I
D’après Karl Marx, l’appartenance d’une personne à une classe sociale se détermine en fonction de la position qu’elle occupe au sein des rapports sociaux de production. Conformément à cette formule, Marx a défini le prolétaire comme le producteur qui n’a (littéralement ou de fait) rien d’autre à vendre que sa force de travail1 . Il en a tiré la conclusion que le travailleur est forcé de vendre sa force de travail (sous peine de mourir de faim).
Ma préoccupation dans cet article n’est pas le bien-fondé de la définition que donne Marx de l’appartenance à la classe ouvrière. Ce que je propose d’évaluer est la validité de la conséquence qu’il a déduite, à tort ou à raison, de cette définition. Est-il vrai que les travailleurs sont forcés de vendre leur force de travail ?
Cette question fait l’objet de débats dans le monde réel, et non seulement dans les universités. Les partisans et les adversaires du capitalisme tendent en effet à s’opposer sur la réponse qu’ils lui apportent. Il existe ainsi une réponse de droite traditionnelle à cette question, et je pense qu’elle est très puissante. C’est pourquoi dans cet article, je me propose d’examiner la réponse de gauche à cette question en tant qu’elle ne me semble pas prendre véritablement au sérieux les objections de droite et, dans le même temps, de montrer les limites de ces dernières.
II
Certains voudraient nier que les travailleurs soient forcés de vendre leur force de travail, parce que d’autres choix s’offriraient à eux : le travailleur pourrait s’inscrire au chômage ou vivre de la mendicité, ou simplement ne prendre aucune disposition et s’en remettre à la chance.
Il est vrai que le travailleur est libre de choisir entre ces alternatives. La reconnaissance du fait qu’il est libre de mourir de faim possède une dimension éminemment ironique dans la mesure où il est en effet libre de se laisser mourir de faim : personne ne menace de l’obliger à rester en vie, par exemple en le nourrissant de force. Cependant, en inférer que, pour cette raison, il n’est pas forcé de vendre sa force de travail équivaut à utiliser une fausse interprétation de ce que pourrait signifier« être forcé à faire quelque chose ». Lorsque je suis forcé à l’action, je n’ai pas à trancher entre l’alternative de ce qui est raisonnable et de ce qui est acceptable. Cela n’implique pas non plus le fait de n’avoir aucune alternative. Habituellement, lorsqu’une personne affirme « j’ai été forcé à le faire, je n’avais pas d’autre choix », la deuxième partie de l’énoncé renvoie, comme une ellipse, à une formule du type « je n’avais pas d’autre choix qui aie valu la peine d’être considéré ». En effet le sens le plus courant de « X est forcé de faire A » implique que X est forcé de choisir de faire A, et c’est en ce sens courant qu’est compris l’énoncé selon lequel le travailleur est forcé de vendre sa force de travail. Ainsi, le fait qu’il soit libre de mourir de faim ou de vivre de mendicité au lieu de vendre sa force de travail n’est pas une réfutation de l’énoncé soumis à discussion : celui-ci implique simplement qu’il existe d’autres choses (inacceptables) qu’il est libre de faire.
III
Robert Nozick m’accorderait que de nombreux travailleurs n’ont pas d’alternative acceptable à la vente de leur force de travail, et il reconnaît qu’il n’est pas nécessaire de supposer l’absence d’alternative pour considérer les travailleurs comme étant forcés de vendre leur force de travail. Mais il nie que l’absence d’alternative acceptable au fait d’accomplir A équivaut à être forcé de faire A, aussi mauvais puisse être A, et aussi mauvaises puissent être les alternatives. Car il défend l’hypothèse selon laquelle l’absence d’alternative acceptable n’équivaut à une contrainte que lorsqu’elle s’explique par des actions injustes. Les distributions de propriété, qui renvoient à divers processus d’acquisition et d’échange, peuvent laisser le travailleur sans autre option, mais il n’est néanmoins pas forcé de vendre sa force de travail, si ces processus se sont déroulés sans injustice.
L’objection de Nozick à la thèse examinée ici repose sur une représentation morale de ce que signifie être forcé de faire quelque chose. C’est une représentation erronée, car elle implique la conséquence absurde selon laquelle si l’emprisonnement d’un criminel est moralement justifié, alors il n’est pas forcé d’aller en prison. Nous pouvons donc écarter l’objection de Nozick2 .
IV
Il existe cependant une objection à l’énoncé selon lequel les travailleurs sont forcés de vendre leur force de travail qui ne dépend pas d’une interprétation morale de ce qu’implique le fait d’être forcé. Mais avant de la discuter dans la section V, il me faut expliquer la manière dont je conçois la proposition « être forcé de vendre sa force de travail ». L’argument vient de Karl Marx. J’ai indiqué précédemment que Marx décrivait les classes en référence aux rapports sociaux de production, et l’argument en question vise à satisfaire cette condition : il s’agit d’affirmer quelque chose à propos de la position du prolétaire dans les rapports capitalistes de production. Or, pour le marxisme, les rapports de production possèdent une objectivité: la nature des rapports de production n’implique pas que les individus aient conscience de la nature de ces rapports. Il en résulte que si le prolétaire est forcé de vendre sa force de travail au sens marxiste du terme, ce doit être en raison de sa situation objective, et non de son attitude individuelle, de son degré de confiance en soi, de son niveau de développement culturel, etc. Dans tous les cas, il est improbable que de telles limites de nature subjective puissent être à l’origine de ce qui nous intéresse, à savoir l’absence de liberté, laquelle ne doit pas être confondue avec quelque chose de semblable mais néanmoins assez différent, à savoir l’incapacité. Ainsi, même si le manque d’assurance pouvait, entre autres attitudes, être considéré comme la cause du fait d’être forcé de vendre sa force de travail, cela ne serait pas pertinent ici (à part peut-être lorsque les limites subjectives personnelles résultent des rapports capitalistes de production, une possibilité considérée plus loin dans la section XV).
Être forcé de faire A en raison de sa propre situation objective signifie le faire pour des raisons autres que les raisons subjectives mentionnées précédemment. Nombreux sont ceux qui insisteraient sur le fait que la source réelle de la force, et a fortiori, de la force objective, est l’action d’autres individus, de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils font ou de ce qu’ils feraient si quelqu’un essayait de faire A. Je suis d’accord avec Harry Frankfurt3 pour qui une telle insistance est fausse, mais je l’accepterai, dans cet article, pour deux raisons. La première est qu’une telle restriction rend plus difficile, et donc plus intéressante, la démonstration selon laquelle les travailleurs sont forcés de vendre leur force de travail. La seconde est que, comme je vais à présent tâcher de le démontrer, là où les rapports de production forcent des personnes à faire certaines choses, il y a bien des individus qui en forcent d’autres à faire certaines choses, si bien que la condition « pas de force sans agent qui l’applique » est ici satisfaite, même si elle n’est pas valable d’une manière générale.
Il est possible d’identifier les rapports de production d’une société avec les pouvoirs dont sont dotés les individus occupant diverses positions par rapport aux forces productives de la société, à savoir les capacités de travail de ses producteurs et les moyens de production qu’ils utilisent4 . Nous pouvons distinguer les utilisations normales et les utilisations déviantes de ces pouvoirs. Mon hypothèse sera ainsi qu’un travailleur est forcé de vendre sa force de travail, au sens où nous l’entendons ici, si et seulement si la contrainte résulte de la réalité et de l’exercice standard du pouvoir des rapports de production.
Si un millionnaire est forcé par un maître-chanteur de vendre sa force de travail, il ne l’est pas forcément au sens marxiste approprié, puisque le maître-chanteur n’utilise pas dans ce cas son pouvoir économique. La contrainte pertinente doit en effet non seulement correspondre à un usage du pouvoir économique mais encore à un exercice normal de ce pouvoir économique. Je ne sais toujours pas comment définir « normal » mais il n’est pas difficile de distinguer des situations de façon intuitive. Si par exemple un capitaliste fait appel à des hommes de main pour forcer des individus à travailler pour lui, la contrainte qui en résulte est due à un exercice anormal du pouvoir économique. Et on peut envisager des cas de relâchement de la contrainte qui s’avèrent tout aussi peu pertinents : un capitaliste philanthrope qui appliquerait le principe « premier arrivé, premier servi » peut très bien vouloir transmettre aux travailleurs d’importantes parts de la propriété de son entreprise. Voilà qui ne représente guère un usage normal du pouvoir économique.
Supposez néanmoins que la contrainte économique structurelle ne fonctionne pas, comme nous venons de le proposer, sur la base de l’exercice régulier, par des personnes, des pouvoirs constitutifs de la structure économique, mais d’une façon plus impersonnelle, comme semblent l’imaginer les althussériens. Il est alors toujours possible d’affirmer, quoique pour une raison différente, que si la structure du capitalisme ne laisse pas au travailleur d’autre choix que de vendre sa force de travail, il est alors forcé de le faire en raison des actions d’autres personnes. Car il est vrai qu’à tous égards, la structure du capitalisme ne fonctionne pas de façon autonome. Elle se maintient grâce à de nombreuses actions humaines délibérées, notamment par l’intermédiaire de l’État. Et si, comme je le pense souvent, l’État fonctionne pour le compte de la classe des capitalistes, alors toute contrainte structurelle en vertu de laquelle le travailleur doit vendre sa force de travail se fonde sur une volonté humaine implicite telle que soit satisfaite la condition selon laquelle là où il y a de la force, il y a des êtres humains pour la mettre en œuvre.
Cette condition pourrait être satisfaite par une doctrine plus faible que celle qui présente l’État comme un instrument de la classe capitaliste. On pourrait en effet supposer que l’État soutient l’ordre capitaliste non pas parce que c’est un ordre capitaliste mais parce que c’est l’ordre existant, et l’État serait dès lors voué à faire respecter l’ordre existant quel qu’il soit. Dans ce cas, il est également justifié de parler du fait d’être forcé selon une causalité humaine.
V
L’interprétation ici proposée de « être forcé de vendre sa force de travail » soulève de sérieux problèmes pour la thèse examinée . En effet, s’il existe des personnes dont la position objective est identique à celle des prolétaires, et qu’elles ne sont pas forcées de vendre leur force de travail, alors les prolétaires ne sont pas, au sens pertinent, fondamentalement forcés, et la thèse est fausse. Or il semble que de telles personnes existent.
Je pense ici à ces prolétaires qui ne possédaient à l’origine pas plus de ressources que la majorité, et qui ont acquis des positions qui les ont extrait du prolétariat, notamment dans la petite-bourgeoisie. Parmi les exemples frappants que nous offrent la Grande-Bretagne, on peut songer à ces groupes d’immigrés qui, à l’origine désargentés et sans réseau, ont réussi à gravir la hiérarchie de classe à force d’efforts, de talent et de chance. Voyez – c’est un exemple contemporain – ceux qui sont prêts à travailler de très longues heures dans des magasins qu’ils ont achetés à des bourgeois britanniques autochtones, lesquels avaient l’habitude de les fermer tôt. En général, leur capital initial se compose de l’épargne qu’ils ont accumulée, peut-être avec difficulté, alors qu’ils étaient encore dans une situation de prolétaire, et de certaines formes de financement externe. Objectivement, la plupart5 des prolétaires britanniques sont en mesure de se procurer un tel capital. Dans cette optique il semble donc évident que la plupart des prolétaires britanniques ne sont pas obligés de vendre leur force de travail.
VI
Permettez-moi à présent de réfuter deux objections prévisibles à l’argument précédent.
La première consiste à soutenir que les personnes que nous venons de mentionner étaient, lorsqu’elles étaient prolétaires, forcées de vendre leur force de travail. Leurs situations ne montrent pas que les prolétaires ne sont pas forcés de vendre leur force de travail. Elles montrent bien plutôt que les prolétaires ne sont pas forcés de rester des prolétaires.
Cette objection repose sur un malentendu concernant ce que à quoi pensent les marxistes lorsqu’ils affirment que les travailleurs sont forcés de vendre leur force de travail. Mais avant d‘expliciter cette formule, il me faut défendre un énoncé général à propos de la liberté et de la contrainte : les attributions tout à fait explicites de liberté et de contrainte contiennent deux indices temporels. Illustration : il se peut que je sois réellement en position d’affirmer que je suis libre d’assister à un concert demain soir, puisque jusqu’à présent aucun événement n’a eu lieu et n’est susceptible de m’empêcher de le faire. Dans ce cas, je suis à ce moment précis (maintenant) libre d’assister à un concert demain soir. De la même façon, la période durant laquelle je suis contraint de réaliser une action n’a pas besoin d’être identique à la période pendant laquelle je l’accomplis : il est possible que je sois déjà forcé d’assister à un concert demain soir (puisque tu peux très bien t’être déjà assuré que si je n’y assiste pas, je m’expose à une terrible perte).
Cela dit, lorsque les marxistes affirment que les prolétaires sont forcés de vendre leur force de travail, ils ne disent pas : « X est un prolétaire en temps t seulement si X est en t forcé de vendre sa force de travail ». Car cela serait compatible avec la possibilité qu’il n’y soit pas forcé en t + n, aussi petit soit n. Il est possible que X soit forcé par exemple mardi de vendre sa force de travail le mardi, mais cela n’implique pas qu’il soit forcé ce mardi de vendre sa force de travail pour le mercredi (si par exemple les options qui lui sont ouvertes mardi impliquent qu’il n’a pas besoin de travailler mercredi). Alors, même s’il est toujours prolétaire mardi, il n’est, par conséquent, pas forcé de vendre sa force de travail au sens marxiste. L’objectif manifeste de l’énoncé marxiste est d’affirmer que le prolétaire est forcé en t de continuer à vendre sa force de travail tout au long d’une période qui s’écoule de t à t + n, pour une durée n considérable. Il en résulte, parce qu’il existe une possibilité de quitter cette condition, que nos contre-exemples ont empruntée,– et il ont atteint leur destination, comme je l’ai démontré, en moins de temps que n6 – qu’ils n’étaient pas, bien que prolétaires, forcés de vendre leur force de travail au sens où le marxisme l’entend.
Des prolétaires qui ont la possibilité de l’ascendance de classe ne sont donc pas forcés de vendre leur force de travail précisément parce qu’ils disposent réellement de cette option. Or, la plupart des prolétaires en disposent tout autant que nos contre-exemples. Par conséquent, la plupart des prolétaires ne sont pas forcés de vendre leur force de travail.
VII
Je suis à présent confronté à la seconde objection suivante : seuls quelques prolétaires peuvent exercer l’option de l’ascension de classe, parce que le capitalisme a besoin d’employer une force de travail importante ; ce qui serait impossible si plus que quelques travailleurs accédaient à une classe supérieure7 . En d’autres termes, l’accession à la petite bourgeoisie, ou autres positions non-prolétariennes, ne peut concerner qu’un nombre limité de travailleurs.
Je suis d’accord avec la prémisse, mais met-elle en échec l’argument contre lequel elle est dirigée ? Réfute-t-elle l’énoncé selon lequel la plupart des prolétaires ne sont pas forcés de vendre leur force de travail ? Je ne le pense pas.
L’analogie suivante en indiquera la raison. Dix personnes se trouvent dans une pièce, dont la seule sortie est une porte immense, lourde et fermée à clé. Une seule lourde clé se trouve à une distance variable de chacun. Quiconque prend la clé – et chacun en est physiquement capable, avec plus ou moins d’effort – et l’amène à la porte parviendra, avec beaucoup d’application, à l’ouvrir et à quitter la pièce. Mais dans ce cas, un seul pourra la quitter. Des dispositifs photoélectriques installés par un geôlier assurent en effet que la porte s’ouvre de telle sorte qu’une seule sortie sera autorisée. Alors, elle se fermera et personne dans la chambre ne sera plus capable de l’ouvrir.
Il en résulte que, quoi qu’il arrive, au moins neuf personnes resteront dans la pièce.
Supposons à présent qu’aucune des personnes présentes n’envisage de tenter de prendre la clé et de quitter la pièce. Peut-être que la pièce n’est pas si désagréable et qu’ils ne veulent pas la quitter. Ou peut-être est-elle désagréable, mais qu’ils sont trop paresseux pour consentir l’effort nécessaire à l’évasion. Ou peut-être que personne ne se pense capable de garder la clé si les autres interviennent (même si en fait personne n’interviendra, puisque tous manquent tellement d’assurance que chacun se croit également incapable de prendre la clé à l’autre). Supposez que, quelles que soient leurs raisons, ils sont si peu disposés à quitter la pièce que si l’un d’entre eux essayait de partir les autres n’interviendraient pas. L’absence générale d’action est compatible avec mon argument mais son explication ne l’est pas.
Ainsi, quelle que soit la personne que nous sélectionnons, il est sûr qu’aucune des neuf autres ne cherchera à prendre la clé. Par conséquent il est vrai que la personne sélectionnée est libre de prendre la clé et de l’utiliser8 . Elle n’est donc pas forcée de rester dans la pièce. Mais tout cela reste vrai quelle que soit la personne sélectionnée. Par conséquent, il est vrai de chaque personne qu’elle n’est pas forcée de rester dans la pièce, même si neuf personnes au moins y resteront nécessairement, et même en fait toutes.
Considérez à présent un exemple légèrement différent, une version modifiée de la situation qui vient d’être décrite. Dans la nouvelle configuration, il y a deux portes et deux clés. Les personnes sont toujours au nombre de dix, mais cette fois-ci, l’une d’entre elles essaie de sortir, et elle y parvient ; alors que les autres ne modifient pas leur comportement. Nous sommes sûrs désormais que huit personnes resteront dans la chambre, mais il est vrai que chacune des neuf personnes qui restent est libre de la quitter. L’élément pertinent, présent dans les deux cas, est qu’il existe au moins un moyen de sortir que personne ne tentera d’utiliser, même si chacun en a la liberté puisque, par hypothèse, personne ne l’en empêchera.
L’application de l’analogie paraît à présent évidente. Le nombre de sorties du prolétariat est objectivement faible. Mais la plupart des prolétaires ne cherchent pas à s’évader et, par conséquent, il est faux d’affirmer que chaque sortie fait l’objet d’une tentative active de la part d’un ou plusieurs prolétaires. Par conséquent, il existe une possibilité de s’évader pour la plupart9 des prolétaires. Dès lors, même si une majorité des prolétaires restera nécessairement prolétaire et vendra sa force de travail, il est tout de même possible qu’aucun ne soit forcé de le faire, ou que seule une minorité le soit.
Pour parvenir à cette conclusion, qui concerne la situation objective du prolétariat, j’ai utilisé des faits qui portent sur la conscience, à savoir les aspirations et les intentions des travailleurs. Ceci est légitime car, si les travailleurs sont objectivement forcés de vendre leur force de travail, alors ils sont obligés de le faire qu’elle que soit leur subjectivité. Cependant, leur position subjective effective implique qu’ils ne sont pas forcés de vendre leur force de travail. Par conséquent, ils ne sont pas objectivement forcés de vendre leur force de travail.
VIII
On pourrait dire, d’une manière générale, que nous avons trouvé un prolétariat plus libre que ne l’affirme le marxisme classique. Mais en revenant sur le fondement à partir duquel nous avons soutenu que la plupart des prolétaires ne sont pas forcés de vendre leur force de travail, nous devrions parvenir à une description plus fine de la position objective en termes de force et de liberté. Ainsi ne retirons-nous pas ce que nous avons affirmé mais allons sensiblement l’enrichir.
Tout ceci renvoie au raisonnement initialement appliqué à la situation des individus enfermés à clé dans une pièce. Chacun est libre de prendre la clé et de partir. Mais il faut tenir compte de la nature conditionnelle de cette liberté. Chacun est libre non seulement parce qu’aucun des autres ne cherche à prendre la clé, mais aussi à condition qu’ils ne le fassent pas (une condition qui, dans cette histoire, est satisfaite). Ainsi, chacun n’est libre qu’à condition que les autres n’exercent pas leur liberté, une liberté tout aussi conditionnelle. Une seule personne peut dès lors exercer la liberté que tous détiennent. Mais si l’une d’entre elles devait l’exercer, alors, du fait même de la situation, toutes les autres la perdraient.
Puisque la liberté de chacun est subordonnée à la propension des autres à ne pas exercer leur liberté tout aussi subordonnée, on peut dire que leur situation implique un fort degré de non-liberté. Même si chacun est individuellement libre de partir, il souffre avec les autres de ce que j’appellerai une absence de liberté collective.
Pour défendre cette hypothèse descriptive, réexaminons la question suivante : pourquoi les gens n’essaient-ils pas de partir ? Aucune des raisons suggérées précédemment – absence de désir, paresse, timidité – ne dépasse ce qu’un individu désire et craint pour lui-même. Mais les chroniques des motivations humaines attestent de cas dans lesquels les individus se soucient du sort des autres, notamment lorsqu’ils souffrent d’une oppression commune. Supposons donc, ce qui n’est pas si extravagant, qu’il existe dans cette pièce un sentiment de solidarité. Une quatrième explication de l’absence de tentative d’évasion s’impose alors à nous : personne ne sera satisfait d’une évasion personnelle si elle ne s’inscrit pas dans une libération générale10 .
La nouvelle hypothèse n’invalide pas l’affirmation selon laquelle chacun est libre de partir, puisque nous pouvons supposer qu’il reste vrai que personne ne rencontrerait de résistance s’il cherchait à utiliser la clé (on peut supposer qu’il susciterait le mépris des ses camarades, mais ceux-ci ne chercheraient pas à l’arrêter). Chacun reste libre de partir. Nous pouvons aussi envisager que des membres du groupe demandent à leur geôlier d’être libérés, ce à quoi il pourrait difficilement répondre qu’ils le sont déjà (même si suivant notre hypothèse ils le sont individuellement). L’hypothèse de solidarité rend évidente l’absence de liberté collective. Mais, à moins d’affirmer, ce qui est ridicule, que la solidarité génère l’absence de liberté à laquelle elle est une réponse, nous devons dire qu’il existe une absence de liberté collective, avec ou sans solidarité.
En revenant au prolétariat, nous pouvons conclure, pour la même raison, que même si la plupart, voire tous les prolétaires sont individuellement libres de s’évader du prolétariat, le prolétariat lui-même reste collectivement non-libre, une classe emprisonnée.
Marx a souvent soutenu que le travailleur est non pas forcé de vendre sa force de travail à un capitaliste particulier, mais à un capitaliste quel qu’il soit. Et il a mis l’accent sur la valeur idéologique de cette distinction11 . Le point que nous discutons à présent est le suivant : même si les travailleurs sont collectivement forcés de vendre leur force de travail, quasiment aucun prolétaire individuel n’est forcé de se vendre lui-même à un capitaliste ou à un autre. Cet argument a lui aussi une valeur idéologique. Le caractère génial de l’exploitation capitaliste tient en partie à ce que, contrairement à l’exploitation fondée sur « des raisons extra-économiques »12 , elle ne requiert la non-liberté d’aucun individu déterminé. Il existe un anonymat, à forte teneur idéologique, des deux côtés de la relation d’exploitation.
IX
Une partie de l’argument permettant d’affirmer la liberté de s’évader pour les prolétaires considérés individuellement implique cependant que peu d’entre eux n’envisagent cette possibilité. Pourquoi devrait-il en être ainsi ? Voici quelques raisons :
1. Il est possible de s’évader mais ce n’est pas facile, et l’on a tendance à ne pas tenter ce qui est difficile, quoique possible.
2. Il faut également tenir compte de ce que Marx appelait la « sourde pression des rapports économiques »13 . La longue occupation, par exemple depuis la naissance, d’une position de classe subordonnée, nourrit l’illusion, aussi importante pour la stabilité du système que le mythe de la sortie facile, que la position de classe de quelqu’un est naturelle et inéluctable.
3. Soulignons enfin le fait que tous les travailleurs ne souhaitent pas devenir des petits-bourgeois ou des « transpetit-bourgeois ». Comme le disait Eugene Debs, « je ne veux pas m’élever au-dessus de la classe ouvrière, je veux m’élever avec elle » . Il écarte ainsi une attitude que nous avons envisagée lors de l’exemple de la pièce fermée à clé. Car il est parfois vrai que le travailleur, pour reprendre les mots de Brecht,
Il ne veut voir parmi soi aucun esclave
Et au-dessus de lui aucun maître14 .
Ces vers envisagent une libération plus haute : non seulement celle de la classe ouvrière, mais aussi et par là même de la société de classe.
X
Dans la suite de l’article, je considère des objections aux arguments des sections VII et VIII, que je nommerai par la suite argument 7 et argument 8, d’après les numéros des sections dans lesquelles ils ont été présentés :
7 : Les possibilités de sorties du prolétariat britannique sont plus nombreuses que le nombre de travailleurs cherchant à le quitter. Par conséquent, les travailleurs britanniques sont individuellement libres de quitter le prolétariat.
8 : Il existe très peu de possibilités de sorties du prolétariat britannique, qui comprend de très nombreux travailleurs. Par conséquent, les travailleurs britanniques ne sont pas collectivement libres de quitter le prolétariat.
Pour reprendre le langage fort utile des scolastiques médiévaux, les travailleurs ne sont pas forcés de vendre leur force de travail au sens divisé, mais ils sont forcés de le faire au sens composé15 .
Les arguments sont compatibles. Hillel Steiner a signalé un conflit potentiel entre eux, mais celui-ci reste improbable. Le conflit potentiel porte sur mon attribution au marxisme (voir section VI) de l’énoncé selon lequel le travailleur est forcé de rester un travailleur pendant une période considérable n, un énoncé que la conclusion de l’argument 7 vise à rejeter. Or, plus n est important, plus il est facile de réfuter l’énoncé marxiste et d’affirmer la conclusion de l’argument 7. Mais en même temps que n s’accroît, le nombre de sorties du prolétariat augmente, et la conclusion de l’argument 8 devient proportionnellement moins solide. Pour soutenir les deux arguments sans équivoque, il faut choisir une valeur de n qui soit intuitivement plausible sous ces pressions antagoniques. Il n’est pas difficile de satisfaire l’exigence : cinq ans, par exemple, conviendront.
Les lecteurs de droite applaudiront l’argument 7, mais ils voudront résister à l’argument 8. Les lecteurs de gauche auront, pour chaque argument, la réaction opposée. Dans les sept dernières sections, je discute d’abord quatre objections de droite à l’argument 8, puis trois objections de gauche à l’argument 7.
Un argument doté d’une prémisse unique peut être contesté par sa prémisse, par son inférence et, indépendamment de la manière dont celle-ci est construite, par sa conclusion. La section XI considère l’inférence de l’argument 8 ; les sections XII et XIII examinent si sa conclusion est vraie ou, le cas échéant, si elle est intéressante ; et la section XIV étudie sa prémisse. Les sections XV et XVI contestent l’inférence de l’argument 7, et la section XVII analyse sa prémisse.
XI
Quelqu’un qui croit, contrairement à Frankfurt, que seule l’action humaine est cause de contrainte, pourrait répondre de la manière suivante à la façon dont est construite la conclusion de l’argument 8, selon laquelle les travailleurs britanniques ne sont pas collectivement libres :
Les prisonniers de cette pièce ne sont pas collectivement libres, puisque l’existence d’une seule sortie disponible résulte de l’action du geôlier. S’ils s’étaient égarés dans une cave de laquelle, pour des raisons particulières, seule une personne pourrait sortir, alors, bien qu’ incapables, collectivement, de partir, ils ne sont pas privés de la liberté de le faire, puisque personne ne les force à y rester. Il est vrai qu’au sens composé, la plupart des prolétaires doivent rester prolétaires, mais ceci est dû à une relation numérique qui ne relève pas de l’action humaine. Il est donc incorrect de dire du prolétariat qu’il est collectivement non libre de partir même s’il en est collectivement incapable. En résumé, les restrictions admises à l’ascension prolétaire ne sont pas causées par des facteurs justifiant l’application des concepts de force et d’absence de liberté.
Je vois quatre réponses à cette objection.
D’abord, si l’exemple de la cave illustre la thèse selon laquelle on n’est jamais forcé que par la contrainte humaine, il montre également combien cette thèse est improbable. Il semble en effet erroné d’affirmer que les malheureux promeneurs ne sont forcés de rester dans la cave que si quelqu’un les y a placés, ou les y maintient.
On peut en outre contester l’idée (dans tous les cas discutable) selon laquelle l’exigence d’une action humaine contraignante est satisfaite dans l’exemple de la cave. Il existe une absence de liberté collective de partir au sens où, dès qu’une personne est partie, les autres sont empêchées de le faire. Et de même qu’un individu est non-libre lorsque sa tentative d’accomplir A est bloquée par la tentative similaire d’un autre individu, de même un collectif est non-libre lorsqu’une tentative par plus de n personnes de faire A est bloquée par ce sous-ensemble de n qui parvient à le faire. Cela s’applique au prolétariat, lorsque le nombre de sorties est limité. Les prolétaires ne sont pas collectivement libres puisque, dans la mesure où ceux qui essaient de s’évader sont plus nombreux que les possibilités de sortie, ceux qui parviennent à s’évader assurent l’emprisonnement de ceux qui ont échoué.
Or, si l’on écarte la contrainte mutuelle résultant du nombre excédent de personnes par rapport au nombre de sorties, il faut tenir compte du fait que la relation numérique défavorable reflète la structure du capitalisme. Une structure qui, comme nous l’avons vu dans la section IV, est suffisamment liée, de plusieurs manières, aux actions humaines pour pouvoir satisfaire les scrupules « non frankfurtiens » qui motivent la présente objection. Les prolétaires souffrent d’un accès limité aux moyens de libération parce que les droits de la propriété privée sont garantis par l’exercice du pouvoir capitaliste.
Enfin, même si nous devions renoncer à l’affirmation selon laquelle les travailleurs ne sont pas collectivement libres de sortir au profit de celle selon laquelle ils en sont collectivement incapables, la retraite ne serait que tactique. Car quiconque se soucie de la liberté humaine et de son expansion doit également s’inquiéter de l’incapacité structurellement provoquée (quelle que soit la manière dont on la nomme) quand bien même on refuse de la considérer comme une absence de liberté. Admettons que les promeneurs ne sont pas forcés de rester dans la cave, il reste indéniable que les relâcher équivaut à les libérer.
XII
L’objecteur de la section XI n’était pas convaincu que la situation du prolétariat puisse être décrite comme une situation de liberté collective, mais il ne contestait pas le concept même d’absence de liberté collective conçu comme distinct de celui d’absence de liberté individuelle. Je vais traiter à présent d’un scepticisme d’inspiration différente. Écartons la question de la raison pour laquelle le nombre de positions non prolétariennes est limité. L’absence d’accès qui en résulte justifie-t-il ma description selon laquelle les travailleurs sont dépourvus de liberté collective ? J’ai soutenu qu’en un sens ils ne sont pas libres de s’évader et, puisqu’ils sont considérés comme libres au sens divisé, il s’agit d’une absence de liberté collective.
L’absence de liberté collective peut être définie de la manière suivante : un groupe souffre d’absence de liberté collective par rapport à un type d’action A si et seulement si la réalisation de A par tous les membres du groupe est impossible16 . L’absence de liberté collective peut varier d’une configuration à une autre, et elle s’accroît lorsque le rapport entre le nombre maximal de personnes pouvant réaliser A et la population totale du groupe se réduit. L’absence de liberté collective est particulièrement intéressante lorsque, comme c’est le cas dans notre exemple, la liberté est envisagée comme étant plus importante pour un ensemble d’individus considérés individuellement que pour les mêmes individus considérés en tant que membres d’un groupe : nous pourrions dire que l’absence de liberté collective est irréductiblement collective lorsque ceux qui peuvent accomplir l’action A au sens divisé sont plus nombreux que ceux qui peuvent l’accomplir au sens composé. Partant, plus le rapport mentionné précédemment est faible plus l’absence de liberté collective est significative, et plus l’action A est importante ou désirable.
En première approximation, on peut dire qu’une personne n’est pas libre au sens collectif du terme lorsqu’un nombre suffisamment important de personnes disposant de leur liberté individuelle conduit justement à la perte de cette même liberté. Plus précisément : X est en situation d’absence collective de liberté par rapport à un type d’action A si et seulement si X appartient à un ensemble de n personnes tel que :
- Pas plus de m (avec m<n) d’entre eux sont libres (au sens composé) d’accomplir A, et
- Les autres membres n–m ne seraient pas libres (au sens divisé) d’accomplir A, quels que soient les membres m qui ont accompli A17 .
En utilisant les deux expressions comme des termes techniques, on peut distinguer l’absence de liberté collective et l’absence de liberté de groupe, et il n’est pas question ici de cette dernière catégorie. Dans la définition présentée ici de l’absence de liberté collective, les agents concernés sont les individus, et non un groupe en tant que tel. Nous ne discutons pas de la liberté et de son absence telle que l’éprouvent les groupes en tant que18 groupes, mais celle que les individus ressentent en tant que membres d’un groupe. Ainsi, par exemple, la liberté ou l’absence de liberté pour le prolétariat de renverser le capitalisme est hors de notre champ d’étude19 , puisque jamais un prolétaire individuel ne pourrait être libre de renverser ce mode de production, même quand le prolétariat est libre de le faire.
Une autre forme de liberté par essence interpersonnelle est celle décrite, conformément aux normes, dans des phrases de la forme « X est libre de faire A sans Y », où Y est un autre agent et où si X fait A avec Y, alors Y fait A avec X (la dernière condition est nécessaire pour exclure des actions telles que réduire Y en miettes20 : dans ce type de phrase, « avec » signifie « ensemble avec »). Cela pourrait s’appeler liberté-d’agir-avec ou liberté relationnelle21 . Remarquez que la relation en question n’est ni symétrique ni transitive. Si je suis libre de faire A avec toi, cela ne signifie pas que tu es libre de faire A avec moi, puisque, par exemple, faire A pourrait signifier voir un film que tu aimerais voir avec moi sans que la réciproque soit vraie. De même, si je suis libre de faire l’amour avec toi et si tu es libre de faire l’amour avec lui, il n’en résulte pas que je sois libre de faire l’amour avec lui. La liberté-d’agir-avec était implicite dans l’argument de la section VIII, lorsque j’ai émis l’hypothèse d’un sentiment de solidarité propre à chacun excluant, malgré une liberté individuelle, la possibilité d’une sortie commune de la pièce. Mais la liberté-d’agir-avec est différente de ce qui est entendu ici par liberté collective : dans le dernier cas, il n’est pas nécessaire de faire référence à une autre personne pour décrire une action que les personnes sont libres, ou pas, d’accomplir.
Quelqu’un pourrait alors dire : puisque l’absence de liberté collective qui nous intéresse ici n’est envisageable que lorsque les individus sont libres, pourquoi devrait-elle être une source de préoccupation ? Pourquoi devrions-nous nous soucier de quelque chose d’autre que la liberté des individus22 ? La question élude un fait qui touche chaque individu dans le groupe, à savoir la nature mutuellement conditionnelle de leur liberté, qui autorise l’idée d’absence de liberté collective. Dès qu’il y a un nombre suffisant d’individus exerçant leurs libertés individuelles et coexistantes, l’absence de liberté collective génère son absence à un niveau individuel. Si, quoique libre de faire A, je partage avec d’autres une absence de liberté collective au regard de A, alors je suis moins libre que je pourrais l’être autrement.
Mais on peut songer à des structures manifestant ce que j’ai défini comme une absence de liberté collective et qui normalement ne seraient pas considérées comme des exemples de manque de liberté. Supposez par exemple qu’un hôtel, dans lequel résident cent touristes, organise un voyage en bus pour les quarante premiers inscrits, ce qui correspond au nombre de sièges dans le bus. Et supposez que seules trente personnes souhaitent participer. Alors, de mon point de vue, chacun des cent touristes est libre de partir en voyage, mais c’est bien l’absence de liberté collective qui l’emporte. Et pourtant, maintient mon objecteur, il semble faux de parler d’absence de liberté dans ce cas.
Je ne suis pas d’accord. Car supposez que tous les touristes souhaitent faire le voyage. Il paraîtrait alors pertinent d’affirmer qu’ils ne sont pas tous libres de le faire. Mais dans le cas de la liberté individuelle, alors qu’il y a moins de raison de regretter une absence de liberté quand elle n’est pas désirée23 , je ne suis pas pour autant plus libre en raison de cette absence de désir24 . Pourquoi cette position devrait-elle être différente dans le cas de l’absence de liberté collective ? Un désir entravé peut mettre en évidence une absence de liberté, ce qui certes permet de lui accorder une certaine attention, mais ne la rend pas pour autant nécessaire.
Le cas du bus est un cas plutôt particulier, car nous pouvons supposer que le fait d’allouer un bus unique s’avère le plus souvent suffisant pour satisfaire la demande. Par conséquent, nous pouvons également supposer que si d’autres personnes avaient voulu faire le voyage, un supplément approprié de sièges disponibles aurait été ajouté. Dans ce cas, l’absence de liberté collective s’avère purement technique, dans la mesure où la liberté collective et le désir des touristes coïncident. En revanche, si nous supposons qu’il n’y a qu’un bus disponible, et une telle hypothèse est nécessaire pour l’analogie avec la situation des prolétaires, alors l’absence de liberté collective cesse d’être simplement technique.
Il existe deux variantes quelque peu différentes de l’exemple technique du bus. Dans la première, la direction décide du nombre de bus à commander après avoir demandé à chaque touriste s’il souhaite participer. Dans ce cas il existe une période durant laquelle tous sont libres de participer, y compris au sens composé, même s’ils cessent de l’être après avoir répondu25 . Mais la direction pourrait très bien, en se basant sur une anticipation de ce que souhaitent les touristes sans les consulter, décider de ne commander qu’un seul bus. Dans ce cas, il n’existe aucune période durant laquelle tous sont libres de participer, au sens composé, mais l’absence de liberté collective n’en demeure pas moins purement technique et ne donne lieu à aucun regret.
Cela dit, il est possible d’accepter mon concept d’absence de liberté collective et de soutenir que, d’une manière générale, ce fait n’est pas nécessairement grave. Et ce, même lorsque l’ampleur de l’absence de liberté collective n’est pas, comme ce fut le cas précédemment, directement ou indirectement liée de façon causale, en un sens favorable, aux désirs des personnes. Il existe dorénavant (c’était le cas la première fois que j’ai écrit cela) une pénurie de chauffeurs de bus à Londres, si bien que la liberté individuelle d’en devenir un est assez importante, mais l’absence de liberté collective l’est également, puisque seuls très peu d’entre nous peuvent en devenir un. Que peut-on alors en déduire ?
La question peut sembler rhétorique, mais elle est pertinente dans ce cas. Cependant, elle est hors de propos lorsque l’on n’est pas libre de s’abstenir de vendre sa force de travail à quelqu’un d’autre. Comme je le remarquais précédemment, l’ampleur de l’absence de liberté collective relativement à une action dépend de la nature de cette dernière. Je reconnais que l’absence de liberté collective quant à la vente de la force de travail n’est pas regrettable uniquement parce qu’elle est une absence de liberté collective, puisqu’il est vrai que certaines absences de liberté collectives, de même que certaines absences de liberté individuelles, ne sont pas en soi regrettables. Ce qui fait de cette absence de liberté collective un réel objet de regret et de protestation réside dans ce qu’elle force les travailleurs à faire. Ils sont forcés de se soumettre à d’autres, qui acquièrent par là même un contrôle sur leur existence productive. Le contraste entre les prolétaires et ces autres sera l’objet de la prochaine section.
XIII
Dans un raisonnement qui ne conteste pas le concept d’absence de liberté collective, Hillel Steiner et Jan Narveson affirment26 qu’un système capitaliste qui priverait les travailleurs de liberté en priverait également les capitalistes.En effet, si n’avoir pas d’autre choix que de vendre sa force de travail prive le travailleur de liberté, alors le capitaliste en est à son tour privé, puisqu’il n’a pas d’autre choix que d’investir son capital. Parfois des auteurs favorables à Marx disent des choses similaires. Gary Young affirme ainsi que « le raisonnement » qui démontre que « le travailleur est obligé de vendre sa force de travail à un capitaliste… démontre également que le capitaliste est obligé d’acquérir de la force de travail du travailleur27 .»
Je vais à présent contester l’affirmation selon laquelle les capitalistes sont forcés d’investir leur capital. Mais même si nous supposons qu’ils le sont, l’impossibilité d’établir d’analogie entre eux et les travailleurs est telle que l’objection Steiner/Narveson doit être jugée passablement indélicate.
En effet le travailleur est plus étroitement lié à sa force de travail que le capitaliste ne l’est à son capital. Quand je vends ma force de travail, je me mets à disposition d’un autre, ce qui n’est pas le cas lorsque j’investis mon capital. Je fournis ma force de travail, je fais moi-même partie de l’accord28 . C’est la raison pour laquelle certaines personnes désignent le travail salarié comme de l’esclavage salarié. Et c’est la raison pour laquelle John Stuart Mill soutenait que « travailler à l’initiative et au profit d’un autre… n’est pas… un état satisfaisant pour des hommes instruits, qui ont cessé de se penser inférieurs à ceux pour qui ils travaillent 29 .» Je suis sûr que beaucoup penseront que l’identification du travail salarié à de l’esclavage salarié relève d’une exagération irresponsable. Remarquez toutefois que personne ne dirait, même en exagérant, qu’avoir à investir du capital est une forme d’esclavage.
Dans tous les cas, rien n’autorise Steiner et Narveson à dire que les capitalistes sont forcés d’investir leur capital. En premier lieu, certains sont tellement riches qu’ils pourraient consacrer le reste de leur vie à le dépenser en biens de consommation. Mais intéressons-nous plutôt aux autres, ceux dont la situation est plus modeste. Lorsque les marxistes affirment que les travailleurs sont forcés de vendre leur force de travail, ils veulent dire qu’ils n’ont pas d’alternative acceptable s’ils veulent rester en vie. En revanche, ceci n’est pas le cas des capitalistes qui pourraient très bien renoncer à investir leur capital : ils sont libres à la place de vendre leur force de travail30 . Bien sûr, pour défendre leur thèse, Steiner et Narveson pourraient nier qu’il s’agisse là d’une alternative acceptable et je pourrais même être d’accord avec eux, mais pour d’autres raisons. Mais si c’est là leur ligne de défense, ils n’auraient pas dû proposer cette analogie en premier lieu. Par conséquent, soit le capitaliste n’est pas forcé d’investir son capital, puisque, après tout, il pourrait vendre sa force de travail ; soit, s’il est forcé de le faire, c’est que vendre sa force de travail est une alternative bien moins agréable qu’investir son capital31 .
On pourrait dire que le capitaliste, en tant que capitaliste, est forcé d’investir son capital : dans la mesure où il agit à ce titre, il n’a pas d’autre choix. Mais même si c’est vrai – et je n’en suis pas sûr – ceci est hors de propos. En effet, même s’il est parfois pertinent de ne traiter des individus qu’en tant que « personnification de catégories économiques32 », cette forme d’abstraction n’a pas lieu d’être ici. Nous ne nous intéressons pas à la liberté et à la servitude de personnages abstraits, tel que le capitaliste en tant que capitaliste. Nous nous intéressons à la liberté humaine, et donc à l’être humain qui est un capitaliste ; et si le capitaliste en tant que capitaliste est forcé d’investir son capital, il n’en résulte pas que l’être humain qui est un capitaliste soit forcé de le faire. De même il n’est pas pertinent d’affirmer, même si c’est le cas, que le capitaliste est forcé d’investir son capital tant qu’il veut être un capitaliste. Remarquez que, pour rendre plausible l’énoncé selon lequel le travailleur est forcé de vendre sa force de travail, il n’est pas nécessaire de s’accrocher à des phrases comme « en tant que travailleur » ou « tant qu’il veut être un travailleur ».
Les capitalistes qui ne sont pas forcément les plus riches sont forcés d’investir leur capital ou de vendre leur force de travail. Ils ont donc une alternative à la vente de leur force de travail que n’ont pas les travailleurs. Mais ils ne sont pas des dieux. Comme tout travailleur, « ils entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté33 .» Chacun doit prendre le capitalisme tel qu’il est. Mais les possibilités de choix diffèrent en fonction de la position qu’on occupe dans l’ensemble des rapports qu’il impose et c’est précisément pourquoi les choix qui s’offrent aux capitalistes sont bien plus importants.
Dans l’exposé qui précède, je n’ai pas tenu compte de la distinction entre la liberté des capitalistes au sens divisé et leur liberté au sens composé, puisque l’objection Steiner/Narveson est présentée sans en faire référence. Nous pouvons cependant imaginer une objection similaire qui en tienne compte :
Il se peut que le capitaliste individuel ait plus de liberté de choix que le travailleur individuel, cependant votre insistance ne porte pas sur l’absence de liberté du travailleur en tant qu’individu mais sur l’absence de liberté qu’il partage avec les autres membres de sa classe. Et si nous considérons les capitalistes en tant que classe, nous trouvons une absence similaire de liberté collective. Ils ne pourraient pas tous devenir vendeurs de force de travail, puisque l’existence de vendeurs de cette marchandise nécessite l’existence d’acheteurs. Par conséquent, les capitalistes souffrent d’une absence de liberté collective parallèle à celle des travailleurs.
J’ai trois réponses à cette objection :
Souvenez-vous d’abord que l’absence de liberté collective se présente à des degrés différents (voir XII). Remarquez ensuite que même si l’objection est par ailleurs solide, l’absence de liberté collective qui en résulte pour les capitalistes est bien moindre que celle qui concerne les travailleurs. En effet aucun obstacle structurel n’interdit aux membres de tel groupe de capitalistes, à l’exception de (disons) deux ou trois d’entre eux, de donner leur richesse à ces derniers. En revanche, l’évasion en masse du prolétariat, même si elle laisse de côté deux ou trois travailleurs, est structurellement impossible.
Mais on peut aller plus loin. Il est improbable qu’eu égard au fait de devenir des travailleurs salariés, les capitalistes souffrent d’une quelconque absence de liberté collective, puisque si tous les capitalistes voulaient effectivement le devenir, de telle sorte qu’aucun d’entre eux n’en viendrait à jouer le rôle d’employeur, il serait probablement facile de trouver des travailleurs disposés à remplir cette fonction.
Enfin, l’objection ignore un moyen pour les capitalistes de cesser d’être des capitalistes sans pour autant devenir des travailleurs salariés : en cédant leur richesse, non pas à d’autres particuliers comme on l’a précédemment suggéré, mais à la société en général. Je n’envisage pas cela comme une nouvelle voie vers le socialisme, puisqu’il est une certitude pratique que les capitalistes ne l’emprunteront pas34 . Ce que je veux dire par là, c’est qu’il n’existe pas de barrière structurelle à une auto-extinction complète de la classe des capitalistes, alors qu’il existe une barrière structurelle à une évasion massive du prolétariat : le fait que les capitalistes détiennent les moyens de production.
XIV
La dernière objection de droite à considérer ici porte sur la prémisse de l’argument de la section VIII, selon laquelle les sorties du prolétariat ne sont pas très nombreuses. Le contradicteur que j’ai à l’esprit assure qu’il ne peut pas y avoir d’évasion générale vers la petite (et pas seulement petite) bourgeoisie : les travailleurs ne pourraient pas devenir, en masse35, des commerçants et des employeurs, ne serait-ce que parce qu’il en resterait trop peu pour produire ce qu’il y aurait à vendre. Cependant, le contradicteur attire l’attention sur une solution qui n’a pas encore été mentionnée dans cet article : les prolétaires peuvent former des coopératives ouvrières. Il existe de nombreuses possibilité de création de telles structures qui permettraient par conséquent de s’évader du prolétariat. Ainsi, si de telles évasions ne sont pas répandues, cela pourrait s’expliquer par l’incompétence des travailleurs, par leur réticence à prendre des risques, etc36 .
Remarquez que cette objection ne vise pas à défendre la conclusion de l’argument 7, selon laquelle les travailleurs sont individuellement libres de s’évader, une thèse que non seulement j’admets mais que je défends. Elle sort raffermie de l’argument plausible selon lequel il existe des opportunités non encore exploitées de former des coopératives. Cela dit, pour que l’argument 8 soit affecté, il faudrait que ces opportunités soient fort nombreuses et que l’absence de liberté collective du prolétariat soit en conséquence considérablement plus faible que ce que j’ai supposé. Ainsi, lorsqu’en temps utile, je répondrai à l’objection en décrivant les obstacles à la formation de coopératives (tels que l’hostilité à leur égard de la part de la classe capitaliste, qui détient beaucoup de pouvoir), mon objectif ne sera pas de nier qu’il existe de nombreuses sorties inexploitées de ce type, mais d’affirmer qu’il n’en existe pas – et qu’il ne peut en exister – suffisamment pour constituer la voie d’une évasion de masse du prolétariat.
Le contradicteur pourrait développer son argument de la manière suivante :
Les règles du capitalisme n’interdisent pas la formation de coopératives. Elles offrent à chacun le droit de contracter avec quiconque avec qui il souhaite contracter, de la manière dont il le souhaite ; par conséquent elles donnent le droit aux travailleurs de contracter entre eux plutôt qu’avec des patrons, et la grande recommandation du capitalisme est que précisément il (et non pas une société de coopératives ouvrières) est ce qui résulte lorsque le libre contrat est autorisé. Les travailleurs d’une société capitaliste sont libres de la transformer en une société sans capitalistes, dans le cadre des règles du capitalisme lui-même (plutôt que par une révolution politique), mais ils choisissent de ne pas le faire.
La première réponse à apporter est que les procédures autorisées par les règles pourraient être extrêmement difficiles à mettre en œuvre, pour des raisons objectives. Par exemple, il existe un sérieux problème de coordination concernant la formation initiale des coopératives. De nombreux travailleurs peuvent être disposés à s’inscrire dans un développement coopératif avec les autres, mais cela implique qu’ils sachent où se trouver les uns les autres et comment s’associer. Les coûts importants de recherche et d’expérimentation requis par la formation de nouvelles entreprises nécessitent un capital initial qu’il est difficile aux travailleurs de réunir. C’est une raison pour laquelle la tendance dominante est de convertir des firmes existantes en coopératives plutôt que d’en fonder ex nihilo. Mais ces conversions sont souvent des échecs puisque leur capacité de résistance est moindre en cas d’échec commercial réel ou imminent.
La sortie généralisée par les coopératives nécessiterait un financement externe significatif, mais les financeurs rechignent à soutenir de telles entreprises, même lorsqu’elles sont rentables, car la suppression du propriétaire capitaliste fait plutôt mauvais effet : « L’économie capitaliste réagit comme un organisme sur lequel on greffe un organe étranger : il rejette spontanément le greffon37. » Cette réaction à l’égard d’entreprises économiquement rentables est irrationnelle, au sens de l’économie bourgeoise, mais tout bien considéré, les capitalistes ont une conception moins étroite que les économistes de ce qui est rationnel. Il existe également des raisons purement économiques expliquant de telles réticences au financement : l’investissement dans des entreprises autogérées comporte certains risques bien particuliers, tel que celui de voir les travailleurs « détourner » l’argent, c’est-à-dire se verser des salaires si confortables que la coopérative se trouvera dans l’incapacité de remplir ses obligations auprès des investisseurs. Pour anticiper leurs craintes, on pourrait offrir aux investisseurs un certain degré de contrôle sur l’entreprise, mais cela reviendrait à transformer, en fait sinon en droit, les sociétaires en vendeurs de force de travail38 .
On peut apporter une réponse générale à la position de l’idéologue bourgeois exposée précédemment en affirmant qu’une société capitaliste n’est pas un ensemble de règles mais un ensemble de rapports obéissant à ces règles, c’est-à-dire une structure économique. Et il est possible que des transformations autorisées par les règles soient entravées par la structure. La création de coopératives ouvrières d’une ampleur telle qu’elle validerait l’objection de droite signifierait, après tout, la disparition des grandes fortunes et institutions capitalistes, dont les agents se trouvent en position d’entraver la transition vers une société coopérative de marché. Lorsque le gouvernement travailliste, au pouvoir entre 1974 et 1979, a refusé d’accorder aux coopératives ouvrières un soutien du même type que celui qu’il accordait généralement à l’industrie privée39 , la City ne s’est pas précipitée pour apporter le complément.
Souvenez-vous que je ne nie pas que malgré certains obstacles, il existe des opportunités inexploitées pour une sortie par la coopération. Ma position, qui est différente, est que ces opportunités ne sont pas, et ne peuvent être, suffisamment importantes pour constituer un moyen de mettre fin au capitalisme à partir de ses propres règles. C’est la raison pour laquelle les partisans les plus enthousiastes de l’économie coopérative de marché s’en remettent systématiquement à l’État pour promouvoir une transition vers cette forme de société40 .
XV
Une objection de gauche à l’argument de la section VII ne porte pas sur la prémisse selon laquelle il existe plus de sorties du prolétariat que de travailleurs cherchant à le quitter, mais sur le fait d’en inférer que dans leur grande majorité, les travailleurs sont individuellement libres de partir. La plupart d’entre eux ne disposent en effet pas des capacités nécessaires, en termes de caractère et de personnalité, à cette sortie : ils n’ont pas le sens commercial, ils ne savent pas se présenter de façon appropriée , etc41 .
Pour évaluer cette objection, il convient d’opérer une distinction entre la liberté et la capacité de faire quelque chose.
Supposons que le meilleur nageur du monde sur longue distance vienne juste de commencer à purger une longue peine de prison. On peut alors affirmer qu’il a la capacité de traverser la Manche à la nage, mais qu’il n’est pas libre de le faire. Je suis dans une situation opposée à la sienne. Je suis libre de traverser la Manche à la nage mais je n’en ai pas la capacité.
En guise de généralisation, on pourrait suggérer qu’une personne n’est pas libre de faire A si et seulement si, en essayant de faire A, elle échoue en raison de(s) l’action(s) d’une ou plusieurs autres personnes ; de même, une personne n’a pas la capacité de faire A si et seulement si, en essayant de faire A, elle échoue même dans des circonstances optimales. Si une personne fait A, cela signifie, au moment où elle le fait, qu’elle a à la fois la capacité et la liberté de le faire42 .
L’analyse suggérée de « X est non libre de faire A » est à la fois controversée et difficile à interpréter. Certains chercheraient à la renforcer en exigeant que l’action qui supprime la liberté soit intentionnellement orientée en vue d’une telle suppression. Je ne suis pas d’accord. Je pense que si tu te trouves sur ma route, tu entraves ma liberté même si tu es là par hasard. D’autres, comme Harry Frankfurt, défendraient un analysans plus faible : selon lui, les obstacles naturels restreignent la liberté. Je pense qu’il a raison, mais j’ai choisi (voir IV) de poursuivre le raisonnement comme si ce n’était pas le cas.
Compte tenu de ces définitions, l’objection de gauche précédemment exposée a ceci d’insatisfaisant que le fait pour le travailleur de ne pouvoir quitter sa classe à cause de son caractère et de sa personnalité n’a pas pour conséquence de le priver de sa liberté de le faire. Toutefois, les définitions, lorsqu’elles sont associées, portent une implication qui pourrait permettre de présenter l’objection de gauche de façon plus convaincante. Il résulte en effet de ces différentes définitions que si quelqu’un n’a pas la capacité de faire A en raison de l’action d’autres personnes, alors il est non seulement incapable de faire A, mais n’est pas non plus libre de le faire. Pour examiner comment cette implication pourrait être utilisée en soutien à l’objection de gauche, reprenons d’abord l’exemple des prisonniers dans la pièce fermée à clé.
Chacun est (conditionnellement) libre de s’évader, et j’ai précisé que chacun ayant la capacité de s’emparer de la clé et de l’utiliser, tous sont capables de s’évader. La précision n’était pas nécessaire pour démontrer qu’ils sont libres de s’évader, mais elle rendait la démonstration plus saisissante. Supposez à présent que certains, ou même tous, n’ont pas la capacité de s’évader, puisqu’ils sont incapables de prendre la clé ; et ils en sont incapables parce qu’ils sont trop faibles, car le geôlier leur fournit une alimentation de mauvaise qualité, précisément dans le but de rendre toute évasion difficile voire impossible. Nos définitions impliquent donc que ceux qui n’ont pas la capacité d’utiliser la clé ne sont pas libres de s’évader.
Maintenant, si les travailleurs ne peuvent pas s’évader du prolétariat en raison de faiblesses personnelles, cela n’annule pas nécessairement, eu égard aux définitions proposées, leur liberté de s’évader, mais l’annule de fait si cette faiblesse peut être attribuée, en un sens pertinent, à l’action humaine (si par exemple elle est due à une éducation inutilement mauvaise). Si un travailleur souffre d’une insuffisance assez grave générée et maintenue de façon appropriée, alors il n’est pas libre de s’évader du prolétariat et il est forcé de vendre sa force de travail. Est-il, en outre, forcé de vendre sa force de travail au sens où le marxisme l’entend ? Cela dépend si la cause de la lacune est réellement liée aux rapports de production dominants (voir section V). Des réponses positives à ces questions affecteraient l’argument de la section VII. S’il est plausible d’affirmer que le capitalisme rend la plupart des travailleurs incapables d’être autre chose que des travailleurs, alors l’énoncé selon lequel la plupart des travailleurs sont libres, au sens divisé, de ne pas être des prolétaires, est faux.
XVI
L’argument 7 affirme que les travailleurs britanniques, ou la plupart d’entre eux, ne sont pas forcés de vendre leur force de travail, puisqu’il existe l’alternative plausible de s’établir comme petit-bourgeois, sachant qu’il est faux que toutes les positions petite-bourgeoises sont déjà occupées. L’inférence porte sur le principe selon lequel une personne n’est pas forcée de faire A si elle a une alternative raisonnable ou acceptable. L’objection de la section XV peut être envisagée comme une contestation de ce principe. Elle affirme que même si une alternative acceptable se présente à un agent, il est forcé de faire A s’il est (ou, dans la version améliorée de l’objection, s’il a été rendu) incapable de saisir cette alternative.
Nous devons en grande partie à Chaim Tannenbaum une autre objection de gauche à la déduction de l’argument 7. Tannenbaum accepte le principe en italique qui implique qu’une personne n’est pas forcée de faire A si elle a une alternative acceptable ; il ne nie pas non plus que l’existence petite-bourgeoise soit de meilleure qualité que l’existence prolétaire43 . Son objection est que pour la plupart des travailleurs, l’alternative de la petite-bourgeoisie, comme je l’ai supposé, n’est pas acceptable. Il faut en effet considérer, ce que je n’ai pas fait, le risque associé à la tentative d’occuper une position petite-bourgeoise : risque qui, à en juger par le rythme auquel les jeunes entreprises s’effondrent, est très élevé. Une situation d’échec dont les conséquences s’avèrent bien trop dommageables pour les travailleurs, puisque la situation d’un travailleur qui a échoué dans sa tentative de devenir un petit-bourgeois est souvent pire que s’il n’avait pas essayé du tout. L’objection de Tannenbaum ne remet pas en cause la prémisse de l’argument 7. Il peut exister des modalités de sortie mais, d’après cette objection, il est difficile de les déterminer précisément, et pour les prolétaires, le prix d’une recherche infructueuse s’avère considérable. Par conséquent, l’utilité anticipée44 de l’alternative petite-bourgeoise est normalement trop faible pour justifier l’affirmation selon laquelle la plupart des travailleurs ne sont pas forcés de vendre leur force de travail.
L’attention portée à l’utilité anticipée éclaire également l’exemple des petit-bourgeois immigrés (section V), sur lequel se fondait l’argument 7. Leur sort au sein de la classe ouvrière est en général plus mauvais que celui des prolétaires locaux, qui ne sont pas victimes de racisme et qui, par conséquent, sont moins soumis à la surexploitation. Les tentatives d’ascension sociale requièrent donc moins de probabilités de succès pour paraître rationnelles aux yeux des immigrants. Le nombre disproportionnellement élevé d’immigrés dans la petite-bourgeoisie est par conséquent moins imputable à des différences d’expertises et d’attitudes, et plus dépendant de circonstances objectives, que ce qui semble être le cas à priori.
Afin d’évaluer la validité de l’argument de Tannenbaum, présentons-le comme s’il s’appliquait à une personne que nous pourrions considérer comme un travailleur typique, que j’appellerai W :
- L’utilité anticipée par W de tenter l’option petite-bourgeoise est plus faible que l’utilité anticipée de rester un travailleur (même si l’utilité de devenir et de rester un petit-bourgeois est plus importante que celle de rester un travailleur).
- Une alternative à une situation donnée est acceptable, en un sens pertinent, si et seulement si elle a au moins autant d’utilité anticipée que la dite situation. (Le sens approprié d’acceptabilité est celui pour lequel une personne est forcée de faire A si elle n’a pas d’alternative acceptable à faire A.) Par conséquent :
- L’existence de sorties petite-bourgeoises ne démontre pas que W ait une alternative acceptable. Par conséquent :
- L’existence de sorties petite-bourgeoises ne démontre pas que W n’est pas forcé de vendre sa force de travail. Par conséquent :
-
La conclusion de l’argument 7 ne résulte pas de sa prémisse.
La première prémisse est un énoncé (plus ou moins) factuel, et la seconde prémisse est conceptuelle. Pour juger si la prémisse factuelle est vraie, nous devons supprimer la partie de la probabilité d’échec dans les tentatives de l’entreprise petite-bourgeoise qui est purement due à des déficiences personnelles : voir section XV. Même si nous pouvions opérer la suppression nécessaire, il resterait extrêmement difficile de dire si la prémisse factuelle est vraie, puisque la réponse impliquerait de nombreuses questions de jugement, ainsi que des informations qui ne relèvent pas de jugement, mais sont tout simplement indisponibles : le taux de réussite des entreprises fondées par des anciens ouvriers au Royaume-Uni n’apparaît pas dans les statistiques officielles des faillites, lesquelles ne font pas de distinction entre ces jeunes entreprises et les autres. Néanmoins, je supposerai que cette prémisse factuelle est vraie, afin de me concentrer sur l’énoncé conceptuel présenté dans la prémisse 2.
Si une personne est forcée de faire A parce qu’ elle n’a pas d’alternative acceptable, qu’est-ce qui détermine l’acceptabilité? Supposez que je fasse A, et que B en soit une alternative. Pour juger s’il s’agit d’une alternative acceptable, dois-je me contenter de considérer l’utilité du meilleur résultat possible de B, ou dois-je tenir compte de tous ses résultats possibles, en additionnant les produits de l’utilité et la probabilité de chacun d’entre eux, de telle sorte que je puisse comparer le résultat avec l’utilité anticipée de faire A, et obtenir ainsi une réponse ?
Il semble évident que le meilleur résultat possible de l’action B n’est pas la seule possibilité à prendre en compte puisque si c’était le cas, je ne serais pas forcé de donner mon argent sous la menace d’un fusil lorsqu’il existe une très faible probabilité que le fusil cesse de fonctionner. Nous sommes régulièrement forcés de faire des choses auxquelles il existe des alternatives, dont les fortes récompenses sont peu probables.
Il est donc clair que l’utilité anticipée doit figurer dans le calcul de la contrainte. Mais je pense qu’elle figure d’une manière plus complexe que ce qu’autorise la prémisse 2 de l’objection Tannenbaum. Une alternative à une situation donnée peut être considérée comme acceptable même si son utilité anticipée est moindre que celle de la situation donnée. Illustration : « Tu n’es pas forcé d’aller à Brighton, puisque tu peux aller à Margate, même s’il est moins probable que tu y passes un bon moment ».
La prémisse 2 de l’objection Tannenbaum est fausse, mais il se peut que quelque chose de similaire soit vrai. Une réflexion, fondée sur des données intuitives, me conduit à proposer la caractérisation d’acceptabilité suivante, en tout cas comme première approximation :
B n’est pas une alternative acceptable à A si et seulement si
SOIT A est particulièrement mauvais
et B est pire que A
SOIT A n’est pas particulièrement mauvais
mais B l’est
ce qui peut être simplifié ainsi
B n’est pas une alternative acceptable à A si et seulement si
B est pire que A et B est
particulièrement mauvais.
L’utilité anticipée est la norme utilisée pour déterminer si les alternatives sont bonnes ou mauvaises ; et pour appliquer l’analyse, il est nécessaire de produire des jugements relatifs aux actions mais également des jugements absolus en un certain sens (que je ne chercherai pas ici à spécifier) : c’est ainsi que je comprends l’expression « particulièrement mauvais ». Si nous n’étions autorisés à formuler que des jugements relatifs, nous nous risquerions à conclure qu’à chaque fois que quelqu’un fait ce qui représente sans ambiguïté la meilleure chose à faire pour lui, alors il est forcé de faire cette chose. Les individus inlassablement rationnels ne vivent pas sous la contrainte perpétuelle.
Certaines conséquences de la définition méritent d’être mentionnées.
D’abord, même si A est une option hautement souhaitable, il est possible d’être forcé de la choisir, tellement les alternatives qui lui sont opposées sont mauvaises. Vous pouvez être forcé d’aller à un magnifique restaurant car tous les autres sont épouvantables. Il serait alors improbable que vous y alliez (seulement) parce que vous êtes forcé de le faire, mais c’est une autre question. Il n’est pas vrai que vous faites tous ce que vous êtes forcés de faire parce que vous êtes forcé de le faire.
Ensuite, il est possible que toutes les alternatives à A soient absolument effroyables, et pas meilleures que A, et pourtant qu’on ne soit toujours pas forcé de faire A, puisque certaines des alternatives peuvent ne pas être pires que A. Assurément, il y aurait une contrainte dans cette situation. On serait forcé de faire A ou B ou C… mais on ne serait pas forcé de faire précisément l’une d’entre elles.
Troisièmement, la très grande difficulté à évaluer les probabilités et les utilités en situation réelle signifie que souvent, la tentative de déterminer si quelqu’un est forcé de faire quelque chose sera soumise à une controverse insoluble. Mais ceci ne constitue pas une objection à cet énoncé, puisque la question est souvent l’objet de controverses insolubles.
Nous avons supposé que l’utilité anticipée de l’option petite-bourgeoise était plus faible que le maintien en situation de travailleur. Ainsi, si ma présentation du caractère acceptable des alternatives est juste, le cœur de l’objection de Tannenbaum est préservé si et seulement s’il est particulièrement mauvais de tenter l’alternative petite-bourgeoise.
Je ne suis pas en mesure d’affirmer si c’est le cas, non seulement parce que les faits sont difficiles à connaître et à organiser de manière instructive, mais aussi parce que le concept ordinaire de contrainte ici mobilisé est indéterminé : lorsque, afin d’estimer si l’agent est forcé de faire quelque chose, nous évaluons si les actions sont bonnes ou mauvaises, devons-nous nous contenter de considérer ses préférences ou devons-nous appliquer des critères plus objectifs ? Il apparaît que le concept ordinaire nous laisse libre de juger dans un sens ou dans l’autre. Il semble avoir le défaut de n’être mal utilisé par aucune des parties de l’échange suivant :
« Je suis forcé d’aller au restaurant indien, puisque je déteste la cuisine chinoise. »
« Puisque la cuisine chinoise ne pose aucun problème, tu n’es pas forcé d’aller au restaurant indien. »
XVII
Tannenbaum a accepté la prémisse de l’argument 7 – selon laquelle il existe des sorties du prolétariat auxquelles aucun travailleur ne tente d’accéder – mais il a nié qu’elle démontre que les travailleurs sont (individuellement) libres de quitter le prolétariat, au motif que les voies de sortie sont trop dangereuses. Je souhaite à présent considérer une objection à la prémisse de l’argument. Pour la défendre, j’ai évoqué la croissance remarquable du commerce petit-bourgeois immigré ces dernières années. Mais on pourrait me demander de quelle manière je peux savoir que ces immigrés occupent des places qui autrement seraient restées vacantes. Il est possible qu’en arrivant les premiers ils aient empêché d’autres personnes d’occuper ces positions.
Ce scepticisme ne semble justifié que pour certains exemples d’ascension sociale. Le plus souvent, s’évader du prolétariat pour un immigré exige initialement un engagement et un travail plus important que celui que les Britanniques autochtones sont disposés à fournir, de telle sorte que les positions petites-bourgeoises seraient restées inoccupées si elles n’avaient pas été prises par des immigrés. Notons que des places inoccupées de ce type existent certainement. (Remarquez qu’il n’est pas nécessaire qu’une position puisse être décrite en des termes comme « le magasin vide au coin de la rue que quelqu’un pourrait faire fonctionner » pour être inoccupée. Pour qu’il y ait une position inoccupée, il suffit qu’il existe une conduite telle qu’en l’adoptant, le travailleur devienne un non-prolétaire, même si personne d’autre n’a cessé d’en être un.)
Mais je reconnais volontiers qu’il n’y a pas autant de positions vacantes qu’on ne pourrait le penser a priori. Pour beaucoup, l’ascension vers la petite-bourgeoisie repose sur le transfert d’une bonne position dans la structure économique entre deux personnes, que ce soit par la mort, par la retraite ou par la chute dans le prolétariat de l’occupant précédent. Une bonne partie de l’ascension des immigrés prend cette forme, et il est ici plausible d’affirmer que le nouvel occupant a battu les autres candidats, et qu’il occupe une position que d’autres auraient pu se saisir.
Je n’ai défendu la thèse de la liberté individuelle de s’évader de sa classe sociale d’origine que pour le Royaume-Uni. Il est possible que les sorties soient plus encombrées pour les autres sociétés capitalistes, et par conséquent que la prémisse de l’argument 7 soit moins vraie dans ces cas. Après tout il n’existe pas de « rêve britannique », et dans des cultures encore plus capitalistes, il est possible qu’il n’existe qu’une très faible liberté individuelle de s’évader. Et il se pourrait aussi qu’il soit presque vrai, même si dans les faits cela se révèle faux, que l’immense majorité du prolétariat soit forcé de vendre sa force de travail, même au sens divisé, et ceci non pour des raisons du type de celles présentées par Tannenbaum, mais parce qu’à tout moment il n’existe quasiment aucune sortie disponible.
En ce qui concerne les sociétés, ce qui est presque vrai (quoique faux) peut avoir plus d’importance que ce qui est strictement vrai, puisque ce qui est strictement vrai peut être à peine vrai45 . Lorsque l’on examine des thèses comme celle selon laquelle les travailleurs sont individuellement libres de quitter le prolétariat, il nous faut nous méfier des arguments qui les rendraient, au mieux, à peine vraies46 .
Version originale : The Structure of Proletarian Unfreedom, 1983, Philosophy and Public Affairs, Vol. 12, No. 1, p. 3-33.
Traduit par Fabien Tarrit, enseignant-chercheur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Il a fait paraître en 2010 une traduction de G. A. Cohen, Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche? (Hermann) et est l’auteur de Le marxisme analytique (Syllepse, 2014).
- Pour une élaboration de cette définition et une défense de son attribution à Marx, voir Karl Marx’s Theory of History (Oxford: Oxford University Press et Princeton: Princeton University Press), pp. 63-77, 222-223, 333-336. Dorénavant cité KMTH. [↩]
- Pour la position de Nozick, voir Anarchie, État et utopie (Paris : Puf, 1988 [1974]), pp. 321-324, que je critique à la p. 151 de « Robert Nozick and Wilt Chamberlain », in John Arthur et William Shaw (ed.), Justice and Economic Distribution (Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall, 1978). Pour un examen plus approfondi des définitions de la liberté erronées-parce-que-morales, voir mes articles « Capitalism, Freedom and Proletariat », The Idea of Freedom, p. 12-14 ; « Illusions about Private Property and Freedom » in John Mepham et David Ruben, Issues in Marxist Philosophy (Hassocks, 1981), 4: 228-229 ; « Freedom, Justice and Capitalism », New Left Review, n°126, mars-avril 1981, pp. 10-11. Une critique en partie semblable des énoncés moraux de la force et de la liberté est proposée par David Zimmerman dans « Coercive Wage Offers », Philosophy & Public Affairs 10, n°2, printemps 1981, pp. 121-131. [↩]
- Frankfurt souligne que des choses et des processus naturels qui opèrent indépendamment de l’action humaine forcent également les personnes à l’action. Voir « Coercion and Moral Responsibility », in Ted Honderich (ed.) Essays of Freedom of Action, London : Routledge & Kegan Paul, 1973, pp. 83-84. Remarquez qu’on peut être d’accord avec Frankfurt tout en niant que le manque de capacité limite la liberté : la question du rôle des obstacles internes dans cette limitation est différente de celle de la nature des obstacles externes. [↩]
- Voir KMTH, pp. 31-35, 63-65, 217-225. [↩]
- Au moins la plupart : on pourrait soutenir que tous les prolétaires britanniques sont dans une telle position, mais je conserve « la plupart » au cas où quelqu’un pourrait découvrir que les conditions objectives sont encore pires que les pires circonstances vécues par les immigrés devenus plus prospères. Voir également note 6. [↩]
- Cela peut très bien être mis en doute, puisque la taille de n est une question de jugement. Je défendrai le mien en faisant référence à qu’il est naturel d’affirmer à un travailleur qu’il n’est pas forcé de (continuer à) vendre sa force de travail, puisqu’il peut engager des démarches pour s’établir comme commerçant. Ceux qui pensent différemment devraient pouvoir, à la limite, nier que la plupart des prolétaires ne sont pas forcés de vendre leur force de travail, mais ils ne peuvent pas fournir de contre-exemples à la généralisation selon laquelle tous sont forcés. En effet, notre futur petit-bourgeois est un prolétaire à l’aube de son ascension quand il n’est pas forcé de vendre sa force de travail, à moins que nous choisissions, ce qui est absurde, une valeur de 0 pour n. [↩]
- « Ce qu’il y a de vrai dans tout cela, c’est que dans la société bourgeoise, tout ouvrier – s’il est très intelligent et rusé, doué d’instincts bourgeois et favorisé par une chance exceptionnelle – peut lui-même être transformé en un exploiteur du travail d’autrui. Mais, s’il n’y avait pas de travail à exploiter, il n’y aurait ni capitaliste, ni production capitaliste » (Marx, Un chapitre inédit du Capital, Paris : UGE, 1971, p. 294, souligné dans l’original). Pour un commentaire de textes similaires voir KMTH, p. 243. [↩]
- En effet, quelle que soit l’analyse correcte de « X est libre de faire A », il est clair que X est libre de faire A si, en essayant de faire A, X faisait A, et cette condition suffisante de la liberté est tout ce dont nous avons besoin ici. Certains ont contesté ceci en affirmant que la condition proposée n’est pas suffisante : il est possible, disent-ils, qu’une personne fasse quelque chose qu’elle n’est pas libre de faire, puisqu’il est possible qu’elle agisse alors qu’elle n’est pas légalement, ou moralement, libre de le faire. Ceux qui acceptent cette remarque inutile peuvent considérer que je m’intéresse à l’usage non normatif de « libre », tel qu’il est spécifié par la condition suffisante qui vient d’être énoncée. [↩]
- Voir notes 5 et 6 [↩]
- Dans un commentaire stimulant de l’argument des sections VII et VIII, Jon Elster remarque qu’il permet d’éviter deux erreurs, celle de composition (« ce qui est vrai de chacun doit être vrai de tous ») et celle de division (« ce qui est vrai de tous doit être vrai de chacun »). « Il est vrai de tout travailleur individuel qu’il est libre de quitter la classe, mais pas de tous les travailleurs simultanément. La raison pour laquelle le travailleur individuel est libre de quitter la classe est que les autres ne veulent pas la quitter ; et la raison pour laquelle les autres ne veulent pas la quitter est que toute chose qui peut être désirable si elle arrive simultanément à tous les membres n’est pas nécessairement désirable si elle arrive à un membre séparément et exclusivement » (première version de l’article sur « Freedom and Power », p. 63). Elster montre que de telles structures sont très répandues dans la vie sociale. [↩]
- Voir KMTH, p. 223 pour un exposé et certaines références. [↩]
- La phrase est de Marx, Le capital, Livre III, tome III, Paris : Éditions sociales, 1960, p. 171. Voir KMTH, pp. 82-84, pour une discussion des différents modes d’exploitation. [↩]
- Le capital, Livre premier, tome III, Paris : Éditions sociales, 1950, p. 178. [↩]
- D’après sa « Chanson sur le front uni ». [↩]
- G.A. Cohen utilise les expressions latines « in sensu diviso » et « in sensu composito ». Nous préférons les formulations « au sens divisé » et « au sens composé », plus courantes [NdT]. [↩]
- C’est-à-dire si et seulement s’il n’est pas possible que, pour tout X, X réalise A (même si pour tout X, il est possible que X réalise A). On peut également s’interroger sur ce qui peut causer une telle impossibilité. Cette complication est pour l’instant laissée de côté, elle sera discutée dans la section XI. [↩]
- Le concept de l’inscription dans une absence collective de liberté pourrait être utilisé dans une tentative de définir le prolétariat, par exemple comme le groupe le plus important d’une société, dont tous les membres partagent une absence collective de liberté par rapport à la vente de leur force de travail. Contrairement à la définition que j’ai proposée et rejetée à la p. 25 de « Capitalism, Freedom and the Proletariat », celle-ci aurait l’avantage de laisser Sir Keith Joseph hors de la classe ouvrière. [↩]
- G.A. Cohen utilise l’expression latine « qua », nous lui préférons « en tant que » [NdT]. [↩]
- Voir KMTH, pp. 243-245 pour des remarques à ce sujet. [↩]
- « réduire Y en miettes », qui ne contient pas « avec », est la traduction de la formule « wiping the floor with » [NdT]. [↩]
- Robert Ware a attiré mon attention sur l’importance du concept de liberté relationnelle. [↩]
- On pourrait répondre : parce qu’il existe des choses à propos desquelles nous pouvons espérer que des groupes sont libres de les faire, et que nous ne nous attendrions pas, ou nous le ne souhaiterions pas, à ce que des individus soient libres de le faire. Mais cette réponse n’a pas lieu d’être ici, en raison de la distinction qui vient d’être établie entre liberté de groupe et liberté collective [↩]
- Moins de raison, mais pas une absence de raison, puisque le désir de liberté n’est pas réductible au désir d’agir librement en en ayant le désir : il n’est pas nécessaire pour les citoyens soviétiques de vouloir aller à l’étranger pour ne pas aimer les restrictions sur les voyages à l’étranger. Des raisons plus subtiles pour défendre la liberté de faire ce que je ne veux pas faire sont présentées par Jon Elster dans « Sour Grapes », in A. Sen et B. Williams ed. Utilitarianism and Beyond, Cambridge: Cambridge University Press, 1982. [↩]
- Voir Isaiah Berlin, Four Essays on Liberty, Oxford: Oxford University Press, 1969, pp. xxxviii et s., 139-140, ainsi que Hillel Steiner « Individual Liberty », Proceedings of the Aristotelian Society, 1974-1975. La question a été abordée pour la première fois par Richard Wollheim dans un compte-rendu de « Two Concepts of Liberty » de Berlin. Pour une intéressante objection à la position défendue par ces auteurs, voir Elster « Sour Grapes », in Utilitarianism and Beyond. [↩]
- Cela signifie qu’il existe une période t durant laquelle ils sont tous libres de participer en t + n, et une période t + (n – m) durant laquelle ils ne sont absolument pas libres de participer en t + n, lorsque n > m > 0. Voir section VI sur le besoin de faire deux fois référence au temps dans des spécifications tout-à-fait explicites de la liberté. [↩]
- Dans une correspondance personnelle indépendante. [↩]
- P. 448 de son excellent article « Justice and Capitalist Production », Canadian Journal of Philosophy, 8, n°3, 1978. [↩]
- « Le fait que le travail et le travailleur sont inséparables crée certaines difficultés », déclare David O’Mahoney. Mais rassurons-nous : « le travail n’est pas analytiquement différent de toute autre ressource au sujet de laquelle les détenteurs contractent avec l’entrepreneur afin qu’il l’utilise à ses propres fins ». Voir « Labour Management and the Market Economy », Irish Journal of Business and Administrative Research, avril 1979, p. 30. [↩]
- Principles of political economy, Toronto: Toronto University Press, p. 766. Cet extrait n’apparaît pas dans la version française [NdT] [↩]
- Nous pouvons écarter le cas particulier d’un capitaliste totalement infirme. Si les capitalistes en général étaient incapables de vivre autrement qu’en investissant leur capital, leur pouvoir de négociation vis-à-vis des travailleurs serait assez différent. [↩]
- Et ce n’est pas seulement moins agréable que d’investir son capital, c’est également désagréable dans l’absolu, si les conditions d’acceptabilité exposées sous la forme d’alternatives en XVI sont correctes. [↩]
- Marx, Le capital, Livre premier, tome 1, p. 20. [↩]
- Marx, « Préface » de Contribution à la critique de l’économique politique, Paris : Éditions sociales, 1957, p. 4. [↩]
- « Une proposition est une certitude pratique si sa probabilité est assez élevée pour nous autoriser à raisonner, pour tout problème de décision, comme si sa probabilité était de 1 » (R.C. Jeffrey, « Statistical Explanation vs. Statistical Inference », in N. Rescher ed., Essays in Honor of Carl G. Hempel, Dordrecht, Reidel, 1970, p. 105). [↩]
- en français dans le texte [NdT] [↩]
- Voir Nozick, Anarchie, État et utopie, p. 312-315. [↩]
- Branko Horvat, « Plan de socialisation progressive du capital », in Kolm S.-C., Solutions socialistes, Paris : Ramsay, 1978, p. 183. [↩]
- Voir Jaroslav Vanek, The General Theory of Labor-Managed Market Economies, Ithaca : Cornell University Press, pp. 291 et s. et pp. 317-318 (sur « le dilemme du collatéral »); ainsi que O’Mahoney, « Labour Management », pp. 33 et s. [↩]
- Tony Benn, ministre de l’Industrie dans ce gouvernement, favorisait les coopératives, ce qui est une des raisons pour lesquelles il fut remplacé à l’été 1975 par Eric Varley, qui interprétait de façon non socialiste les engagements du manifeste électoral semi-socialiste du parti travailliste. Voir Ken Coates ed., The New Yorker Co-operatives, Nottingham : Spokesman Books, 1976, pp. 6, 95, 218; et Ken Coates, Work-ins, Sit-ins and Industrial Democracy, Nottingham : Spokeman Books, 1981, pp. 140 et s. Pour un exposé lucide de l’hostilité du monde des affaires et du gouvernement aux coopératives dans mon Québec natal, voir Pauline Vaillancourt et Jean-Guy Vaillancourt, « Government Aid to Worker Production Cooperatives », Synthesis, Printemps 1978. [↩]
- Vanek (Théorie générale, p. 317) affirme qu’il n’existe « pas beaucoup de possibilité… dans un environnement capitaliste » de développer une économie coopérative de marché, et ce que propose Horvat (Solutions socialistes, pp. 165 et s.) pour l’instituer équivaut à une expropriation sans compensation. [↩]
- Voir les exigences décrites par Marx dans le passage cité en note 7. [↩]
- On peut dire d’une personne qu’elle est apte à faire A si et seulement si elle en a à la fois la capacité et la liberté. Certains rejetteraient la définition que nous proposons de l’incapacité au motif qu’elle implique que quelqu’un qui fait A par hasard a la capacité de faire A. Ma réponse est que si quelqu’un fait A par hasard, il montre sa capacité a faire A, à savoir grâce à la chance, dont il est possible que d’autres personnes ne soient pas dotées. Contrairement à un enfant de six ans, j’ai la capacité de faire mouche par hasard. Pour la position à laquelle je m’oppose ici, voir Anthony Kenny, Will, Freedom and Power, Oxford : Basic Blackwell, 1975, p. 136. [↩]
- Contrairement à certaines personnes de gauche, qui résistent à la déduction de l’argument 7 en insistant sur le fait que l’existence petite-bourgeoise n’est pas meilleure que l’existence prolétarienne, en raison des longues heures de travail qu’elle implique, de ses courtes vacances, de sa fragilité financière, etc. Ma réponse est (1) que le petit-bourgeois, en étant son « propre patron », dispose d’une autonomie que les personnes de gauche sont mal placées pour critiquer, en raison du fort accent qu’elles mettent sur la perte d’autonomie impliquée par la « prolétarisation » ; et (2) qu’il est dans tous les cas possible de fonder la conclusion de l’argument 7 sur la disponibilité de positions (pas-si-petites-) bourgeoises plus élevées auxquelles il arrive parfois aux travailleurs d’accéder. [↩]
- L’utilité anticipée d’un plan d’action est la somme des produits de l’utilité et de la probabilité de chacun de ses résultats possibles. [↩]
- Pour donner une illustration qui ne porte pas à controverse du type de vérité à laquelle je pense, supposez que chaque année, par le passé, cent personnes soient venues à ma fête d’anniversaire, et que vous me demandiez s’ils étaient aussi nombreux cette année. Je réponds négativement puisqu’en fait 99 personnes sont venues, même si je ne vous le précise pas. Il est plus important d’affirmer qu’il est presque vrai (même si c’est faux) que cent personnes soient venues que d’affirmer qu’il est vrai au sens strict que cent personnes moins une sont venues. [↩]
- Cet article a été trop souvent présenté pour qu’il soit raisonnable de citer tous les lieux dans lesquels il l’a été, et je suis reconnaissant auprès de nombreux commentateurs, et par-dessus tout à Robert Brenner, Ken Coates, Jon Elster, Arthur Fine, Keith Graham, Alan Haworth, Grahame Lock, David Lloyd-Thomas, John McMurtry, Jan Narveson, Chris Provis, John Roemer, William Shaw, Hillel Steiner, Chalm Tannenbaum, Robert van der Veen, Robert Ware et Arnold Zuboff. Je remercie également les éditeurs de Philosophy & Public Affairs pour leurs critiques particulièrement précises et utiles. [↩]