. 238). Postone, s’épargnant de considérer ce que Marx traite comme « transformation » du marché en capital, acquiesce à sa façon au motif libéral : nous vivons dans une société de marché. Et il en vient à désigner l’ordre marchand – plutôt que l’ordre capitaliste – comme la forme moderne de la domination.
4.2. Le capital compris comme la réalisation du potentiel de la valeur
Le travail interprétatif de Postone consiste à présenter tour à tour le capital (N3) en termes de rapports marchands (N2), et les rapports marchands (N2) en termes de capitalisme (N3). Une fois qu’on a compris cela, on peut circuler sans problème dans les sinuosités de son exposé. À condition cependant d’avoir en tête une seconde information : il parlera non pas du marché – simple affaire de propriété privée et de concurrence, « extérieur au travail » – mais de la marchandise, prise comme cette relation entre travail concret et travail abstrait qui, selon ses expressions récurrentes, constitue le « rapport social » capitaliste, ou encore la « structure »10.
Marx, on le sait, dans la Section 2 du Livre 1, analyse la fonction de l’argent à travers la séquence M-A-M, par laquelle la valeur prend tour à tour la forme marchandise, M, et la forme argent, A11. « Dans cette section », explique Postone, Marx montre comment « l’argent est un moyen social qui devient une fin » (je souligne, p. 391). « Renversement dialectique » (p. 392). Ce n’est pourtant, ajoute-t-il, qu’avec le capital que se présente « la pulsion à l’accumulation infinie (implicite dans la forme-valeur) » (p. 393). Mais « la catégorie du capital éclaire rétrospectivement sa détermination initiale de la valeur comme rapport social objectivé, constitué par le travail (…) », (p. 396). Bref, c’est le capital qui fournit la clé de l’argent, mais cela parce qu’en lui se révèle la vraie nature de la valeur.
En réalité, l’exposé de Marx est entièrement consacré non pas suggérer une telle immanence réciproque entre valeur et capital, mais à montrer la disjonction entre les deux logiques M-A-M et A-M-A’. La finalité rationnelle qui s’indique en M-A-M est l’échange (généralisé), et nullement l’augmentation. Le « renversement » de M-A-M en A-M-A est « une opération aussi sotte qu’inutile » (Le Capital, 1, 154). Pour opérer le « passage » au capital, il faut sortir de l’échange (et de la production marchande comme telle) : il faut considérer le procès de production dans sa teneur capitaliste. Il faut qu’à ce moment précis apparaisse la « force de travail » comme « marchandise productive », une figure que l’on peine à discerner dans l’ouvrage de Postone.
La confusion dans laquelle il s’enfonce est telle qu’il croit pouvoir écrire que « la marchandise, au début du Capital, présuppose le travail salarié » (p. 398). Il semble avoir oublié que Marx, comme on l’a vu, souligne expressément le contraire : « la catégorie de salaire n’existe pas encore au point où nous en sommes de notre exposition » (p. 59, n. 2). Le travail qui intervient dans l’exposé de la théorie de la marchandise, n’est pas le travail salarié.
Cette identité entre la valeur et le capital se matérialise linguistiquement dans la formulation de Postone qui fait de la valeur une « forme de la richesse » : « la forme valeur de la richesse ». C’est l’idée que, dans le capitalisme, « la valeur est la source de la richesse » (p. 548). Cette formulation est étrangère à la conceptualité de Marx, qui, au début du Capital, parle de tout autre chose : de la « forme argent » de la marchandise. Car, pour lui, il y a deux « formes de la valeur » : la « forme marchandise » et la « forme argent ». Á ses yeux, sous le capitalisme, « la forme élémentaire de la richesse », c’est « la marchandise ». Non « la valeur ». Voir la célèbre première phrase du Capital. Il faudrait évidemment de longues explications pour examiner dans le détail les tenants et aboutissants de telles permutations linguistiques. J’en resterai ici à l’essentiel12.
Ce genre de dérive dont il est l’indice renvoie à une confusion, très largement répandue dans le commentaire philosophique du Capital, entre l’abstraction du travail abstrait et l’abstraction de la plus-value. Dans l’analyse de Marx, la première est le corrélat du travail concret, la seconde désigne une « richesse abstraite » recherchée comme telle, quel que soit son contenu en termes d’investissement concret particulier, c’est-à-dire aussi de conséquences sur le sort des humains et de la nature. Postone rassemble ces deux concepts dans sa notion de valeur définie par le travail abstrait. Ce qu’il appelle la « nature duelle » de la production capitaliste, c’est indifféremment qu’elle est production de valeurs d’usage et de valeur, ou bien de valeur d’usage et de plus-value. Car, à ses yeux, produire de la valeur, c’est déjà produire pour la valeur, pour son accroissement. Il s’agit toujours de « création de valeur ». On a vu pourtant (voir le texte cité ci-dessus) que la conclusion du chapitre 7, dans laquelle Marx exprime les résultats de son analyse, est qu’il faut distinguer entre « création de valeur », N2, et « création de plus-value », N3. Pour Postone, c’est la même chose. « (…) Bien que Marx, écrit-il, décrive la production capitaliste comme l’unité d’un procès de travail et d’un procès de création de la survaleur, il tente initialement de la saisir (la production capitaliste) en étudiant sa détermination de base à un niveau logique premier, en tant qu’unité d’un procès de travail et d’un procès de création de valeur. Il place la forme valeur de la richesse au cœur de ses réflexions » (p. 411). Dans la production capitaliste, N3, ce sont, écrit-il, « les implications du procès de production de la valeur » qui « se matérialisent » (ibid.).
Ce n’est pas que Postone ait tort de mettre en cause les finalités abstraites du capitalisme : ce doit être là le foyer de la critique. Mais, désignant la « marchandise » comme l’essence même du capital, puisqu’elle en contient des déterminations « essentielles », il se trompe d’adversaire. Il fait disparaître les capitalistes en faisant disparaître la plus-value dans la valeur, dont elle ne serait que l’expression. Le rapport de classe figure bien à son catalogue, mais il n’est jamais mentionné que comme ce qui n’explique pas tout, il intervient en termes de « pas seulement », « mais aussi » (p. 414). Postone passe à côté de cette abstraction de la plus-value, qui définit proprement le capitalisme.
En bref, pour lui l’abstraction de la plus-value, celle du capital, N3, se comprend à partir de l’abstraction du travail abstrait, supposé propre à la « marchandise », N2, dans laquelle se trouve définie la « nature spéciale du travail sous le capitalisme ». Ce qu’il ne comprend pas en définitive, ou laisse hors de son propos, c’est tout ce qu’implique le fait que la production de plus-value passe par la production de marchandises. Lesquelles sont censées répondre à des « besoins », comme le montre le fait qu’elles doivent trouver des acheteurs, notamment parmi ceux mêmes qui les ont produites. Or les travailleurs ne sont pas seulement des êtres qui travaillent. Et ils ont quelque moyen (il restera bien sûr à savoir lesquels, à quelles conditions, et dans quelles limites, mais ce n’est pas Postone qui nous le dira) de faire entendre leur voix pour que l’on produise telle ou telle sorte concrète de marchandise plutôt qu’une autre, de telle ou telle façon concrète, et aussi que l’on produise sous une autre forme que celle de la marchandise, et selon une logique autre que celle du capital. C’est en ce sens que la lutte des classes est inscrite au cœur même du « capital », sous la forme d’une certaine puissance de la concrétude contre l’abstraction qui est sa fin : une puissance sociale concrète capable de se dresser contre la logique de la richesse abstraite qui définit (seulement) la fin (ultime) de la pratique des capitalistes.
4.3. La dynamique historique du capitalisme ramenée à la « loi de la valeur »
Corrélativement, Postone va se représenter la dynamique historique du capitalisme (N3) comme le fait de la production marchande (N2).
Il reprend à son compte le récit théorique de Marx, c’est-à-dire l’analyse de la plus-value relative : le taux de plus-value augmente quand diminue le temps de travail nécessaire à la production des subsistances des salariés. Et c’est ce qui se réalise progressivement avec le développement scientifique et technique lié à l’industrialisation. Mais Marx – à la différence de Postone, on va le voir – ne cherche pas l’explication dans le marché (N2), mais dans le marché capitaliste (N3), où la concurrence marchande s’exerce non pas autour de la valeur, mais de la plus-value à réaliser. Il comprend cette concurrence marchande capitaliste comme une articulation entre macro-rapport de classe et micro-relations interindividuelles de classe. Chaque concurrent cherche à produire à moindre coût que ses partenaires pour réaliser une plus-value différentielle. Au total, les plus forts l’emportent et leur technologie supérieure se généralise. La productivité tend donc à s’élever dans toutes les branches. Il en résulte – du moins dans l’épure théorique que Marx trace à ce niveau – que s’abaisse la valeur des biens que procurent les salaires. C’est ainsi que s’explique l’essor d’une plus-value relative [et c’est sur ce terrain concurrentiel mouvant et dynamique que s’inscrit la lutte des classes].
Bizarrement, Postone voudrait attribuer à la production marchande comme telle (N2) cette dynamique historique que Marx attribue à la structure capitaliste (N3). Il se représente que ses adversaires, marxistes « traditionnels », tiendraient la loi de la valeur ou la théorie de la valeur-travail pour une simple « théorie de l’équilibre du marché » (p. 428). Pour eux en effet, elle relève bien d’une rationalité productive propre, comportant un principe d’équilibre. Et elle n’est pas à comprendre comme une « loi de développement ». Postone, au contraire, voudrait lui conférer un potentiel dynamique : la valeur « détermine la dynamique intrinsèque du capitalisme » (p. 48), la valeur « avant même la catégorie de survaleur et le rapport travail salarié/capital » promeut une « société directionnellement dynamique » (p. 426). Cette dynamique, qui tient à la « dimension temporelle de la valeur », « implique » celle du capital. Il n’est pas très facile de voir clair dans ses explications, du fait d’un va-et-vient incessant et confus entre N2 et N3. Sa thèse, pourtant, s’éclaire dans le paradigme du treadmill. Ce terme qui, dans l’américain d’aujourd’hui, signifie « tapis de course », a été traduit par « moulin de discipline ». Mais l’idée est la même : on court de plus en plus vite, on est de plus en plus productif, fabriquant plus de marchandises dans le même temps. On produit en une heure l’habit qui, hier, en demandait dix. Mais on ne produit pas plus de valeur. Si donc la finalité du capitalisme est de produire de la valeur, il y a là une douloureuse contradiction : un « paradoxe » (p. 425), qui découle de la dualité travail concret/abstrait. La « dynamique » de la marchandise « préfigure abstraitement le trait central du capital : il lui faut accumuler en permanence » (p. 429). Il y aurait paradoxe en effet si l’objectif des capitalistes était d’accumuler « de la valeur ». Mais ce n’est pas le cas : ce qui les intéresse, ce n’est pas « la valeur », mais la plus-value. L’erreur de Postone est de confondre ces deux concepts et leur terrain d’exercice. N2 et N3. Il ne peut donc concevoir adéquatement les liens entre eux.
Il y a certes une tension sans cesse exercée sur les corps au travail. Mais la contrainte capitaliste ne peut être reportée sur une « loi du marché ». Le pseudo paradoxe selon lequel, quand la productivité croît, la valeur n’augmente pas, donc ne s’accumule pas, n’a rien de paradoxal. Les mots qui l’expriment sont, au contraire, ceux requis pour définir la rationalité productive du marché comme tel, N2. C’est dans le rapport proprement capitaliste que celle-ci se trouve instrumentalisée, N3. Ce qu’il ne saisit pas, c’est que, ainsi qu’on le verra, le marché (comme l’organisation) est un principe de raison, et que le capitalisme est « instrumentalisation de la raison ».
Dans un retournement final, Postone nous apprendra que cette dynamique supposée de la forme valeur s’impose tout aussi bien en l’absence de marché : la même fonction, écrit-il, peut être remplie « par voie administrative par exemple » (p. 428), et aussi politiquement (p. 429). Sous la valeur, telle qu’elle se donne dans le marché, il faut savoir reconnaître un mal plus radical, qui tient à sa teneur « temporelle », que l’on retrouve sous ces diverses formes. C’est le temps lui-même qu’il nous faudra suspendre.
5. Postone perdu dans le travail et la domination
5.1. La théorie du capitalisme expurgée de la « dépense de force de travail »
S’agissant du travail et du temps, un nouveau problème s’annonce dans une série de particularités de la langue de Postone. Son registre est celui de la « dépense de travail » (p. 252), dont la mesure est « le temps » (p. 281), de « dépense de temps », expression récurrente, ou plus précisément de la « dépense de temps de travail abstrait » (p. 423). On sait que le propos de Marx, qui parle de « dépense de force de travail » – « dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs et de la main de l’homme » – est fort différent. C’est le seul point qui semble faire difficulté à Postone. Á tout le moins, il y aurait « ambiguïté » (p. 215). La question est cruciale en effet. Dans la catégorie « sociale » de valeur, « il n’y a pas le moindre atome de matière », écrit Marx. Postone croit pouvoir en conclure que « si la catégorie de travail humain abstrait est une détermination sociale, elle ne peut être une catégorie physiologique » (p. 217). La teneur « physiologique » du travail n’est qu’un « résidu naturel, transhistorique, commun au travail humain dans toutes les sociétés » (ibid.). Avec référence à l’autorité de Roubine, pour ce « ou bien naturel, ou bien social ».
Les catégories de « force de travail » et de « dépense de force de travail » sont effectivement de niveau « générique » ou « transhistorique », soit N1. Elles caractérisent le travail en général. Marx l’entend bien ainsi. Mais, comme il ne commence pas Le Capital par un préambule générique, il les aborde directement dans la forme spécifique de la production marchande N2, avant de les reprendre au niveau du capital N3, notamment à propos du travail manufacturier et industriel. Pour Postone, au contraire et assez bizarrement, cette référence au « physiologique », ne serait ici à prendre qu’au titre de l’idéologie qu’elle véhiculerait. Dans la représentation capitaliste, explique-t-il, la notion de « dépense » transforme le travail en phénomène « naturel ». Ou encore, « (…) les rapports sociaux historiquement déterminés » – soit, dans sa terminologie, ceux qui constituent la valeur et la marchandise – apparaissent comme transhistoriques, naturels et donc historiquement vides, et, par conséquent, (…) sont présentés par Marx comme physiologiques » (p. 218). Dans cette vacuité idéologique supposée, se manifesterait le fait que « même les catégories de ‘l’essence’ de la formation sociale capitaliste telles que ‘valeur’ et ‘travail humain abstrait’ sont réifiées » (ibid.). C’est ce caractère « réifié » de la valeur et du « travail abstrait », qui se donnerait sous l’apparence « ontologique » (c’est-à-dire générique, N1) de la dépense. Bref, aux yeux de Postone, la « dépense » n’appartient pas à la théorie propre du capital N3, si ce n’est au titre de l’apparence de naturalité qu’elle donne au travail abstrait impliqué dans la marchandise N2, qui est sa marque spécifique, son « essence » même.
En réalité pourtant, ce « physiologique » semble bien être une donnée centrale de la « critique de l’économie politique ». Dans l’exposé de Marx, la « dépense de force de travail », signalée à la Section 1 au niveau de la théorie de la marchandise, N2, trouve en N3 son corollaire dans la « consommation de la force de travail » par les capitalistes, soit dans le tissu même de la théorie du capital, caractérisant la logique de plus-value. Il faut la saisir théoriquement en N2, pour la comprendre théoriquement en N3. La dépense prend une signification particulière dès lors que l’on vient au rapport marchand capitaliste : une catégorie socio-politique, qui a toute sa place dans une théorie du rapport social capitaliste et qui contribue à faire de ce rapport un rapport « social » spécifique. Il ne s’agit pas seulement d’une implication de la production marchande, N2. Ni seulement de la fatigue inhérente au travail comme tel N1. Car la « consommation de la force de travail » N3 n’advient pas comme phénomène naturel. Elle n’est obtenue qu’au prix d’incitations, contrôles, menaces, dispositifs, organisations et managements idéologiques, etc., qui sont des objets majeurs d’une sociologie et d’une psychosociologie du capitalisme13. La question est au centre des luttes autour de la législation du temps de travail, analysées par Marx comme des affrontements politiques où se jouent la vie et la mort des travailleurs, leur vulnérabilité essentielle dans sa forme historique.
5.2. La dissolution du travail concret dans le travail abstrait
On notera qu’il advient une semblable mésaventure au travail concret, qui disparaîtra finalement dans la fosse commune du travail aliéné. Mais déjà, de très loin, son sort est scellé.
La notion de « temps de travail abstrait » qu’utilise Postone, et que l’on retrouve aujourd’hui chez d’autres auteurs, est le produit d’un amalgame. Marx expose d’abord le concept de « temps de travail socialement nécessaire » au § I du chapitre 1 (K1, 54). Et celui de « travail abstrait » au §II. Le temps de travail socialement nécessaire relève, à ce niveau N2, des conditions concrètes, naturelles et techniques, d’une production définie, sous une contrainte concurrentielle. Le concept de travail abstrait ne s’inscrit pas spécifiquement dans le registre du temps. Il désigne le fait que, quelle que soit la nature particulière, concrète, le travail est toujours du travail, c’est-à-dire une dépense de force de travail. Il importe de distinguer deux moments de la définition de la valeur. (1) Le « temps de travail socialement nécessaire », qui définit la valeur dans sa relation au temps, ne renvoie pas à un « temps de travail abstrait ». Car cette « moyenne » se détermine dans des conditions de la concurrence, où les concurrents s’affrontent notamment autour de conditions de productivité diverses, liées à des technologies inégales (le tisserand contre la machine à vapeur). Ce sont là des différences concrètes dans le mode de produire qui, dans les rapports de concurrence, modifient la valeur, déterminant une (instable) moyenne. (2) Le travail abstrait définit la valeur dans sa relation à la dépense de force de travail. C’est l’autre volet de la définition marxienne de la valeur. Ces deux volets interfèrent : si l’on active la dépense de force travail, on produira plus vite, si l’on améliore la technique, on aura le même résultat pour une moindre dépense. Marx examine cette interrelation ; mais il ne fusionne pas ces deux concepts de « travail socialement nécessaire » et de « travail abstrait ». Postone, au contraire, semble avoir en tête un « temps de travail abstrait socialement nécessaire ». C’est là en effet le spectre auquel il nous confronte, dans notre course infernale sur le tapis roulant : sous l’égide de la valeur, dont la nature même est de s’autovaloriser, le travail abstrait, selon une formule récurrente, l’emporte sur le travail concret. On comprend l’intention critique, mais on a vu en quoi elle manque sa cible.
Chez lui, c’est finalement toute la conceptualité marxienne qui se dissout. La valeur d’usage perd sa consistance. Car, dit-il, « la valeur est constituée par le seul travail (abstrait) » (p. 290). Marx concluait tout au contraire : « Enfin, aucun objet ne peut être valeur s’il n’est une chose utile. S’il est inutile, le travail qu’il renferme est dépensé inutilement et conséquemment ne crée pas de valeur » (K1, p. 56). Pour lui, le travail « créateur de valeur » est aussi, par essence, « créateur d’utilité », bien qu’il n’y ait pas de corrélation entre une grandeur de valeur et une grandeur d’utilité. La valeur des marchandises désigne le mode d’articulation entre travail concret et travail abstrait qui est propre à la logique de la production marchande. Chez Postone, on est toujours déjà dans le « capital », où la valeur d’usage ne compte déjà plus, vu que la fin poursuivie est abstraite.
Bref, à ses yeux, c’est la valeur qui détient le statut enviable de « substance » (« substance de rapports aliénés », p. 290). Et « sa grandeur (…) est fonction du seul temps de travail abstrait » (ibid.). Là où Marx dit que « la substance de la valeur, c’est le travail », et que sa grandeur, « la mesure de sa quantité, c’est la durée du travail » (K1, 56). L’interprétation postonienne ne relève pas simplement de la confusion philologique. Il y va de la théorie de Marx dans ses éléments premiers, et finalement de son objet et de l’usage qui peut en être fait.
5.3. La « médiation » de Postone contre les deux « médiations » de Marx
Le travail abstrait – ainsi compris comme dépense de temps – constituerait la médiation universelle sous le capitalisme, c’est-à-dire sous le règne du « travail déterminé par la marchandise » (p. 224). « La fonction du travail en tant qu’activité socialement médiatisante est ce qu’il [Marx, bien sûr] appelle le “travail abstrait” » (ibid.). Thèse centrale de l’ouvrage. Ce ne sont plus, comme avant le capitalisme, des « rapports sociaux non déguisés » (esclavage, servage, etc.) qui assurent la « médiation sociale ». C’est « le travail lui-même », c’est-à-dire « le travail abstrait » (p. 224). Et c’est Marx qui nous le dit.
Il se trouve pourtant que Marx a très explicitement posé un tel problème : celui d’une médiation, comprise comme principe des interrelations productives au sein d’un type de société. Et cette notion est au fondement même de sa construction. Il semble donc indispensable de la rappeler avant d’en venir à la thèse de Postone, parce que cette dimension essentielle de la théorisation marxienne semble lui avoir échappé et qu’elle disqualifie la sienne propre, présentée comme celle de Marx. Á quoi il faut ajouter que si la réception de Postone est aussi bienveillante, cela tient à ce que la « communauté marxiste » peine à prendre conscience de cette dimension, pourtant essentielle, de l’élaboration de Marx. Les textes que je vais mentionner ne figurent pas au programme standard.
Les « médiations » selon Marx
Marx s’explique notamment sur ce sujet dans un passage des Grundrisse, celui que j’ai déjà évoqué ci-dessus (tome 1, pp. 108-110). Si l’on suppose, dit-il, un travailleur seul au monde – disons Robinson –, la dépense de sa force de travail est pour lui le prix qu’il doit payer pour son produit, sa valeur en quelque sorte. Mais dès que l’on considère le travail en société, « il doit y avoir une médiation » entre les divers travaux, les divers producteurs. Et, dit-il, il y a deux sortes de médiation. Il définit clairement la première : c’est le marché, en tant que système de relations qui s’établit entre des producteurs-échangistes, « post festum ». L’autre sorte de médiation serait, dit Marx, une organisation collective définissant ses objectifs, ex ante, comme disent les économistes. Il fera, par la suite, régulièrement référence à ce couple, notamment lorsqu’il en viendra, au chapitre 14 du Livre I, à sa définition des deux sortes de « division du travail » : division du travail dans la société versus division du travail dans la manufacture. Ou encore : sur le marché versus au sein de l’entreprise. Soit, explique-t-il, deux types de coordination : l’un par rééquilibrages a posteriori entre divers producteurs-échangistes (entre firmes), l’autre par planification a priori au sein de la firme. Préfiguration aliénée d’un « socialisme » à venir.
On comprend aisément ce que Marx a ici en vue, et en quoi le marché et la planification constituent des médiations : il s’agit, dans les deux cas, de la coordination entre les pratiques productives individuelles au sein d’une totalité économique. Il s’agit toujours d’assurer l’affectation équilibrée des forces de travail à des tâches complémentaires (f1), une incitation à produire (f2) et une comptabilisation recevable par les divers agents (f3). Á ses yeux, le « capitalisme » présuppose et instrumentalise ces deux médiations, que l’analyse économique appréhende en effet comme les deux formes primaires de coordination rationnelle du travail à l’échelle sociale.
Le pivot de la théorisation de Marx est l’identification de ces « médiations », et de l’instrumentalisation dont elles font l’objet dans le capitalisme. Ce n’est pas ici le lieu de traiter de l’erreur du marxisme, qui fut de croire que, dans le cadre d’une propriété collective, la médiation « organisation » serait aisément émancipée, maîtrisée dans le discours « immédiat », dans la démocratie directe de tous avec tous du socialisme. Restons au constat qu’il y a chez Marx une claire et féconde théorisation de la « médiation » du travail social à travers ces deux formes primaires de coordination que sont le marché et l’organisation, et qu’à partir de là se constitue la structure moderne de classe.
La médiation selon Postone
La médiation selon Postone est plus difficile à saisir. Bien loin que le travail ait besoin d’être médiatisé, il serait, dans le capitalisme, la médiation même. Il s’agit bien, comme chez Marx, de comprendre la relation entre tous les éléments de la production sociale. Avant le capitalisme, ce sont, dit Postone, les « rapports sociaux » qui déterminaient l’agencement général du travail. Mais, « sous le capitalisme, c’est le travail même qui constitue une médiation sociale en lieu et place de cette matrice des rapports sociaux », il « se médiatise lui-même », « il est devenu son propre fondement social » (p. 225). Et cela du fait de sa « substance temporelle », constitutive de la valeur. Postone parle donc aussi bien d’ « une médiation socialement totale : la valeur » (ibid.). Il affecte ce concept de médiation indifféremment à la valeur ou au travail.
Il nous rappelle de temps à autre, fugitivement, que, dans cette connexion des travaux humains, le marché, la propriété privée des moyens de production et les rapports de classe sont bien pour quelque chose. Mais c’est invariablement pour souligner que là n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, à ses yeux, ce sont des « structures sociales » plus profondes qui articulent travail et le temps dans un contexte d’abstraction. Ce sont « (les) travaux abstraits pris ensemble » qui constituent « une médiation sociale générale » (p. 127). On comprend cependant aisément, me semble-t-il, pourquoi cette idée de « travaux abstraits » au pluriel est étrangère à Marx. Pour lui, le travail abstrait constitue l’autre côté, Seite, des travaux concrets. Ceux-ci ont effectivement besoin d’être coordonnés, mais ils le sont par les « médiations » dont parle Marx, soit à travers le marché et l’organisation, et non par une obscure « base-travail ». Á ce point, on est au bout de l’explication de Postone, au bout de l’impasse qu’il a construite. N’attendons rien d’autre.
Cela a bien sûr à voir avec l’analyse de Marx. Dans les formes antérieures de société, les hiérarchies sociales ont des constituants divers : propriété, statuts, castes, etc. Dans la société moderne, par contraste, il y a une référence particulière au travail. Et l’on peut dire en effet que dans un monde entièrement marchandisé – ce qui, à vrai dire, n’est pas exactement le cas –, et où le salaire est le mode universel de survie, la « valeur » ou « le travail » constituent, en quelque sorte, des médiations universelles : chacun travaille pour tous à travers un processus d’échange « à la valeur », dans sa dimension « temporelle ». Mais c’est là un phénomène dont il faut rendre compte et non un principe d’explication. Et c’est ce vers quoi, par une construction théorique, tend Marx dans les termes de ces deux modes primaires de sa coordination rationnelle à l’échelle sociale que sont le marché et l’organisation. Ceux-ci, en effet, instrumentalisés en facteurs de classes, convergeant dans le rapport de classe, constituent la structure moderne de classe. Mais en cela le travail social est médiatisé, non médiateur.
5. 4. Une domination impersonnelle qui n’est celle de personne
Pour Marx, la société capitaliste ne peut se définir comme une société de marché, fondée sur un « marché du travail », comme elle le prétend. Car ce qui est dépensé et vendu par le travailleur, ce n’est pas « du travail », c’est une « force de travail », pour être exploitée par le capital. Le procès d’exploitation n’est donc pas réductible à une relation d’échange marchand, il comporte notamment une extorsion de produit du travail, inséparable d’un rapport de domination inhérent au contrat salarial.
Postone, d’un côté, reprend le discours marxien de l’exploitation. Mais, de l’autre, il en revient au propos échangiste des classiques d’avant Marx : ce qui est dépensé et donc vendu, aliéné, c’est, à ses yeux, du « temps de travail », c’est-à-dire du travail – et non, comme l’avance Marx, une force de travail. Pour Postone, on l’a vu, le travail abstrait est une « dépense de temps de travail », une « dépense de temps abstrait », non une dépense de force de travail.
La contrainte sociale dont il parle, le treadmill, serait donc une contrainte anonyme pesant sur le rapport entre des producteurs-échangistes. « Le système constitué par le travail abstrait incarne une forme nouvelle de domination sociale. La détermination initiale de cette contrainte sociale abstraite, c’est que des individus sont forcés de produire et d’échanger des marchandises pour survivre. Cette contrainte ne dépend pas d’une domination sociale directe, comme c’est le cas, par exemple, avec le travail de l’esclave ou du serf ; elle dépend au contraire de structures sociales “abstraites” et “objectives” et constitue une forme de domination impersonnelle abstraite » (p. 237, je souligne). « Cette forme de domination ne se fonde finalement sur personne, ni hommes, ni classe, ni institution » (ibid.). Postone y voit, en quelque sorte, une « contrainte des marchés », là où il faudrait pourtant aussi identifier des actionnaires, des capitalistes (dont l’existence se vérifie à leur capacité d’exiger 5% ou 15%, selon le rapport de force historique). Pour lui, la domination est, en définitive, celle du grand Autre. « La société, en tant qu’Autre universel, abstrait, quasi indépendant, qui fait face aux individus et exerce sur eux une contrainte impersonnelle, est constituée par le double caractère du travail sous le capitalisme en tant que structure aliénée » (p. 237). C’est là qu’il faut, à ses yeux, chercher le principe et le fait même de l’aliénation. La « structure » dont il parle, ce ne sont ni les rapports de classe, ni le rapport capital/travail inscrit dans la plus-value et son orientation abstraite. Ce n’est même pas le marché, un terme qu’il évite autant que possible : la « structure », c’est la marchandise, ou plus précisément la valeur, laquelle relève « plus essentiellement » du travail abstrait que du travail concret (encore une expression qui n’a aucun sens dans la langue de Marx).
Postone surimprime le marché et le capital. Et il les embrouille l’un par l’autre. Il définit le marché (dans les traits de la « marchandise ») tout à la fois par les caractères qui sont les siens – ceux d’un réseau de relations impersonnelles – et les caractères propres au capital – ceux d’une tendance à l’accumulation sous forme d’une richesse abstraite. Il inscrit le capital dans la relation marchande comme telle, repeinte en abstrait. Il sépare la marchandise de son « contenu matériel », c’est-à-dire de sa dimension concrète de valeurs d’usage : « en tant que forme sociale, la marchandise est complètement indépendante de son contenu matériel » (p. 261). Pour Marx, c’est la valeur qui est indépendante du contenu matériel, et non la marchandise. Car la marchandise n’a de valeur que si elle est valeur d’usage. Et cette valeur d’usage est, elle aussi, éminemment « sociale ». Le marché est une « forme sociale » agençant des « contenus matériels », des travaux et des produits qui diffèrent par leur « contenu » concret.
Aux yeux de Marx, la domination est toujours à la fois impersonnelle, parce qu’il s’agit d’un fait de « structure », mais aussi personnelle, parce que le « rapport de classe », le rapport global capital/travail, implique toujours aussi – selon la terminologie conceptuelle que je propose – une « relation de classe » entre des détenteurs singuliers de capitaux, des managers singuliers et des travailleurs singuliers. La domination capitaliste est donc personnelle. Elle s’exerce à travers une chaîne de relations personnelles. Á cela s’attache son caractère « politique », par quoi ce sont toujours des personnes singulières qui s’affrontent en rapports de classe.
6. Postone perdu dans l’histoire et la modernité
Après avoir analysé l’alchimie de Postone, il reste à en venir au point où se manifeste plutôt sa qualité d’astrologue. Ce n’est pas qu’il annonce la fin du monde. Mais il possède un art de faire pressentir l’approche d’un tout autre temps
6. 1. Le temps abstrait coercitif de Postone : la bévue de la cloche
Quand le capitalisme apparaît, au Moyen-Âge, émerge aussi, selon Postone, un « temps abstrait » (p. 317), succédant au « temps naturel » des sociétés antérieures (p. 313). Ce temps abstrait instaure une domination qui n’est « pas seulement » de classe, et « qui renvoie au-delà de la domination de classe » (p. 317). C’est la « tyrannie du temps » lui-même, celle du « temps socialement nécessaire » (ibid). Ce temps, qui dépend de l’activité humaine, en réalité le régit. Finalement, « le travail et la production (…) sont déterminés par le temps » (p. 318). On aurait tendance à conclure qu’il faudrait supprimer le temps, ou du moins celui du travail. Postone finira finalement par franchir le pas. Mais nous n’en sommes pas encore là.
Il ne s’agit pas de n’importe quel temps. C’est un temps abstrait, bien sûr, et plus précisément un temps standard, celui de l’horloge, dans lequel se concrétise « l’essence de la marchandise », qui est le temps même. Les heures y sont égales au lieu de s’étirer et de se resserrer comme les heures solaires agricoles d’avant le capitalisme. La marchandise, en effet, relève d’un temps moderne, régulier : « (…) la définition que Marx donne de la grandeur de la valeur implique une théorie socio-historique de l’apparition du temps mathématique absolu en tant que réalité sociale et en temps qu’idée » (p. 323). Pas moins ! En témoignerait l’apparition, dans les villes manufacturières du Moyen Âge, de cloches et grandes horloges urbaines.
Une fois encore, la malheureuse confusion que fait Postone entre la production marchande et la production capitaliste s’avère désastreuse. On ne peut oublier que la production marchande a joué un rôle fondamental dans la vie d’une bonne part de la population dans les grandes aires de civilisation, et cela depuis des siècles, voire des millénaires. Car on n’a pas attendu l’horloge pour se concentrer sur la question du « temps socialement nécessaire ». Bien avant le capitalisme, les artisans et paysans ont connu sa contrainte ; et les inventions se sont accumulées pour tenter de l’abréger, aiguillonnées par l’attention que lui portaient des producteurs-échangistes concurrents sur le marché. Les petites inventions du tissage, de la navigation, etc., se répandaient parce que l’on mesurait le temps qu’elles gagnaient pour le même résultat – et son rapport au temps « socialement nécessaire ». Pas besoin d’horloge pour cela.
L’entrée en jeu des cloches urbaines, fondées sur des techniques certes élémentaires, mais permettant la détermination d’heures fixes, marquait en réalité l’émergence non pas de la marchandise, mais du capitalisme, en tant que mode de production fondée sur l’exploitation « marchande » de la force de travail. Cette exploitation suppose l’intrication des deux « médiations rationnelles – facteurs de production » : non seulement le marché, mais aussi l’organisation collective à laquelle ces cloches horlogères fournissaient un moyen puissamment incitatif. Elles permettaient la fixation du cadre temporel dans lequel allait s’inscrire une division du travail qui n’était plus seulement celle du marché, qui règle les équilibres post festum, a posteriori, mais aussi de son « autre » : celle de l’organisation a priori des moyens et des fins, comme l’explique Le Capital. La valeur d’usage de la cloche s’inscrit dans l’historicité proprement capitaliste (et non simplement marchande) de la « dépense-consommation » de la force de travail. La cloche urbaine est un être de plus-value, et non spécifiquement de « marchandise ». Elle annonce le passage du temps paysan et artisan de la marchandise au temps du capitalisme.
6.2. Le capitalisme en termes de philosophie « hégélienne » de l’histoire
Ce commencement annonce l’entrée dans le temps proprement dialectique de la modernité qui tranche avec celui du passé. La dialectique de Postone présente, plus précisément, deux versants. Dialectique logique : pour ce qui est de l’exposé théorique, le début « s’éclaire » à partir du terme, la valeur à partir du capital. Dialectique historique : dynamique de l’histoire du capitalisme. Le schème idéaliste de la philosophie de l’histoire est repris dans les limites d’une histoire du capitalisme, identifié à « l’ère marchande » et à la « modernité ». Les autres sociétés humaines (et avec elles les autres humains) se trouvent renvoyés à une altérité radicale14.
C’est en ce sens que Postone propose de penser le Sujet comme « Capital » – ou le Capital comme Sujet, idée qu’il prête à Marx –, là où Lukacs proposait de le penser comme « Classe » (p. 126). C’est le Capital, et non la Classe, qui fait époque, porté par sa dialectique immanente. La thématique du Sujet-Capital serait la réalisation matérialiste du Geist hégélien, causa sui. Aux yeux de Postone, Marx tiendrait cependant, contre Hegel, qu’il s’agit là d’un processus non pas éternel, mais seulement « historiquement déterminé » (p. 134). Non pas dialectique de l’Histoire, mais seulement de l’Histoire du capitalisme, alias modernité.
En réalité pourtant, l’idée que le capital est « cause de soi » ne semble pas avoir valeur explicative. Pas plus que l’idée que « la totalité est fondatrice, auto-médiatrice et objectivée », ni qu’elle « se meut elle-même », tel un sujet absolu, (pp. 233-234). Marx comprend les choses tout autrement. D’une part, en effet, il met en œuvre un tout autre principe d’explication économique : dans le rapport d’exploitation (qui articule une classe à l’autre) les capitalistes en concurrence se trouvent contraints d’élever leur productivité (etc.) pour l’emporter (au sein de leur classe) par le profit. C’est ainsi que la plus-value s’accumule et que le capital se concentre, l’industrie se développe, etc. L’explication marxienne du processus global réfère ainsi le macro-rapport de classe aux réseaux de micro-relations toujours particulières entre des acteurs singuliers, petits sujets qui ont leur logique propre. La totalité structurelle dont ils relèvent détermine un champ défini de possibilités, ouvert à des pratiques économiques et des luttes politiques qui la reproduisent et l’étendent, ou la transforment. Le tout ne se meut pas de soi-même. D’autre part, la « totalité » pertinente aux yeux de Marx, le « tout social » qu’il envisage, n’est pas circonscrite au phénomène économique qui occupe Postone (encore moins si on le ramène à une « loi de la valeur », principe dynamique supposé). Il s’agit d’un ensemble infra/superstructurel, qui définit aussi des relations juridico-politiques, absentes du schème métaphysique, sujet/objet, de Postone. Sur la base de cette matrice, Marx analyse les processus historiques dans les termes de la relation entre cette structure et ses tendances dans le temps. Il se garde de projeter cette relation en « dialectique de l’histoire ». La « négation de la négation » évoquée à la fin du Livre 1, qui figure un retournement de situation, a certes une valeur suggestive. Mais elle ne joue aucun rôle dans l’explication des processus historiques.
Postone propose, tout au contraire, une dialectique de la modernité. L’horloge en marque, en quelque sorte, le commencement. Et la machine, qui concentre le savoir de l’espèce, en annonce le terme.
6.3. L’ère de la machine et de la science
Après beaucoup d’autres, et notamment Toni Negri, Postone est allé chercher dans le « fragment sur les machines », Grundrisse (2,192-200), un élément de réflexion non repris dans Le Capital. L’idée générale de ce texte est la suivante (du moins est-ce là son axe majeur). Avec le passage de la manufacture à l’industrie, la production de richesse au sein de la société dépend de moins en moins du travail immédiatement consacré à la fabrication manuelle des marchandises, et de plus en plus à la « puissance » productive mise en œuvre grâce aux machines elles-mêmes. Ce surcroît de productivité est de nature à abréger le temps de travail dit « nécessaire », c’est-à-dire suffisant à produire les biens de consommation « nécessaires » aux producteurs. L’emploi des machines devrait donc permettre d’élargir leur temps libre, lui-même facteur de culture, de savoir et donc de productivité. Il en irait ainsi effectivement si les capitalistes n’en profitaient au contraire pour allonger le travail que Marx dit ici « superflu », celui qui excède ce temps de travail « nécessaire », soit, en ce sens, un « surtravail ». Et cela constitue une contradiction à l’intérieur du capitalisme lui-même, un frein au développement technologique qu’il requiert, lequel dépend en effet de plus en plus de ce détour de production, conditionné par un savoir social global, un general intellect, dont le capital entrave l’essor. Une contradiction explosive. Voilà, me semble-t-il, en quels termes on peut résumer l’essentiel de ce célèbre « fragment ».
Dans ses grandes lignes, cet exposé annonce la problématique de la plus-value relative exposée dans Le Capital. Mais il en souligne la dimension d’aliénation et de contradiction sous une forme suggestive que l’on ne retrouvera pas par la suite. Il s’agit d’un texte fulgurant, où se croisent diverses perspectives. Il comporte cependant, dans sa forme concentrée et incisive, celle de ce génial brouillon que constituent les Grundrisse (un manuscrit que son auteur n’a jamais songé à éditer), plusieurs formulations inadéquates au regard de la théorisation à laquelle Marx parvient dans Le Capital15. On doit notamment considérer avec précaution l’idée, ici énoncée, que désormais « le temps de travail cesse d’être la mesure de la richesse » et « la valeur d’échange cesse d’être la mesure de la valeur d’usage ». Car l’analyse de la valeur exposée dans Le Capital montre précisément que ces deux propositions sont erronées : le temps de travail n’est pas et n’a jamais été la « mesure de la richesse », ni la valeur d’échange la « mesure de la valeur d’usage ». En effet, on le sait, aux yeux de Marx, il n’y a pas de commensurabilité entre valeur et valeur d’usage (ou utilité, richesse produite) : c’est en quoi il s’oppose à ce qu’il désigne comme « l’économie vulgaire », celle qui lie valeur et utilité. Il avance notoirement la thèse inverse, qui lie la valeur au temps de travail socialement nécessaire. De même en va-t-il de l’idée que le machinisme signifierait « l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange ». Il s’agit là de formulations inappropriées : car, aux yeux de Marx, à l’ère de la machine, la logique du marché, celle de la valeur, connaît au contraire son plein développement. Ce sont précisément sur ces propositions erronées et sur une certaine indétermination du propos que s’appuiera Postone pour découvrir dans les Grundrisse une théorisation supérieure.
Marx insiste ici sur le fait que la production de la richesse sociale découle de plus en plus du temps consacré à la science. Le travail « immédiat » – que Ricardo appelait « direct » et que Marx désigne aussi « vivant » – est le travail immédiatement engagé dans le procès de production d’une marchandise définie. Il est distingué du travail « objectivé » dans les moyens de production utilisés pour produire la dite marchandise, désigné comme travail « indirect », ou travail « mort ». Au total, toute production particulière s’inscrit dans un procès de production globale qui comprend l’élaboration des sciences et des techniques. Ce savoir scientifique intervient, dit Marx, comme un facteur « immédiat » de la production, « force productive immédiate ». On voit qu’il recourt ici à la notion d’« immédiateté » en deux sens différents. Et le lecteur inattentif est tenté de mettre sur le même pied ce qui peut lui apparaître comme deux « facteurs » distincts de production, donc de richesse : d’une part le travail (immédiat) et d’autre part le savoir, en tant qu’il intervient comme « force productive » (immédiate). On retrouvera plus loin cette « bévue des facteurs de production », avec des effets considérables.
Pour affronter analytiquement et théoriquement ces questions, Marx aurait dû s’interroger sur les conditions de production de ce savoir : dans le cadre public (production de la science gratuite), et dans le cadre privé (marchandisation des techniques), etc. Vaste continent, qui occupe aujourd’hui économistes et sociologues. Marx ne s’engagera pas sur ce terrain. L’objet de sa recherche restera plus circonscrit. Il s’en tiendra à l’analyse du procès de production capitaliste, en tant qu’il a pour objet ultime la plus-value. C’est pourquoi, non sans un certain nombre d’ambiguïtés, il désignera comme « improductif » – improductif de plus-value – tout travail réalisé hors du cadre privé salarié capitaliste. « Improductif », et cependant essentiel à la production. C’est sous la forme paradoxale de ce retournement – celle d’un « blanc » laissé à la sagacité théorique de ceux qui viendront après lui –, que ce célèbre fragment trouvera une suite dans Le Capital. Et ce point semble avoir échappé aux philosophes commentateurs des Grundrisse.
Par ailleurs, l’idée que le capitalisme constitue une « entrave » pour le développement ne sera pas abandonnée, mais elle ne jouera plus, dans Le Capital, ce rôle de contradiction explosive qui lui est ici attribué. L’analyse des crises nourrira une théorie des conjonctures. Mais le concept général de contradiction sociale relèvera d’une autre considération : le capitalisme produit ses « fossoyeurs ». Le capital, du fait de sa concentration croissante en grandes entreprises (résultat de la concurrence) qui intègrent toujours plus de techniques scientifiques, développe massivement un nouveau type de producteurs ordinaires, « formés, organisés et unis par le procès même de production », au sens le plus large.
Cette idée, dont se nourrissait la culture du « mouvement ouvrier », a, on le sait, rencontré certaines objections. Elle mérite une critique appropriée. Mais quelle critique précisément ? Aux yeux de Toni Negri, par exemple, la tendance historique du capitalisme, conduisant à son dépassement, se trouve plutôt dans les formes nouvelles de travail intellectuel, qui se développent notamment avec l’informatique. En ce sens, « l’intellect général » – qui n’avait cependant pas cette fonction dans les Grundrisse – semble prendre le relais de la « classe ouvrière ». Chez Postone, la tonalité est différente. Car, cette fois, c’est le déclin productif du « prolétariat » qui va constituer le pivot de l’analyse, et non sa montée en puissance à travers son devenir « intellectuel ». Il reste donc à savoir à quel sujet on fera recours.
7. Postone perdu dans le Grand Sujet
En corrélation au déclin du Grand Sujet Prolétariat, supposé au cœur du « marxisme traditionnel », et glorifié par Lukács, Postone va esquisser les traits du grand Sujet Capital qui, absorbant, avec le savoir de l’espèce, toute capacité de produire, va rendre superflu le « travail prolétarien ».
7.1. Le fantasme du Grand Sujet
La thèse de Postone est que la grande industrie signe le déclin du « travail immédiat », compris comme le « travail prolétaire ». Mais il n’est pas très facile de circonscrire le champ social ainsi désigné. Qu’en est-il de la place du travail hautement qualifié dans la production des biens ordinaires ? Des activités de recherche-développement au sein de l’entreprise ? Le lecteur se posera en vain mille et une autres questions de ce genre. Suivons cependant le fil du chapitre IX, qui retrace « la trajectoire du capital ».
Commençons par le stade de la manufacture, c’est-à-dire par ce moment où, aux yeux de Postone, le travail humain « immédiat » demeure censément encore la « force productive essentielle de la richesse matérielle », et le travailleur reste encore possesseur de son savoir-faire, cela allant de pair à ses yeux. Á ce stade apparaît le despotisme d’entreprise, orienté vers « l’augmentation de la productivité ». Que le contexte soit capitaliste ou socialiste, précise-t-il, cela ne change rien à l’affaire. Que le but en soit « d’augmenter la dépense de temps de surtravail » [il désigne par là le procès capitaliste de valorisation], ou, « à l’inverse, de produire un plus grand degré de richesse matérielle pour satisfaire les besoins [soit, pour Postone, la visée du socialisme], (…) ce changement dans le but de la production n’entraîne pas une transformation fondamentale du procès de travail » (p. 490).
Il semble qu’ici Postone confonde ce qui explique et ce qui est à expliquer. Marx explique le despotisme d’entreprise par une recherche sans frein (social) de la plus-value qui découle de la structure capitaliste. Dans le cas du socialisme, il faudrait, selon la même logique, parvenir à expliquer en termes structurels analogues ce qui pousse des dirigeants à faire travailler toujours plus des exécutants : montrer, plus largement comment, dans le rapport moderne de classe, la compétition entre « dirigeants-compétents » au sein de l’organisation peut avoir des effets analogues à ceux de la concurrence capitaliste sur le marché. Postone, lui, trouve l’explication dans ce qui est à expliquer : à savoir dans une domination effrénée du travail abstrait sur le travail concret, qui pousserait à produire plus dans le même temps. Cette course au « produire plus », dont il conviendrait, en réalité, de fournir l’explication dans chacun des deux cas ici supposés, « capitalisme » et « socialisme », devient le principe explicatif. Au total, l’explication qu’il avance se résume à rapporter les deux causes à un effet semblable, donné comme le principe explicatif, consistant dans l’emprise que « la valeur » donnerait au travail abstrait sur le travail concret.
Telle est la logique qui, aux yeux de Postone, s’impose de plus en plus au stade de l’industrie, où le « travail immédiat » cesse censément d’être « la force productive essentielle ». Cette époque est celle où, « selon Marx [comme toujours…], le capitalisme vient à soi ». On va cependant rencontrer ici plusieurs problèmes qui tournent autour du concept de « productivité ».
Ici se manifeste, tout d’abord, la « bévue des facteurs » évoquée ci-dessus, qui consiste à mettre sur le même pied deux supposés « facteurs de productivité », c’est-à-dire de production de richesse, dont l’un serait le travail (immédiat) et l’autre le savoir général, intervenant comme « force productive » (immédiate). Elle engendre le pseudo-problème de savoir quelles relations ces deux facteurs de productivité peuvent avoir entre eux et à quel moment le second viendrait à « dépasser » le premier. Postone rapporte la productivité du « travail immédiat » aux « capacités des seuls travailleurs », alors que celle de la science relèverait des « capacités de l’espèce » (p. 512). Or un tel énoncé est manifestement irrecevable. Car on peut tout aussi bien dire qu’une « prodigieuse accumulation de connaissances », héritée de l’agriculture et de la métallurgie néolithique, se trouve déjà présente, au sein de la manufacture, dans le moindre geste immédiatement productif. Cette science qui vient du fond des temps est « immédiatement productive », tout comme le sera la science moderne. Et elle l’est comme un savoir général de la société, et non simplement comme savoir-faire des ouvriers. Le coton n’entre pas dans la filature anglaise s’il n’est porté par un savoir venu de divers continents, impliqué dans une agronomie, un art de la navigation et d’antiques techniques commerciales, etc., sans parler des machines issues d’une métallurgie multimillénaire. Quant aux producteurs « immédiats », ils baignent dans ce « savoir social », général et diffus, ils sont nourris d’une culture matérielle complexe et ramifiée. L’opposition entre travail immédiat et savoir général pris comme deux facteurs de production est donc dépourvue de toute pertinence.
Ce contraste entre la productivité déclinante des « producteurs immédiats » et celle de « l’espèce » en plein essor occulte en réalité la relation entre savoirs et pouvoirs sous le capitalisme. Le savoir nécessaire à la conduite des processus productifs tend à être monopolisé par des couches supérieures de spécialistes et de managers, tandis que l’homme sur sa machine n’est mobilisé qu’au titre d’une infime partie de son propre savoir-faire. D’un autre côté, les producteurs peuvent aussi se trouver, dans cette phase industrielle, en position de se réapproprier ce savoir collectif, de se faire reconnaître comme de vrais professionnels. Cette confrontation, régulièrement remise en cause au fil des mutations technologiques, s’analyse dans une sociologie des classes et des luttes de classe, à laquelle les concepts « plus profonds » de Postone n’apportent aucune contribution significative.
Une figure fantasmatique vient en effet occuper tout l’horizon : celle du grand Sujet Capital, défini par la dynamique de la valeur, par le fait qu’il ne connaît qu’un seul but, sa propre valorisation. Marx ne l’a-t-il pas décrit comme un « vampire » ? Certes. Mais, pour lui, ce n’est pas là un concept. C’est la métaphore du processus universel du capital, lequel ne se comprend que dans sa relation au singulier et au particulier. Ici nous manque le singulier. Le grand Sujet capital occupe la place conceptuelle des petits sujets capitalistes en concurrence sur le marché pour un maximum de profit. Fait défaut, chez Postone, tout ce registre de concepts juridico-politiques que Marx développe au sein même de la théorie du « capital » : ce moment de la relation inter-individuelle sans lequel, faute de « compréhension », il n’y a pas non plus d’ « explication ». Manque tout autant la pensée du particulier. Ce paradigme du « grand Sujet qui s’incorpore » occulte les deux processus particuliers de reproduction et d’accumulation de l’appropriation de classe. Il s’agit d’une part de la propriété (entre les mains de certains « sujets ») des moyens capitalistiques de production, y compris de la production du savoir. Et il s’agit d’autre part de la « compétence », au sens de l’incorporation (jusque dans leur corps propre) des savoirs-pouvoirs par des sujets compétents, dont le monopole se reproduit autrement que la propriété capitaliste. C’est tout cela, sans quoi on ne peut appréhender le « mouvement » du capitalisme, qui disparaît dans cette figure du grand Sujet Capital « qui se meut lui-même ».
7.2. Le déclin du « travail prolétaire »
Corrélativement, Postone dévalorise ce grand Sujet « Prolétariat », qu’il croit trouver dans le « marxisme traditionnel ». On n’oublie pas que le concept marxien de Arbeiterklasse, classe des travailleurs, est, dans sa construction conceptuelle, plus large que celle de classe ouvrière industrielle : la théorie de la plus-value concerne tous les salariés du capital, producteurs de services aussi bien que d’objets matériels, de software que de hardware. La célèbre « conclusion », qui figure au terme de l’avant-dernier chapitre du Livre 1 du Capital, s’inscrit dans l’arrière-fond historique du capitalisme industriel, mais elle peut être comprise en un sens plus large. Elle relie la perspective révolutionnaire à une situation d’exploitation et de misère toujours plus oppressante, mais aussi à « l’émergence d’une classe ouvrière constamment multipliée, et éduquée [geschultet], unifiée et organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste » (MEW 23/791). Postone, pour sa part, évoque la classe ouvrière au titre de son aliénation et de son inutilité, mais jamais comme cette force sociale dont parle Marx, capable de jouer un rôle moteur dans la formation d’un nouvel ordre social. Il rejette « l’idée que le prolétariat représente le contre-principe social au capitalisme » (p. 63). Selon Marx [toujours Marx !], écrit-il, « les manifestations de lutte de classe » portant sur le temps de travail, les salaires et les profits, « sont structurellement intrinsèques au capitalisme et, partant, sont un important élément constitutif de la dynamique de ce système ». À propos de la lutte pour la journée de travail, il écrit encore : « ce type de lutte ne représente pas une perturbation dans un système par ailleurs harmonieux » (sic, p. 466). Plus généralement, « le travail prolétarien ne contredit pas fondamentalement le capital », (…) les actions militantes « ne renvoient pas au-delà du capitalisme. Elles représentent des formes d’action et de conscience qui constituent le capital, mais ne le dépassent pas » (p. 543). Énoncés récurrents, notamment pp. 540-543. Postone n’a certes pas tort de critiquer l’idée que « le prolétariat », surtout identifié à la seule classe ouvrière industrielle, serait « le représentant d’une possible société future » (p. 539). Mais il reste à savoir quel « marxisme traditionnel » se retrouverait dans cette proposition et en quel sens défini. On se souvient que Marx lui-même a envisagé d’autres voies, notamment à partir de la commune russe…
Mais le propos de Postone est en réalité plus radical et plus radicalement négationniste. Á ses yeux, à côté des « mouvements ouvriers », « les mouvements féministes », ceux des « minorités luttant pour l’égalité des droits » ne renvoient pas, eux non plus, « au-delà du capitalisme ». Ils ne font que « réaliser » « les principes universalistes de la société bourgeoise à de plus larges segments de la population ». Et cette « forme d’universalité (…) pour Marx [toujours lui…], demeure liée à la forme-valeur de la médiation et s’oppose à la spécificité des individus et des groupes » (p. 540). On en revient toujours à l’idée, constamment prêtée à Marx, que quelque chose de plus profond que la « classe », ou que la propriété privée des moyens de production (et tout ce qui s’y rapporte) serait à chercher dans la « valeur », dans les effets qui lui sont inhérents. L’erreur de Postone, on l’a vu, est précisément de chercher dans la « valeur » ce que Marx situe dans la plus-value et le rapport de classe qu’elle définit. Il ne peut donc porter intérêt aux classes sociales ni à quelque rapport social analogue.
8. Postone perdu dans l’abolition du travail et l’advenue du devrait-être
Il reste donc à savoir comment pourrait, malgré tout, émerger cette nouvelle forme de « subjectivité » (pp. 64-65), cette conscience capable de porter critique au capital, et quel nouvel ordre social elle annonce.
8.1. La contradiction principale et son dépassement
Selon Postone, la contradiction fondamentale de notre société est celle qui s’établit entre la croissance du « potentiel des capacités générales de l’espèce » et « leur forme aliénée existante », qui sont deux effets contradictoires du capitalisme (p. 527). L’aliénation est le fait de la forme valeur ou forme travail : « étant donné qu’elle est nécessairement liée à la dépense de temps de travail humain immédiat, la valeur constitue une base de plus en plus étroite pour les immenses augmentations de productivité qu’elle induit » (p. 525). Elle devient une « entrave » à la production de « richesse sociale » (p. 526). « Selon Marx, il s’agit de la contradiction croissante entre le type de travail que les hommes accomplissent sous le capitalisme et le type de travail qu’ils accompliraient si la valeur était abolie » (p. 61). On est en effet ici tout près d’une idée commune à tous les marxismes, « traditionnels » ou non. On y retrouve la dimension « objective » : la révolution technique apportée par le capitalisme rend possible un autre futur. Et la dimension « subjective » : il peut en surgir un processus de conscience, naguère appelé « conscience de classe ». La question est pourtant de savoir comment on comprend d’une part cette « contradiction sociale croissante », et d’autre part le processus de « subjectivation critique » auquel elle donne lieu.
Aux yeux de Postone, la contradiction centrale de la société capitaliste réside plus précisément dans le fossé existant entre une production pour la valeur, réalisée par le « travail immédiat », alias « prolétarien », et une productivité de richesse concrète qui relève de plus en plus du savoir de l’espèce, incorporée dans le capital, sous forme de moyens scientifiques et techniques. Avec l’industrialisation capitaliste, « le travail prolétarien est de plus en plus superflu du point de vue de la richesse matérielle, donc anachronique ; cependant, il reste nécessaire en tant que source de la valeur » (p. 521). Le vampire, qui ne s’intéresse qu’au travail abstrait, facteur de valeur, y trouve son compte. Mais dans un contexte de plus en plus critique.
Il semble pourtant bien difficile de mettre d’un côté un travail (« prolétarien », ou « immédiat ») qui produirait la valeur et de l’autre la machinerie de la science (concentrée dans la machine) productive de richesse, c’est-à-dire du produit concret comme valeur d’usage. En dehors de l’action « immédiate » du travailleur, la machine la plus intelligente n’a aucune sorte de productivité en ce sens. Aucune sorte d’existence. Au regard de la richesse matérielle à produire, de la valeur d’usage, le travailleur n’est donc jamais « superflu ». C’est un luxe dont le capitaliste ne peut se dispenser. Si des masses de travailleurs se trouvent, tout soudain, « superflus » – jetables – c’est, en dernier ressort, parce qu’ils deviennent inutiles au regard de la plus-value à obtenir de leur surtravail. Pour un capitaliste, une entreprise devient anachronique dès lors que la vente des marchandises qu’elle produit ne rapporte plus la plus-value attendue. Le travailleur n’est superflu en valeur d’usage N1 qu’au moment où il devient improductif en matière de plus-value N3. La « contradiction » est à chercher ailleurs. Elle n’est pas à trouver dans la relation de valeur – « médiation universelle » entre tous aux yeux de Postone –, mais dans le rapport de plus-value, c’est-à-dire dans le rapport de classe16.
Dans la logique de Marx, l’émergence d’une critique sociale s’analyse dans le rapport de classe, dans sa dynamique structurelle. Les capitalistes ne peuvent pas viser un objectif de richesse abstraite N3 qui ne soit impliqué dans la réalisation d’une richesse concrète à produire N1, sous forme de marchandises N2, répondant aux attentes d’une population dont le malheur pour eux tient à ce qu’elle est aussi un « peuple ». L’instrumentalisation de la raison n’est jamais telle que les humains en soient complètement dépossédés. Le pouvoir capitaliste doit affronter le fait que le peuple qui travaille est aussi capable de s’organiser pour exiger que l’on produise telle ou telle sorte de marchandises N2, telle ou telle condition de l’usage des forces de travail, et aussi pour que l’on produise sous forme non marchande N2b. C’est là le pain quotidien de la lutte des classes sous le capitalisme. Telle la « contradiction économique » du capitalisme, qui interfère avec la « contradiction politique », laquelle tient à ce que le capitalisme – dans un cadre national du moins (vaste sujet) – ne peut pas ne pas officiellement déclarer ceux qu’il exploite comme étant, dans le principe, libres et égaux17. Voilà comment, dans la perspective de Marx, à mesure que dans la grande entreprise naissent de nouveaux rapports de force, émerge une capacité sociale critique. Quand la firme industrielle a cessé d’occuper cet espace social central, cette dimension de l’analyse de Marx est évidemment à revoir. Mais la logique de son approche suggère que l’on se mette à la recherche des stratégies par lesquelles les « sans-privilèges » (les « prolétaires ») réaliseront une montée en puissance et en conscience. La prise de conscience est indissociable de ces processus de lutte sociale. Elle n’est pas invocable comme marquant une voie spécifique, distincte de celle de la lutte de classe. Celle-ci s’articule aussi – ce n’est pas l’objet de la présente analyse – aux luttes de genre et de race. Mais Postone, on l’a vu, manifeste à leur égard un semblable dédain. Car le fond de la question est, à ses yeux, l’insupportable pression que le temps fait porter sur le travail sous le règne de la valeur.
8.2. Postone abolit la valeur, le travail et le temps
La Critique du Programme de Gotha, on le sait, distingue au-delà du capitalisme deux « phases du communisme ». Mais celles-ci n’ont pas le même statut. Dans la première, désignée plus tard comme celle du « socialisme », prévaudrait un ordre concerté et planifié entre tous. Marx suggère que, la propriété privée des moyens de production étant supposée abolie, il restera une autre contradiction relevant des privilèges du « travail intellectuel » par rapport au « travail manuel ». La seconde, celle du « communisme » proprement dit, n’adviendrait que lorsque « l’abondance » aurait succédé à la rareté, c’est-à-dire quand on aurait trouvé une réponse satisfaisante aux besoins humains fondamentaux.
Postone pense en une seule « phase » : l’abolition de la valeur, libérant l’emprise supposée du travail abstrait sur le travail concret, mettrait fin à l’aliénation. Pour Marx, il s’agit, en réalité, plus proprement de l’abolition du marché, qui est un marché capitaliste, et donc d’abord du marché de la force de travail. Et cela par l’imposition d’une autre logique de production. Les salariés agissent du reste en ce sens depuis le début. La « lutte séculaire » pour la limitation légale de la journée de travail est tournée contre la soumission à une supposée « loi du marché » du travail. Elle fait apparaître une autre légalité, antagonique à celle du marché, mais qui ne pourrait aller à son terme que dans la forme d’une planification concertée entre tous. Chez Postone, le processus abolitionniste est l’affaire non pas de la « classe ouvrière », mais des « hommes » en général (p. 524). Il s’agit du reste de mettre fin à la centralité du travail, laquelle, « pour Marx » (bien sûr…), « caractérise le capitalisme et forme la base ultime de son mode de domination abstrait » (p. 529). C’est-à-dire aussi de mettre fin à la centralité des travailleurs. Car cette domination abstraite est « représentée » par le prolétariat lui-même. Selon Marx [encore et encore…], « l’universalité représentée par le prolétariat est finalement celle de la valeur » (p. 539). Il ne s’agit pas seulement de remettre en cause le « rôle prêté à la classe ouvrière dans la critique de l’économie politique » (ibid.). Il s’agit d’abolir, avec la classe ouvrière, le règne même de la valeur et du travail comme activité impliquée dans une contrainte sociale. Il s’agit d’abolir le temps lui-même, tel qu’il est impliqué dans le travail.
Voilà ce que Postone voudrait faire dire à Marx dans les pages qu’il consacre aux « royaumes de la nécessité », (p. 553 et sq). Dur combat, puisque Marx s’est clairement expliqué sur le sujet, en sens inverse précisément, comme on l’a vu dans le texte analysé ci-dessus : « après la suppression du mode capitaliste de production (…), la détermination de la valeur (je souligne) restera dominante, parce qu’il sera plus nécessaire que jamais de réglementer la durée du travail, de distribuer le travail social entre les différents groupes productifs, enfin d’en tenir la comptabilité ». Ce sont bien là en effet des « problèmes généraux » que toute société doit affronter : des problèmes N1, tels qu’ils se manifestent en N3, au moment où le capitalisme est dépassé par le socialisme, soit dans la première phase du communisme. Postone, dans un commentaire tortueux, croise ce texte avec un autre de même teneur : « économie de temps et distribution planifiée du temps de travail entre les différentes branches demeurent la première loi économique sur la base de la production collective » (Gr. 1, 110). Curieusement, il semble y voir l’annonce de « la fin temporelle de la richesse » (p. 555). Il s’agit, dit-il, de passer de la « forme-temps de la richesse » (p. 556) à une richesse de « forme matérielle ». D’une richesse temporelle à une richesse matérielle, à une production où le temps ne compte plus. Voilà ce qui serait possible « si le mode de médiation constituée par le travail était aboli » (p. 555). Le temps, à vrai dire, ne disparaîtrait pas, mais il n’aurait plus qu’une valeur « descriptive ». En un mot, « la dialectique du capital dans l’analyse de Marx » [toujours lui !] indique « la possibilité, pour ainsi dire, que l’humanité se libère de la malédiction d’Adam » (p. 556). On sortirait à tout le moins des « tâches unilatérales », assurées « par rotation ». Et l’on ne serait plus « condamné à un seul type de travail » au long de sa vie. Force est de constater que, deux décennies après la parution de l’ouvrage, le capitalisme en vient à nous accorder le « changement » (la flexibilité), mais pas la « rotation »… Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Car cela ne sera pas possible « aussi longtemps que le travail humain immédiat constituera la base sociale de la (sur)production continue », (p. 531-532). Postone, au fond, nous explique que le changement ne sera pas possible tant que les choses qu’il faut changer n’auront pas changé.
Marx, quant à lui, ne laisse pas présager un temps où l’humanité aurait dépassé la « condition humaine », N1. Il ne revient pas sur l’idée que « toute économie est économie de temps », c’est-à-dire que le « travail » demeure une contrainte sociale à dimension « temporelle ». Sous le « communisme », il faudra bien encore que chacun travaille : il faudra obtenir « de chacun selon ses capacités » pour qu’il puisse être donné « à chacun selon ses besoins ». Ce concept de communisme (phase 2) est plutôt à prendre comme le principe d’une critique du socialisme (phase 1), où va dominer le pouvoir-savoir.
Postone rapporte à Marx l’idée que « cette critique s’enracine non pas dans ce qui est, mais dans ce qui est devenu possible » (p. 528). En réalité, l’un et l’autre pensent à partir du possible, mais différemment. Pour Marx est possible un renversement du rapport capitaliste de classe. Il pense à partir du présent. Pour Postone est possible une prise de conscience. Il nous invite à penser à partir de la fin des temps, en considérant rétrospectivement la dynamique « directionnelle » (p. 426), qui nous y conduit. Marx pense selon l’adage « le système engendre ses fossoyeurs », c’est-à-dire des forces sociales positives capables d’intervenir, capables de concevoir et d’initier un autre ordre social. Telle est précisément l’idée que rejette Postone, tout en prétendant, comme toujours, suivre Marx. « L’immanence » de cette contradiction apparaît non en termes positifs, au sens où ce seraient des forces produites par le système qui seraient de nature à l’ébranler, mais dans les termes d’une « critique négative » (p. 528, je souligne), où se manifeste « une possibilité déterminée qui surgit historiquement du caractère contradictoire de l’ordre existant » (ibid.). Cette contradiction entre ce qui est et ce qui pourrait être, ou devrait-être, est de nature à susciter « des formes de distance critique et d’opposition ». Car il s’agit d’un « “devrait-être” réalisable qui est immanent au “est” et qui sert de point de vue à sa critique » (p. 137). À ce point pourtant, Postone renvoie à une capacité critique universelle, qui, comme telle, n’est pas spécifiquement « immanente » à cette forme de société. Il échoue donc manifestement dans le programme qu’il s’est donné. Dans le vieux langage « hégélo-marxiste », il donne une issue « kantienne » à un projet « hégélien ».
Il reste à savoir si un tel programme, qui permettrait d’envisager une politique de l’émancipation à partir des conditions du présent, est de quelque façon concevable.
9. Comment assumer cependant le projet de Postone
Postone vient en son temps. Celui où tous les projets inspirés de Marx semblent défaits. Il s’avance comme un prophète de l’espérance en dépit de tout. Les figures concrètes de l’émancipation proposées par le marxisme n’ont pas répondu aux attentes portées sur elles un siècle durant. En philosophe, Postone cherche à reprendre les choses de plus haut dans l’ordre de la pensée. Il ré-initie l’explication en deçà du concept de classe, dans une disposition plus générale de l’ordre social, qu’il identifie au registre de la marchandise, aujourd’hui lisible dans une marchandisation globale qui n’épargne plus rien et qui soumet toute richesse concrète, toute forme de vie, à la vacuité d’une tension vers un « toujours plus » qui demeure abstrait, et gouverne le travail et l’existence quotidienne. En tout cela, il a évidemment raison.
Il s’adresse à un lecteur qui voit peser sur lui un destin qui serait moins celui d’être exploité que d’être voué à une existence dépourvue de sens. D’être à tout jamais pris dans une logique de la valorisation capitaliste, courant sur le tapis roulant qui réclame toujours plus de production et de consommation. Celui qui se sent interpellé par ce discours peut aussi se reconnaître comme acteur potentiel d’une délivrance collective en lieu et place d’un monde du travail supposé historiquement dépassé. Un tel lecteur pourra aussi relier aujourd’hui ce discours vieux de 20 ans, lié aux débats d’alors sur « la fin du travail », aux attentes de l’écologisme, s’identifiant à la personne éclairée par les nouveaux savoirs de l’espèce et capable de « distance critique ».
J’ai tenté de débrouiller le réseau d’impasses qui se développe cependant à partir des confusions initiales entre la logique du marché et celle du capital, celle des capitalistes, laquelle n’est finalement jamais analysée comme telle. Postone n’invoque le registre de la plus-value, de l’exploitation et de la classe sociale que sous le signe du « ça ne suffit pas », sans que rien en soit jamais tiré, ni qu’aucune critique en soit jamais formulée. Au thème de l’exploitation, il substitue celui de l’abstraction, de la disparition du sens dans les conditions de la marchandisation universelle. L’être aliéné vient remplacer l’être exploité. Mais il n’en résulte pas que l’on comprenne mieux « l’aliénation ». Car c’est dans la logique de l’exploitation, et nulle par ailleurs, que se révèle l’abstraction capitaliste, cette exigence de richesse abstraite, à quoi tout est aliéné, le sort des humains et celui de la nature qui le porte, le sens vulnérable des vies singulières et la singularité vivante des cultures.
Le Grand Récit à la Postone peut évidemment servir à la critique du capitalisme. Et il a joué ce rôle dans certains contextes sociaux. En vérité, plus qu’un récit, c’est un Cri, qui se répercute en échos redondants dans le chaos conceptuel aux multiples résonances dont il s’environne. Mais on ne voit pas bien quel bilan analytique et politique on peut en tirer. L’utopie qui s’en dégage ne suggère aucune stratégie, parce qu’elle n’est liée à aucune analyse permettant d’identifier des rapports sociaux concrets de classe (de sexe, de race…). Ce qu’elle désigne comme « structure fondamentale », c’est l’emprise supposée du travail abstrait sur le travail concret, appelée à subsister tant que le travail sera confronté à une contrainte de temps. Ce n’est pas dans cette chose obscure que le peuple des sans-privilèges, dominé par le pouvoir-propriété des capitalistes et le pouvoir-savoir des soi-disant « élites », trouvera une indication stratégique, lui permettant d’identifier des adversaires et des partenaires. Je ne referai pas ici le compte de tout ce qui est ainsi perdu, en théorie et en pratique, notamment sur le terrain de l’écologie (car il faut bien mettre des noms sur les puissances destructrices, sur les potentats du capital, comme sur ceux de l’État). J’en resterai à l’examen de l’idée de « critique immanente », dont Postone rappelle l’exigence, et qui constitue l’alpha et l’oméga de sa démarche.
On ne reprochera pas à Postone de ne pas avoir parlé de tout. Il circonscrit son sujet : temps, travail et domination sociale. On peut cependant penser qu’il fait une mauvaise abstraction. Pour le dire dans le langage d’un marxisme « traditionnel » : il est impossible, surtout si l’on revendique une ambition philosophique, de traiter de l’infrastructure sans engager la superstructure. C’est pourquoi Le Livre I du Capital commence par une Section 1 où sont corrélativement avancées, et dans le même tissu conceptuel (dans les mêmes concepts), des données économiques sur des producteurs en concurrence sur un marché et des données juridico-politiques sur leurs interrelations en tant que partenaires qui se reconnaissent en cela « fictivement » comme libres et égaux. Soit ce que j’ai désigné comme le niveau N2 (on sait, notamment depuis Pachukanis, que c’est là que se tient le principe de la théorie marxienne du droit). Marx montrera ensuite pourquoi tout cela n’est que « prétention » : le libéralisme prétend que le monde est un marché, que tout n’est qu’échange. Il reste que cette prétention est un fait réel, principe d’immanence critique. Et, en passant du marché au capital, de N2 à N3, Marx renouvelle d’emblée l’opération en invoquant l’analyse de Hegel, selon laquelle cette fiction marchande est immanente à la relation salariale : le salarié est déclaré libre par celui qui le prend sous son gouvernement. Cette fiction témoigne de notre raison instrumentalisée dans la relation de domination et d’asservissement salarial. Cette fiction de liberté et d’égalité, est un fait, qui se rappelle tout au long de la lutte des prolétaires esquissée par Marx : « notre contrat », dit le travailleur qui fait entendre sa voix pour réclamer une législation de la journée de travail. Marx y voit le prélude à l’instauration d’une autre loi, à une lutte en vue d’un ordre concerté entre tous et libéré de l’horizon d’abstraction destructrice de vie dans lequel nous enserre la domination capitaliste. Cette « fiction » est au cœur d’une lutte de classe qui se réclame de l’émancipation.
Ce n’est pas ici le lieu de discuter des réponses apportées par Marx, de la pertinence de son analyse de classe et des conclusions à en tirer. Mais il est clair que Postone nous prive de tout l’espace analytique qui permet de concevoir concrètement l’affrontement des forces sociales dans les conditions de la société moderne. Il faut certes reprendre les choses par le commencement, par la métastructure de la modernité18. Mais en comprenant celle-ci dans sa relation d’immanence à la structure sociale qui l’instrumentalise, c’est-à-dire aux rapports de classe, qui sont à redéfinir au-delà de l’approche de Marx. Tout est à reprendre à partir de l’instrumentalisation de la raison commune et de la critique qu’elle suscite, dans l’immanence des luttes et des pratiques, dans les conjonctures du Système-monde. C’est peu dire qu’il s’agit là d’un vaste chantier.
- Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Une interprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009 [1993]. C’est à cet ouvrage que renvoient les numéros de pages ici indiqués. Les références au Capital renvoient aux huit volumes des Éditions Sociales (sous les sigles K1 jusqu’à K8). Celles aux Grundrisse, marquées G1 et G2, aux deux volumes des Éditions Sociales. [↩]
- L’argumentation ici présentée sera reprise sous une autre forme, plus brève, dans Le Néolibéralisme comme régime et comme subjectivité (en préparation), Chapitre 3, « Le capitalisme entre subjectivité et totalité ». [↩]
- Je me suis consacré, à partir d’une thèse soutenue en 1982, publiée en 1985 – soit une dizaine d’années avant que ne paraissent les travaux de Postone –, puis dans plusieurs livres, aux questions auxquels il se confronte. Et cela, largement, sur la base d’études des mêmes textes de Marx et de marxistes ultérieurs. Il s’agit notamment de : Que faire du « Capital » ?, Paris, Klincksieck, 1985 (seconde édition, Paris, PUF, 2000], Théorie générale, Paris, PUF, 1999, Explication et reconstruction du Capital, Paris, PUF, 2004, L’État-monde, Libéralisme, Socialisme et Communisme à l’échelle globale, Refondation du marxisme, Paris, PUF, 2011, Foucault avec Marx, La fabrique, Paris, 2014. Comme j’assume, pour l’essentiel, le fil directeur qui a été le mien depuis le commencement – que je continue en effet à exploiter sur les terrains plus concrets de l’histoire et de la sociologie politique –, on me permettra de m’y référer sous les sigles suivants : Qf ?, TG, ERC, EM, FM. Le lecteur pourra ainsi trouver le développement d’analyses de concepts et de textes, qui ne peuvent être ici qu’évoqués brièvement. Altermarxisme, Un autre marxisme pour un autre monde, Paris, PUF, 2007, écrit en collaboration avec l’économiste Gérard Duménil, sur la base d’analyses convergentes, indique à quelle perspective historico-stratégique conduit ce type de position. [↩]
- Voir Qf ?, p. 142 sq, ERC, p. 39 sq, EM, p. 36 sq. [↩]
- Je ne prétends pas que cette matrice marxienne soit entièrement recevable. J’ai au contraire tenté de montrer, notamment dans les trois derniers livres cités ci-dessus, que la modernité dans laquelle se développe le capitalisme se définit par la rencontre historique des deux médiations (le marché et l’organisation) que Marx a si génialement identifiées, mais dont il a fait, par erreur, les éléments d’une séquence historico-téléologique qui conduit de l’une à l’autre comme du capitalisme au socialisme. La reconstruction de la théorie sur la base de l’articulation entre ces deux médiations est, me semble-t-il, riche d’enseignements sur tous les terrains de l’économie, de la sociologie, de l’histoire, de la politique et la culture (c’est là le thème de L’État-monde). Elle est nécessaire, si du moins on veut encore se référer au marxisme. Mais cela n’empêche pas de considérer la part de vérité qui est celle de Marx, dans ses limites. Et je tiens que Postone ne fait rien d’autre, pour autant du moins qu’il fasse œuvre originale, que de dissoudre cette part de vérité dans l’insignifiance. [↩]
- Voir notamment les pages 16, 17, 20, 27, 69, 115, 119, 126, 133 n.2, 187, 229, 236, 239, 243, 273, 294, 317, 408, 409, 414, 462, 468, 500, 511, 535. [↩]
- « Distribution ». On trouve ce terme employé en un sens large au début des Grundrisse. Mais il est clair qu’il ne permet pas de signifier la configuration politico-économique dynamique du rapport entre classes exposé dans Le Capital. [↩]
- On trouvera une étude philologique de ce problème dans Que faire du Capital ?, p. 142-155. [↩]
- Voir la p. 500 : « Selon Marx, (…) ce n’est qu’avec la grande industrie que la différence entre valeur et richesse matérielle, entre travail abstrait et travail concret deviennent significatives et finissent par constituer le procès de travail lui-même ». Pourquoi donc Marx nous parle-t-il de tailleur ou de menuisier ? Aurait-il pensé que cela était pour nous plus facile à comprendre que le télégraphe ou la locomotive ? [↩]
- Pour y voir plus clair, il faut cependant remonter plus haut dans l’abstraction, jusqu’en N1. Le célèbre §I du chapitre 7 – dont quelque fragment est de temps à autre soumis à l’examen des candidats au baccalauréat – traite, on le sait, du procès de travail en général, Arbeitsprozess (titre allemand), en ce qu’il est « production de valeurs d’usage » (titre français). Postone commence par en donner une interprétation extravagante. « Cette section du Capital, écrit-il (p. 410), est fréquemment sortie de son contexte et comprise comme si elle proposait une définition du procès de travail valable transhistoriquement ». Il y a lieu d’être surpris, car ce n’est pas là une lecture « fréquente » : c’est une lecture constante, et en elle-même assez évidente, de ce texte « classique », que l’on ne peut tout simplement lire autrement. Marx y insiste du début à la fin. « Le procès de travail tel que nous venons de l’analyser, conclut-il, est (…) une nécessité physique de toute vie humaine, indépendante de toutes les formes sociales, ou plutôt également commune à toutes » (K. 1, 186). Aux yeux de Postone, le défaut de cette lecture serait d’oublier que « cette présentation de Marx entraîne ensuite un renversement », puisque les aspects « humains » de ce procès, notamment son « but », « deviennent des attributs du capital », tout comme l’argent « devient une fin en soi » (ibid., je souligne). Marx avait pourtant, dès Grundrisse (1,86), souligné le caractère insuffisant de telles expressions. « Il sera nécessaire de corriger la manière idéaliste de l’exposé qui fait croire à tort qu’il s’agit uniquement de déterminations conceptuelles et de la dialectique de ces concepts. Donc surtout la formule (die Phrase) : le produit (ou l’activité) devient marchandise ; la marchandise, devient valeur d’échange ; la valeur d’échange, devient argent ». Ajoutons : le travail devient attribut du capital, l’argent devient capital. Or force est de constater que l’exposé de Postone, loin de se « corriger », culmine sur cette performance dialectique. Il finit par identifier entre eux ces trois niveaux, puisqu’au terme il ne lui suffira pas d’abolir le capital (N3), mais aussi la marchandise (N2), et finalement le travail lui-même (N1), au prix, il est vrai, de la liquidation du concept même de « travail ». En réalité, le travail sous le capitalisme, ne peut cesser de se donner comme « but » la satisfaction de « besoins » et donc une production de valeurs d’usage (N1). La question est de savoir quels besoins, et à quel prix humain et écologique. Et c’est là le programme d’une investigation dialectique de la lutte de classe. On retrouve la même démarche au niveau N2 et dans sa relation à N3. [↩]
- J’ai fourni, dans Qf ?, p. 142-152, une étude détaillée des écrits successifs de Marx sur cette question, mais « l’interprétation » de Postone ne s’intéresse guère aux textes de Marx. [↩]
- En réalité pour Postone, ce problème du passage ne se pose pas, parce qu’on est toujours déjà passé. En effet, écrit-il, « dans le capitalisme, la production n’est pas seulement la valeur d’usage, mais la valeur – plus précisément la survaleur », p. 411 (je souligne). Or il se trouve que Marx, dans le passage auquel Postone se réfère, écrit (bien évidemment) tout autre chose : le capitaliste « veut produire non seulement une chose utile, mais une valeur et non seulement une valeur, mais encore une plus-value » (K1, 188). C’est-à-dire : N1 + N2 +N3. Ce « mais encore » ne se ramène pas donc à un « plus précisément » : c’en est précisément le contraire. Pour Postone, l’essentiel ici est la « création de valeur », non celle de la « survaleur ». Car produire de la survaleur est, à ses yeux, dans la nature même de la valeur. Marx, écrit-il, « analyse le procès de valorisation essentiellement en termes de création de valeur » (p. 414). Évidemment, Postone n’a pas tort de souligner que la finalité des capitalistes (sauf qu’il ne parle jamais des capitalistes, mais du capital) est le profit, et non l’utilité ou la production de marchandises. Il y a, en effet, au-delà du rapport quantitatif, que désigne le « taux de plus-value », une question qualitative, qui découle de l’horizon abstrait de la production capitaliste, celle d’une richesse abstraite, la plus-value. Mais Postone ne fait aucune différence entre l’abstraction de la valeur et celle de la plus-value. Les maux du capitalisme sont en définitif le fait du marché. La différence entre la production marchande et la production capitaliste se lit, en réalité (et c’est ce qui échappe à Postone), sur le fait que celle-ci n’a nullement pour objet une « accumulation de valeur », projet plus aberrant encore que celui de la thésaurisation, mais une accumulation de plus-value. Ce qui n’est pas la même chose, parce que le « rapport de valeur », exposé au chapitre 1 du Livre 1, est tout autre chose que le rapport capitaliste, et la production marchande tout autre chose que la production capitaliste. Mais, et c’est là le point décisif, la production capitaliste est toujours aussi production marchande : le capitaliste ne fait de profit qu’en vendant des « marchandises » (concept exposé dans la Section 1). Et c’est par là, du reste, que se profile une contradiction essentielle au sein du capitalisme (celle qui doit être désignée comme « la contradiction productive »), que l’on ne peut apercevoir si l’on fait de la « production de valeur » la vérité de la « production de plus-value ». C’est cela que Postone voudrait faire entendre quand il désigne la valeur comme une « forme de richesse », caractéristique du capitalisme. En réalité, les capitalistes se soucient fort peu d’accumuler « de la valeur », N2. Ce qui les intéresse c’est d’accumuler de la plus-value (plus précisément du profit), N3. Ce qui est tout autre chose. Cela n’empêche pas Postone de rapporter, en parallèle au sien, le récit théorique de Marx : la plus-value tient à ce que les salariés travaillent plus longtemps que le temps de travail impliqué dans la production de leur subsistance. Mais il ne voit pas la différence. Il ne comprend pas pourquoi il ne vient pas à Marx l’idée que la valeur serait une « forme de richesse », ni que les capitalistes chercheraient à accumuler « de la valeur ». [↩]
- C’était là le thème du chapitre 3 de Que faire du Capital ?, « La valeur comme catégorie sociopolitique ». [↩]
- La théorisation que je désigne comme « métastructurelle » propose une toute autre façon de recueillir l’héritage dit « dialectique ». [↩]
- Je me permets de renvoyer à Théorie Générale, pp. 460-463, Note philologique sur ce fragment « machine ». [↩]
- On notera – et peut-être aurait-il fallu commencer par là toute l’explication – que l’idée de « produire de la valeur » est relativement aberrante par rapport à la grammaire de Marx, qui, au niveau N3 de l’analyse du capital, n’emploie cette expression que dans un contexte bien défini : dans l’identification du couple « valeur produite » / « valeur transférée ». Pour lui, le salarié est là pour produire non pas de la valeur, mais des marchandises, lesquelles ont une valeur c+v+pl : capital constant + capital variable + plus-value. Dans ce procès, Marx distingue la valeur transférée (« c »), celle des moyens de productions utilisés, et la valeur nouvellement produite (« v + pl »), correspondant au montant du salaire et de la plus-value. L’objectif de tout capitaliste n’est pas que soit produite de la valeur, mais que sa marchandise ait la moindre valeur possible, pour que, vendue au même prix que celle du concurrent, elle lui rapport un profit différentiel, lui permettant d’augmenter sa plus-value. Tout capitaliste minimise la valeur pour maximiser la plus-value. Mais, chez Postone, les capitalistes (singuliers) n’existent pas : seulement « le capital ». Or en confondant ainsi valeur et capital, on ne peut comprendre les mécanismes élémentaires du capitalisme. Cette confusion est, hélas !, largement répandue parmi les philosophes interprètes du Capital. Remarquons ici l’intérêt subtil de ce terme français de « plus-value », que Marx a conservé, dans la version ultime, celle de Roy, entièrement révisée par lui, par rapport à l’allemand « survaleur », Mehrwert. Il aide à se représenter que l’on change de registre théorique quand on passe de N2 à N3, précisément : la « plus-value », ce n’est pas seulement une plus grande quantité de « valeur », c’est une autre sorte de logique sociale que « la valeur ». Ce n’est pas un pouvoir sur des choses à échanger ou à consommer, mais sur des personnes et des moyens de production à « faire travailler » ensemble, en vue d’un profit. [↩]
- Voir Foucault avec Marx, §411, « La contradiction politique du capitalisme » et §412, « La contradiction productive du capital ». [↩]
- Le concept de métastructure ne s’éclaire que par l’ensemble de la théorie dont il est centre. L’idée directrice est que la « structure » sociale moderne, prise comme structure de classe, ne peut être comprise qu’à partir de sa « métastructure », c’est-à-dire à partir de ses présupposés de raison instrumentalisés. Il existe en effet deux modes primaires de la coordination rationnelle à l’échelle sociale : le marché et l’organisation. Dans la société moderne, ils forment les deux « facteurs de classe », qui se combinent en « rapport de classe ». Marx avait, en ce sens, montré comment la relation marchande se retourne en rapport de classe capitaliste dès lors qu’elle intègre la force de travail comme marchandise. Mais il en va de même pour l’organisation. En réalité, ces deux médiations sont constitutivement liées. Et le couple marché-organisation, où se noue un « rationnel » économique, a pour corrélat la bipolarité juridico-politique entre contractualité interindividuelle et contractualité sociale, qui articule le « raisonnable » politique. Telle est, dans toute sa complexité la « fiction moderne », dont la forme moderne de société est le retournement instrumental en rapports de classe. [↩]