« Les seules guerres “civiles” sont les Guerres Civiles »
Enzo Melandri, La Ligne et le cercle
Faire parler les silences vs. restaurer.
Les débuts de Nicole Loraux en tant qu’historienne se firent sous l’égide de Karl Marx. Bien que cette helléniste sui generis, désormais connue dans le monde entier comme l’une des plus grandes intellectuelles françaises de la seconde moitié du xxe siècle, ait paru prendre des chemins différents dans les années suivantes, tout discours sur son travail – en particulier sur un texte comme La cité divisée, expressément consacré à la guerre civile en terre grecque – ne peut que partir de là. Dans son premier livre, L’invention d’Athènes, paru en 1981 aux éditions de l’École des Hautes Études et qui est la réécriture d’une thèse de doctorat soutenue au début de l’année 1977, la leçon de Marx apparaît comme décisive. Au centre de ses recherches, la notion d’idéologie et son applicabilité au monde antique à travers l’analyse d’un genre littéraire très particulier : l’oraison funèbre. Étudier les oraisons au moyen desquelles, une fois par an, un citoyen athénien particulièrement important célébrait devant l’assemblée les morts à la guerre de l’année écoulée représentait pour la jeune Loraux l’occasion de reconstruire l’image exemplaire qu’Athènes avait d’elle-même et de son histoire. En prenant le parti de centrer ses recherches autour du concept d’idéologie et de fausse conscience, Nicole Loraux se présente déjà comme une marxiste anormale. En effet, alors que les historiens des générations précédentes s’étaient interrogés essentiellement sur le concept de « mode de production esclavagiste » et avaient essayé de mettre en lumière les dynamiques souterraines d’exploitation sur lesquelles se fondaient les sociétés anciennes, Loraux préférait faire le voyage opposé, passant du plan des représentations à celui de l’histoire sociale. Surtout, par rapport à des auteurs comme Moses Finley, sensibles au charme de la démocratie directe de la polis au point de croire que la politique d’Athènes était à l’abri de toute forme d’aliénation idéologique (la démocratie directe comme précurseur du système des soviets ou comme annonciatrice de toute autre forme de participation élargie ?), la nouvelle génération des chercheurs qui avaient traversé mai 68 et la décolonisation semblait moins encline à idéaliser l’âge de Périclès. Les Athéniens du ve siècle ne font pas exception, semble répéter Nicole Loraux à chaque page de L’invention d’Athènes : eux aussi ont une fausse conscience ; eux aussi, comme nous, modernes, vivent aveuglés par leurs propres bonnes raisons. C’est donc aux historiens de leur appliquer, à eux aussi, les outils critiques qui avaient servi à Marx pour saper les certitudes de la société bourgeoise. Et c’est justement dans le but de porter atteinte à l’image classique que l’historiographie s’est faite de la plus ancienne démocratie que Nicole Loraux parle de « l’idéologie athénienne », exactement dans le même sens que Marx parlant d’« idéologie allemande » : au point d’appeler ses propres lecteurs, dans les dernières pages du livre, à un usage du terme qui ne soit pas générique (« système d’idées »), mais précis et presque technique (« pensées de la classe dominante »).
Ce n’est que maintenant, peut-être, que l’on commence à se trouver à une distance suffisante de cette époque pour voir comment le rejet de la politique classique accompli par la génération de Loraux (la démocratie directe des Grecs comme modèle pour la société sans classes à venir) reproduisait, sur un autre plan, la révolte de la décennie précédente contre la proposition lukàcsienne d’un réalisme socialiste qui érigeât l’objectivité épique en idéal esthétique majeur. Dans les deux cas, le défi était d’offrir un Marx enfin libéré de Hegel – même au risque de se retrouver avec une théorie politique plus adaptée à la critique et à la dissolution des certitudes qu’à l’invention d’un monde nouveau. Dans les livres de Loraux, Marx est avant tout un démystificateur : un « maître du soupçon », compagnon potentiel de Freud et de Nietzsche (pour reprendre la formule de Paul Ricœur). Pour cette raison, bien que L’invention d’Athènes se situe en tous points avant le fameux linguistic turn des années soixante-dix et quatre-vingt (et encore, par la suite l’historiographie de Loraux restera à l’abri de la rhétorique d’un certain postmodernisme), c’est au plan immatériel des représentations et des croyances qu’est réservée la place d’honneur dans ces pages.
Nicole Loraux n’a jamais cessé de revenir sur son premier livre, au point d’en préparer une édition abrégée en 1993, conçue expressément pour les non-spécialistes1. Quel meilleur exemple d’idéologie, en effet ? L’oraison funèbre raconte aux citoyens d’Athènes leur présent et leur passé sans jamais évoquer les femmes, les esclaves, les métèques, mais aussi en omettant complètement le processus long et difficile qui a conduit à l’instauration de la démocratie, présentée comme une caractéristique de la ville depuis sa fondation, dans un immobilisme constitué d’harmonie sociale et d’absence de conflit qui évoque l’histoire seulement pour mieux souligner la répétition de l’identique. Si, jusque-là, les savants étaient plutôt enclins à liquider l’oraison funèbre comme un exercice rhétorique superficiel, répétitif et sans imagination (bien que nous soient parvenus les discours de Gorgias, Thucydide, Lysias, Platon, Isocrate, Démosthène et Hypéride), les traits conventionnels du logos epitaphios ont au contraire suscité l’intérêt de Loraux en raison de leur nature éminemment idéologique. Attention cependant à ne pas trop se fier à cette image (comme l’avait fait Finley). Prendre les représentations idéales pour la réalité et répéter cette image rassurante que les Grecs avaient voulu offrir d’eux-mêmes signifierait s’arrêter au premier niveau, donc renoncer à pénétrer la véritable essence du monde hellénique. Tous les autoportraits, tant ceux des communautés que ceux des individus, ont une dangereuse tendance à confondre l’être avec le devoir être, alors que la première tâche de l’historien est précisément d’utiliser librement l’outil du doute. Avec un tel programme de recherche, les répétitions caractéristiques qui avaient détourné les chercheurs des oraisons funèbres devenaient subitement des indices précieux, à commencer par cette auto-représentation de la ville comme « une, indivisible et en paix avec elle-même » (une formule que Loraux reprend à un essai qui eut une certaine fortune, écrit par deux brillants marxistes italiens de sa génération : Diego Lanza et Mario Vegetti)2.
Nicole Loraux demande donc à l’oraison funèbre de révéler l’image exemplaire que la démocratie la plus ancienne avait d’elle-même. Certes, du fait même que l’auteure de L’invention d’Athènes est une historienne marxiste et considère l’idéologie avant tout comme la différence entre les verba et les res, ce ne sera qu’une première étape. Les croyances des citoyens grecs des ive et ve siècles doivent servir de révélateur et laisser entrevoir ce qui se cache derrière les mots. L’analyse de l’idéologie devrait ainsi permettre de mettre en évidence les absences, en donnant enfin la parole (indirectement) à tous ceux qui ont été laissés en marge de l’histoire officielle : les femmes, les esclaves, les prolétaires. Elle ne devrait s’offrir que comme une passerelle vers une vérité par définition extra-linguistique et extra-textuelle.
L’éloignement de Loraux vis-à-vis du marxisme ne coïncidera jamais avec un repli sur les discours ni avec le renoncement à aller au-delà des croyances et de la mentalité grecques. Tout au plus, l’idéologie athénienne semblera au fil des ans de moins en moins cohérente, et donc de plus en plus insidieuse aux yeux des chercheurs modernes. À dire vrai, dès L’invention d’Athènes Nicole Loraux s’était confrontée à l’incapacité de construire une représentation cohérente d’un genre littéraire avec la netteté propre aux structuralistes. Les récurrences thématiques et stylistiques, l’adoption d’une perspective à long terme et les caractéristiques communes du genre auraient pu la pousser à en offrir une image platement unitaire, où auraient prévalu la synchronie et l’identification de constantes et d’invariants ; L’invention d’Athènes propose à ses lecteurs tout autre chose. Durant la décennie où le structuralisme triomphe à l’université (et où apparaissent ses premières fêlures théoriques), Loraux préfère penser en termes d’exceptions : ainsi, même dans le portrait de groupe de L’invention d’Athènes, ce sont les individualités irréductibles et la pratique du pastiche qui priment, comme si les différents auteurs ne faisaient rien d’autre que détourner et déformer un modèle standard d’oraison funèbre en fin de compte introuvable. Peu à peu, cependant, la fragile harmonie polyphonique de L’invention d’Athènes risquait de finir par se perdre elle aussi dans un babélisme de voix dissonantes. À l’opposition brutale entre structure et superstructure (entre « réalité » économique et représentations idéologiques), Nicole Loraux commence à substituer progressivement une articulation entre vérité et mensonge, plus souple mais surtout beaucoup moins pessimiste. La nouvelle conception de la textualité, qui s’affirmera dans ses grands livres des années quatre-vingt (Le féminin et l’homme grec en tête), pour donner finalement ses résultats les plus aboutis dans La cité divisée, est surtout caractérisée par une confiance croissante dans la possibilité que les discours puissent être quelque chose de plus qu’un simple réactif pour l’historien désireux d’aller au-delà des mots. Les soupçons de Loraux concernant l’auto-représentation ne disparaissent pas, mais c’est son attitude à leur égard qui évolue. Plutôt que de simplement se limiter à la description de leur fonctionnement, plutôt que de mesurer leur cohérence interne, de dresser un catalogue plus ou moins complet des omissions qu’implique toute image exemplaire, Nicole Loraux semble commencer à penser que les deux moitiés du sumbolon ne sont pas aussi étanches qu’elle l’avait d’abord pensé.
L’évolution semble être liée dans son cas, plus qu’à une confrontation avec les nouvelles théories du texte élaborées par Derrida et les théoriciens de la déconstruction dans leur polémique contre les structuralistes, au dialogue toujours plus étroit avec la psychanalyse. Le nom de Freud n’apparaît d’abord, de manière très discrète et presque timide, qu’à partir de Façons tragiques de tuer une femme, en 1985, pour devenir en l’espace de quelques années la principale référence de Loraux3. Toutes les thèses fondamentales de La cité divisée portent d’une manière ou d’une autre le signe d’un rapport fécond et assez libre à la psychanalyse et à des concepts tels que l’élaboration du deuil, le lapsus, le refoulement, la compulsion de répétition, le Surmoi ou le Ça. Mais sans Marx, et sans la tentative de dépasser Marx, l’apport de Freud resterait complètement mécompris. Dès le début, la psychanalyse ne se présente donc pas comme un modèle cognitif alternatif, appelé à combler le vide laissé par un marxisme alors déclinant – et pas seulement parce que, selon une tradition interprétative par ailleurs très française, le Marx de Loraux était déjà fortement contaminé par Freud et Nietzsche à l’époque de L’invention d’Athènes.
La principale limite de la notion d’idéologie, telle qu’elle avait été élaborée par la tradition marxiste, est sa tendance à interpréter les silences en termes exclusivement négatifs. L’idéologie travaille à remplacer une vérité par un mensonge ou à dissimuler des pans entiers de la réalité, qui deviennent alors, comme par miracle, invisibles. Face à un tel travail d’appauvrissement ontologique, la seule réponse possible semble consister à combler les lacunes, en faisant resurgir à partir des quelques traces encore visibles tout ce qui a été supprimé : précisément ce que les historiens marxistes de l’Antiquité n’ont pas cessé de faire en rendant leur cohérence à un ensemble de témoignages dispersés jusqu’à obtenir une image, en fin de compte, assez complète du « mode de production esclavagiste ».
Ainsi conçu, le marxisme se présente, en tout cas du point de vue de l’historiographie, comme une méthodologie de restauration visant à combler les omissis de l’idéologie plutôt qu’à les interpréter (et il reste rigoureusement anti-herméneutique). Pour Freud, au contraire, les silences ne sont jamais vides. Toute réticence, toute aphasie possède un certain nombre de significations bien précises qui, à condition d’accomplir les bonnes opérations, peuvent et doivent être interprétées. Il ne suffit pas, en d’autres termes, de souligner l’écart en promettant de le combler par le biais d’une hypothèse adéquate (ce qui pour un marxiste représente la trans-historicité de la lutte des classes), mais il convient au contraire de se mettre à l’écoute pour déchiffrer le sens de ce qui est tacite. L’univers freudien, contrairement à celui des marxistes, est un univers plein, où les hésitations et les euphémismes parlent souvent plus clairement que les discours à haute voix. À condition, bien sûr, de déplacer le regard du contenu de la censure idéologique au mécanisme même de la réticence, en essayant de comprendre à chaque fois comment fonctionnent ces vides de la conscience, pour quelles raisons ils se sont produits, ou quelles peurs obscures ils font remonter à la surface.
Pour résumer : alors que Marx tente de combler les silences, Freud cherche à les interpréter ; alors que Marx fouille le sol à la recherche d’une pépite d’or, Freud veut nous apprendre à reconnaître le métal précieux qui – si l’on sait regarder – se cache dans chaque grain de sable. L’une des conséquences fondamentales de l’adoption par Loraux de la psychanalyse comme modèle herméneutique a été que, dans la décennie durant laquelle l’historiographie s’est entichée des langues et des pratiques textuelles, avec un décalage des realia par rapport à leurs réfractions verbales et non verbales, la confiance de Freud précisément dans la capacité à aller à travers les mots au-delà des mots lui a offert un antidote efficace contre le fétichisme verbal et la nouvelle mode de la Meta-History (comme l’appelle l’un de ses pionniers, Hayden White). Si, même après cela, Nicole Loraux ne renoncera jamais à la notion d’idéologie, et teintera son Freud de rouge, ce sera principalement pour ne pas être confinée au monde des représentations. Et même sa défense polémique d’une « pratique contrôlée de l’anachronisme » peut être lue comme une justification du droit de poser aux Anciens les questions qui nous semblent le plus pertinentes, à nous, modernes4.
Même si l’univers conceptuel de référence a changé, L’invention d’Athènes restera le livre séminal, celui dont partiront toutes les recherches ultérieures. À partir de ce moment, Nicole Loraux mettra en œuvre deux stratégies complémentaires, tantôt approfondissant l’étude de l’idéologie athénienne avec des recherches sur l’autochtonie (Les enfants d’Athéna et Né de la terre) et le contrôle du deuil public (Les mères en deuil), tantôt se concentrant au contraire sur tout ce que le discours officiel tend à effacer : des femmes comme altérité (surtout dans Le féminin et l’homme grec) à la politique comme division (dans La tragédie d’Athènes et, évidemment, dans La cité divisée) et au théâtre comme anti-politique (La voix endeuillée). Si quelque chose se précise peu à peu, ce sera son champ de recherche, cet étrange griffon fait de silences et de lieux communs, de pratiques sociales partagées et d’actions innommables. Le nom que Nicole Loraux donnera à cet objet aux frontières mal délimitées sera de plus en plus souvent, au fil des ans, celui du « politique grec », en partie emprunté à l’Allemand Christian Meier. Ce simple choix met en évidence une différence terminologique significative par rapport à l’histoire des mentalités française, si l’on considère que le politique couvre une zone beaucoup plus large que celle des représentations et des discours, et que l’on pourrait définir plutôt comme horizon et condition de possibilité de l’ensemble de l’expérience politique (en se référent à Carl Schmitt, Meier parle de « champ d’action »5). Et c’est justement ce politique grec qui sera, comme nous le verrons, l’objet du chef-d’œuvre de Nicole Loraux : La cité divisée.
Inclure versus séparer.
Est-ce aussi parce que Nicole Loraux n’a jamais oublié – comme Virginia Woolf – l’opinion de Périclès selon qui « la plus grande gloire pour une femme est qu’on ne parle pas d’elle » que les non-dits ont une si grande importance dans son travail ? Assurément,son analyse de l’idéologie athénienne s’est concentrée toujours plus sur les omissions du discours officiel, et ce n’est pas vraiment surprenant que, dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, tout en travaillant sur le projet de La cité divisée, Loraux ait dirigé une thèse de doctorat sur le silence dans la culture grecque archaïque et classique6.
Si les silences peuvent être encore plus intéressants que les mots, tout dépend cependant de la capacité de l’interprète à écouter et à valoriser les lapsus, les ajouts pseudo-volontaires, les traces à moitié effacées. Le résultat apparemment paradoxal des efforts déployés par Loraux pour démystifier les auto-représentations exemplaires est de se retrouver alors avec une Grèce qui, elle qui était la terre du logos et du discours par excellence (comparée aux autres civilisations du Proche-Orient antique), s’avère n’être vraiment connaissable que par ce qui n’est pas dit. L’anthropologie historique française du monde antique n’en était d’ailleurs pas à sa première surprise du genre. Élève de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, où elle a enseigné à partir de 1981, Nicole Loraux avait été formée à l’école de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet (tous deux présents dans son jury de doctorat) : le bon dosage entre Louis Gernet et Emile Benveniste, entre ethnographie et lexicologie, qui a marqué les sciences antiques françaises du xxe siècle (traditionnellement pauvres en philologie) et a fait leur fortune dans le monde. Si un moyen de décrire le parcours de Nicole Loraux est de signaler son passage progressif de Marx à Freud (et Lacan), une autre façon de présenter son travail serait de voir en ce dernier le moment où la koinè du marxisme, de la psychanalyse et des sciences humaines, développée en France tout au long du siècle autour d’un projet politique commun, est entrée en crise, et où – une fois dissous le ciment du militantisme – les incompatibilités entre les différentes approches disciplinaires ont émergé. C’est en particulier la passion de l’anthropologie historique pour les catégories psychologiques grecques (toujours interprétées en termes d’altérité radicale par rapport au monde moderne) qui a été remise en question par Nicole Loraux. Reconstruire la catégorie du double et les aspects mythiques de la mémoire (pour citer les titres de deux essais justement célèbres de Vernant) est sans aucun doute une tâche d’un grand intérêt, mais peut apparaître insuffisant pour qui – comme Loraux – a appris de Marx et de Freud à douter de la conscience même. Le reproche qu’on peut faire aux historiens des mentalités est donc de s’arrêter toujours au premier niveau, comme si observer les anciens Grecs à travers leurs propres catégories était la seule alternative à leur interprétation à travers celles des hommes du xxe siècle. La plus grande leçon qui nous vient de l’anthropologie du xxe siècle est probablement l’inexistence d’une nature humaine immuable dans le temps et dans l’espace : et pourtant, aujourd’hui, cette leçon ne peut suffire, justement parce que – sans une disposition achérontique à s’immerger dans les régions les moins domestiquées de la psyché – le chercheur risque de rester prisonnier de ce plan des discours au-delà duquel Nicole Loraux a toujours essayé de porter son enquête.
Il émerge surtout des pages de La cité divisée une insatisfaction, courtoise mais tenace, à l’égard de ce qu’était devenue au fil des ans cette grande tradition, de ses automatismes et de ses dogmes répétés religieusement. Un paradigme désormais blindé et presque trop cohérent, avec une propension croissante à se répliquer soi-même à l’infini. Les essais dans lesquels son malaise vis-à-vis de l’école anthropologique française est le plus marqué sont tous datés de la seconde moitié des années quatre-vingt, où le repli général vers un usage toujours plus mécanique des méthodes des maîtres ne pouvait échapper à une observatrice aussi attentive qu’elle l’était. Comme cela arrive dans ces cas-là, la nouvelle histoire (ce croisement virtuose entre histoire des mentalités, linguistique, anthropologie, longue durée des « Annales ») était en train de vieillir et un grand nombre de ses formules, autrefois explosives, commençaient à perdre de leur force cognitive au même rythme qu’elle gagnaient en respectabilité académique.
Face à cette impasse, la réaction de Nicole Loraux ne s’est pas fait attendre. Pour quiconque connaît le système universitaire français, la décision d’abandonner le « Centre Louis Gernet » (qui avait été dirigé par Vernant) pour fonder en 1994 un nouveau centre de recherche autonome, dédié aux usages modernes de l’antique sous la dénomination fort prometteuse d’« Histoires, Temporalités, Turbulences », toujours dans le cadre de l’École des Hautes Études, ne peut qu’apparaître comme la sanction d’une fracture déjà dans l’air. Seule la grave maladie qui a touché Nicole Loraux la même année a empêché à cette séparation de se faire sentir dans toute son ampleur (Nicole Loraux devait mourir quelques jours avant de fêter ses soixante ans, le 6 avril 2003).
La cité divisée a ses racines dans cette même insatisfaction. C’est pour cela que, parfois, les essais de Loraux donnent l’impression de récupérer, contre les « pères » Vernant et Vidal-Naquet, le « grand-père » Gernet7, avec ce que l’on peut appeler son « primitivisme sporadique », selon lequel les Grecs sont bien semblables à nous, et peuvent s’arroger à bon droit le titre de fondateurs de la pensée occidentale, mais seulement dans une certaine mesure, car dans le même temps – dans leurs mythes et dans leurs pratiques sociales – resurgit toujours, soudainement, quelque chose de redoutablement Autre, qui nous rappelle tout à coup combien ils sont éloignés de nous. Pour reprendre les termes de Derrida : « l’hétérogénéité et la loi de la contamination entre le tout autre de cette hétérogénéité et sa régulière réappropriation (…), c’est sans doute ce qui m’a le plus constamment inquiété dans ma lecture, notamment celle des ‘Grecs’ »8.
Saisir l’identique dans le différent, le radicalement autre dans le familier : on pourrait décrire ainsi le programme de Nicole Loraux. Par rapport à Vernant et à ses plus anciens élèves, il s’agira donc de nuancer le plus possible la notion de frontière, si cruciale en revanche pour la génération d’historiens et d’anthropologues influencés par l’enseignement de Lévi-Strauss. S’il y a un acte que, dans ses écrits, Nicole Loraux affirme constamment ne pas vouloir accomplir, c’est celui de « trancher ». Mais « trancher », c’est justement le geste fondamental de toute lecture structuraliste, avec ses célèbres oppositions binaires gravées dans la chair vive des textes et des civilisations (nature-culture, cru-cuit, sociétés froides-sociétés chaudes, paradigmatique-syntagmatique, métaphore-métonymie, langue-parole …).
Que les Grecs eux-mêmes semblent souvent raisonner spontanément avec des catégories semblables à celles des structuralistes, Lévi-Strauss pouvait le constater avec une certaine satisfaction. Au contraire, pour Loraux, c’est précisément cette affinité qui devient un motif de suspicion. Pour échapper au discours grec sur la grécité (en marxiste et en freudienne-lacanienne), le premier impératif sera donc pour elle d’atténuer toutes les oppositions. Le chercheur devra se situer plutôt là où les divisions s’étiolent, en « travaillant sur les frontières » avec la conviction que c’est seulement dans « ces zones de trouble » que « se dissout l’idéologie, avec ses antithèses tranchées entre ce qui est beau (bon, un, légitime, civil) et ce qui ne l’est pas »9. Ce qui intéresse vraiment Loraux, c’est donc le féminin de et dans l’homme grec, le conflit dans l’unité, le privé dans le public, le théâtre dans la politique (et peut-être également, à condition de ne pas les assimiler au point de faire disparaître la tension entre ces deux pôles, la politique dans le théâtre). En d’autres termes : l’altérité qui niche dans l’identité et qui, ce faisant, remet en question la pertinence même de la distinction. À la place de celle-ci, il faudra travailler plutôt sur l’inclusion, dans la mesure où – comme l’a écrit Loraux elle-même – c’est en cela que consiste « l’opération théorique qui, par excellence, permet de sortir des tables des oppositions »10 et de révéler l’harmonie qui sous-tend secrètement le conflit. Il ne semblera alors pas étrange que dans ses travaux sur la tragédie grecque, outre l’anthropologue italien Ernesto De Martino, l’autre grand nom tutélaire soit ce même Friedrich Nietzsche qui, mieux que quiconque, a su théoriser non seulement la lutte, mais également la complémentarité constitutive d’Apollon et Dionysos.
Rappeler le conflit.
Le processus intellectuel à travers lequel les Grecs sont arrivés à nier tout rapport entre polemos (la guerre) et stasis (la guerre civile) offre un exemple parfait de la façon dont les oppositions frontales travaillent au service de l’idéologie. C’est aussi pour cela que, avec Les expériences de Tirésias (un titre qui évoque le devin Tirésias, seul mortel de sexe masculin à avoir vécu pendant dix ans dans un corps de femme), La cité divisée est sans aucun doute le livre de Nicole Loraux dans lequel le refus des catégories binaires se révèle le plus lourd de conséquences. Il est indéniable que les Grecs avaient des idées bien précises sur le conflit – potentielle source de gloire dans sa version extérieure, militaire, mais cause de ruine chaque fois qu’il surgit au contraire au sein même de la polis et vient entacher la concorde des citoyens. En somme, tandis que l’affrontement avec les ennemis sur le champ de bataille était apprécié comme l’occasion indispensable de conquérir le kleos (le chant) et le kudos (l’honneur) réservés par Homère aux héros de l’Iliade, dans l’agora toute manifestation de dissension était immédiatement vue comme un déchirement insupportable.
Dedans/dehors, paix/guerre. Quel meilleur exemple, donc, de la tendance proto-structuraliste des Grecs à raisonner à partir d’oppositions nettes ? Un case study parfait pour démontrer l’interdépendance de ce que les Athéniens persistaient obstinément à considérer comme séparé. Toutefois, comme c’était déjà le cas concernant les réflexions sur la différence des sexes, on peut déceler ici aussi, à la base de la recherche de Loraux, une urgence du thème. Il faut, chaque fois que l’on lit La cité divisée, se souvenir qu’il s’agit d’un livre né peu après la chute du mur de Berlin et la guerre civile yougoslave (et cela vaut peut-être encore plus pour les essais rassemblés ensuite dans l’ouvrage posthume La tragédie d’Athènes). Confronter les événements de Corcyre en 427 av. J.-C. avec la Commune de Paris de 1871, ou analyser la représentation de la lutte intestine comme retour à l’état de nature, comme le faisait Nicole Loraux dans son cours de l’automne 1993, cela acquiert indubitablement une signification toute particulière au moment où – juste aux frontières de l’Union européenne – on rouvrait les camps de concentration, et où le continent entier semblait tout à coup revenir en arrière de cinquante ans. Face aux horreurs de la Bosnie et à l’inutilité de catégories comme celles de révolution et de lutte des classes, avec lesquelles, au cours du siècle passé, on avait expliqué toutes les grandes oppositions politiques de la modernité, le principal danger pouvait consister dans le pur et simple renoncement à la compréhension, consistant à séparer une fois pour toutes le monde entre Eux (les hommes de la guerre civile, replongés dans un passé de férocités et de brutalités archaïques) et Nous (les hommes de la démocratie, qui ont apprivoisé une fois pour toutes la violence et vivent ensemble en paix).
Dans son livre publié y a quelques années, Predrag Matvejevic a tenté de raconter synthétiquement le conflit bosniaque comme une tragédie en quatre actes plus les didascalies11. Artifice rhétorique, naturellement, mais aussi signe d’un déboussolement généralisé, d’une crise des catégories conceptuelles les plus élémentaires, à cause de laquelle le recours à la langue et aux conventions scéniques du drame est appelé à remplir les fonctions d’une théorie incapable de rendre compte totalement de ce qui se passait dans les Balkans. Hegel n’avait-il pas écrit que le genre littéraire de la guerre est l’épopée tandis que celui de la guerre intestine est la tragédie ? C’est, cependant, précisément de cette pénurie d’outils d’analyse que pouvait venir l’impulsion à chercher ailleurs, comme si la crise du marxisme avait soudainement permis de repenser le conflit en des termes complètement nouveaux. Il n’était pas exclu que les Grecs puissent apporter une contribution en ce sens. Au contraire, face à la tendance contemporaine à identifier la guerre civile avec l’irrationalité absolue, le fait de montrer les limites et la nature idéologique de cette attitude au fond très athénienne pouvait représenter le premier pas pour ramener à une compréhension rationnelle le conflit yougoslave.
En projetant le conflit, tout conflit, à l’extérieur de soi (sous la forme ennoblissante de la guerre héroïque), Athènes apprend donc à se concevoir comme « une, indivisible et en paix avec elle-même ». Euphémisme ? Déformation idéologique ? Refoulement ? Nicole Loraux ne se contente pas, toutefois, de relever l’inadéquation de cette image rassurante par rapport à la bien connue et sans cesse renaissante conflictualité interne des poleis (comme l’aurait fait un marxiste traditionnel). En effet, si elle l’avait déjà auparavant défini comme absence (« exclusion des femmes », et refus des « bénéfices qu’il aurait pour l’homme à cultiver au-dedans de soi une part féminine »12), elle ajoute dans La cité divisée un nouvel élément à cette caractérisation par la négative en affirmant que le politique grec se fonde – essentiellement et fondamentalement – sur l’oubli du conflit comme loi fondamentale de la vie associée.
Une terreur sacrée du deux imprègne tout discours de la cité sur elle-même, et, parce que l’idéologie travaille surtout par soustraction, jouant sur les silences et les omissions plus que sur les proclamations, c’est de là que doit partir tout raisonnement sur le politique grec. Parmi tous les exemples possibles, Loraux attire à juste titre l’attention sur le paradoxe en vertu duquel ces mêmes Athéniens dans lesquels nous nous plaisons, aujourd’hui, à reconnaître les pères de la démocratie, n’aiment pas du tout représenter le moment de la décision, celui où la polis se divise et se compte en mains levées, comme si cette fracture du corps citoyen constituait en soi un vulnus incurable. On peut donc déceler dans cette cité aux deux visages, que les Grecs aiment imaginer belliqueuse dehors et pacifiée dedans, quelque chose de très semblable à une « ellipse du politique au sein même du politique »13, comme si entre le conflit armé (rigoureusement extérieur) et la concorde la plus absolue il ne pouvait exister de demi-mesures.
Les historiens modernes se sont beaucoup interrogés sur la vocation unanimiste des Athéniens, en la reliant tantôt aux mécanismes de la démocratie directe, tantôt à une perception typiquement hellénique de la négativité du pouvoir (à l’opposé des Romains, pour qui l’ imperium reste au contraire une valeur positive). Loraux, elle, cherche plutôt à montrer que cette tendance à effacer le moment de la division, qui accompagne toute procédure de vote, va de pair avec un refus de l’origine politique de la stasis et avec la tendance à décrire le conflit intestin comme une maladie qui agresse le corps civique de l’extérieur (exactement comme le tyran).
En fouillant entre les lignes des textes, Nicole Loraux n’a jamais cessé de répéter que, contrairement à ce que soutenaient les Grecs eux-mêmes – désireux de faire du tyran un étranger et une sorte de paria –, le citoyen qui s’empare du pouvoir absolu par la force est dans la cité ; de la même façon, la stasis représente une condition naturelle et récurrente de la communauté, bien plus que les Athéniens n’étaient prêts à l’admettre. Pour démasquer les silences et les omissions, il s’agira donc de soumettre les sources classiques à une thérapie herméneutique qui valorise les quelques voix discordantes (Héraclite, Solon, Thucydide), ou qui sache attribuer la bonne signification aux lapsus, aux contradictions, aux actes manqués, aux discours paradoxaux et ironiques (on pense ici surtout à Platon). Car c’est alors, et seulement alors, que les textes recommenceront à parler.
Le véritable enjeu reste la manière dont il faut organiser ces témoignages. Lorsque les Grecs parlent du conflit, ils ne font que répéter sans trop de fantaisie un schéma évolutif qui part du désordre pour aller vers l’ordre, et qui se conclut par le triomphe de la concorde civile sur le chaos. Le politique, selon cette généalogie (véritable mythe cosmogonique de la polis), se définirait même précisément à travers le dépassement du conflit originaire, ce qui implique que la scission représente toujours un avant, un déséquilibre qui a été vaincu au commencement du temps et qui, depuis lors, ne peut revenir que sous la forme d’un dysfonctionnement et d’une maladie. Le schéma – note Loraux – est passé tel quel des Grecs aux historiens modernes : la cité classique aurait pacifié une fois pour toutes le héros bagarreur homérique en lui apprenant à devenir le citoyen démocratique, à vivre en groupe et dans la concorde. Tandis que cette coïncidence représente pour d’autres historiens une confirmation, le fait que les Antiques aient justement été les premiers à soutenir cette version constitue pour Loraux une raison supplémentaire de se méfier. Rendre la stasis à la sphère du politique implique au contraire avant toute chose d’abandonner toute notion de progrès14. L’affrontement n’est pas quelque chose que l’on peut effacer, et ce n’est d’ailleurs pas l’objectif des procédures qui gouvernent la démocratie grecque. Les décisions par majorité, de même que les pratiques judiciaires, ne résolvent pas le conflit mais occultent la violence de leur contenu (« comme essence du politique, le consensus a, très tôt peut-être, recouvert à leurs yeux le conflit »15) : comme si le vrai problème n’était pas tant d’éliminer ou de gérer rationnellement la querelle (selon ce qui aurait été l’interprétation de tout anthropologue fonctionnaliste anglais) que de la rendre invisible, et donc acceptable. Au contraire, dans toute sa carrière de chercheuse, Nicole Loraux n’a jamais cessé d’insister sur la double signification du mot diaphora, qui en grec ancien désigne à la fois le conflit et l’opération de vote.
Au récit grec des façons dont les hommes ont vaincu la discorde, Nicole Loraux préfère un traitement synchronique, un peu comme elle l’avait déjà fait dans L’invention d’Athènes. Mais si dans son étude de l’oraison funèbre elle plaçait tous les discours sur le même plan (le plan de l’idéologie), on assiste au contraire dans La cité divisée à une tentative de hiérarchiser les divers témoignages, s’arrêtant sur les rapports qui viennent s’établir entre ces derniers – une approche qui pourrait faire penser à l’évolution de la doctrine platonicienne, des idées de La République au Sophiste, c’est-à-dire de la découverte d’une réalité suprasensible, parallèle au monde matériel, à celle des principes qui en régissent les articulations internes. C’est également pour cela que La cité divisée peut être lu comme une tentative de repenser toute sa production précédente en fonction d’un nouveau schéma global, qui n’effacerait pas les acquis atteints jusque-là, mais les réarticulerait en des formes nouvelles. L’apport de la psychanalyse s’avère encore une fois déterminant. En croisant les passages de L’Homme Moïse qui parlent de la psyché humaine comme d’un État avec ceux de Platon (et d’Isocrate) dans lesquelles une âme est attribuée à la cité, Nicole Loraux propose une cartographie des discours que la polis tient sur elle-même, inspirée par le modèle dynamique de l’esprit théorisé par Freud. En développant un peu son raisonnement (mais sans trop le forcer), on pourrait dire qu’à chacun de ces discours (contradictoires et complémentaires) correspondent un ou plusieurs genres littéraires différents. L’oraison annuelle pour les morts, par exemple, du fait de son caractère nécessairement exemplaire, apparaît comme gouvernée par le Surmoi, qui repousse instantanément tout ce qui va contre l’image idéale d’Athènes : conflits, femmes, esclaves, mutabilité des institutions… Il en va déjà différemment de l’historiographie, et Nicole Loraux décèle chez Thucydide (mais pas seulement), une plus grande disponibilité à parler de la stasis comme d’une condition, sinon tout à fait normale, du moins récurrente de la cité : comme s’il était plus acceptable de raconter le conflit (éventuellement à travers une suite d’exceptions et de cas uniques qui n’arrivent jamais à s’ériger en normes) que de le théoriser16.
Exclu du discours politique, le « refoulé » de la cité arrive tout de même à s’exprimer ailleurs. Dans ce cadre, la place accordée par Loraux à la tragédie (pour l’analyse de cette dernière, se référer en particulier au cycle de leçons américaines recueillies dans La voix endeuillée 17) semble particulièrement significative. Prenant en effet de la distance par rapport à une tradition d’études bien consolidée selon laquelle le drame serait le genre « civique » par excellence, Loraux voit au contraire dans les œuvres d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide une occasion de sonder la cité antique dans sa dimension la moins diurne. Plutôt que d’insister sur le caractère officiel des représentations théâtrales et sur la participation collective du peuple, et que de mettre en évidence les formes (aussi détournées soient-elles) à travers lesquelles le mythe reflèterait l’Athènes de l’époque, ce qui intéresse Loraux est de montrer la parenté que le drame antique entretient avec le threnos, c’est-à-dire avec la lamentation sur les souffrances subies. La particularité de la tragédie serait donc d’exprimer, dans un contexte officiel mais socialement contrôlé, des concepts qui ne seraient jamais admis ailleurs et pour lesquels la cité peine à employer le langage de la théorie (un peu comme dans le cas de Matvejevic pour la guerre civile yougoslave). Ce qui revient à dire que l’aspect politique du drame consiste moins dans la promotion des valeurs démocratiques que dans les stratégies de contrôle par lesquelles il est permis aux désirs et aux peurs les plus inavouables de la cité (les pulsions du Ça) d’apparaître librement en plein jour, sans toutefois se transformer en menace pour la cité. Une opportune thérapie des passions, à laquelle ne sont absolument pas étrangères les réflexions d’Aristote sur la catharsis.
Repolitiser le deuil.
L’oubli, donc : voilà la clef du politique grec. Si, pour Nicole Loraux, il existe un rapport privilégié entre la négation du conflit et la démocratie antique, les formes d’effacement de la mémoire ne sont pas toutes identiques, ni de même importance. On peut oublier par choix conscient, pour protéger ses intérêts, par inattention. Dans La cité divisée, l’oubli oscille toujours entre la censure idéologique (presque involontaire) et la suppression volontaire de ce dont la communauté des citoyens a choisi de ne pas se souvenir. C’est le cas lors d’un rituel civique tout à fait spécifique – l’amnistie – qui constitue l’une des clefs de voûte du livre de Nicole Loraux. L’annulation des condamnations politiques et en particulier des décrets d’ostracisme n’est pas un fait rare dans l’histoire athénienne ; mais pour Nicole Loraux, l’amnistie par excellence ne peut être que celle de 403 av. J.-C., lorsque les démocrates, guidés par Thrasybule, après avoir vaincu sur le champ de bataille les « trente tyrans » et restauré les institutions traditionnelles de la cité, imposèrent une réconciliation générale avec les oligarques, au nom de laquelle il fut demandé à chaque citoyen de « ne pas rappeler les maux passés », afin de guérir la polis du conflit qui l’avait déchirée.
L’amnistie de Thrasybule diffère de toutes les autres mesures du même genre prises dans l’histoire athénienne en ce qu’elle n’est pas proclamée dans un moment de difficulté, avec l’intention de renforcer la polis contre les ennemis extérieurs qui la menacent, mais vise au contraire à ressouder le corps civique après une scission sans précédent. Aux dires de Loraux, l’exception a cependant également, dans ce cas précis, quelque chose d’exemplaire, qui permet de faire lumière sur l’expérience grecque du conflit au sens large. Si le politique grec se fonde sur la négation de la querelle intestine (or, « politikòs est le nom de qui sait acquiescer à l’oubli »18), aucune action ne possède une portée politique comparable au serment par lequel une communauté promet solennellement de ne plus conserver aucune mémoire de ses inimitiés passées, si ce n’est sous la forme d’un insolite et paradoxal « rappelle-toi d’oublier ».
Il ne serait pas totalement faux d’affirmer qu’une bonne part de la reconnaissance qu’a reçue La cité divisée au niveau international découle de cette réflexion originale sur le thème de l’amnistie. La fréquence croissante à laquelle, ces dernières années, il arrive de voir citer Loraux dans les réflexions des politologues contemporains à propos des réconciliations en Espagne (après la dictature de Franco) et en Afrique du Sud (après l’apartheid) montre d’ailleurs à quel point ce livre a su toucher une série de problèmes cruciaux de notre époque. À dire vrai, l’oubli était devenu un sujet à la mode à la fin des années quatre-vingt, dans le sillage de l’énorme production sur son corrélatif direct : la mémoire. Jusqu’à la sortie de La cité divisée, les chercheurs s’étaient cependant répartis assez équitablement entre les paradoxes gnoséologiques d’un hypothétique ars oblivionalis (peut-on apprendre à oublier ?) et la reconstruction érudite des diverses manières dont le thème de la perte des souvenirs a été traité dans la littérature et dans la philosophie occidentale, négligeant complètement les potentielles implications politiques de l’oubli, en dehors de quelques allusions rapides à l’« impossibilité » d’oublier la Shoah. Une impossibilité affirmée d’autant plus vivement qu’en ces mêmes années commençaient à se diffuser les thèses des négationnistes sur la « construction » américaine de l’extermination des Juifs, et que l’opinion publique montrait de moins en moins d’intérêt pour les événements les plus tragiques de la Seconde Guerre mondiale.
Pour les historiens aussi, dans ce contexte, l’effacement de la mémoire en arrivait en quelque sorte à coïncider purement et simplement avec une perte et une lacune : un indice de cette tendance à l’amnésie et de ce retranchement sur le présent, qui semblaient toujours plus caractériser l’époque contemporaine. De Hayden White à Arnaldo Momigliano, de Carlo Ginzburg à Roger Chartier, tout le débat qui s’est tenu dans les années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix sur les rapports entre mémoire, histoire et rhétorique et sur la notion de preuve en historiographie n’a jamais cessé de se référer (implicitement ou explicitement) à la progressive éclipse de la Shoah dans les consciences des hommes occidentaux comme unique paradigme pour penser l’oubli. Si l’histoire est un genre littéraire comme tous les autres, que puis-je répondre à ceux qui nient l’existence des chambres à gaz ? Comment ferai-je pour convaincre les citoyens européens du xxie siècle qu’Auschwitz a vraiment existé, après la mort du dernier survivant ? De telles questions impliquaient que la perte de la mémoire puisse être vue uniquement comme une menace, à un moment où même les événements de l’ex-Yougoslavie pouvaient être lus comme une sorte de retour du refoulé et où l’histoire du xxe siècle, qui avait commencé à Sarajevo avec l’assassinat à l’origine de la Grande guerre, semblait se conclure exactement dans les mêmes lieux où elle avait eu son point de départ. Il ne restait plus aux historiens qu’à s’opposer à l’oubli, telles les divinités grecques du souvenir, en utilisant les armes de leur discipline – armes évidemment nées dans la société de la communication de masse.
Dans ce contexte, l’originalité de La cité divisée est liée en grande partie à la volonté de l’auteur de poser la question de la mémoire et de son effacement en des termes très différents, quoique pas nécessairement alternatifs. En parlant de Thrasybule et d’Athènes, Nicole Loraux a cherché à rappeler à ses contemporains qu’il existe aussi une dimension positive de l’oubli, autrement dit qu’il y a de nombreuses manières différentes d’oublier et que – freudiennement, encore une fois – l’élaboration du deuil n’équivaut en aucune façon au refoulement pur et simple du passé douloureux. L’amnistie se révèle alors comme le plus important des instruments dont dispose la collectivité pour mettre à son propre service la disposition naturelle de l’homme à oublier : son tempérament d’ animal obliviscens, comme l’a appelé Harald Weinrich. Non seulement l’amnistie a représenté le moment fondateur du politique grec, mais elle a également, par la suite, joué un rôle important dans l’histoire occidentale. La politique, en d’autres termes, a su se servir de l’oubli, non en le subissant passivement mais en faisant au contraire de ce dernier un puissant instrument de construction de l’identité.
Pourquoi voir uniquement les aspects négatifs ? L’opération par laquelle nous nous séparons de notre passé porte toujours en elle des éléments positifs et négatifs, et souvent la destruction est fonctionnelle et nécessaire à de nouvelles constructions. Au contraire, la volonté de garder constamment présent un traumatisme peut être liée ce que Freud a défini comme la compulsion de répétition. Cela ne signifie naturellement pas que Nicole Loraux se pose en défenseur euphorique d’un effacement indifférencié : il suffit de lire la dernière page de La cité divisée pour écarter le moindre doute à ce sujet. Simplement, son analyse de l’amnistie grecque vise à montrer en quoi le deuil et l’oubli pur et simple ne sont pas équivalents, et en quoi l’immuable fidélité au passé ne représente pas nécessairement la meilleure façon d’affronter les souvenirs angoissants. Le cas de la Shoah est, bien sûr, particulier du fait de son énormité et, précisément pour cette raison, malgré les allusions voilées disséminées dans son livre (en particulier sous la forme des renvois à Le Différend, essai dans lequel Jean-François Lyotard a cherché à réfuter philosophiquement les arguments des négationnistes contre l’existence des camps d’extermination), Nicole Loraux préfère ne pas traiter directement la question, même si son silence peut faire supposer que l’exceptionnalité même du génocide juif devrait dissuader d’en faire l’unique mesure de jugement pour établir de quelle manière les communautés doivent affronter le problème toujours brûlant de la mémoire. C’est aussi pour cela que La cité divisée n’offre pas de solutions définitives et valables dans tous les cas, mais préfère décliner son enquête en terre grecque dans les termes d’une pédagogie de la différence, se limitant à demander aux Anciens de nous rappeler, à nous, modernes, ce que nous croyons avoir oublié. Dans ce cas précis : les effets politiquement bénéfiques des serments par lesquels les hommes promettent solennellement de ne pas vouloir se rappeler une partie du passé.
L’oubli des Anciens et la mémoire des modernes.
Si, chiffres en main, l’on essaie de faire une liste des auteurs antiques sur lesquels se fonde l’analyse du politique grec par Loraux, outre les inévitables historiographes, l’omniprésent Platon, Eschyle le bien-aimé et les incontournables Homère et Hésiode, c’est surtout à la Constitution des Athéniens d’Aristote qu’il faut accorder une place de choix. Curieusement, l’importance de la Politique reste au contraire, globalement, plutôt réduite dans La cité divisée, et ce bien que le traité aristotélicien offre aux lecteurs modernes l’examen le plus complet et le plus structuré des conflits des poleis grecques, en particulier dans le cinquième livre. Loraux aurait donc négligé précisément le texte décisif, celui duquel aurait pu émerger le plus facilement la fameuse théorie de l’inimitié qui reste introuvable à Athènes ? Les choses ne sont pas aussi simples. En effet, s’il est vrai qu’une grande partie du cinquième livre est consacrée aux conflits intérieurs et aux changements de constitution qu’ils provoquent dans les poleis, la perspective adoptée par Aristote est telle que la Politique constitue une confirmation, plutôt qu’une réfutation, des thèses de La cité divisée.
Tandis que, pour Nicole Loraux, la guerre civile se manifeste toujours dans ses aspects les plus cruels et possède même une déplaisante parenté avec le sacrifice humain19, Aristote tend au contraire à offrir une représentation de la stasis largement édulcorée et rassurante. Trop rassurante, même. La discorde et l’inimitié, dans leur polarisation destructrice, restent presque totalement absentes de la Politique, et la stasis est évoquée uniquement comme alternance des formes de gouvernement – autant dire qu’elle est assimilée à la metastasis (le changement de constitution) plutôt qu’à la diastasis (la division). Le conflit étant réduit à une succession ordonnée de politiai, le fait qu’Aristote offre une analyse détaillée des causes des changements constitutionnels ne change rien : c’est comme si, au sein de la continuité fondamentale de la vie associée, le passage d’une condition transitoire à une autre représentait un détail secondaire, et que le moment de la confrontation entre les défenseurs de l’ancien et les partisans du nouveau n’était guère plus qu’un passage indolore. Même le relativisme modéré d’Aristote vis-à-vis des organisations politiques (surtout si on le confronte à Platon) dérive selon toute probabilité de cette même option de fond.
Cette tentative d’Aristote d’offrir une analyse rigoureuse de la stasis semblerait donc paradoxalement représenter un cas exemplaire de cet oubli du conflit dans lequel Nicole Loraux a identifié l’essence même du politique grec. Dans la Politique, l’attitude grecque envers l’inimitié paraît même poussée à l’extrême, au point que la discorde, que ses compatriotes renvoyaient volontiers au moment de l’origine, se retrouve exclue même de ce moment-là. Si l’on relit les premiers chapitres du premier livre, où Aristote définit l’homme comme un animal naturellement, spontanément social (Politica 1253a), comment doit-on lire cette affirmation, sinon comme une manière de repousser les instincts égoïstes et violents encore plus loin, dans une préhistoire de l’humanité où l’homme ne peut même plus être considéré comme tel ? Difficile d’imaginer une interprétation plus radicale du principe selon lequel la querelle intestine est liée à une condition primitive désormais dépassée et sur laquelle il n’y a plus lieu de s’appesantir.
Il y a cependant, dans ce cas précis, une seconde raison pour laquelle la définition aristotélicienne est significative. Dans le célèbre passage que nous venons de rappeler, la plus grande « politicité » des hommes par rapport aux autres animaux vivant en groupe est explicitement reliée à deux facteurs essentiels et en relation étroite l’un avec l’autre : le langage et la connaissance du bien et du mal. Même si la praxis de qualifier l’homme à travers ce qui le distingue des autres créatures est constante dans son œuvre (toute l’anthropologie grecque définit « la race des mortels » toujours par opposition aux animaux et aux dieux), Aristote, pour expliquer la vocation spécifique des hommes à la vie communautaire, se limite à ces deux seules caractéristiques. Mais si l’on tente de prendre en main le De memoria, en gardant à l’esprit la lecture de La cité divisée et les réflexions de Loraux sur la valeur politique de l’oubli, on ne peut qu’être frappé par un passage comme celui-ci : « la mémoire (to mnemoneuein) est différente de la réminiscence (to anamimneskesthai) parce que parmi les animaux, moins que chez l’animal homme, beaucoup ont la mémoire, tandis qu’aucun des animaux connus ne possède la réminiscence, sauf l’homme. La cause d’un tel privilège est que la réminiscence est une sorte de syllogisme » (453a). En d’autres termes, à la différence des autres créatures, qui se rappellent pour ainsi dire spontanément les choses passées, les êtres humains seraient libres de faire des liens conscients et se trouveraient donc en condition de pouvoir contrôler au moins cette part de la faculté mnémique que l’on appelle réminiscence. Le passage ne dit rien d’autre que cela, et suffit pourtant à soulever une série de questions tout sauf insignifiantes. Même si Aristote n’établit aucun rapport explicite entre la nature politique de l’homme et sa capacité à oublier (capacité liée à son idée de réminiscence comme « mémoire volontaire » : capacité à se souvenir autant que capacité à ne pas se souvenir), et ne franchit donc pas le pas décisif, tous les éléments qui composent le raisonnement de Loraux se trouvent déjà dans ces lignes. Faut-il en conclure que l’homme est un animal politique précisément en tant qu’il est capable d’oublier ? Aristote, comme nous l’avons vu, ne le dit pas, et mettre dans sa bouche une telle idée reviendrait à forcer sa pensée. Rien n’empêche cependant d’accomplir l’opération inverse, c’est-à-dire de reformuler la thèse de Loraux en termes aristotéliciens et de lire La cité divisée comme l’anneau manquant entre le De memoria et la Politique 20.
Chez Aristote, la confiance dans l’inclination spontanée à la vie associée se fonde sur l’impossibilité de connaître l’homme à l’état de nature. Les deux concepts se renvoient l’un à l’autre, si bien que l’effacement de l’origine (poussée au point de nier le concept même de pré-) peut apparaître comme la meilleure garantie de son inclination (passée, présente et future) à vivre en groupe. Mais si, par pur hasard, nous nous souvenions ? Si, tout à coup, cet avant redevenait visible ? Tout le livre de Loraux se propose de ramener au grand jour ce conflit, inscrit au sein du politique, que les Grecs ont préféré oublier. Nous avons vu le substrat freudien de cette insistance sur la nécessité de faire parler les silences ; mais il est possible que l’attitude de Loraux vis-à-vis de la pratique grecque de l’euphémisme ait des racines beaucoup plus profondes, et qu’elle puisse par exemple nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes, qui en tant que « modernes » avons appris à nous penser à travers l’opposition avec les Anciens. Puisque la transformation de l’analyse en auto-analyse est constante dans les pages de La cité divisée, il ne s’agit pas là d’une opération trop hasardeuse.
Les histoires de la pensée politique font habituellement commencer avec Machiavel et Hobbes la « modernité » – un terme à employer aujourd’hui avec une prudence toute particulière, qu’il faut mettre à distance par des guillemets et comprendre dans son acception minimale de « radicalement alternatif à la philosophie politique gréco-romaine ». Il peut être intéressant de noter à quel point ces deux auteurs sont obsédés, même s’ils le sont de façon très différente, par le thème du souvenir. Pour Machiavel, le christianisme et le Moyen-Âge ont effacé le savoir pratique des Romains en matière d’État (attention : ils n’ont pas effacé la théorie, qui même à Rome a toujours eu une origine grecque et que Machiavel a toujours tenu pour peu de chose) ; c’est pour cette raison que le grand projet pédagogico-herméneutique des Discours sur la première décade de Tite-Live naît avec la promesse déclarée de redonner à ses contemporains la capacité d’apprendre les lois de la politique des pages de l’historien qui a le mieux su illustrer les « façons de faire » et les « institutions » (« i modi e ordini ») qui ont permis aux descendants de Romulus d’étendre leur domination sur tout le bassin méditerranéen21.
La nature de ce dont nous devons nous souvenir est complètement différente pour Hobbes, mais on retrouve chez lui, identique, cette pulsion à récupérer la mémoire de quelque chose que nous avons oublié. Dans le Léviathan, on le sait, il rejette tous les pivots de la Politique aristotélicienne : il n’est pas vrai que l’homme soit spontanément social ; à l’état de nature les êtres humains faisaient l’expérience d’une condition d’insécurité et de guerre constante ; seuls le contrat et la sujétion à un souverain permettent de sortir de la condition d’insécurité de la lutte de tous contre tous. Mais c’est surtout la co-extensivité entre humanité et vie en société que Hobbes rejette avec force, guidé par la certitude que la reconstruction conjecturelle de l’existence humaine avant l’État est indispensable pour édifier, sur le souvenir de l’origine et sur la menace d’y faire retour, un gouvernement enfin stable. En fonction des époques, le récit du Léviathan a été interprété comme un mythe moderne, comme l’histoire véridique des débuts de l’homme ou encore comme fictio iuris, mais Hobbes, quand il écrit, a toujours à l’esprit un exemple concret de ce qu’a été selon lui la condition du genre humain au commencement des temps : les populations de l’Amérique, dont la vie à l’état de nature a selon lui le pouvoir d’offrir aux lecteurs un aperçu de l’enfance de l’espèce (I, 13, 11). La découverte de Colomb aurait en somme laissé réémerger un passé dont on avait perdu toute mémoire ; comme si la connaissance des populations indigènes des Indes occidentales avait fait réapparaître un morceau de notre histoire, faisant des explorations océaniques un voyage dans le temps tout autant, sinon plus, qu’un voyage dans l’espace.
La reconnaissance de la dimension centrale de l’oubli dans le politique grec et l’insistance de la philosophie moderne sur la mémoire (du républicanisme impérialiste de Rome, du conflit originel…) permettent peut-être de relire la querelle entre Hobbes et Aristote et tout le Léviathan comme une gigantesque opération d’anamnèse qui oblige le patient (dans ce cas la communauté tout entière) à revivre le traumatisme ancestral. Un véritable retour du refoulé capable de faire redevenir visible cet affrontement qui, pour les Athéniens, pouvait se décliner uniquement sous la forme exemplaire de la guerre extérieure.
Les modernes seraient-ils donc ceux qui auraient choisi de rappeler l’origine violente du politique22 ? Est-ce là ce qu’on appelle le réalisme, qui selon une ancienne tradition historiographique commencerait avec Machiavel et Hobbes ? Il est certain que dans cette perspective, le grand récit de l’humanité à l’état de nature qui nous est présenté au début du Léviathan se révèle beaucoup moins anti-aristotélicien que ne l’affirmait Hobbes lui-même (par exemple en II, 29, 14), ou qu’il est, du moins, entièrement reformulable en termes grecs. Nous ne nous trouvons plus devant l’opposition entre la naturalité politique des Anciens et l’artificialité de l’État-machine des modernes, mais devant une alternative entre un politique fondé sur le refoulement et un politique fondé au contraire sur la remémoration du conflit originel, qui doit être dépassé à travers un renoncement conscient à ses droits en échange de la protection (le contrat). À l’opposé des thèses d’Aristote, dans le Léviathan les abeilles et les fourmis, précisément parce qu’elles sont privées du langage, sont désignées comme des créatures plus « politiques » que les hommes ; ceux-ci, exposés au conflit à cause de leur nature compétitive, ont besoin d’un pouvoir coercitif qui pallie cette condition initiale de désavantage par rapport aux animaux (II, 17, 6-12). Mais les hommes vivent persuadés de la nécessité de se soumettre, et c’est aussi pour cela que Hobbes voit dans le souvenir de la terrifiante condition pré-politique une forte incitation à l’obéissance, et donc un pouvoir faisant fonction d’antidote contre la guerre civile.
Le Léviathan nous enseigne, en somme, que les hommes doivent se rappeler leur origine pour pouvoir mieux la renier dans un second temps, et cette fois définitivement. Toutefois, c’est justement cette seconde négation du passé (non dans la mémoire mais dans la volonté) qui pourrait s’avérer plus difficile que prévu : comme si, une fois que l’on a vaincu l’oubli, la peur qui accompagne la mémoire de l’état de nature ne suffisait pas à assurer la cohésion nécessaire. Le Commonwealth hobbesien pourrait, en d’autres termes, se révéler moins vacciné contre le conflit que l’auteur du Léviathan ne voulait l’admettre, nous obligeant à nuancer l’image conventionnelle d’un Hobbes théoricien du dépassement définitif de la phase aurorale de l’homo homini lupus. Une lecture approfondie fait donc apparaître le Léviathan comme un édifice moins granitique qu’on ne l’affirme généralement, dans lequel la guerre civile n’est pas seulement la menace qui incite à la fidélité, mais un principe toujours potentiellement à l’œuvre. Je pense par exemple à des questions comme la suivante, qui rongent de l’intérieur le projet de Hobbes bien plus que la célèbre distinction entre for interne et for externe : « Dans le cas où un grand nombre d’hommes ensemble ont déjà résisté injustement au pouvoir souverain […], n’ont-ils pas la liberté de se réunir, de s’assister et de se défendre les uns les autres ? Ils l’ont assurément, parce qu’ils ne font que défendre leur vie, chose que peut faire aussi bien l’homme coupable que l’innocent. En réalité, le premier manquement à son devoir avait été une injustice, mais le recours aux armes qui s’est ensuivi, même s’il sert à maintenir ce qu’ils ont déjà fait, n’est pas un nouvel acte injuste. Et, s’il est accompli pour défendre sa personne, il n’est aucunement injuste » (II, 21, 17). Même si Hobbes commente le passage en écrivant que « l’offre de pardon les empêche de se justifier par l’autodéfense et rend illégitime leur persévérance à assister et défendre les autres », cette précision ne parvient pas à effacer l’impression que son argument peut se transformer en une invitation à étendre la révolte précisément pour obliger le souverain à concéder l’offre de réconciliation tant désirée. Si bien que, par un étrange paradoxe, le prétendu théoricien de l’absolutisme en arriverait à répéter (ou du moins à accepter) le discours tenu par le plébéien anonyme à la veille du second tumulte des Ciompi dans les Histoires florentines de Machiavel : « Il nous faut donc, me semble-t-il, pour que nous soient pardonnées nos erreurs anciennes, en faire de nouvelles, redoublant les maux et multipliant les incendies et les vols » (III, 13).
Le pacte, qui aurait dû protéger les hommes de la guerre civile, peut donc se révéler au contraire source de nouvelles insurrections plus sanglantes encore. Une fois stimulée, la mémoire du conflit originel refuse de se laisser apprivoiser trop facilement, et c’est précisément la valorisation du moment de la lutte de tous contre tous qui semble empêcher de prendre congé définitivement de la violence, dévoilant une tendance imprévue et persistante de la querelle à renaître encore et encore là où l’on s’y attend le moins (quelque chose de semblable avait déjà eu lieu avec le Platon de la guerre au sein de la famille étudié par Loraux). Comme si ni l’oubli ni la mémoire ne suffisaient, à eux seuls, à assurer aux hommes une coexistence pacifiée.
Un philosophe allemand ?
Durant ses dix premières années de vie, La cité divisée a recueilli plus d’approbations auprès de la communauté des philosophes (Paul Ricœur en tête) qu’auprès de celle des hellénistes. Chez ces derniers, l’admiration évidente pour le travail de Loraux n’a pas empêché, il faut le dire, une incompréhension globale de la signification profonde de sa recherche. Il s’est agi en partie d’un phénomène spécifiquement français, comme si ses compatriotes avaient une difficulté particulière à accueillir vraiment l’héritage de Loraux et cherchaient plutôt à la ramener au sein de la plus pure orthodoxie de l’école de Vernant, occultant pour ainsi dire ses principaux traits d’originalité. À l’exception de deux ou trois essais, le numéro d’Espaces-Temps et de Clio qui lui fut entièrement consacré à un an de sa mort peut être considéré comme un parfait exemple de ce curieux mélange de pietas et de refoulement23.
Au niveau international, les choses ne se sont pas toujours mieux passées. On peut remarquer la tendance, surtout dans les études anglo-américaines, à ramener obstinément Nicole Loraux du plan du politique à celui de la politique, faisant courir à La cité divisée le danger de graves contresens. En ce sens, la critique que lui a adressée Josiah Ober, l’un des plus grands spécialistes contemporains de la démocratie athénienne, est significative : il a confondu « le conflit endémique de basse intensité » avec le moment du « conflit brûlant » (la stasis correspondrait en fait uniquement à ce dernier), oubliant que le problème de Loraux est justement de faire réémerger dans toutes les manifestations sociales et intellectuelles cette dimension oppositionnelle de la vie communautaire que les Grecs ne parvenaient à formuler qu’avec la plus grande peine24.
Même sans entrer dans le détail de chaque commentaire, l’impression globale est, en somme, que dans la corporation des historiens de l’antiquité les éclaircissements sur les aspects érudits ont clairement pris le dessus sur la discussion des thèses centrales de La cité divisée. Néanmoins, c’est précisément cette difficulté à instaurer un véritable dialogue avec ses collègues qui peut être considérée comme un indice important. On trouve assurément à l’origine de cette réticence des hellénistes à se confronter sérieusement avec les travaux de Loraux la profonde vocation philosophique de ses recherches, qui s’accorde mal avec l’approche pragmatique et empirique des départements d’histoire anglo-américains. Pour les lecteurs, il est difficile de ne pas être frappés par sa tendance à réfléchir sur ses propres instruments de recherche ou sur ses propres préjugés, semblant interrompre le fil de son discours, ou par son habitude de travailler par hypothèses – dont témoignent les « sans doute » et les « peut-être » avec lesquels commencent si souvent les paragraphes de ses essais. La prédilection de Loraux pour la forme brève, aux dépens de la monographie traditionnelle, découle probablement elle aussi d’une volonté de ne pas renoncer aux plaisirs du doute méthodique au profit d’une exposition linéaire (ce n’est pas par hasard que tous ses livres, à l’exception inévitable de sa thèse de doctorat, soient nés comme des recueils d’articles autour d’un sujet commun).
Si ce primat de la philosophie est plus courant dans les sciences humaines françaises (Vernant lui-même avait rédigé un mémoire sur Diderot avant de découvrir Gernet et l’anthropologie historique du monde antique), la situation est ici quelque peu différente, puisque, en plus d’une capacité d’analyse théorétique exceptionnelle, Nicole Loraux semble rechercher explicitement la confrontation avec les philosophes, et ce dès L’invention d’Athènes, qui se clôt significativement sur la réfutation de l’idée de Hegel selon laquelle les Grecs n’auraient pas connu « l’abstraction d’un État ». Bergson, Lacan, Derrida, Lyotard, Foucault, Simone Weil, Castoriadis, Barthes, Lefort, Starobinski, Sartre, Lacoue-Labarthe ne sont que quelques-uns des noms que l’on retrouve dans ses pages. Si l’on essaie d’analyser la façon dont sont construits les renvois dans ses essais, on ne peut que constater que, tandis que tout le système de notes fait référence aux recherches de ses collègues historiens de l’Antiquité (principalement français), dans le texte, la prédominance des philosophes (surtout allemands), est presque absolue. Tous les renvois ne sont pas explicites, mais ceux qui le sont suffiraient à constituer une petite histoire de la philosophie occidentale des deux derniers siècles : Hegel lecteur de l’Antigone de Sophocle à la lumière de la dialectique famille/État ; Nietzsche et la naissance de la tragédie ; Bachofen et le matriarcat ; Heidegger comme anti-modèle de philologie trop désinvolte ; Carl Schmitt et le concept de politique… Sans parler, évidemment, de l’omniprésent Freud. Et de Marx : séminal, vitupéré mais à jamais incontournable.
Surtout, alors que les historiens français accompagnent l’auteure dans son argumentation en lui apportant de nombreuses pistes et points d’appui, c’est de la philosophie allemande que proviennent toutes les grandes interrogations qui parcourent les pages de Loraux. Faut-il en conclure que les pierres de La cité divisée sont parisiennes mais que l’édifice est teutonique ? Que Nicole Loraux n’est pas une historienne française, pour reprendre le titre de l’un de ses plus célèbres essais25 ? L’affirmation est un peu excessive, mais n’est peut-être pas si éloignée de la vérité, et pourrait permettre de saisir certains aspects de son analyse de la stasis qui, sinon, risqueraient de rester dans l’ombre. Parmi les exemples proposés dans la liste ci-dessus (liste évidemment non exhaustive), il en est un en particulier dont l’importance est décisive pour La cité divisée : celui de Carl Schmitt. Son nom n’apparaît jamais dans les pages du livre, occulté par celui, bien moins controversé, de Lefort, mais l’omniprésence d’un concept comme celui de politique (introduit, dans le champ des études classiques, dans l’exact sillage de Schmitt, par Christian Meier) devrait suffire à attirer l’attention sur lui, surtout si l’on tient compte de l’importance extraordinaire que cette catégorie – comprise comme champ englobant à la fois les actions et les croyances – a eue pour Nicole Loraux dans sa tentative de s’arracher à l’histoire des représentations, en faisant sauter l’opposition, encore présente dans L’invention d’Athènes, entre le plan des faits et celui des idéologies (ce n’est pas un hasard si sa thèse de doctorat fut soutenue sous le titre d’Athènes imaginaire).
En réalité, Carl Schmitt n’est que rarement cité dans l’œuvre de Loraux, toujours en retrait (même si l’on peut parfois l’apercevoir sous le masque de Christian Meier26), et il l’est toujours pour être réfuté27. Apparemment, ce qui est en jeu serait uniquement la possibilité d’appliquer au politique grec la célèbre opposition schmittienne entre ami et ennemi ; ce que Loraux s’est toujours refusée à faire, préférant insister plutôt, comme on l’a vu, sur l’oubli du conflit comme élément caractéristique. Jusque-là, il s’agit seulement d’évaluer la pertinence d’un concept moderne appliqué au monde classique. Il est toutefois évident que, précisément parce que le politique grec a influencé avec son oubli du conflit une bonne partie de la pensée politique occidentale postérieure, les implications doivent nécessairement être plus vastes. D’ailleurs, si l’on regarde mieux, il existe entre la réflexion de Schmitt et celle de Loraux des affinités non négligeables. En premier lieu, la centralité et le caractère originel de l’opposition, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle le politique est conflit avant d’être quoi que ce soit d’autre et que le refoulement de son essence fondamentalement polémique opéré par les Grecs n’efface pas (mais occulte tout au plus) un lien profond avec la dimension de l’affrontement et même de la guerre. Nicole Loraux parle ici en marxiste, mais l’identification d’un élément de violence accompagnant toute décision politique reste assurément un point commun important. En particulier, l’invitation schmittienne à lire le mot d’Héraclite « Polemos est le père de toutes choses » en pensant également à la guerre civile trouve, dans les pages de La cité divisée, sa confirmation presque littérale28.
Nous sommes, comme on l’aura compris, du côté des modernes, de Hobbes et de Machiavel, ainsi que du politique fondé sur la mémoire du conflit. Le véritable désaccord concerne plutôt la thèse du rapport dialectique qui existerait entre l’amitié et l’inimitié, c’est-à-dire de l’origine commune de l’acte par lequel une communauté se constitue et de l’identification d’un adversaire contre lequel se battre. Doit-on vraiment penser que la cohésion d’un groupe se fonde uniquement sur son opposition à un ennemi sans autre caractérisation que celle d’être « simplement l’autre, l’étranger », parce qu’« il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger », comme l’écrit Schmitt ? Nicole Loraux ne le croit pas. Elle refuse, en particulier, l’idée typiquement schmittienne que la cohésion interne se construirait sur l’inimitié externe, et que donc cette dernière (même, éventuellement, dans ses variantes les plus agressives et xénophobes) serait nécessaire à toute coexistence pacifique du fait que « Le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissassociation »29.
L’interprétation des Euménides devient alors décisive. En premier lieu, bien que l’idée d’une paix (interne) qui se fonderait sur la guerre (externe) puisse rappeler les polarisations grecques, la lecture d’Eschyle à la lumière de l’œuvre de Carl Schmitt proposée par Christian Meier semble aux yeux de Loraux pour le moins forcée. En affirmant que l’amitié trouve « un point d’ancrage dans une commune hostilité à l’extérieur », et que, de ce fait, « pour consolider la nouvelle union des citoyens, il fallait grouper amis et ennemis sur de nouvelles bases30 », Meier établit une relation de cause à effet qui n’existe pas dans le texte grec et, ce faisant, recompose le dualisme fondamental à la base de la représentation grecque du conflit. Nicole Loraux préfère prendre un autre chemin : au lieu de compléter les Euménides d’Eschyle par le biais d’un nœud causal complètement absent, l’historienne française choisit de s’attarder plutôt sur l’incapacité des Grecs à franchir ce pas décisif qui les amènerait à contaminer, même sous cette forme corrélative, la pureté de polemos et d’omonoia (la concorde), par un rapprochement embarrassant avec stasis. Une fois de plus, écouter les silences, plutôt que les remplir, se révèle être la véritable tâche de l’historien.
Mais c’est bien parce qu’est en jeu, avec le politique grec, une part importante du politique occidental, et parce que La cité divisée se veut un texte de philosophie politique tout autant que d’histoire antique, que le désaccord de Loraux dépasse largement le caractère pertinent ou non d’une application des catégories schmittiennes à l’Athènes démocratique (et donc Christian Meier). Par rapport à Aristote et à la thèse de la sociabilité naturelle de l’être humain, la théorie de Schmitt peut sembler attirante à quelqu’un qui, comme Loraux, veut soigner l’amnésie du politique grec, en l’obligeant à reconnaître la grande part de violence qui niche en lui. Le défaut de la position schmittienne (mais aussi, il faut bien le dire, son importance pour ce qu’elle nous enseigne à propos de la mémoire du conflit qui caractérise le politique moderne) réside dans le fait qu’elle aussi, exactement comme les formulations aristotéliciennes, se révèle unilatérale et partielle. Loraux ne pourrait jamais accepter un processus dialectique selon lequel la même ligne de fracture produirait d’un côté l’amitié et de l’autre l’inimitié, et encore moins une interprétation qui fonderait la concorde interne sur la lutte contre l’ennemi externe, parce que des oppositions de ce genre rappellent trop les catégories binaires des structuralistes (et parfois des Grecs eux-mêmes), dont, toute sa vie durant, elle n’a jamais cessé de dénoncer la nature artificielle et idéologique. De ce point de vue, puisque La notion de politique ne fait que répéter sous une forme agressive la même tendance à la polarisation que La cité divisée a refusée dès le départ, nous pourrions même dire que le geste par lequel Loraux refuse Lévi-Strauss est le même que celui qui l’amène à refuser Carl Schmitt et à s’attaquer aux certitudes athéniennes.
Même lorsqu’il se réfère à Héraclite, remarque Nicole Loraux, Carl Schmitt n’arrive à comprendre qu’en partie le sens du célèbre éloge du mouvement et du conflit comme racine et principe régulateur de toutes choses. Il n’est donc pas surprenant que son refus de la conception schmittienne du politique soit justifié précisément par une référence à un fragment du savant grec (« Ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ») et à la fâcheuse incapacité de Schmitt à donner, dans des cas comme celui-ci, « à ‘l’harmonie’ son sens très grec de ‘tension maintenue en équilibre’. »31
Nicole Loraux n’a peut-être jamais exprimé sa pensée avec une si grande clarté que dans cette page et dans sa défense d’Héraclite contre toute interprétation belliciste de ses fragments. Plutôt que de vanter les mérites de la guerre comme facteur de cohésion, le moment semble donc arrivé de reconnaître l’origine commune du conflit et de la sociabilité, et en même temps leur co-extensivité, qui les place simultanément (et l’un comme l’autre) à l’intérieur et à l’extérieur de la polis. Il ne suffit pas, en somme, d’affirmer l’omniprésence du conflit, car tout aussi forte est la vis unitiva inhérente à toute querelle, sans nul besoin de faire appel à la menace d’un ennemi externe. C’est dans cette perspective, à condition de les interpréter correctement, que les Grecs sont susceptibles de beaucoup nous apprendre. Le principe qui pousse Homère à reconnaître une harmonie secrète dans les deux armées de guerriers qui s’affrontent sur le champ de bataille n’est pas très différent de celui qui dévoile à Platon l’enchevêtrement de forces destructrices et constructives qui logent au sein de la famille. Encore une fois, il s’agira donc de répéter ce que la cité ne veut absolument pas que l’on dise (et que par ailleurs la cité continue à répéter, quoique à mi-voix et à travers mille euphémismes) : que c’est seulement la division – le « lien de la division » – qui fait des différents individus une collectivité.
Il s’agit donc d’accepter le paradoxe apparent selon lequel, au moment même où elle divise, la stasis établit une parenté, comme le montre la fameuse élégie de Solon dans laquelle il est imposé aux Athéniens de toujours prendre parti lors d’une querelle, refusant cette position de neutralité qui aux yeux du sage législateur représente l’attitude anti-civile par excellence. Si notre condition de modernes (y compris dans le sens de lecteurs de Hobbes) nous permet de proclamer ouvertement ce qui pour les Grecs, à quelques exceptions près, restait difficile à admettre – la nature conflictuelle du politique –, Loraux est convaincue que l’étude des non-dits de la polis classique pourra nous aider à voir ce que la mémoire du conflit nous a jusqu’à présent empêché de comprendre : l’ambivalence de catégories comme celle de procès, de fraternité ou de discorde, et la complémentarité (elle aussi très freudienne) des principes opposés d’Éros et Thanatos.
C’est donc seulement à travers la confrontation avec Carl Schmitt que la nature bicéphale de l’opération de Loraux devient véritablement compréhensible : faire émerger ce conflit inévitable que le politique grec semble connaître uniquement sous la forme de l’oubli, en montrant toutes les façons dont ce dernier s’est manifesté, mais aussi – tâche non moins importante – contraindre les modernes à reconnaître pleinement la concorde et l’harmonie secrètes qui se cachent dans toute opposition. C’est exactement cela que Nicole Loraux appelle le « lien de la division » : la découverte (la redécouverte ? l’anamnèse ?) qu’il existe une unité générée par la discorde et que tout tentative d’extirper le conflit est immanquablement destinée à échouer, exactement comme l’est toute politique fondée sur son refoulement.
Récupérer Héraclite contre Aristote et contre Hobbes ? Il n’est pas exclu que ce soit bien là le véritable objectif de Nicole Loraux et que la première des catégories binaires qui doive sauter – au nom de l’harmonie des contraires – soit précisément celle de concorde et discorde, omonoia et stasis. Ou bien que doive être supprimée une fois pour toute la distinction même entre anciens et modernes : à la recherche d’un nouveau politique qui sache être à la fois pensée du conflit et pensée de la fraternité.
Traduit de l’italien par Amélie Aubert-Noël. La revue Période tient à remercier Rodolphe Gauthier pour sa première ébauche.
Le texte original constitue l’introduction à la traduction italienne de La cité divisée, Neri Pozza, Milano 2006.
- Nicole Loraux, L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Payot, Paris, 1993. [↩]
- Diego Lanza et Mario Vegetti, « L’ideologia della città », Quaderni di storia, II, 1975, pp. 1-37. [↩]
- Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Hachette, Paris, 1985. [↩]
- La référence obligatoire est le provocateur « Éloge de l’anachronisme en histoire » (1993), inclus in Nicole Loraux, La tragédie d’Athènes. La politique entre l’ombre et l’utopie, Seuil, Paris, 2005, pp. 173-90 (l’expression citée se trouve p. 180). [↩]
- Christian Meier, La naissance du politique (1980), Gallimard, Paris, 1995, en particulier p. 35-37 (à propos de la distinction entre « le politique » et « la politique »). [↩]
- Soutenue par Silvia Montiglio en 1995, elle a fini par être publiée en 2000 par la Princeton University Press sous le titre Silence in the Land of Logos. [↩]
- Il peut être utile de rappeler quelques dates de naissance. Gernet : 1882 ; Vernant : 1914 ; Lévêque : 1921 ; Vidal-Naquet : 1930 ; Detienne : 1943. Il n’y a que huit ans de différence entre Detienne et Loraux, mais presque vingt ans si l’on regarde la date de leur premier livre. [↩]
- Jacques Derrida, « Nous autres Grecs », in Barbara Cassin (dir.), Nos Grecs et leurs modernes, Seuil, Paris, 1992, p.260. La phrase de Derrida est significativement citée par Nicole Loraux dans Le retour de l’exclu (1994), in Ead., Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Éd. du Seuil, Paris, 1996, p.183. [↩]
- Ead., La cité divisée cit., p. 55. [↩]
- Ead., Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’ homme grec, Gallimard, Paris, 1989, p. 15. [↩]
- En ouverture du livre collaboratif dirigé par lui, Les seigneurs de la guerre, Fayard, 1999. [↩]
- Nicole Loraux, Les expériences de Tirésias cit., p. 7. [↩]
- Ead., La cité divisée cit., p. 48. [↩]
- Pour ce conseil méthodologique fondamental, Nicole Loraux se réclame toujours des essais de Yan Thomas, qui a déploré par exemple que « la vengeance n’[ait] jamais été étudiée que comme le présupposé de son dépassement par le droit » (« Se venger au forum », in Raymond Verdier et Jean-Pierre Poly (sous la direction de), La vengeance. Vengeance, pouvoir et idéologie dans quelques civilisations de l’Antiquité, École française de Rome, Rome-Paris, 1984, pp. 499-548) ; toutefois, il faudrait rappeler au moins le précédent illustre d’Otto Brunner, Neue Wege der Verfassungs- und Sozialgeschichte, Vandenhoeck u. Ruprecht, 1968 (« la faida est la forme juridique de toute la politique médiévale »). [↩]
- Nicole Loraux, La cité divisée cit. p. 99. [↩]
- Ead., « Thucydide et la sédition dans les mots » (1986), in Ead., La tragédie d’Athènes, cit., pp. 81-107. [↩]
- Ead., La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Gallimard, Paris, 1999. [↩]
- Ead., La cité divisée cit., p. 39. [↩]
- Ead., « La guerre civile grecque et la représentation anthropologique du monde à l’envers » (1995), repris dans La voix endeuillée, pp. 61-79. [↩]
- Si les bêtes ne peuvent contrôler leurs souvenirs, et si les divinités sont au contraire les seuls garants fiables des événements passés (ce n’est pas par hasard que rappeler est aussi bien le rôle des Érynies transformées en Euménides que celui des Muses), cette condition intermédiaire de possibilité jamais parfaitement actualisée doit être typiquement humaine. Selon cette lecture, les deux fameux cas cliniques étudiés par le grand neuropsychologue russe Aleksandr Romanovic Lurja, celui du mnémoniste capable de tout se rappeler et celui du blessé de guerre condamné à une perpétuelle incapacité à se souvenir/amnésie, représenteraient alors les deux frontières extrêmes de l’humanité, ou en tout cas du caractère politique de l’homme. [↩]
- La singularité absolue de Machiavel dans le cadre de la réflexion occidentale sur la guerre civile réside dans le fait que non seulement il reconnaît l’omniprésence des conflits, mais il leur attribue même un rôle bénéfique (Discours I, 4). Fait encore plus important, Machiavel nie l’existence d’une origine dépassée une fois pour toutes, c’est-à-dire un temps de la dispute que les hommes auraient laissé complètement derrière eux. Le processus est toujours réversible et, mieux, toujours ouvert (cfr mon Machiavelli in tumulto, Bulzoni, Roma, 2011). [↩]
- Il faut selon moi accorder la plus grande importance à la différence entre l’attitude des modernes qui, en souvenir du jour où le camp d’Auschwitz a été libéré par les Russes, ont introduit le Jour de la Mémoire, et celle des Athéniens qui chaque année retiraient de leur calendrier la date à laquelle on imaginait qu’avait pu avoir lieu le conflit originel d’Athéna et de Poséidon pour la possession de l’Attique. Ils la retiraient : autant dire qu’ils exhibaient un vide, qu’ils effaçaient au moyen d’un geste visible, faisant sauter par là même la distinction binaire entre parole et silence, entre présence et absence. [↩]
- Les Voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, nn. 87-88, 2004. [↩]
- Josiah Ober, “Culture, Thin Coherence and the Persistence of Politics” (2003) in Id., Athenian Legacy, Princeton University Press, Princeton, 205, p. 88. [↩]
- Je me réfère naturellement à « Thucydide n’est pas un collègue », Quaderni di Storia, 1980, pp. 55-81. [↩]
- Christian Meier, lui non plus, n’est jamais explicitement cité dans La cité divisée, mais ailleurs les références ne manquent pas, à lui aussi bien qu’à Schmitt, tout comme les allusions cryptées. Par exemple, on peut considérer comme clairement schmittienne toute la réflexion sur le droit des insurgés à être proclamés cobelligérants dans Corcyre, 427 – Paris, 1871, cit. [↩]
- Par exemple dans « La cité grecque pense l’Un et le deux » (1994), in Ead., La tragédie d’Athènes cit., pp. 125-143. [↩]
- Voir Carl Schmitt, Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947, Vrin, 2003 [↩]
- Id., La notion de politique, trad. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1992, pp. 64 – 65. [↩]
- Christian Meier, La naissance du politique, Gallimard, 1995, p. 148. [↩]
- Nicole Loraux, « La démocratie à l’épreuve de l’étranger » (1991), in Ead., Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Seuil, 1996, cit., p. 212. [↩]