Panafricanisme et lutte des classes

Le panafricanisme, l’idée d’une nation africaine, est le plus souvent rangée parmi les vieilleries de l’ère des décolonisations. Adossée à des régimes autoritaires, cette proposition est envisagée comme un accessoire idéologique des régimes néocoloniaux. Dans ce texte de 1975, le grand dirigeant marxiste panafricain Walter Rodney proposait précisément une critique interne du panafricanisme, sur sa gauche. En préparation du VIe Congrès panafricain, Rodney dénonce la récupération folklorique de la nation africaine, et s’insurge contre toutes les trahisons des pays nouvellement indépendants du continent​, tant sur le plan de leur politique migratoire que militaire. Il propose ainsi de reconstruire la stratégie de la nation africaine sur une base radicale, internationaliste, révolutionnaire.

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Les conférences politiques des peuples opprimés suscitent invariablement une diversité de réactions – qui varient de la conviction cynique qu’elles sont une perte totale de temps à l’optimisme naïf quant à leur pouvoir de changer la face du monde. Dans les faits, la lutte populaire se poursuit de jour en jour à des niveaux plus profonds et très divers ; et c’est son intensité, à tout moment, qui détermine en premier lieu la pertinence et l’utilité de la conférence comme technique de coordination. Le VIe Congrès panafricain prévu à Dar es Salaam en juin 1974 aspire sciemment à s’inscrire dans la tradition des conférences nées de la riposte des Africains à leur oppression dans la première moitié de ce siècle. Par conséquent, sa raison d’être doit être recherchée à travers une évaluation prudente des paramètres des initiatives actuelles du peuple africain autour du globe.

Depuis que le Ve Congrès panafricain s’est tenu à Manchester en 1945, la géographie politique du continent africain a été transformée par l’émergence d’une quarantaine d’entités politiques constitutionnellement indépendantes, et présidées par des Africains. Il s’agit là d’une évidence. Pourtant, dans le sillage du grand cortège de la reconquête de l’indépendance, beaucoup ont pris conscience que la lutte du peuple africain s’est intensifiée plutôt qu’elle ne s’est apaisée, et ceci s’exprime non seulement dans l’opposition entre les producteurs africains et les capitalistes européens, mais également dans un conflit entre la majorité des masses noires et une petite classe possédante africaine. C’est, certes, un sujet de litige, mais le VIe Congrès panafricain devra assurément marcher sur cette corde raide.

Toute notion de « pan- » constitue un exercice d’autodétermination d’un peuple, ayant pour but d’établir une redéfinition plus large de lui-même que celle qui lui avait été jusque là consentie par ceux qui détiennent le pouvoir. Immanquablement, cependant, la tâche est entreprise par un groupe social ou une classe particulière qui parle au nom de la population dans son ensemble. C’est toujours le cas dans les mouvements nationaux. Par conséquent, certaines questions doivent être mises à l’ordre du jour, notamment les suivantes :

  • Quelle classe dirige le mouvement national ?
  • Dans quelle mesure cette classe est-elle capable de réaliser les tâches historiques de la libération nationale ?
  • Quelles sont les classes silencieuses au nom desquelles les revendications « nationales » sont exprimées ?

L’importance de ces questions apparaît clairement dans le cas classique du panslavisme. L’idéologie panslave de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle a offert aux peuples slaves de l’Europe de l’Est une vision unifiée d’eux-mêmes, visant à dépasser la fragmentation qui était la conséquence des puissantes vagues d’expansion impériale ayant frappé les rives de l’Adriatique et de la Mer noire. L’intelligentsia slave qui prôna le panslavisme était le porte-voix des forces bourgeoises émergentes dans le conflit contre le féodalisme, et sa position laissait aussi entendre de la sympathie pour la paysannerie opprimée, puisqu’il était dans les intérêts du capitalisme que le servage soit aboli. Mais les espoirs de cette intelligentsia furent déçus en raison de son échec à évincer les oppresseurs féodaux indigènes et étrangers, y compris leurs « frères » slaves qui formaient la classe dirigeante de la Russie tsariste. Par la suite, dans les Balkans, la bourgeoisie locale fut incapable, ou refusa de s’opposer à la partition opérée par le capitalisme-impérialisme et la région assista à la naissance du terme de « balkanisation » comme expression suprême de l’échec à mener à bien la libération et l’unification nationales. Il incomba alors aux masses des Balkans, conduites par la classe ouvrière, et bien que dans des conditions de guerre, d’aborder réellement le problème du nationalisme et de l’unité est-européenne en un sens plus large après la Seconde Guerre mondiale. De façon significative, elles l’ont fait dans le contexte de la reconstruction socialiste, tâche qui dépassait les groupes bénéficiant de l’exploitation capitaliste.

Le panafricanisme, à l’ère de la post-indépendance, est un internationalisme dans la mesure où il aspire à l’unité de peuples vivant dans un nombre important d’États juridiquement indépendants. Mais il est dans le même temps une sorte de nationalisme ; et il nous faut donc analyser sa forme nationaliste pour en saisir le contenu de classe. Cet exercice est facilité par le fait que les mouvements nationalistes en Afrique, qui ont mené à la reconquête de l’indépendance dans plus de trois douzaines d’États, sont un phénomène qui a déjà reçu une attention considérable. Ces mouvements consistaient essentiellement en des fronts politiques ou en des alliances de classe dans lesquels les revendications de tous les groupes sociaux étaient exprimées en tant que revendications « nationales » contre les colonisateurs. Néanmoins, alors que les ouvriers et les paysans constituaient numériquement une écrasante majorité, les dirigeants des mouvements étaient presque exclusivement issus de la petite bourgeoisie. Naturellement, ces dirigeants plaçaient au premier plan les objectifs « nationaux » qui participaient très directement à la promotion des intérêts de leur classe ; mais ils exprimaient des positions historiquement progressistes, en partie à cause de leur propre confrontation avec les colons, en partie à cause de la pression des masses. Le panafricanisme fut une de ces idées progressistes qui servit, durant toute la période coloniale, de tribune à cette frange des leaders petits-bourgeois africains ou noirs, intransigeante dans sa lutte contre le colonialisme.

Quasiment tous les leaders des mouvements d’indépendance africains ont ne serait-ce que prétendu défendre l’idée que la liberté régionale était seulement à un pas de la liberté et de l’unité du continent entier, et les plus fervents nationalistes étaient d’ordinaire les plus explicites au sujet de la solidarité panafricaine. Nkrumah et Kenyatta étaient tous deux à Manchester, tandis que Nyerere, Kaunda et Mboya furent les forces motrices du Mouvement Panafricain pour l’Afrique de l’Est et du Centre (PAMECA). Dans la sphère francophone, plusieurs leaders ont adopté, d’une manière ou d’une autre, des positions panafricanistes. L’Union des Populations du Cameroun, radicale, refusa de souscrire aux frontières coloniales en Afrique, Senghor adhéra à une théorie culturelle de l’internationalisme noir comparable au panafricanisme, et même Houphouët-Boigny fut initialement lié à un parti politique à tendance panafricaniste, à savoir le Rassemblement Démocratique Africain, qui s’adressait à toute l’Afrique-Occidentale française. La solidarité panafricaine s’est également manifestée au moment de la guerre d’indépendance en Algérie, un épisode qui n’unit pas seulement les Nord-Africains, mais qui obligea aussi à des alliances entre des nationalistes progressistes de part et d’autre du Sahara. De même, l’émergence de mouvements de libération nationale décidés à atteindre la liberté par tous les moyens nécessaires a servi à mettre en évidence la réalité du panafricanisme. Tous les leaders africains durent reconnaître que la liberté en Afrique du Sud était vitale pour garantir la liberté partout ailleurs en Afrique, et l’épreuve de la pratique a démontré que l’engagement le plus fort fut celui des plus avant-gardistes des régimes petits-bourgeois – le Ghana de Nkrumah, l’Égypte de Nasser, la Tanzanie, la Zambie et la Guinée.

Ce serait occulter l’histoire que de nier le progressisme de la petite bourgeoisie africaine à une certaine époque. En raison du faible niveau de développement des forces de production en Afrique colonisée, il revint à un petit groupe privilégié et instruit de faire entendre la multitude de revendications contre la discrimination raciale, les bas salaires, la dévaluation des cultures commerciales, le dirigisme bureaucratique colonial, et l’indignité de la domination étrangère en tant que telle. Mais les petits-bourgeois étaient des réformateurs, non des révolutionnaires. Les prescriptions de leur classe transparaissaient dans le type même d’indépendance qu’ils négocièrent avec les maîtres coloniaux1. Par le fait même d’exiger l’indépendance constitutionnelle ils renoncèrent au principe cardinal du panafricanisme, à savoir l’unité et l’indivisibilité du continent africain.

Les premiers panafricanistes à s’engager dans la mobilisation politique des masses africaines sur le sol africain avaient des perspectives continentales. Le Congrès national africain qui se forma en Union d’Afrique du Sud en 1912, se voulait « africain » et pas seulement « sud-africain », et fut rebaptisé en 1923 pour souligner ce point. De façon significative, des organisations du même nom se sont étendues à ce qui correspond aujourd’hui au Zimbabwe, au Malawi, à la Zambie et à la Tanzanie. Il est également notable que les énergiques porte-paroles africains des années 1930, tels Nnamdi Azikiwe ou Wallace Johnson, étaient africains plutôt que nigérian ou sierra-léonais. Mais les avocats et les arrivistes qui prirent finalement le mouvement d’indépendance en main n’eurent pas la capacité de transcender les frontières territoriales des administrations coloniales. L’impérialisme détermina le contexte dans lequel le pouvoir constitutionnel devait être cédé, de façon à prévenir le transfert du pouvoir économique ou un pouvoir politique véritable. La petite bourgeoisie africaine y consentit, et seulement quelques désaccords et inquiétudes furent exprimées par des progressistes comme Nkrumah, Nyerere et Sékou Touré2. Les zones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale qui vécurent sous domination française assistèrent au démantèlement éhonté de ces dispositifs coloniaux à vastes bases territoriales. Là où les Français avaient maintenu une unité à des fins d’exploitation, la petite bourgeoisie fut incapable de réclamer à la fois l’unité et la liberté. Ils acceptèrent donc la balkanisation qui mena à des fragments nommés Côte d’Ivoire, Haute-Volta, Niger, Tchad, République centrafricaine, et ainsi de suite. Depuis l’indépendance, peu ou pas de progrès à été fait pour revenir sur cette balkanisation.

C’est un fait historique frappant que la bourgeoisie à proprement parler a été le fer de lance de l’unité nationale au sein de laquelle le capitalisme fut d’abord engendré. Elle a recherché l’unité politique pour garantir l’intégration de la production et de la distribution, donnant naissance à ce qui était alors de relativement vastes États-nations en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne, par comparaison aux nombreux fiefs féodaux qui existaient auparavant. Le continent nord-américain est le plus prodigieux exemple de l’identification des intérêts bourgeois avec l’unité fédérale et l’édification d’une infrastructure qui s’est étendue sur un continent entier, sans égard pour le prix du sang ; d’autant plus que le sang versé était principalement africain et amérindien.

Les petites bourgeoisies d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine sont d’une autre espèce. Leurs membres ne peuvent pas être décrits comme des « entrepreneurs », des « pionniers », des « capitaines d’industrie », des « barons voleurs », ni par aucun des termes pompeux inventés à la gloire de l’accumulation primitive du capital. Franz Fanon les fustige sans pitié, mais avec vérité, lorsqu’il pointe du doigt le manque de structure, le caractère contre-fait et la piètrerie des petite bourgeoisie africaine. Leur rôle dans le système capitaliste international a toujours été celui de compradores. Leur investissement de capital a beau souvent surpasser celui d’un propriétaire d’usine pendant la révolution industrielle en Angleterre au début du XIXe siècle, mais à l’époque actuelle du capitalisme de monopole, il ne suffit guère qu’à des fermes d’élevage de poulets. Quoi qu’il en soit, la majorité des petits bourgeois africains ne sont pas directement impliqués dans des entreprises économiques, leur vrai milieu étant celui de la fonction, de l’administration et de la hiérarchie militaire-policière. Ils n’avaient ni la perspective, ni la base objective pour faire le saut vers l’unité continentale.

Un examen attentif révèle que l’échec de la classe dirigeante africaine à réaliser une unité significative n’est pas seulement dû à sa faiblesse. Si l’on se souvient encore une fois du processus de démantèlement qui a eu lieu Afrique francophone au temps des négociations d’indépendance, la pusillanimité de la petite bourgeoisie africaine face à la création délibérée de mini-États dépendants et non-viables par la France n’atteste pas seulement de la puissance des colonisateurs, mais encore de la crainte de la part des présumés dirigeants africains que des unités territoriales plus larges remettent en cause la maigre prospérité de leur classe. À travers le continent, aucun des mouvements d’indépendance ayant abouti n’a renié la validité fondamentale des frontières établies quelques décennies auparavant par l’impérialisme. Le faire aurait signifié lancer un défi si profond qu’il aurait exclu la préservation des intérêts petits-bourgeois dans une « indépendance » corrompue, forgée en coalition avec le capital international.

Si la faiblesse des dirigeants petits-bourgeois actuels en Afrique était le seul problème, ils pourraient être réduits au rang de spectateurs passifs ne pouvant rendre effectif le potentiel du panafricanisme comme idéologie de libération. Ils se maintiennent toutefois en tant que classe en fomentant des divisions internes, et à travers la dépendance à des puissances capitalistes étrangères. Ces politiques sont contraires au panafricanisme. Le temps écoulé depuis les indépendances confirme que les intérêts de la petite bourgeoisie africaine sont irréconciliables avec un panafricanisme authentique, puisque le panafricanisme est irréconciliable avec les intérêts du capitalisme international.

La plupart des mini-États africains sont en train de consolider leurs frontières en maintenant les relations sociales en vigueur à l’intérieur des territoires, et en préservant l’impérialisme sous la forme de monopoles dans leurs États respectifs. Les super-puissances capitalistes, directement et indirectement, individuellement et collectivement, garantissent le statut de classe dirigeante de la petite bourgeoisie et se servent d’elle pour infiltrer et manipuler la société africaine. Elles le font si grossièrement et si ouvertement qu’il n’est pas besoin d’être particulièrement informé ni particulièrement attentif pour saisir ce qui s’est déroulé. […] Toutes les activités du capital international visent à entretenir la division du continent qu’elles ont initiée au temps du Partage. La petite bourgeoisie exprime elle aussi son but de maintenir la division des masses africaines, puisque l’alliance anticoloniale conclue avec toutes les autres classes a atteint son objectif d’indépendance formelle. La seule alliance que la classe dirigeante africaine défende désormais est celle avec l’impérialisme contre le peuple africain, et une telle structure de pouvoir refuse d’accorder aux masses la conscience ou la réalité de l’unité.

Le panafricanisme a tant été bafoué par les régimes africains actuels que le concept d’ « Afrique » est mort pour toute fin pratique, comme les voyages ou l’emploi. L’ « africanisation » qui était destinée à contrer l’administration coloniale européenne ouvrit bientôt la voie à des restrictions sur l’emploi et les pratiques d’immigration en Côte d’Ivoire, au Ghana (sous Busia), au Zaïre, en Tanzanie, en Ouganda, en Zambie et ailleurs – à l’encontre des Dahoméens, des Nigérians, des habitants du Burundi, des Malawites, des Kényans, et de tous ceux coupables de croire que l’Afrique est pour les Africains. Bien sûr, il fut dit que le chômage de masse dans n’importe quel pays obligeait les gouvernements à prendre des mesures extrêmes. C’est une fausse excuse, qui tente d’occulter le fait que la pénurie d’emplois est la responsabilité des régimes néo-coloniaux, qui ne savent rien mieux faire que de gérer des économies dépendantes, à faible croissance, et sans développement. Dans bien des domaines, les Africains se sont bien plus mutuellement exclus en cette phase néo-coloniale que pendant le colonialisme à l’état brut. Même dans le contexte des États-nations africains existants, la classe dirigeante africaine a rarement cherché à assurer autre chose que des bases de pouvoir tribales, ce qui veut bien dire qu’elle œuvre à la division, et non à l’unité, à tous les niveaux de l’activité politique, fût-elle nationale, continentale, ou internationale.

Le mode de pensée dominant en Afrique aujourd’hui est hérité des maîtres colons et prend de l’ampleur par l’appareil d’État. Par conséquent, et sans surprise, le concept même de classe est ignoré ou mystifié. Les petits bourgeois s’offusquent d’être appelés « petits bourgeois » et nient fermement l’existence de quelconques différences de classe entre eux-mêmes, d’un côté, et les ouvriers et les paysans, de l’autre. Il n’est pas étonnant que le socialisme ait été le principal adversaire de beaucoup d’États africains. Les dirigeants africains combattent le spectre de la menace communiste plutôt que la matérialité de l’oppression capitaliste-impérialiste. Même les plus progressistes de cette classe dirigeante accueillent et protègent les réactionnaires locaux, alors qu’ils neutralisent, voire éliminent, les marxistes et autres éléments de gauche. En 10, 12 ou 15 ans d’indépendance constitutionnelle, les diverses régions d’Afrique n’ont remporté aucune victoire en matière d’abolition de l’exploitation et de l’inégalité. Au contraire, les différences sociales ont rapidement augmenté, de même que l’excédent extrait par le capital monopoliste étranger. Dans les champs de la production et de la technique, la soi-disant « décennie du développement » des années soixante a offert le spectacle d’une diminution de la production agricole, d’un déclin de la part prise dans le commerce international, et la prolifération de structures de tutelle du fait de l’implantation accrue des firmes multinationales. Tous ces sujets sont des plus pertinents dans le cadre d’une discussion sur le panafricanisme.

La transformation de l’environnement africain, des relations sociales et de production, la rupture avec l’impérialisme et la mise en place d’une unité politique et économique africaine sont dialectiquement liées. Cet ensemble de tâches historiques peut seulement être mené sous la bannière du socialisme et sous la direction des classes laborieuses. La petite bourgeoisie africaine, en tant que classe dominante, use de son pouvoir d’État contre l’idéologie socialiste, contre les intérêts matériels de la classe ouvrière et contre l’unité politique des masses africaines.

Bien sûr, la rhétorique de la classe dirigeante est toute autre. Seul un Banda a la témérité d’injurier publiquement le concept d’unité africaine, et seuls quelques autres se rallieraient ouvertement au capitalisme et à l’impérialisme comme à des causes convenables et justes. Autrement, la petite-bourgeoise préfère défendre des idées progressistes en façade, tout en travaillant à leur échec par des procédés de vulgarisation et de banalisation. Le socialisme et le panafricanisme sont tous deux de la plus haute importance respectivement à cette technique. En un sens, la réticence de la petite bourgeoisie à exprimer ouvertement son hostilité au socialisme et au panafricanisme témoigne du développement de la conscience de masse et du niveau d’affrontement entre les forces progressistes et réactionnaires sur la scène mondiale. Mais cette réticence est aussi très insidieuse, dans la mesure où des positions pseudo-révolutionnaires tendent à contrecarrer les positions révolutionnaires sincères. Par exemple, les régimes africains actuels ont contribué à forger l’illusion que l’OUA [Organisation de l’Unité Africaine] constitue la concrétisation de l’unité africaine. L’OUA est le principal instrument qui légitime l’existence de la quarantaine de mini-États qui nous ont été imposés par le colonialisme.

C’est en hommage à la dynamique du panafricanisme que l’OUA devait être créée. L’idée de l’unité politique panafricaine était profondément ancrée, et elle devait trouver une expression, ne fût-ce que sous la forme d’une assemblée consultative internationale. Ceci révèle un niveau de coordination politique continentale plus élevé que celui qu’on a pu trouver en Amérique latine au temps où les anciens régimes coloniaux y furent détruits. Il est également vrai qu’aucune puissance impérialiste n’est un membre votant de l’organisation, à la manière dont les États-Unis d’Amérique sont intégrés dans l’Organisation des États Américains. Néanmoins, l’OUA concourre davantage à entraver qu’à réaliser le concept d’unité africaine. Le degré de pénétration des puissances impérialistes en son sein à été mis en évidence à de nombreuses occasions, les exemples les plus frappants étant la Déclaration Unilatérale d’Indépendance par la minorités blanche au Zimbabwe, l’affaire du « Dialogue » avec le régime raciste blanc en Afrique du Sud, ainsi que la persistance de la France à vendre des armes à la République d’Afrique du Sud.

Au mieux l’OUA gère-t-elle quelques conflits internes à la petite bourgeoisie de différentes régions du continent. Mis à part cela, elle est dévouée à entretenir la séparation des peuples africains par le maintien absolu des frontières actuelles, de façon à renforcer les structures sociales d’exploitation qui prévalent sur le continent à l’ère néo-coloniale actuelle.

Lorsque Lumumba menait sa bataille héroïque contre l’impérialisme au Congo, il sembla pendant un court instant qu’il y aurait un alignement des forces progressistes contre les forces réactionnaires africaines. Les masses d’Afrique n’étaient que trop impatientes de rejoindre leurs frères congolais dans le combat contre les mercenaires noirs et blancs. En effet, les camps étaient si clairement définis que la solidarité révolutionnaire internationale s’annonçait dans de nombreuses régions du monde. Mais le continent a cependant essuyé un revers au Congo. La situation au Congo fût « normalisée » au point que le nom du pays soit changé pour celui de Zaïre. Dans le même temps, l’un des principes les plus importants entérinés par les gouvernements africains au lendemain de la défaite congolaise fût qu’aucun mouvement populaire de rébellion dans un pays d’Afrique indépendant ne pouvait être soutenu par aucun groupe ou gouvernement d’un autre pays africain indépendant. En des termes constitutionnels, ceci se traduit dans la belle formule de « non-ingérence dans les affaires internes d’un État membre ». En termes pratiques, c’est le moyen auquel ont recours les éléments les plus réactionnaires pour lier les poings des masses d’Afrique.

Un des principes fondamentaux du panafricanisme est que chaque peuple est garant de la liberté de ses frères des autres parties de l’ Afrique ; et, de fait, les Noirs du monde entier étaient censés accepter la même responsabilité. L’OUA refuse d’admettre ce principe, sauf en ce qui concerne les régions qui demeurent sous domination coloniale officielle. Ce faisant, elle insinue que les conditions objectives qui poussaient les masses africaines à combattre les colonialistes ont subies une transformation, ce qui est un mensonge flagrant. Tout État africain autocratique qui exploite et oppresse se prémunit contre la critique ou l’intervention des citoyens africains, et ce même lorsque les droits humains et civiques les plus élémentaires sont bafoués. Pendant ce temps, les États les plus progressistes ne sont pas à l’abri des intrigues ni des formes diverses d’agression mises en place par l’impérialisme par l’entremise des États africains néo-coloniaux adjacents ; et, dans tous les cas, le socialisme ne saurait être construit dans un seul pays d’Afrique quel qu’il soit, en sorte que les quelques dispositions prises vers la transformation socialiste du continent sont vouées à l’asphyxie du fait de la division perpétuelle de l’Afrique en États artificiels.

La question posée au début de cette analyse à propos du contenu de classe du nationalisme proposait d’identifier la classe dirigeante, de jauger son potentiel révolutionnaire et d’évaluer la manière dont les classes subordonnées sont traitées. Nos conclusions à ce stade sont que le leadership de la petite bourgeoisie africaine depuis les indépendances a été un obstacle à un développement de la révolution africaine. Une dernière illustration de ce résultat est le fait que l’avant-garde même du panafricanisme (telle qu’elle s’est dressée après le Ve Congrès) a perdu son orientation première, et s’est complu dans la pratique et la théorie bourgeoises. À l’instar d’autres dirigeants africains, ils ont propagé l’idée fausse d’une antithèse entre panafricanisme et communisme […].

L’occultation de la notion de classe dans l’Afrique post-indépendance a fait du panafricanisme un slogan inoffensif pour l’impérialisme, si bien que des chauvinistes et des réactionnaires africains s’en sont réclamé, ouvrant par là une voie bien distincte de celle des premières années de ce siècle, où les partisans du panafricanisme tenaient l’aile gauche de leurs mouvements respectifs de part et d’autre de l’Atlantique. La reconquête de l’initiative révolutionnaire doit clairement être une des missions majeures du VIe Congrès panafricain.

Bien que les Noirs du Nouveau Monde furent les pus représentés à toutes les conférences et congrès panafricains par le passé, les discussions étaient, en général, presque exclusivement centrées sur les événements du continent africain. On peut supposer que le VIe Congrès panafricain ne sera pas profondément différent sur ce point, mais la création d’États-nations caribéens indépendants introduit un nouveau paramètre en ce qui concerne cette partie du monde noir. Après avoir exposé les grandes lignes des positions de la petite bourgeoisie en Afrique, il n’est pas nécessaire de développer le cas caribéen du fait des multipes et fondamentales similitudes. Il faut néanmoins préciser que ce qui semble une tragédie sur la vaste toile de l’Afrique ressemble à une farce dans la Caraïbe. Plus tôt cette année, le peuple de l’ancienne colonie de Grenade prit la rue pour manifester son opposition inconditionnelle au système d’exploitation et d’oppression du colonialisme anglo-américain, tenu localement par une certaine clique petite-bourgeoise. Simultanément, le gouvernement britannique continua, indépendamment de son projet d’accorder l’indépendance à ladite clique de la petite bourgeoisie, à n’émettre de doutes que relativement à la question de savoir s’il était prudent ou pas d’envoyer un membre de la famille royale pour siéger à la cérémonie d’indépendance. Et alors que les travailleurs militants en grève privèrent la fête d’indépendance de service téléphonique, de service portuaire et d’électricité, le régime petit-bourgeois s’arrangea pour ajouter des feux d’artifice afin de marquer ce jour mémorable. Quel autre terme que « farce » pourrait décrire une telle situation ?

La classe dirigeante de chaque territoire des Antilles britanniques se donne généralement du mal pour créer une identité « nationale », ce qui n’aboutit guère plus qu’à glorifier le fait que certains Africains furent envoyés comme esclaves dans les plantations de Jamaïque ou de Trinidad plutôt que celles de la Barbade ou d’Antigua, selon les cas. Sur la base de ce « nationalisme », la petite bourgeoisie peut poursuivre l’ancienne politique coloniale britannique qui consiste à empêcher les syndicalistes et les progressistes de circuler librement parmi les peuples caribéens. Une autre facétie courante des régimes antillais consiste à mener des opérations contre les mouvements (non armés) de libération nationale dans la Caraïbe, pendant qu’ils proclament un soutien total aux mouvements africains de libération d’Afrique australe. Cette posture, de même que d’autres types de rhétoriques pro-africaines, fut imposée à bien des leaders antillais par la sympathie populaire pour la cause des peuples africains. La posture et la rhétorique se révèlent extrêmement utiles lors de leurs excursions en Afrique, en quête d’alliances de classe avec la petite bourgeoisie africaine elle-même.

Et pourtant, la réalité du pouvoir étatique a voulu que, lorsque le VIe Congrès panafricain se réunira à Dar es Salaam en juin 1974, seront surtout présents des porte-paroles d’États africains et caribéens qui, de bien des façons, représentent la négation du panafricanisme. Une conséquence immédiate de la création d’États constitutionnellement indépendants en Afrique et dans les Antilles réside dans le fait que, pour la première fois, un tel rassemblement se tiendra sur le sol africain et sera soutenu, dirigé et fréquenté essentiellement par des gouvernements noirs, plutôt que par des intellectuels noirs ou des petites organisations protestataires noires, comme ce fut le cas lors du Ve Congrès de Manchester. Il est d’ores et déjà clair que les États y seront représentés en tant qu’État, et que l’OUA y jouera un rôle.

Lorsque quelques individus commencèrent à envisager la tenue ce congrès il y a quelques années, on estima qu’il devrait représenter une convergence de mouvements politiques noirs, et non pas de gouvernements. Une certaine école de pensée envisageait même qu’il s’agisse d’une conférence restreinte aux éléments les plus progressistes du monde noir. Dans une large mesure, ce fut le sens de la Conférence de tous les peuples africains [All African People’s Conference] organisée à Accra en 1958. Cependant, le projet d’une assemblée similaire dans les années 1970 serait désespérément idéaliste. Les radicaux de 1958 sont dans l’ensemble les titulaires des hautes fonctions d’aujourd’hui. Les radicaux d’aujourd’hui mènent tout au mieux une existence délicate à l’intérieur des États africains, pendant que certains croupissent en prison ou languissent en exil. Les régimes petits-bourgeois actuels désapprouveraient tout programme structuré qui se prétendrait panafricain sans leur sanction ni participation.

Aucun des régimes progressifs africains, qui sont déjà isolés et exposés à des ripostes internes et externes, n’oserait accueillir un congrès qui rassemblerait seulement ceux qui réclament avec véhémence l’unité des masses laborieuses d’Afrique et la construction d’une société socialiste. Un tel congrès devrait se tenir dans un centre métropolitain, et se condamnerait ainsi à ne servir que de tribune pour intellectuels aliénés.

À la lumière des considérations précédentes, tout Africain dévoué à la liberté, au socialisme et au développement se doit de considérer longuement et profondément les implications politiques d’une participation au VIe Congrès panafricain. Les puristes pourraient être tentés de refuser la moindre association, mais la praxis révolutionnaire exige que l’on affronte les ennemis de classe en théorie et en pratique, en se saisissant de chaque opportunité d’utiliser toutes les contradictions de l’impérialisme en tant que système global – en l’occurrence, les contradictions nées de l’exploitation économique et de l’oppression raciste.

Sans tomber dans le piège de s’imaginer que les États actuels d’Afrique et de la Caraïbe libéreront les masses africaines de la tyrannie de l’homme et de la nature, reste ouverte la question politique de savoir à quel point il est possible de les contraindre à prendre des mesures pour diminuer l’impact immédiat de l’exploitation impérialiste, et pour, peut-être, accorder un répit aux producteurs et aux forces progressistes. L’Afrique du Sud en est un excellent exemple. Nos frères au Sud assènent des coups tels que les attaques de bases ennemies en Angola, la destruction de voies ferrées au Mozambique, l’arrêt de la production par la grève en Namibie et en Afrique du Sud, et l’intensification des offensives politico-militaires au Zimbabwe. Même les classes dirigeantes des États les plus réactionnaires ont eu des difficultés à ne pas répondre de façon positive à ces actes, de la même façon que les organisations et gouvernements libéraux du monde capitaliste trouvent désormais prudent de rejoindre les socialistes et les radicaux dans leur soutien international aux mouvements de libération africains. Il serait naïf de s’abstenir de participer à des débats aux modalités telles que celles que nous venons d’évoquer, dans le sens où une participation engagée est à la fois essentielle pour accélérer et contrôler les contributions qui, sinon, cesseraient d’être simplement opportunistes pour devenir activement contre-révolutionnaires.

En se penchant sur la politique économique des régimes africains on perçoit que le dilemme de l’aggravation du sous-développement met la petite bourgeoisie sur la défensive. Que ce soit dans le cadre de l’OUA ou dans le contexte plus large des non-alignés, ils peuvent être tentés de considérer de nouveaux arrangements commerciaux, de nouvelles formes de coopération à l’échelle de l’Afrique ou du Tiers monde, ou des dispositifs pour restreindre, modérément, l’exploitation étrangère. L’accord entre les producteurs de pétrole en est l’exemple le plus frappant dans la période récente. Les gouvernements africains, cela est compréhensible, ont fait preuve d’ambivalence dans leur attitude à l’égard des manœuvres des pays pétroliers nords-africains et des autres producteurs au Moyen-Orient ; mais le fait que tant de membres de l’OUA aient rompu leurs relations diplomatiques avec Israël fut un acte non dénué de portée en regard de la propagande impérialiste et de la pénétration sionistes en Afrique. Clairement, le système néo-colonialiste n’interdit pas le franchissement d’étapes progressistes, élémentaires, par les dirigeants actuels. À proprement parler, ces pas s’expliquent par les intérêts de classe de la petite bourgeoise telles que celle-ci les perçoit. C’est pourquoi il est capital qu’au sein d’un débat panafricain soit mise en avant une position analytique comprenant des principes sur l’adoption de stratégies toujours plus révolutionnaires pour l’émancipation économique et politique de l’Afrique. La petite-bourgeoise doit, ou bien suivre la cadence, ou bien être chaque fois davantage à découvert.

Comme je l’ai dit au début, la lutte populaire se mène de bien des façons et à bien des niveaux. La lutte pour prendre part au congrès est la première d’une série de batailles interconnectées qui émergeront probablement du VIe Congrès panafricain.

Des interrogations ont été soumises au Secrétariat temporaire du congrès quant à la crainte que des organisations anti-gouvernementales de la Caraïbe soient exclues de toute participation, étant donné l’implication d’au moins deux gouvernements antillais (anglophones) dans le financement et la mise à disposition de salles pour les réunions préparatoires. Dans une lettre ouverte au secrétaire du Secrétariat Temporaire, Owusu Saudaki3a attiré l’attention sur les points suivants :

1) L’implication de chefs d’État qui utilisent leur implication dans le VIe Congrès panafricain comme un gage de progressisme, alors qu’ils mènent en réalité des politiques internes et externes maintenant le status quo néo-colonial à l’intérieur de leurs pays ;

2) La possibilité qu’en raison de problèmes financiers et d’autres complications, les seuls représentants des pays caribéens soient des délégations gouvernementales officielles et non ceux qui représentent la population, les ouvriers, ou les autres groupes progressistes de ces régions.

Il n’est pas inutile de citer dans le détail la réponse du Secrétaire Courtland Cox. Il remarque que « l’Union Nationale Africaine du Tanganyika (UNAT), qui accueille le VIe Congrès panafricain, recommande vivement que tous les chefs d’État africains et caribéens sans exception soient invités au congrès. […] Cette procédure formelle ne doit pas être interprétée comme une approbation par le congrès des politiques internes et externes de tous les chefs d’État, ni ne doit en être déduit que le congrès sera gouverné par les politiques d’aucun d’entre eux, ni par aucun groupe de ces chefs d’État. […] Il est vrai que ceux qui prônent les mesures les plus militantes pour l’émancipation africaine […] n’ont souvent même pas suffisamment d’argent pour se réunir et discuter entre eux. Le président Nyerere a profité de l’occasion d’une rencontre avec le congrès plus tôt cette année pour demander comment les États actuels créés par les colonisateurs pouvaient être utiles au peuple pour obtenir la libération ? Ces États existent. Leurs politiques, leurs institutions et leurs département ont un impact considérable sur les vies de millions d’Africains. […] Nos critères pour les délégations du VIe Congrès panafricain peuvent grossièrement se présenter ainsi : les Africains ayant démontré leur adhésion à des principes politique progressistes, les Africains ayant les capacités (ou un accès à ces capacités) nécessaires pour répondre aux besoins fondamentaux de notre peuple, notamment ceux ayant des compétences techniques, et les Africains ayant une base politique de masse, s’incarnant dans des organisations politiques et des institutions avec un appui populaire reconnu. […] Aucun délégué, qu’il vienne de la Caraïbe ou d’ailleurs, ne sera empêché de participer au Congrès à cause d’un manque de financement. Ce cas relève des charges exceptionnelles du Secrétariat international et du Comité de direction4)».

Malgré ces assurances, il faudra sans doute de la vigilance, une certaine mobilisation, et peut-être de l’opposition dans la Caraïbe de la part des mouvements de gauche pour garantir leur droit à participer – bien qu’aux côtés de gouvernements et d’organisations pro-gouvernemental. La restriction apparente aux seules délégations de la Caraïbe anglophone est un autre trait négatif. La différence manifestement superficielle de langage a toujours intensément divisé le mouvement noir international entre l’aire anglophone et les zones de culture latine. Les Noirs francophones (et hispanophones) ont rejoint leurs frères de l’Afrique sous domination française pour élaborer la doctrine, initialement anticolonialiste et antiraciste, de la négritude. Mais, tout comme le panafricanisme, la négritude devint, dans les mains des États noirs petits-bourgeois, une forme stérile du chauvinisme noir, incapable de défier le capitalisme et l’impérialisme. La négritude au Sénégal étaye le néo-colonialisme, là où elle est utilisée en Haïti pour faire reluire une situation encore plus désespérée d’exploitation et de répression des masses noires.

Il est important de dépasser la barrière du langage, et capital de reconnaître l’existence de tendances opposées à l’intérieur même du monde noir à l’échelle internationale. Les organisateurs du congrès doivent être enjoints à prendre des mesures pour contacter les opposants nationalistes et socialistes connus de la domination coloniale française en Martinique ou en Guyane française par exemple, et ils ne peuvent pas se permettre d’occulter l’existence d’une large population noire à Cuba ayant déjà accumulé une solide expérience de liquidation du racisme par la transformation socialiste. Bien sûr, ces tâches ne doivent pas être seulement la responsabilité du Secrétariat et de la Tanzanie qui accueille le congrès. Tout panafricaniste attaché à la révolution socialiste devra d’abord faire son possible pour veiller à ce que le congrès et l’avenir du panafricanisme ne soient pas laissés aux bonnes grâces de la petite bourgeoisie noire.

On ne sait toujours pas clairement quels seront les gouvernements qui rejoindront cette proposition d’un VIe Congrès panafricain. Le Secrétariat temporaire n’a rien émis sur ce point, bien que quelques informations aient été publiées dans la presse tanzanienne, laissant entendre que les invitations avaient une portée mondiale, et que la proposition d’exclure Banda avait été rejetée. Les gouvernements africains les plus conservateurs appréhendent sûrement l’idée avec scepticisme, sinon avec hostilité – pour eux, l’OUA fait déjà bien assez pour la réalisation du panafricanisme.

Un indice éloquent des doutes que peuvent avoir certains segments de la petite bourgeoisie a été fourni par un commentaire éditorial paru dans le Sunday Nation kényan du 17 mars 1974. Il suggérait que beaucoup de monde remettrait en question l’appel à un autre congrès panafricain en tant que tel, sous le prétexte que « la plupart des objectifs du mouvement panafricain ont été atteints après la rencontre de Manchester de 1945 ». En outre, ce VIe Congrès panafricain se concentrera sur certaines questions, telles que la santé, l’agriculture, la recherche technique, le soutien à l’émancipation et la coopération politique ; et selon le commentaire en question, il serait préférable de laisser les gouvernements et l’OUA gérer de tels sujets. Même en admettant la nécessité d’un nouveau congrès, le Sunday Nation (qui représente les intérêts capitalistes locaux et étrangers au Kenya) trouve que « la teneur politique du congrès proposé est complètement de gauche, et le choix de Dar es Salaam comme lieu de rencontre n’est pas un accident ». Le commentaire ne laisse entendre aucun doute sur le fait que la question la plus cruciale est celle de savoir qui inviter, et il réagit vivement et spécifiquement à la simple rumeur que Cuba pourrait être conviée, en posant la question rhétorique de savoir « comment le gouvernement cubain peut-il être invité parmi les gouvernements participants ? » On se doit certainement de remercier ce journal africain de droite de corroborer les analyses de la perspective adverse. L’unique point sur lequel les ennemis de classe peuvent s’entendre est qu’il y a un combat à mener.

Étant donné les rapports de force entre les classes en Afrique aujourd’hui du point de vue du pouvoir étatique, il faut partir du principe que, mis à part les mouvements de libération, la majorité des délégations africaines chercheront à maintenir le panafricanisme dans sa forme actuelle de simple coopération interétatique adossée à la persistance des unités territoriales et au contrôle de la petite bourgeoisie. Néanmoins, une présence progressiste, d’une certaine dimension ou d’une autre, pourrait fournir l’assurance que certaines questions seront soumises à la discussion. Les problèmes les plus à même de semer la discorde peuvent être anticipés par l’examen du document officiel connu sous le nom d’ « Appel », à la fois dans ce qu’il dit et (de manière probablement plus révélatrice) dans ce qu’il ne dit pas.

L’Appel donne une grande priorité à la question de l’émancipation des régions d’Afrique encore colonisées. C’est dans l’ordre des choses, pas simplement en raison du souhait que le sud soit « indépendant » comme le reste de l’Afrique, mais plus encore parce que la nature du conflit en Afrique du Sud offre la possibilité réelle, pour les Africains de la région, d’une liberté qualitativement différente de celle qui fut obtenue par la voie constitutionnelle. Puisque l’Afrique australe est le cockpit du capitalisme monopoliste international, et puisque le Portugal et les régimes de la minorité blanche sont ostensiblement soutenus par l’OTAN et les firmes multinationales, la lutte pour la libération nationale est une expérience nettement plus porteuse d’enseignements que l’épisode nationaliste des années 1950. Le peuple s’y bat et meurt pour bien davantage que les atours de l’indépendance. Dans chaque théâtre d’opération, les leaders, aussi bien que les masses, gagnent de la maturité, de telle manière que les membres de la strate petite-bourgeoise, existant là-bas comme partout ailleurs, n’ont pas tenu bon, ou bien se sont transformés au fil des événements. Il y aura sans doute de nouveaux cas d’opportunisme et de défections, et il y aura sans doute une plus longue période de mobilisation tribale dans certains secteurs, mais la perspective d’une plus grande clarté idéologique, ou celle d’une politisation en progression et d’un attachement renforcé aux structures démocratiques et égalitaires émergent directement de la situation concrète et sont des conditions préalables à la réussite de la lutte armée.

Tout au moins, il sera attendu du congrès d’entériner la déclaration la plus ferme de soutien aux mouvements de libération, en prenant pour point de départ l’accord conclu récemment par l’OUA à Accra et qui constitue la déclaration la plus résolue à ce jour de la part des dirigeants africains. Les déclarations formelles de soutien aux mouvements de libération ne sont en aucun cas un facteur décisif de leur existence ou de leur succès, mais lorsqu’une conférence doit ce prononcer à leur sujet, alors ces affirmations doivent être suffisamment tranchées pour constituer des armes politiques et diplomatiques à employer contre ceux qui se battent dans le camp des privilégiés. Parce que le Manifeste de Lusaka (1970) n’était qu’un document inoffensif qui pouvait être interprété comme émettant certaines réserves sur la lutte armée, il fut récupéré en ce sens par beaucoup de réactionnaires, et il était encore cité comme exposant la position officielle des leaders progressistes bien après que ceux-ci eurent déclaré leur soutien univoque à la lutte armée dans la Déclaration de Mogadishu (1971).

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui aucun délégué à quelque conférence que ce soit n’a généralement besoin de plaider en faveur des mouvements de libération. D’une part, ceux-ci plaident déjà efficacement pour leur propre cause au travers de sacrifices et de résultats certains. D’autre part, le vrai danger à soutenir le mouvement sur le continent africain lui-même réside dans le fait que la rhétorique puisse remplacer l’assistance en pratique. […] Aucun mouvement de libération n’a jamais demandé autre chose que du soutien moral, matériel et diplomatique. Ils ont les combattants, cela ne constitue pas un problème. Un problème sérieux ne survient réellement que lorsque les offres d’assistance à la lutte sont des tentatives déguisées de la part de l’impérialisme et ses laquais pour s’infiltrer et surveiller les mouvements. […]

Il faut sommer le congrès d’adopter la position consistant à affirmer que les mouvements de libération doivent, en tout temps, avoir la possibilité de parler en leur nom propre. L’exigence devrait être que, dans et hors de l’Afrique, les mouvements de libération soient considérés comme parfaitement qualifiés, au lieu d’être exclus lorsque leurs intérêts sont débattus, ou au lieu d’avoir à se battre à nouveau à chaque fois qu’il est question de savoir s’ils doivent avoir un statut d’observateurs ou de participants de seconde classe. Il revient aux mouvements eux-mêmes d’indiquer leurs propres besoins et priorités au congrès, et aux délégués d’envisager alors le soutien pratique qu’ils peuvent mobiliser. Il doit également être rendu clair que le soutien le plus positif consiste dans le développement du pouvoir populaire anti-impérialiste partout sur le continent et dans le monde panafricain.

Pour les auteurs de L’Appel, la question qui rivalise en importance avec celle de la libération est la question de la science et de la technique. L’Appel pose correctement que « si nous ne contrôlons pas les moyens de subsistance et de protection dans le contexte du vingtième siècle, nous continuerons à être colonisés. ». En conséquence, il propose l’institution d’un Centre panafricain des sciences et des techniques guidés par des priorités telles que le développement en Afrique d’un système d’agriculture viable et auto-suffisant.

Au sujet de la technique, on fait une fois de plus face au fait qu’un accord universel de façade peut être obtenu. Personne ne nierait la nécessité de mobiliser un maximum de ressources dans la science et la technique pour lutter contre l’ignorance, la maladie et la pauvreté. Personne ne peut demeurer indifférent à la malnutrition chronique ou à la souffrance aiguë entraînées par la sécheresse et la famine à grande échelle. Le danger est qu’une discussion sur la technique devienne « technocratique » dans le pire sens du terme. La sécheresse et la famine, par exemple, ne sont pas de simples « phénomènes naturels » résultant d’un défaut de précipitations tombées d’en haut. L’incapacité de prévenir ou de gérer la sécheresse et la famine et les épreuves exceptionnelles qui s’ensuivent sont liées aux structures socio-économiques de l’Afrique néo-coloniale, et à la façon dont nos économies se situent dans le système impérialiste international. Ceci appelle certaines décisions politiques visant à modifier ces structures et le système. Les questions de savoir si l’Afrique fera des progrès scientifiques ou non, si la technique sera un outil valable et adéquat ou non, si les masses populaires bénéficieront des innovations scientifiques et techniques ou non, sont toutes des questions qui ne peuvent être résolues que dans des contextes socio-économiques spécifiques, et donc, des questions qui sont, en dernier ressort, politiques et idéologiques5.

C’est précisément en matière de politique et d’idéologie que L’Appel est le plus défaillant. Il se limite à la vague distinction entre les Noirs colonisés et les Blancs colonisateurs. Il ne dit rien de l’existence de systèmes capitalistes ou socialistes, ni des luttes à l’intérieur du monde capitaliste-impérialiste. Il s’élève contre le fait que les Africains permettent au capital financier de dominer et diriger leur vie économique et sociale, mais cela laisse place à l’interprétation bourgeoise nationale consistant à dire qu’il est possible de remédier à cette domination tout en restant dans le bercail capitaliste. En effet, beaucoup de gouvernements africains se bousculent en ce moment pour être plus profondément intégré à la Communauté Économique Européenne. Du fait de l’exploitation des populations indigènes, les auteurs de L’Appel se disent prêts à « se tenir du côté de ceux qui désavouent et sont des ennemis déclarés de l’élite qui entend mener une vie de privilèges au milieu de notre peuple » ; ce qui est une bonne chose, mais qui est loin d’être suffisamment analytique et explicite.

En guise de défense du caractère insipide de L’Appel, les organisateurs du congrès répliqueraient sûrement que leur fonction n’est pas d’anticiper la discussion, mais que leur rôle est de rassembler un large spectre de positions des peuples noirs et africains concernés du monde entier ; (ceci est cohérent avec la réponse donnée par Cox à Saudaki que nous avons citée plus haut). Mais toute la teneur de notre propos jusqu’ici a été d’illustrer que la neutralité et que l’unité du nationalisme sont illusoires, et qu’en pratique, des classes ou des couches particulières de la population s’emparent des mouvements nationalistes et suivent leurs lignes idéologiques et politiques. Le panafricanisme aujourd’hui se doit de reconnaître ce type de situations s’il doit être une bannière du nationalisme révolutionnaire, et s’il doit être une force progressiste internationaliste.

Par coïncidence, une « Conférence des Asiatiques » est prévue à Tokyo en juin prochain, quasiment au même moment que le VIe Congrès panafricain. Leur Comité préparatoire a également diffusé un appel préliminaire suggérant que « Nous avons été mis à l’arrière-plan et [qu’ils] ils ont de l’avance sur nous ». Néanmoins, dans cette formule, « nous » et « ils » ne désignent pas, de manière simpliste, respectivement, les Asiatiques et les Européens. Au contraire, le Comité préparatoire asiatique s’explique ainsi : « “nous’” sommes le peuple, les masses populaires. “Ils’” sont ceux qui ont le pouvoir et l’argent. “Ils’” créent leur propre réseau de pouvoir et d’argent pour nous exploiter et nous réprimer, nous, le peuple. ‘“Nous’”, le peuple, sommes relégués à l’arrière-plan ; ‘“nous’” sommes divisés et dominés. »

Ce qu’il faut inférer de la précédente analogie avec les Asiatiques est que le but de l’unité africaine n’est en aucun cas en contradiction avec une politique qui consisterait à dresser des barbelés face aux ennemis africains du peuple, ni avec le fait de chercher à établir les relations de travail les plus étroites avec des peuples non-africains dans la mesure où ces derniers sont engagés dans le combat contre l’exploitation. Il ne faut pas s’imaginer que les congrès antérieurs furent des occasions d’amitié entre tous les Noirs. À plusieurs reprises, la gauche et la droite étaient représentées, et une ligne de front dut être instaurée par la lutte, comme lorsque Du Bois et Blaise Diagne s’affrontèrent. D’ailleurs, la tendance réactionnaire fut parfois victorieuse, notamment lorsque les colons français parvinrent à promouvoir leur propre porte-parole, Blaise Diagne.

Quel que soit ce qui émergera du VIe Congrès panafricain, il est nécessaire que des participants soient identifiés comme ayant un programme reconnaissant les éléments suivants :

1) Que les principaux ennemis du peuple africain sont la classe capitaliste aux États-Unis, en Europe et au Japon.

2) Que la libération et l’unité africaines ne se réaliseront que par la lutte contre les alliés africains du capital international.

3) Que la liberté et le développement en Afrique demandent un désengagement du capitalisme monopoliste international.

4) Que l’exploitation des Africains ne prendra fin qu’avec la construction d’une société socialiste, et que la technique doit être liée à cet objectif.

5) Que les frontières contemporaines des États africains doivent être supprimées pour permettre une réelle unité politico-économique du continent.

6) Que les mouvements de libération en Afrique australe sont révolutionnaires et anti-impérialistes, et doivent pour cela être défendus face à l’hégémonie de l’État petit-bourgeois.

7) Que l’unité de l’Afrique suppose l’unité des groupes, organisations et institutions progressistes, et n’est pas seulement du ressort des États.

8) Que le panafricanisme doit être une arme internationaliste, anti-impérialiste et socialiste.

Traduit de l’anglais par Leïla Khoulalene. 

Texte écrit en 1974 et publié pour la première fois en 1975 dans « Pan-Africanism : Struggle against Neo-colonialism and Imperialism – Documents of the Sixth Pan-African Congress, Horace Campbell, ed. Afro-Carib Publications, Toronto,1975, 18-41 ». La version que nous traduisons est celle retranscrite par Susan Campbell, et mise à disposition sur le site marxists.org.

 

 

 

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  1. Pendant cette première phase des luttes d’indépendance, la petite bourgeoisie africaine constituait, à proprement parler, une strate, ou une fraction de la bourgeoisie internationale. L’un des traits les plus intéressants de la politique post-indépendance est la façon dont la petite bourgeoisie a accru son étendue, sa base économique et son autonomie en usant de la machinerie d’État. []
  2. Les éléments de justification sur ce point peuvent être listés comme suit : a) Sékou Touré tenta immédiatement d’établir des entités politiques plus larges que la seule Guinée – qui inclurent plusieurs fois le Sénégal, le Mali et le Ghana. b) Nkrumah s’assura de l’inclusion de clauses panafricanistes à la Constitution de la République du Ghana de 1960, qui s’inscrivaient « dans l’attente confiante d’un renoncement prochain à la souveraineté au profit de l’union des États et territoires africains ». c) Nyerere était prêt à reporter l’indépendance du Tanganyika et à la subordonner à la priorité d’une Fédération est-africaine indépendante, « plutôt que de prendre le risque de perpétuer la balkanisation de l’Afrique de l’Est » – voir Freedom and unity (1966), p. 90 []
  3. Anciennement Howard Fuller, activiste américain, militant de la cause noire-américaine. []
  4. Correspondance entre Owusu Saudaki (16 octobre 1973) et Courtland Cox (18 octobre 1973 []
  5. Les progressistes noirs deviennent davantage conscients des dimensions idéologiques et politiques de la question de l’utilisation de la technique pour le bien-être humain. Voir par exemple S. E. Anderson, « Science, Technology and Black Liberation », The Black Scholar, Mars 1974. []
Walter Rodney