Money, money, money : entretien avec Costas Lapavitsas

Longtemps marginalisée, la théorie marxiste de la monnaie opère depuis la crise financière de 2007 un retour sur le devant de la scène. Penseur principal de ce renouveau, Costas Lapavitsas s’est notamment inspiré des théories classiques de l’impérialisme pour comprendre les bouleversements des rapports sociaux provoqués par la financiarisation. Dans cet entretien, il dresse un tableau de ces bouleversements qui intègre non seulement la dynamique spatiale du capitalisme, l’interpénétration entre centre et périphérie, mais aussi la dynamique hiérarchique des rapports entre les différentes fractions du capital (industrielle, financière) et les travailleurs.

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Comment décririez-vous votre trajectoire intellectuelle et politique entre la Grèce et l’Angleterre ?

Je suis arrivé en Angleterre quand j’étais très jeune. J’ai été formé par l’ébullition qui a suivi la chute de la dictature des colonels en Grèce, j’ai participé à cette période de politisation intense. De plus, ma famille est traditionnellement de gauche. J’ai donc été marxiste bien avant mes études, je n’ai pas découvert Marx à l’université. Mais comme je suis arrivé en Angleterre à un jeune âge – à la fin des années 1970 – j’évolue depuis longtemps dans la gauche britannique et européenne. Je participe depuis longtemps à la vie politique britannique et européenne. Mon engagement dans la vie politique et économique grecque depuis 7 ans constitue donc en quelque sorte un retour en Grèce. D’ailleurs dans toutes mes activités j’ai toujours essayé de maintenir une dimension distinctive, liée à mes origines culturelles grecques. Je suis convaincu que nous devons apporter quelque chose de nous-mêmes, de notre développement propre dans les sciences sociales. Nous ne pouvons nous contenter de répéter ce que nous avons appris ailleurs.

Profiting without Producing tout comme votre tout nouveau Marxist Monetary Theory s’appuient sur le Capital Financier de Rudolf Hilferding mais soulignent aussi ses limites. Quels renseignements théoriques peut-on tirer d’Hilferding pour comprendre le capitalisme contemporain ?

Je voudrais avant tout souligner qu’en termes économiques Hilferding, avec qui j’ai des désaccords politiques profonds, est le seul marxiste du XXe siècle qui peut revendiquer son appartenance à la tradition des théoriciens de la monnaie. Hilferding n’est pas seulement un économiste politique marxiste, il est aussi un théoricien de la monnaie important en tant que tel. À mon avis il est le seul marxiste dans ce domaine. Quand je parle de monnaie je ne fais pas simplement référence à l’argent mais, plus largement, à la finance. La véritable contribution d’Hilferding concerne la finance et sans Hilferding il est difficile de comprendre la finance aujourd’hui. La pensée d’Hilferding est fondamentale pour toute théorie de la monnaie marxiste aujourd’hui car il propose deux choses très importantes. D’abord, il s’agit d’une manière innovante d’analyser le rapport entre le capital industriel et le capital financier. Il a compris la nature du capital financier comme capital spécifique qui doit être analysé de manière spécifique. Il a également expliqué les liens organiques entre le capital industriel et le capital financier. Je dirais que le rapport n’est pas le même aujourd’hui mais la compréhension et l’analyse de ce rapport viennent d’Hilferding. Le deuxième point concerne l’analyse proposée par Hilferding du profit, plus précisément du profit financier. Le profit financier et l’analyse novatrice des liens entre profit financier et industriel sont deux dimensions que les économistes marxistes, au moins dans la tradition anglo-saxonne, commencent à peine à comprendre, 100 ans après la publication du livre d’Hilferding. De ce point de vue il est également un théoricien marxiste très important. Evidemment, et c’est mon dernier point qui n’est pas tellement en lien avec la théorie, l’apport d’Hilferding est fondamental pour comprendre le changement des périodes du capitalisme et Lénine s’en est bien entendu inspiré quand il a formulé sa théorie de l’impérialisme.

S’appuyant sur des données empiriques, des marxistes comme Andrew Kliman et Michael Roberts ont défendu à plusieurs reprises la validité de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit pour expliquer les crises. Quel rôle cette tendance joue-t-elle dans votre explication de la crise de 2007, qui attribue un rôle central à la finance ?

Lorsque je regarde le développement de l’économie politique marxiste depuis 30-40 ans, pour être honnête, je suis stupéfié. Pendant cette période une tendance a émergé qui explique à peu près tout à partir d’une prétendue baisse du taux de profit. Cette manière de penser s’est en quelque sorte transformée en explication marxiste de la performance macroéconomique du capitalisme et de l’évolution du capitalisme. Je voudrais souligner que cette approche consistant à tout expliquer par  la baisse tendancielle du taux de profit et la composition organique du capital est assez récente. Les marxistes classiques et Marx lui-même n’ont pas procédé de cette façon. Vous ne trouverez pas cette approche chez les grands marxistes du début du XXe siècle comme Rosa Luxemburg, Lénine, Hilferding, Kautsky ou Otto Bauer et pourtant historiquement ils étaient les meilleurs des marxistes. Et vous ne la trouverez pas non plus chez Marx et Engels. C’est une création de la fin du XXe siècle et elle reflète à mon avis un déclin du marxisme. Avec cette approche le marxisme devient une activité intellectuelle étroite et auto-référentielle, qui pense avoir trouvé une sorte de principe autour duquel tourner, quoiqu’il puisse se passer dans le monde. Donc, du point de vue théorique je trouve ce type de d’explication vraiment pauvre et attristante. Cela nous dit très peu sur le plan théorique. Du point de vue empirique cette approche manque totalement de substance. J’ai mesuré le taux de profit à de nombreuses reprises et je m’apprête à publier un travail empirique sérieux sur le taux de profit aux États-Unis et rien ne laisse penser qu’il baisserait sérieusement depuis les années 1980. Bien entendu il fluctue mais sur le long terme les données n’indiquent pas de baisse. Par conséquent, cette approche manque de fondement empirique et théorique. Enfin, en ce qui concerne la théorie de la crise j’aimerais souligner une chose très importante : les crises sont des événements très complexes. Une théorie des crises est une chose complexe par nature. Vous ne comprenez pas ce qu’est une crise si vous pensez que, parce que vous avez supposément identifié une baisse du taux de profit, vous avez montré qu’il y aura une crise. La plupart de ces soi-disant théories inventent ou trouvent d’une manière ou d’une autre une chute du taux de profit, et, sur cette base, ajoutent un peu de sociologie de bas niveau pour expliquer la situation. Plus vite le marxisme abandonnera cette voie mieux ce sera pour nous tous. Du point de vue politique c’est également consternant. Mettre l’accent sur la baisse du taux de profit reflète directement la pertinence politique d’un certain marxisme. Moins le marxisme est influent dans la population plus on insiste sur la baisse tendancielle du taux de profit. Beaucoup de gens se pensent révolutionnaires s’ils démontrent tant bien que mal que le taux de profit baisse. Parce qu’ils montreraient que le capitalisme génère des crises et que par conséquent cela créerait des situations impossibles pour les travailleurs. Cette approche ne mène nulle part. C’est politiquement inutile. C’est le reflet d’une faiblesse politique. Nous avons besoin d’arguments complexes qui ont du sens. J’ai été impliqué dans la politique en Grèce ces dernières années et je peux vous dire que si vous commencez votre analyse avec la baisse du taux de profit la plupart des gens ne savent pas de quoi vous parlez. Les partis grecs qui, comme le Parti communiste, reproduisent cette analyse ont été totalement inutiles dans les événements politiques des dernières années.

D’où provient l’accumulation financiarisée ? Dans Profiting without Producing vous mentionnez trois tendances, à savoir la monopolisation, la restructuration des banques et la consommation des travailleurs.

Je pense que la financiarisation est une dimension très importante du capitalisme contemporain. Comme vous l’avez indiqué dans votre question il faut commencer avec le capital productif. Bien entendu, la montée des grandes entreprises, du capital monopolistique – peu importe comment vous l’appelez – et son comportement propre est très important. Ce que nous observons, et cela s’applique à la France, à l’Allemagne, à l’Angleterre et aux États-Unis, c’est que les grandes entreprises ne dépendent pas autant des banques qu’auparavant. C’est un élément fondamental. Pendant longtemps les grandes entreprises ont eu la main sur des ressources monétaires substantielles, mais ce capital n’a pas été investi dans l’économie domestique. Nous avons un investissement faible et la disponibilité de quantités gigantesques de capital financier que les grandes entreprises utilisent afin d’extraire du profit financier. La financiarisation commence de cette façon. Elle  résulte des développements sous-jacents du mode de production et des changements institutionnels dans l’État et dans le système financier. Ce processus est au cœur de la réalité et la France est le pays qui se financiarise le plus vite. À partir de ce commencement des changements ont eu lieu dans le secteur bancaire. Le capital bancaire a sa propre logique. Il n’est pas une sorte de capital traîné par les grandes entreprises ou à l’inverse à la commande des grandes entreprises, il a sa propre logique. Il ne s’approche pas des grandes entreprises à la façon dont Hilferding ou Lénine l’ont soutenu il y a 100 ans. Si les perspectives de rentabilité réalisées à travers des prêts ne sont pas bonnes les grandes banques vont faire autre chose. Dans ce cas nous assistons à un changement dans les opérations bancaires. Aujourd’hui les banques sont plus orientées vers l’extraction de profits à partir de transactions, à partir d’opérations sur les grands marchés et de prêts accordés aux gens normaux et aux ménages. Et comme vous le savez de mon livre, la troisième dimension concerne justement la pénétration des ménages. D’une certaine manière il s’agit de l’élément le plus évident de la financiarisation, l’élément que nous voyons tous. De ce point de vue le capitalisme contemporain est particulier et cela comporte une dimension économique et une dimension non-économique. Bien entendu, les ménages font preuve de comportement économique mais ils agissent aussi de façon non-économique, car les gens ne sont pas des entreprises. Vous avez une famille, vous élevez des enfants et vous devez reproduire la force de travail. Ces processus n’ont pas directement lieu dans la sphère économique. Donc la manière dont la finance se connecte à vous est un processus très complexe qui varie de pays en pays. Or, nous assistons à une extraction de profits directement branchée sur les ménages, directement branchée sur les travailleurs. Le transfert direct de valeurs des individus et des ménages vers les institutions financières est un phénomène nouveau, qui a des implications très importantes pour le développement à la fois des ménages et de la finance. C’est une nouvelle forme d’exploitation.

Le courant autour de la Montly Review mais aussi Giovanni Arrighi affirment qu’un changement d’époque a eu lieu concernant l’équilibre entres la sphères de production et celle de la circulation, en faveur de la dernière. De la même façon le capitaliste est souvent considéré comme rentier, loin de la production et ayant un comportement prédateur vis-à-vis de l’accumulation. Pourriez-vous expliquer plus largement le rapport entre la finance et l’accumulation réelle ?

La finance est une chose très ancienne. Nous avons des traces de transactions financières dans l’antiquité, à Rome et en Grèce. Il s’agit de transactions très sophistiquées et clairement capitalistiques, capitalistiques dans le sens d’investir de argent pour en tirer du profit, ce qui constitue la dimension la plus fondamentale du capitalisme. Donc le capitalisme financier est une chose très ancienne. Ces gens connaissaient des façons variées de faire du profit et n’avaient pas besoin de mode de production capitaliste pour générer du profit financier. Depuis que ce savoir existe, il est inhérent à la finance, au travail avec l’argent et l’argent-capital. Cela véhicule aussi une dimension prédatrice puisque la finance est décalée par rapport à la production et tire ses profits de la production réelle, qu’elle soit capitalistique ou pas. En fin de compte, la finance ne s’intéresse pas tellement à la production et si pour extraire du profit il est nécessaire de presser le capital productif elle le fera. Donc l’élément prédateur envers la production et les individus est toujours présent. Nous savons de longue date que la finance détruit les individus. Le capitalisme industriel tel qu’il a été abordé par Karl Marx et les grands économistes politiques fut d’un certain point de vue une période particulière. Pendant les années du capitalisme industriel intensifié un système financier, pas seulement une activité financière, a émergé pour la première fois de l’histoire de l’humanité. Donc un système financier structuré a vu le jour et ce système a été mobilisé pour servir les intérêts du capital industriel. Comme Karl Marx l’a souligné le capital financier est subordonné au capital industriel. C’est en effet la manière dont le capitalisme a fonctionné au XIXe siècle en Angleterre et ailleurs. Karl Marx avait donc en tête ce modèle classique  où les banques, les bourses et les institutions financières servent l’accumulation du capital industriel productif. Le XXe siècle est très différent, et le XXIe encore plus. Avec le capitalisme tardif nous avons observé une rupture dans ce fonctionnement simple et une autonomie croissante du capital financier. Le capital financier a un potentiel d’autonomie mais au XIXe siècle il a été sous le contrôle du capital industriel. Au XXe siècle son autonomie a augmenté et s’est accentué avec la financiarisation. Grâce à Hilferding nous pouvons penser l’autonomie du capital financier qui s’affirme et domine le capital industriel. C’est l’inversion des observations de Marx et c’est l’impérialisme classique de Lénine. Pendant le XXe siècle le capital industriel est revenu et s’est imposé face au capital financier pendant la période keynésienne. La financiarisation aujourd’hui peut être considérée comme une deuxième période d’ascendance de la finance. Cette fois non pas en contrôlant le capital industriel mais en faisant du profit à travers de canaux multiples : en effectuant des transactions directement avec les individus et en donnant au système financier une indépendance considérable, ce qui lui permet de se développer de manières multiples. Cette dynamique a eu lieu alors que le capital industriel en Occident n’a pas vraiment connu de croissance et alors que les profits n’ont pas augmenté significativement, sans pour autant baisser. Ainsi, pendant les 40 dernières années nous avons assisté à un rééquilibrage de l’économie capitaliste historiquement sans précédent. La finance s’est étendue, la production est plutôt en stagnation. C’est ce qu’on appelle la financiarisation et cela signifie la réaffirmation de tendances anciennes. Le marxisme doit les prendre en compte, et il doit penser de façon innovante et créative.

Vous considérez que la crise déclenchée en 2007 est particulière à cause du rôle qu’y joue la logique propre à la finance. Dans ce contexte, vous soulignez que l’argent est le fondement du crédit et de la finance. Quelles sont les bases d’une théorie marxiste de la monnaie aujourd’hui ?

Votre question en contient deux. La crise de 2007-2009 n’a pas été déclenchée par la chute du taux de profit. Commençons par là. Ceux qui pensent cela et qui pensent défendre le marxisme parce qu’ils lient cela à une réalité de l’économie capitaliste se trompent. Ce n’est pas pertinent. La crise provient certes du cœur du capitalisme, mais la finance est précisément au cœur du capitalisme. Ensuite, la crise est le résultat d’événements particuliers. Figurez-vous : la fraction la plus pauvre de la classe ouvrière des États-Unis a fortement emprunté et n’était pas en mesure de rembourser, et ces dettes immobilières ont déclenché une crise globale gigantesque. À l’époque de Karl Marx cela aurait été impensable. Cela nous dit beaucoup sur les transformations du capitalisme et l’intégration de la finance. L’argent est bien entendu la base de la finance pour toute approche marxiste. Son importance a été clairement démontrée depuis la crise. Or, la théorie marxiste de la monnaie a aussi été un champ très problématique pour plusieurs raisons. Dans le monde anglo-saxon la théorie marxiste de la monnaie a été très faible historiquement, contrairement à la tradition allemande et surtout la tradition japonaise. Les choses s’améliorent seulement graduellement dans le monde anglo-saxon. Voici mon approche : logiquement, nous devons comprendre la monnaie en tant que marchandise, comme le disait Marx. Mais ce n’est que le début. Une fois la monnaie comprise comme marchandise il faut comprendre l’évolution de la monnaie et le fonctionnement particulier de l’argent-crédit et de l’argent fiduciaire. Ce sont les formes de monnaie les plus importantes du capitalisme moderne. À partir de cette perspective, la monnaie contemporaine est très importante pour deux raisons. Premièrement,  une grande partie de la monnaie est créée par des banques privées à travers le mécanisme de crédit. Deuxièmement, et encore plus important, le fondement de ce système, le moyen de paiement ultime, le cours légal – non-convertible – repose sur la confiance en l’État. C’est une promesse d’auto-paiement, rien de plus qui a été produite par l’État via le système bancaire. C’est ce qui rend différente la monnaie : elle est fiduciaire mais produite à travers le système bancaire. Cela donne un pouvoir énorme à l’État moderne car cela lui permet de baisser le taux d’intérêt à 0 – c’est sans précédent dans l’histoire du capitalisme – en produisant essentiellement des quantités immenses de cette monnaie fiduciaire, possédée par les banques. Nous assistons aujourd’hui à explosion incroyable de la tendance à la thésaurisation. Des sommes gigantesques de cette monnaie sont produites par l’État et thésaurisées par les banques. C’est donc la capacité de l’État moderne à créer de la monnaie et à la mettre aux mains des banques qui lui a permis à de gérer la crise. C’est également la capacité de l’État à créer de la monnaie de cette façon qui lui a permis de soutenir la financiarisation. Le pouvoir de l’État est placé au service du système financier. Il permet au système financier d’obtenir des liquidités, il baisse les taux d’intérêt, il subventionne le système financier en créant des marges entre les intérêts payés et les intérêts reçus. C’est un levier puissant pour gérer l’économie capitaliste et soutenir la finance. Voilà pour ce qui est du système domestique. Sur le plan international, le rôle de la monnaie est plus complexe et inversé par rapport au système domestique. Dans l’usage domestique de la monnaie il existe un certain degré de savoir et de gestion en fonction d’intentions spécifiques. Internationalement, c’est l’inverse, c’est l’anarchie. Aucune monnaie ne peut fonctionner de cette façon et il n’y a pas de structure servant ces intentions sur les marchés mondiaux. Il y a une concurrence entre les États, une concurrence entre les grandes entreprises autour des paiements, des transactions et des transferts des richesses. Ces concurrence font l’objet de médiations par des formes de monnaie créées par des États puissants, surtout les États-Unis et dans une certaine mesure l’Union Européenne, qui sont dans une situation de concurrence instable. C’est une source de l’instabilité et incertitude globales que nous observons en ce moment. Nous sommes au seuil d’une guerre monétaire depuis deux ans, et même si nous ne savons pas si elle aura effectivement lieu, cette situation montre l’instabilité globale du système. Je ne vois pas de comment stabiliser la dimension internationale de la monnaie. C’est pour cette raison que les vastes contradictions du système capitaliste global s’y manifestent.

Le concept de capital fictif est relativement répandu dans les débats actuels. Pourriez-vous expliquer la différence entre le profit financier provenant de la détention d’actions et celui provenant des échanges d’actifs financiers ? Et en lien avec cette question, pourquoi la figure du spéculateur est-elle inadéquate pour l’analyse du profit financier résultant des échanges d’actifs financiers ?

Je suis très sceptique par rapport au concept de capital fictif et par rapport à une bonne partie du débat autour de la figure du spéculateur. Le capital fictif et la spéculation existent mais je me méfie du fait de mettre l’accent sur ces choses, parce que cela représente le revers de la médaille de la baisse tendancielle du taux de profit. Généralement, ce type d’analyse marxiste commence avec la baisse tendancielle du taux de profit et pense qu’il explique le monde, et ensuite il ajoute le capital fictif et les spéculateurs et pense qu’il explique la finance. Ce n’est pas sérieux. Ceci dit, le capital fictif est une idée que Karl Marx a utilisé et la façon la plus simple de le comprendre est de l’envisager comme de la valeur actuelle nette. Ceux qui sont dans la finance connaissent cela : c’est attribuer une valeur monétaire à du capital fictif qui correspond aux paiements réguliers que quelqu’un perçoit. C’est faisable, la finance le fait tout le temps. Marx connaissait ce fonctionnement et la considéré comme fictif, et il avait raison. Mais il n’y a pas de capital de ce type. Lorsque vous percevez de l’argent régulièrement cela ne signifie pas qu’il y a du capital derrière. Cependant si vous l’échangez, si vous échangez le droit de percevoir ces paiements vous lui créez un prix et c’est comme ça que la finance fonctionne. Vous créez un papier qui correspond à ce capital et vous donne le droit à un paiement, ce qui signifie que quelqu’un doit vous payer la somme. Cet argent n’est pas fictif, il est réel. Lorsque nous parlons du capital fictif cela ne signifie pas que le capital que nous observons dans les marchés financiers est fictif, loin de là. Ce capital doit être compris en tant que capital-argent de prêt. Voilà le vrai concept dont nous avons besoin pour la finance. La théorie marxiste devrait consacrer son temps au capital-argent de prêt parce que le capital fictif est fondamentalement un puits sans fond. Le capital fictif ne vous donne que très peu d’outils intellectuels. La vraie question concerne le capital-argent de prêt. Il nous permet de comprendre le vrai capital qui est disponible sous forme monétaire et échangé sur les marchés financiers. Cela prend la forme de capital fictif, cela crée du capital fictif mais en-dessous il y a une réalité, qui correspond au capital-argent de prêt. Dans mon travail, j’ai précisément souligné l’importance de ce rapport, car les profits de la finance ne sont pas fictifs, ils sont très réels et ils sont le produit du capital-argent de prêt. Qu’est-ce qui s’y passe alors ? Deux choses qui sont analytiquement et politiquement importantes. D’abord, des profits réels émergent parce que certains agents obtiennent le droit à des flux de valeur futurs. Cela peut être des profits futurs, des salaires ou autre chose. Vous obtenez des droits et les accumulez. C’est une vraie source de revenus. La deuxième chose c’est la différence en termes de valeur monétaire entre ce que vous avez payé pour un actif financier et ce que vous recevez pour cet actif. Des gains en capital si vous voulez, ou des pertes. Il s’agit de différences ponctuelles en termes absolus de valeur, ce sont des transferts de valeur et non pas de flux. C’est un autre mécanisme d’appropriation de profits dans les marchés financiers. Les profits financiers devraient ensuite être analysés à travers une combinaison de ces deux choses : le changement de droits aux flux futurs de valeur et le changement concernant la différence entre argent payé et argent reçu pour obtenir des actifs, des gains en capital. A ce stade un outil analytique essentiel vient d’Hilferding. Beaucoup de ces gains en capital ou de l’accès aux profits dépendra du taux de rendement et du taux d’intérêt sur le marché. Hilferding a été le premier marxiste à analyser la différence systématique entre le taux de profit et le taux d’intérêt. Pour cela il a proposé le concept de profit d’entreprise. Les marxistes devraient consacrer leur temps à analyser cette dimension plutôt que d’essayer de monter que le taux de profit baisse.

Dans quelle mesure la financiarisation a-t-elle transformé les rapports sociaux dans les pays capitalistes développés ?

Elle les a profondément transformé. Nous devons mettre l’accent sur le fait que nous n’assistons pas vraiment au retour du rentier financier. Les gens extraient de la rente, ils extraient du profit financier, mais ils ne semblent pas l’extraire en prêtant de l’argent ou en rendant disponible de l’argent. Traditionnellement en économie politique le rentier est la personne qui prête du capital-argent et le rend disponible. Or, nous n’observons actuellement pas directement ce phénomène. Ce n’est pas l’âge du rentier. C’est l’âge de l’institution financière liée aux entreprises industrielles de façon inhabituelle. C’est l’âge de la finance institutionnelle dans une configuration très complexe qui mobilise des fonds à travers toute la société. Du point de vue des travailleurs, la transformation apportée par la finance est très importante. La finance a pénétré la vie individuelle. Du côté de la dette mais aussi du côté des actifs. Typiquement, la tradition marxiste ou la gauche se concentrent sur la dette et ils pensent que la financiarisation fonctionne de cette manière. Car en effet, l’endettement a augmenté, et on trouve une analyse qui explique que la dette a augmenté parce que les revenus ne sont pas assez élevés. Donc les gens empruntent afin de maintenir leur niveau de vie. C’est un raisonnement fallacieux. Il n’est tout simplement pas possible d’augmenter systématiquement la dette privée pendant 30 ans parce que les revenus sont insuffisants. Les institutions financières qui auraient fait cela auraient fait faillite il y a longtemps. Donc il y a d’autres processus. Bien entendu les salaires réels ont stagné pendant longtemps dans beaucoup de pays comme les États-Unis, mais cela n’explique pas tout. Les raisons pour lesquelles les gens ont augmenté leur endettement personnel sont beaucoup plus complexes. Le plus grand facteur de dette, ce sont les hypothèques pour le logement. La part consacrée aux crédits à la consommation est bien moindre, et pour l’instant nous ne connaissons pas assez précisément cette dimension. La raison raison de la hausse de l’endettement dans beaucoup de pays est selon moi en lien avec le revenu réel mais elle est plus étroitement liée à la mise à disposition des produits de base dont les ménages ont besoin : le logement, l’éducation, la santé et ainsi de suite qui forment le panier de consommation de la classe ouvrière. Dans ces domaines nous assistons à un remplacement du service public par des services privés, qui passent de plus en plus par le système financier. La financiarisation fonctionne ainsi. Donc les gens sont toujours plus endettés à cause de la marchandisation de ces activités, gérées par le système financier. Sans nier le rôle des salaires, le problème est bien plus compliqué pour les travailleurs individuels et les ménages. Et cela a des conséquences sur le comportement des travailleurs. Le travailleur ressent la pression de la dette, et par conséquent il ou elle se comporte différemment sur le lieu de travail. De plus, le travailleur voit qu’il peut obtenir des biens d’une multitude de fournisseurs privés. Dans le cadre d’un processus de gestion étroite de ses ressources financières, tout cela provoque un changement dans la mentalité du travailleur. Cette pression provenant des questions de logement muselle le travailleur, et la question du logement me permet d’enchaîner sur les actifs financiers. La gauche regarde seulement les passifs des travailleurs mais ils ont aussi des actifs, dont des actifs financiers. Ils ont des actifs financiers pour les retraites, beaucoup de travailleurs épargnent pour leur retraite et cela leur importe beaucoup. Le logement peut aussi être considéré comme un actif. Certes, vous avez votre hypothèque, mais vous disposez également de votre maison. Donc, sur le côté des actifs la financiarisation est présente aussi. Les gens apprennent comment jouer avec leur maison, et comment anticiper des profits, ce qui constitue un processus mental très important. Les gens dépendant aussi de plus en plus de fournisseurs privés pour les retraites et à nouveau dans ce cadre ils peuvent perdre de l’argent ou obtenir des droits dans un processus complexe. Donc la financiarisation concerne aussi le côté des actifs, permettant aux institutions financières de faire du profit. La combinaison de ces deux côtés crée des résultats puissants que nous voyons dans la vie quotidienne. Cela ne touche pas seulement la classe moyenne, mais aussi la classe ouvrière. De nouvelles pressions politiques en découlent pour la gauche. Nous devons être capables de fournir des propositions concrètes aux travailleurs dans cette situation et savoir comment gérer les pressions auxquelles ils font face.

Concernant les pays de la périphérie vous affirmez qu’il n’y a pas de retour à l’impérialisme formel, mais  que dans les pays en voie de développement, la financiarisation prend une forme subordonnée, qui est liée à la hiérarchisation du marché mondial. Quels sont les éléments caractéristiques de cette financiarisation subordonnée ?

C’est là me semble-t-il le développement le plus intéressant du système global dans les 15 dernières années. Nous n’assistons pas à un retour de l’impérialisme classique. Ceux qui considèrent qu’il y a un retour de l’impérialisme à la Lénine n’ont pas étudié Lénine de près. Car Lénine parle de la monopolisation et de l’unité de la finance, des banques et des grandes entreprises, qui impose des contrôles du commerce, domine le monde et le divise. Rien de tel n’est observable aujourd’hui. Et pourtant, nous avons une finance agressive dominant le monde et pénétrant partout, de concert avec les grandes entreprises qui se financent elles-mêmes. Nous avons des formes d’imposition impériale mais différentes de ce qu’a pu observer Lénine et c’est pour cette raison que nous ne voyons pas de phénomènes similaires.

Il n’y a pas d’empires formels. Au contraire, nous voyons que quand les États agressifs interviennent, ils créent du chaos, au lieu de créer un empire pour dominer et l’intégrer dans leur système de contrôle. Les États-Unis, en particulier depuis les années 1990 ont créé le chaos partout où ils sont intervenus : Irak, Afghanistan, Libye, les Balkans. Certes, il y a une présence impériale, elle est agressive, déstabilisante et animée par l’expansion de la finance et des grandes entreprises, établissant des avant-postes partout, mais pas comme chez Lénine. Pendant longtemps les impérialistes ont souhaité maintenir les frontières ouvertes, et garantir le libre-échange et la libre circulation de la finance. Nous verrons comment cela va se terminer. Dans le même contexte, dans les 40 dernières années la finance s’est aussi établie dans les pays émergents, les pays à revenu moyen, mais pas dans les pays les plus pauvres. Là-bas des banques étrangères ont pénétré et transformé le système domestique d’après les critères déjà soulignés (concernant surtout les ménages dans des pays comme la Turquie, l’Inde, le Mexique et l’Afrique du Sud). Cela a eu des conséquences pour beaucoup de pays en voie de développement. Ce qui est intéressant c’est que leur financiarisation dérive clairement de la financiarisation des pays du centre. Mais là-bas la financiarisation a émergé et s’est étendue pendant que les pays étaient en croissance, ce qui montre que la financiarisation ne va pas nécessairement de pair avec une production stagnante. Dans ce contexte, la Chine est la grande inconnue, qui pourrait tout changer. Son économie est énorme, son système financier aussi mais elle n’est pas financiarisée comme le sont les pays du centre ou certains pays en voie de développement. En Chine le système financier sert toujours les intérêts de l’accumulation capitaliste. Nous voyons les grandes lignes d’un système qui promeut l’investissement dans les grandes entreprises, l’extraction de profits de l’industrie. Cela peut toujours créer une bulle financière ou une sur-extension du crédit, mais les intérêts de l’accumulation productive sont toujours au centre. Deux raisons expliquent cette configuration. Premièrement, le rôle de l’État qui gère une grande partie du système financier chinois. Deuxièmement, le système financier chinois n’est toujours pas intégralement internationalisé. Il y a toujours des contrôles sur les flux de capitaux. Si la Chine se financiarise comme l’Angleterre ou les États-Unis ou n’importe quel autre pays du centre nous assisterons à des phénomènes gigantesques dans l’économie mondiale. Nous devons réfléchir sérieusement à cette question, si et quand cela arrive.

À gauche, l’État est souvent présenté comme l’antidote du marché. À l’encontre de ce postulat vous soulignez que la financiarisation est impensable sans l’intervention systématique de l’État dans l’économie. Pourriez-vous préciser ce processus ?

Le capitalisme moderne dépend de l’État. Nous avons passé 40 ans avec une idéologie qui se voulait elle-même néolibérale et continue à parler de réduire l’État et de libérer l’économie, libérer le marché. C’est une pure idéologie. Bien sûr, cela fut aussi une politique qui a servi les intérêts de certaines fractions de la bourgeoisie domestique et internationale. Toutefois, en réalité la financiarisation a été fortement dépendante de l’État. Cette dépendance de l’État est manifeste concernant la régulation. Le rôle régulateur de l’État n’a pas disparu, il a simplement changé de caractère. L’État avait l’habitude de réguler la financer en termes de prix et quantités, il a régulé le taux d’intérêt et l’ampleur des prêts et emprunts des institutions. Désormais, il régule les pratiques de la finance, il régule l’adéquation des fonds propres, certaines transactions de prêt… Il y a une liste très longue de régulations qui fournit un peu d’ordre au système financier et encourage ou décourage certaines opérations. Ainsi, le rôle régulateur est très important. Or, la capacité de l’État à réguler la monnaie a été plus importante. La période du néolibéralisme a été une période pendant laquelle le marché est censé avoir été libéré des entraves étatiques et dérégulé. Le marché de la monnaie figure parmi les marchés les plus importants. La monnaie est la marchandise la plus importante et sur ce marché il n’y a pas de dérégulation. En réalité le marché de la monnaie est dominé par un grand monopole : le monopole de la banque centrale, qui représente en fait l’État. Donc au centre du néolibéralisme se trouve une négation énorme du marché par l’État et cette négation est souhaitée par le néolibéralisme. Seuls des néolibéraux conséquents comme Hayek refusent l’État, mais la plupart des néolibéraux lui sont favorables. Cet état de fait a donné un pouvoir considérable à l’État qui garantit une certaine stabilité et a permis la financiarisation et la transformation du capitalisme. L’État joue un rôle de pivot, sans lui la financiarisation est impensable. De plus, d’une certaine manière l’État revient aussi de façon ouverte. Donc tout le bavardage contre l’État se révèle superficiel. Vous pouvez le constater de deux manières : premièrement, la banque centrale est reconnue comme étant le bras de l’État. Avant la grande crise elle était supposée indépendante, même si certains d’entre nous ont demandé de quoi elle était indépendante. Nous n’avons jamais reçu de réponse. Aujourd’hui personne ne pense à la qualifier d’indépendante car de toute évidence elle ne l’est pas. Elle fait ce que veut l’État. Deuxièmement, et c’est plus important, l’État semble revenir à travers la politique fiscale, pas seulement à travers la politique monétaire. Je crois que dans les années à venir il y aura un retour de la politique fiscale, une tentative consciente de l’État d’intervenir dans la fiscalité et les dépenses. Cela changera sûrement l’équilibre des rapports de force sociaux et politiques.

Dans Profiting without Producing vous affirmez que les banques centrales ont émergé en tant qu’institutions publiques majeures de la politique économique du capitalisme financiarisé. Quelles conclusions politiques peuvent être tirées de cette analyse concernant la zone Euro ?

C’est une question très difficile parce que la Banque Centrale Européenne (BCE) est une forme très particulière de banque centrale, tout comme l’Euro est une forme très particulière de monnaie. Les deux vont de pair. L’Euro est le produit de 19 États qui convergent et l’adoptent supposément comme monnaie domestique tout en l’utilisant aussi dans les transactions internationales. Or, aucun État individuel ne porte de responsabilité individuelle pour lui, bien qu’il se base vraisemblablement sur une responsabilité mutuelle. Cela se reflète au niveau de la banque centrale: si aucun État ne prend la responsabilité pour la monnaie, aucun État à lui seul ne soutient la banque centrale qui soutient cette monnaie. C’est pour cette raison que la BCE n’appartient à aucun État et à tous les États. Par conséquent, la BCE est la plus privée des banques centrales. Elle flotte dans l’air. Ce caractère privé ressort clairement de son bilan. La Banque d’Angleterre ou la banque centrale des États-Unis détiennent toutes les deux des sommes considérables de dette souveraine de leur État, démontrant ainsi la connexion étroite avec leur État, qui leur permet d’émettre de la monnaie fiduciaire. La BCE n’est pas construite de cette façon et n’a pas le droit de faire cela. Elle détient majoritairement de la dette privée et un peu de dette publique, car elle a récemment été autorisée à en acheter sur les marchés secondaires, mais pas sur le marché primaire. Il s’agit donc de la banque centrale la plus privée mais pourquoi ? Cela reflète la logique même de ce qu’est l’union monétaire. L’union monétaire n’est pas une véritable union, chaque État a conservé son indépendance. Ceux qui pensent que leur indépendance a disparu ne comprennent pas la situation. Chaque État a conservé son indépendance, donc aucun État de l’union monétaire ne peut accepter la responsabilité pour la dette ou le déficit des autres. Cela nierait la frontière de la souveraineté entre les États. C’est une règle très importante qui est encastrée dans l’union monétaire et dans les opérations de la banque centrale. Il en résulte une situation assez particulière. Il y a cette alliance d’États, il y a une banque centrale privée reflétant cette alliance, mais nous savons qu’au sein de l’alliance d’États un État est plus égal que les autres. C’est une alliance d’États formellement mais pas réellement égaux. Pour appeler les choses par leur nom : l’Allemagne domine à cause de sa puissance économique et ses capacités de prêts. L’Allemagne peut donc influencer la BCE mais elle ne dicte pas tout. Elle ne dicte donc pas comment la BCE fonctionne. Cela crée une contradiction : elle n’est pas la banque centrale de l’État allemand, mais elle doit refléter les intérêts de l’État allemand. Cette difficulté ne peut pas être résolue. C’est sur ce terrain disputé que l’union monétaire européenne se développe. L’Allemagne fait pression, ses intérêts sont prioritaires, elle voudrait les imposer et la BCE doit refléter ces intérêts mais sa politique ne peut pas être identique avec ceux-ci. C’est impossible et c’est une source constante d’instabilité. Jusqu’à présent, depuis 10-15 ans les élites françaises ont accepté cette position subordonnée. Ce qu’ils feront désormais au sein de la BCE et au sein de l’union monétaire déterminera en grande partie l’avenir de l’Europe.

Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Benjamin Birnbaum

 

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Costas Lapavitsas