Philosophie, aliénation et néocapitalisme : entretien avec Stéphane Haber

Considérés par les uns comme la pièce centrale de la critique du capitalisme, rejetés par les autres pour l’essentialisme dont il serait porteur, le concept d’aliénation fait partie de ces notions qui polarisent la théorie marxiste. Dans cet entretien, Stéphane Haber revient sur les enjeux d’une critique sociale formulée en termes d’aliénation, dont la spécificité serait de penser d’un même mouvement l’autonomisation des rapports sociaux et les expériences négatives qu’elle suscite. Ainsi définie, l’aliénation dessinerait les contours d’un cadre théorique suffisamment souple pour éclairer le présent historique tout en dégageant les caractéristiques essentielles du capitalisme comme forme de vie sociale insatisfaisante.

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Depuis L’Aliénation (Paris, PUF, 2007), tu travailles à une actualisation du concept d’aliénation inspirée des élaborations du jeune Marx, mais enrichie des apports de diverses traditions. Pourquoi privilégier aujourd’hui ce concept par rapport à d’autres notions développées dans le sillage du marxisme ou d’autres pensées critiques (domination, oppression, exploitation, réification) ?

Je me vois comme quelqu’un qui fait un boulot de philosophe. Autrement dit (c’est une définition possible dudit boulot) comme quelqu’un qui s’occupe de clarifier les catégories les plus générales que nous en mettons en œuvre dans notre réflexion sur le réel et que nous enchâssons dans la définition de nos pratiques. Ce n’est pas la même chose que d’être un amoureux des traditions, si estimables soient-elles. Mais il est vrai que les circonstances m’ont amené à rejouer la carte d’un certain retour au jeune Marx, comme, d’ailleurs, cela s’est passé de nombreuses fois au cours du XXe siècle quand il s’est agi de se libérer de l’étroitesse ou du dogmatisme à laquelle une réception appauvrie de l’œuvre du «  vieux » Marx semblait pouvoir conduire. Pour le dire simplement : dans les Manuscrits de 1844, aliénation désigne deux choses à la fois. C’est l’état d’une subjectivité diminuée, atteinte dans son pouvoir vital d’entrer en synergie avec le monde et avec les objets, et puis c’est une situation sociale, celle où ce sont des puissances séparées, autonomisées, qui en viennent à « faire l’histoire ». Appelons cela respectivement l’aliénation subjective et l’aliénation objective. Distincts, les deux thèmes ne sont reliés entre eux que par la magie d’une image floue, celle de la perte ou du devenir-étranger de quelque chose d’essentiel, et surtout par la consistance d’une hypothèse implicite : dans les sociétés contemporaines, le capitalisme (mais Marx n’utilise pas le terme, bien sûr) est devenu la cause principale de ce fléchissement de la vitalité qui atteint l’humanité historique à travers certains groupes importants placés en première ligne. Dans ce marxisme-là, l’ouvrier industriel est donc la victime exemplaire d’une contraction de ses possibilités existentielles, due au fait qu’il se trouve happé dans un système hors contrôle, plutôt que de l’exploitation tatillonne de son travail (le modèle du vol, le capitaliste comme voleur de travail)… Je me suis trouvé embarqué un peu par hasard dans le projet consistant à chercher si ce bricolage jeune-marxien (ne parlons pas de théorie) tenait encore le coup. Peut-on encore réfléchir d’un seul mouvement à l’abaissement de l’existence individuelle et à la constitution cauchemardesque de superpuissances parasitaires qui n’en font plus qu’à leur tête ? Rétrospectivement, il me semble qu’on peut dire qu’une trajectoire ample et très singulière se dessine à l’intérieur de la théorie sociale si l’on accepte de jouer ce jeu-là, un parcours qui permet d’apercevoir pas mal de choses… Mais il est vrai qu’il faut d’abord distendre les liens qui existent entre les différents éléments initiaux de cette configuration : l’unification de 1844 était beaucoup trop hâtive, vraiment. D’ailleurs, en général, tout ce petit monde d’idées vit maintenant d’une vie qui tend à la dispersion, et c’est tant mieux.

Depuis les années 1960, le concept d’aliénation a cependant soulevé une série d’objections. On lui a notamment reproché de présupposer l’existence de quelque chose comme une « nature humaine », de reposer sur une vision substantialiste de la subjectivité et de l’identité. Que répondrais-tu à ces objections ?

Il ne fait aucun doute que certaines conceptions de l’aliénation (en particulier de l’aliénation subjective) ont pu rester prisonnières de l’essentialisme et du subjectivisme. Althusser avait d’ailleurs des choses précises en vue ; il voulait, à juste titre, disqualifier une certaine façon, très visible à l’époque où il écrivait, de concevoir l’histoire comme un grand processus orienté vers une étape finale de simplification et d’harmonie retrouvée ; il voulait montrer aussi, et, là encore, à juste titre, que les propos du jeune Marx n’étaient pas complètement innocents face à cette dérive. Maintenant, jeter le bébé avec l’eau du bain, ici comme ailleurs, ce n’est pas forcément très judicieux… Plus sérieusement : tant qu’il y aura des gens qui auront tendance à expliquer (et à contester) ce qu’ils vivent en utilisant le vocabulaire de la privation et de la dépossession (la perte de contrôle sur les conditions du travail, en particulier sur les moyens et les produits du travail et de la coopération, qui était au cœur de la réflexion de Marx, mais aussi plus généralement l’absence de certaines conditions d’une vie épanouie et minimalement maîtresse d’elle-même), il y aura du sens, pour les théoriciens du social, à essayer de parler d’aliénation.

La critique de l’aliénation permet-elle une approche suffisamment précise du capitalisme ?

Oui, à certaines conditions. Intuitivement, nous n’avons pas de mal à comprendre comment certaines institutions ou certains dispositifs (par exemple les très grandes entreprises, dans certains cas) ou certaines forces (la Technique ou la Finance) peuvent illustrer le statut de puissance aliénée/aliénante dans un sens proche de ce que voulait dire le jeune Marx quand il incriminait quelque chose comme le système capitaliste pris dans sa globalité. Tous ces phénomènes forment actuellement la toile de fond d’une partie notable des expériences de misère et d’humiliation qui correspondent à ce qu’éprouve une vie subjective aliénée. En présentant l’idée sous un autre angle: dans le marxisme, et c’est très fort, à mon avis, il est entendu que les entités dont on peut se plaindre en mobilisant le thème de l’aliénation objective réalisent des choses qui sont en elles-mêmes, par le projet qui leur est sous-jacent, essentielles, « rationnelles » et souhaitables, il est entendu que nous ne parlons pas d’une pure oppression aberrante. Pour être analysé, ce dernier cas demanderait une autre conceptualité, même s’il y a des points de contact. Donc, des choses importantes se font (ici, puisqu’il est question d’entreprises, de finance et de technique : perfectionner et organiser le travail humain, coordonner les actions…), mais elles se font sans nous et à notre détriment, et donc elles se font mal. Un tel point de départ est fiable. S’il est question de capitalisme, on peut encore accorder sa confiance au motif, esquissé en 1844, des forces entrées en transcendance, de produits échappés qui vont leur propre chemin, induisant des privations et des contraintes systémiques spécifiques. À un certain niveau, important, il n’y a donc pas seulement capture et exploitation de la vie et de l’action, comme en un second temps, mais bien affirmation immédiate d’une puissance autonome propre, au-delà du conflit : c’est de la vitalité (accessoirement de la rationalité, aussi) déléguée et stimulée. Bref, il faut reprendre le fil conducteur de l’aliénation objective. Bien sûr, tout cela frôle l’image, voire le mythe : le Golem, l’apprenti-sorcier, la créature de Frankenstein, ne sont pas loin, et ce n’est pas grave, d’ailleurs. Mais, philosophiquement, il s’agit surtout de saisir l’occasion que nous fournit malgré nous le néocapitalisme pour préciser et renouveler ce motif de l’aliénation objective.

Ainsi, par exemple, aborder le néocapitalisme, c’est, disons les choses comme cela en première approximation, renoncer à tout ce qui pouvait rester de très statique dans la notion jeune-marxienne de puissance sociale détachée, de puissance aliénée/aliénante. Après tout, cette affaire a historiquement comme origine la mise en cause de la religion chez Feuerbach (la croyance en Dieu comme projection imaginaire rétroagissant sur les hommes) et celle de l’oppression étatique. C’est-à-dire, dans les deux cas, l’idée d’une sorte de poids mort qui s’exercerait sur la vie pour la bloquer et la réprimer bêtement. Lorsque l’on incrimine métaphoriquement le « système », c’est encore d’ailleurs comme cela que l’on pense. Mais, dans le cas du néocapitalisme, tout ce que l’on peut ranger sous la catégorie des forces séparées et autonomisées (en l’occurrence, tout ce qui participe aujourd’hui, à titre de composante, d’effet ou d’agent de diffusion, à la grande tendance au toujours plus : plus de commercialisation de la consommation, plus de salarisation du travail, plus de financiarisation de l’économie, plus de rationalisation du travail et de l’existence, plus d’accélération, plus d’accumulation du capital et d’inégalité, etc.) a accompli sa révolution vitaliste. Il s’agit désormais d’imiter le dynamisme de la vie et de lui offrir des excitants sans nombre plus que de l’écraser ou de l’enfermer. On ne saurait réaffirmer la validité du thème de l’aliénation objective, comme je le fais, sans chercher à le préciser à la lumière de ce genre de transformations, et d’autres encore. Et cela, parce que le capitalisme se définit moins par des aliénations universelles, caractéristiques et essentielles (les aliénations induites par la domination de l’argent ou du travail abstrait, par exemple), ce qui a été la thèse dominante au XXe siècle dans le sillage du jeune Marx, que comme un champ assez large de possibles dans lequel apparaissent des expériences d’aliénation et des causes objectives d’aliénation qui savent se réinventer et mutent périodiquement.

En parlant de néocapitalisme, comme tu le fais dans ton dernier livre, Penser le néocapitalisme (Les Prairies Ordinaires, 2013) on semble s’installer dans une théorie des « phases » du capitalisme. En quoi la critique de l’aliénation permet-elle de périodiser le capitalisme ? Quel rapport entretient-elle alors avec d’autres diagnostics portés sur le présent, comme par exemple celui de Harvey en termes d’« accumulation par dépossession » ?

Sur la question générale de la « périodisation », une simple remarque, d’abord. D’un côté, personne ne nie l’intérêt de la tentative d’historiciser ce que l’on appelle capitalisme : malgré les tendances récurrentes, il a plusieurs visages et connaît des métamorphoses significatives qui se stabilisent approximativement autour de certains modèles d’organisation, lesquels impliquent en particulier des rapports de classe et une structure géopolitique. Il y a donc des phases et des cycles dans l’histoire : la fascination philosophique récente pour le thème de l’Événement, entendu comme un surgissement pur qui change tout, a quand même des limites. Mais, d’un autre côté, il est intéressant de noter que les débats sur l’identité du capitalisme contemporain restent ouverts : on peut apparemment le décrire comme post-fordiste, post-moderne, néolibéral, financiarisé, cognitif, immatériel, etc. « Néocapitalisme » (un terme autrefois utilisé par Raniero Panzieri, au début du mouvement de l’opéraïsme1) a comme avantage de ne pas chercher à les clore trop vite. Car il est sûrement tout cela à la fois. Et, à défaut de centre de commandement, il peut même réactiver, dans son opportunisme et son éclectisme avérés, des formes « dépassées » de domination – une domination (par exemple esclavagiste) peut toujours être réactivée au cœur de configurations capitalistes distinctes, c’est même son caractère propre.

Par contamination sceptique, cela incite à penser qu’il faut sans doute brider notre goût spontané pour la représentation d’un temps historique scandé par des séquences englobantes, bien essentielles et bien nettes, à l’image des « époques » des philosophies de l’Histoire d’autrefois. Contre ces dernières, et d’abord contre Hegel, Althusser avait déjà raison d’insister sur la diversité des rythmes et des lignes de transformation qui constituent un moment donné : la rencontre vient avant la cohérence, s’il y en a une. Ou encore : avant même qu’il ne soit question du latent, du possible et du virtuel, avant même qu’il ne soit question des survivances et des avances, qui tous l’habitent à leur façon, le présent est toujours produit par des forces diverses et traversé de processus hétérogènes. Aujourd’hui, cette intuition doit réussir à se fondre dans l’idée relativiste qu’il y a plusieurs façons d’écrire l’histoire du capitalisme, c’est-à-dire d’isoler les phénomènes les plus influents, puis d’identifier les césures et d’interpréter les transitions. Y compris les façons qui impliquent une réticence anti-essentialiste devant le choix consistant à faire du « capitalisme » une réalité en soi, originale et autonome : après tout, c’est une catégorie qui est née à un moment précis (au début du XXe siècle), portée par des présuppositions et des intentions particulières, donc discutables, sur lesquelles il faudrait revenir. Ce qui s’est passé avec la Révolution industrielle peut ainsi être ramené à un épisode particulier dans une très longue durée des rapports de travail forcé (c’est ce que fait Graeber, par exemple2) ou bien des systèmes-mondes d’échanges économiques (comme Frank et Gills3). Si, en revanche, on place l’accent sur l’impact environnemental des activités productives, il y a des chances que, comme Paul Crutzen, l’inventeur du terme « anthropocène », on reconnaisse que le moment-charnière de l’histoire économique moderne s’est situé aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale : au moment où l’utilisation massive du pétrole a permis des gains d’efficacité sans précédents dans la production et le transport (la « Grande accélération »), tout en commençant à changer significativement la composition de l’atmosphère. Les drames de la Révolution industrielle, dont partait Marx, s’en trouvent là aussi relativisés. Il y a donc plein de manières de périodiser tout cet ensemble, et c’est très bien comme ça.

Sur la base de cette très grande tolérance périodologique, ce que l’on peut dire, c’est que l’histoire du capitalisme peut être appréhendée, parmi d’autres schémas possibles, en fonction de l’interrogation suivante : à propos de quels phénomènes (parmi ceux qui concernent le monde d’une économie tournée vers le marché et le profit) et de quelle façon éprouve-t-on parfois le sentiment d’être dépossédé de quelque chose qui vous revient, qui vous « appartient », comme être actif, créatif, productif, organisateur et coopératif ? Qui (quels groupes sociaux) se trouve surtout exposé à de telles expériences vécues ? En répondant bien à ces questions, on dessine chaque fois certains traits d’un « moment » historique. Mais il n’y a pas de réponses toutes faites. Et il n’y a pas plus de méthode absolue qui permette de relier le sentiment de perte (ou d’absence de contrôle, une variante intéressante), associée à un sentiment d’inintelligibilité (quelque chose échappe, dans tous les sens du terme), à la réalité objective d’une dépossession scandaleuse au terme de laquelle les clés de l’« Histoire » sont remises à des superpuissances autonomisées. Cela dit, quand Harvey parle « d’accumulation par dépossession » en montrant que l’exploitation du travail au sens classique s’adjoint désormais des techniques plus sophistiquées d’appropriation privative qui visent, par exemple, les biens communs ou les institutions régulatrices héritées, il contribue à définir un certain nombre de critères intéressants qui permettent d’approfondir et de diversifier l’analyse. Dans le monde néolibéral ou encore néocapitaliste, le sentiment d’être soumis à des phénomènes d’aliénation objective se cristallise en partie en fonction de telles évolutions. C’est un point de départ solide, me semble-t-il.

À un niveau moins macroscopique, plus proche du vécu, on pourrait penser aussi à la manière dont les formes contemporaines du management obligent parfois les travailleurs à envisager leurs activités de travail ainsi que leurs résultats comme quelque chose qui leur échappe et « se retourne » contre eux : « l’évaluation » peut avoir ce sens. De la même façon, dans la critique des nouvelles formes technicisées de contrôle, de surveillance et de rentabilisation des données, le modèle de la dépossession et du retournement peut parfois intervenir de façon éclairante. Et comment penser la financiarisation récente, ne serait-ce que le trading à haute fréquence, sans buter à un moment sur l’image de l’apprenti-sorcier ? Assurément, tous ces phénomènes n’ont ni la même histoire ni la même teneur. Et ils comportent des dimensions que la catégorie d’aliénation n’éclaire pas directement : par exemple, le trading à haute fréquence, éminent paradigme actuel de la fuite en avant et de la perte de contrôle, s’inscrit aussi dans des rapports de force politiques visant à désarmer la régulation en accélérant et en complexifiant sans trêve, afin de créer des situations irréversibles. Le grand récit de la production, de la dépossession et de l’autonomisation indue qui génère l’impuissance n’a pas à s’organiser partout de la même manière. Des accentuations différentes sont normales. Mais, ensemble, avec d’autres, ces exemples permettent de saisir la place que peut occuper la thématique de l’aliénation objective. Ils font comprendre comment sa mise en œuvre peut contribuer à la discussion sur les époques du capitalisme sur la « périodisation » en général.

Comment s’articule alors cette historicisation de la critique de l’aliénation avec la proposition théorique centrale de ton livre, selon laquelle le concept d’aliénation permet d’élaborer une ontologie du capitalisme ?

Je crois comprendre l’intention sous-jacente à l’usage de la notion d’« ontologie du capitalisme » : avec le capitalisme, nous n’aurions pas simplement affaire à une certaine façon d’organiser les activités économiques, mais, solennellement, à une nouvelle forme sociale, au sens le plus englobant du terme, à la limite, à un nouveau « monde » et, en tout cas, à une nouvelle façon d’être au monde. Si nous voulons vraiment « penser le présent », c’est en définissant les grandes structures de ce monde qu’il faut commencer (le mot ontologie désigne quelque chose comme cela traditionnellement), plutôt que par « l’économie » entendue comme un secteur particulier possédant un certain nombre de caractéristiques contingentes et où les phénomènes apparaissent plus ou moins déterminés par des lois spécifiques. Ce sont là des façons de penser qui ont compté dans la réflexion philosophique du XXe siècle, au point de rencontre entre les conceptions historico-sociologiques du capitalisme (Simmel, Sombart, Weber) et le marxisme, à commencer par Lukács. À ce niveau de généralité, la tentative d’actualiser un tel projet ne soulève aucune objection de principe. Je vois cependant deux difficultés, qui ont l’une et l’autre à voir avec une prise de position philosophique décidée, que je défends, en faveur du pluriel et du contingent. Tout d’abord, sur quelle base peut-on se permettre de réduire la diversité synchronique et diachronique des phénomènes que l’on regroupe sous la catégorie de capitalisme ? Personne de sensé n’oublie l’idée qu’il existe des airs de famille entre les capitalismes ou les sociétés capitalistes ; personne de sensé ne nie qu’il existe des tendances de longue durée ; mais la définition du type d’unité que l’on recherche malgré tout en parlant d’ontologie du capitalisme (au double singulier) risque alors de devenir obscure. Ensuite, sur quelle base peut-on se permettre de réduire la diversité des approches conceptuelles des phénomènes sociaux que l’on croit pouvoir être éclairés par le thème du capitalisme ? Je m’explique. Il n’y a pas de critique sociale englobante ou de méta-concept de la critique. Ça a a été une grosse bévue philosophique du XXe siècle que d’essayer de « fonder » la critique, c’est-à-dire d’essayer d’identifier le socle unique et pur sur lequel devrait reposer toute critique un peu intelligente : ce socle serait le garant de son unité en même temps que de sa solidité. Car même s’il y a des recoupements, celle ou celui (sociologue, journaliste ou cinéaste) qui analyse une domination (par exemple d’une classe sur une autre) parle d’autre chose que celle ou celui qui étudie une exclusion, et utilise pour cela un autre lexique, pratiquant une autre modalité d’attention sélective aux faits et aux expériences ; et l’exploitation, au sens d’un rapport accapareur et violent au travail d’autrui, c’est encore autre chose.

Bien sûr, parmi nos grands concepts socio-critiques – ceux qui définissent une prise à la fois judicieuse et large sur les phénomènes tout en nous permettant, ensuite, d’engager la critique du présent sur une bonne voie –, certains doivent être capables de rayonner dans au moins deux directions fondamentales – les injustices et les limitations existentielles. Cela justifie le privilège relatif que je reconnais à « l’aliénation » (ici sur son versant subjectif, épistémologiquement premier) : philosophiquement, c’est la meilleure façon de parler des limitations existentielles. Or, une telle façon de parler nous rapproche d’une pensée, empiriquement indispensable, de la dépossession objective induite par le cortège bigarré et changeant des « puissances détachées ». En effet, si l’ascendant des puissances détachées ne forme pas la seule cause de l’aliénation subjective (il y a beaucoup de causes et de contextes possibles conduisant au malheur et à l’humiliation, qui sont sa superstructure, en quelque sorte), elle apparaît en revanche comme une de ses causes importantes : les deux problématiques conservent une affinité. Bref, une certaine forme de réduction ou de simplification n’est donc pas impensable. Le thème de l’aliénation objective en est incontestablement le bénéficiaire. Reste que nous butons sur ceci : si nous voulons une ontologie qui ne soit pas trop vague, il est probable que, pour la réaliser, le meilleur choix est celui qui consiste à suivre le fil conducteur des grandes catégories socio-critiques. Pour nous, concrètement, le « social », le « social » capitaliste à plus forte raison, c’est d’abord (bien que pas seulement) ce qui se trouve éclairé, directement ou indirectement, grâce à la lumière fournie par des concepts tels que domination, exploitation, aliénation objective, exclusion. Je crois que c’est ce que l’on peut retenir aujourd’hui du principe d’une « théorie critique », indépendamment de ce qu’en a fait « l’École de Francfort ». Or, si la critique est plurielle, l’ontologie, quelle que soit le contenu précis qu’on lui assigne, le sera aussi, ou bien même il y aura plusieurs ontologies compatibles, à la mesure du plurivers socio-historique qui est le nôtre. Le concept d’aliénation pourra jouer un rôle important dans ce tableau, mais pas plus.

Tu milites en faveur d’un recentrage des pensées critiques sur le « néocapitalisme », par opposition au concept voisin de « néolibéralisme ». Qu’est-ce qui distingue néolibéralisme et néocapitalisme ? En quoi l’analyse en termes de « néocapitalisme » serait plus pertinente ?

Le néolibéralisme, c’est l’ensemble des idées et des pratiques qui ont précédé puis accompagné et conditionné la libération des forces du marché dans les dernières décennies. Dans le monde anglophone, mais aussi un peu dans le monde francophone, existent désormais des « Neoliberal Studies » qui étudient le rôle d’auteurs comme Hayek ou Friedman, les formes de diffusion des thèmes et des langages du néolibéralisme dans les milieux du pouvoir et dans la culture commune, etc. D’une certaine façon, ces approches ont joué un rôle pionnier dans l’interprétation de notre présent. On comprend donc que, soucieux de reprendre pied sur le terrain des faits économiques eux-mêmes, des auteurs comme Harvey4, Duménil et Lévy5, utilisent l’expression prudente de « capitalisme néolibéral » pour désigner le type d’organisation économique actuellement prédominant, y compris la financiarisation et les transformations des rapports de classes. Mais c’est peut-être une source de confusion dans la mesure où, par exemple, depuis 1980, les « Trente Glorieuses » chinoises n’ont pas été néolibérales (au sens des dogmes thatchéro-reaganiens gravitant autour du fondamentalisme du marché et d’une critique de l’État), même si elles se sont articulées à des évolutions globales qui étaient rendues possibles par le néolibéralisme réellement existant, propagé depuis l’occident, par l’intermédiaire des institutions internationales, telles que le FMI ou l’OMC. D’où le choix « matérialiste » dont je suis partisan de quitter pour de bon ce terrain néolibéral, rendu attractif, peut-être trop fascinant, par la précoce et puissante incursion de Foucault6. Lequel, regardant uniquement du côté des pratiques d’État et des politiques économiques, n’a d’ailleurs jamais envisagé une seconde que le néolibéralisme, au sens d’une sacralisation du Marché et de l’Entreprise, puisse s’agréger aux croyances ordinaires des gens, voire s’enraciner dans le milieu même des croyances ordinaires, comme cela a pourtant été le cas ces dernières décennies, ainsi que l’a magistralement vu Stuart Hall, ici meilleur guide7. En fait, nous devons repartir de concepts et d’hypothèses plus profondément rattachés aux réalités économiques elles-mêmes. En termes classiques : d’un certain rapport à la nature qui constitue le social lui-même.

Tu t’opposes également à une vision « absolutiste » du capitalisme, selon laquelle ce dernier constituerait un grand système, animé d’une vie propre, qui s’imposerait de l’extérieur à des individus réduits à l’impuissance. Selon toi, le capital vit de l’adhésion et de l’intelligence qu’il suscite parfois chez celles et ceux qui en assurent l’accumulation. Mais n’est-ce pas là souligner une forme d’impuissance plus profonde encore ?

Vu les circonstances actuelles, la prolifération de l’usage diabolisant du terme « capitalisme » dans la discussion publique parait assez inévitable, mais ce n’est pas une raison pour s’y conformer dans la réflexion théorique. Ce qui me semble peu crédible, en tout cas, c’est la vision du « capitalisme » comme d’un monstre tentaculaire enserrant la planète et contre lequel tout le monde (à l’exception d’une minorité de parasites – le fameux 1 % d’« Occupy ») devrait normalement se révolter et se révolte déjà pas mal aujourd’hui, en attendant l’implosion globale supposée inévitable. Malgré cette vision, il est important de mesurer non seulement l’ampleur des échecs et des résistances qui contrarient la marche en avant du capitalisme (l’Amérique du Sud n’est pas rien, par exemple), mais aussi le fait, en partie lié aux échecs et aux résistances, d’ailleurs, qu’il est souvent en voie de se réinventer, d’improviser, de se retourner, d’expérimenter des solutions diverses. Le résultat, c’est que dans le néocapitalisme mondialisé, où beaucoup de choses sont liées entre elles, peut-être même les choses les plus importantes, elles ne le sont souvent, comme je l’ai dit, que par des liens parfois faibles et paradoxaux. Des effets de système se produisent et s’installent qui comptent, mais en émergeant sur un fond de circonstances variées et d’intérêts composites. Un certain relâchement prédomine donc, qui n’est pas une faiblesse. Au contraire.

Je prendrai un seul exemple. Pourquoi le néolibéralisme a-t-il traversé sans trop de dommages l’énorme crise de 2007-2008 ? Pourquoi aujourd’hui, quelques années après, reste-t-il possible pour la majorité des élites dirigeantes, de s’accrocher, apparemment avec une certaine sincérité, à la religion suicidaire de la « concurrence pure et non faussée » ? Il y a une réponse métaphysique à cette question, aujourd’hui populaire dans certains milieux intellectuels : le capitalisme est devenu si fort, si englobant, dit-on, que plus rien ne peut l’atteindre et que, comme ces machines démoniaques de la science-fiction, il acquiert une puissance supplémentaire quand il surmonte ses dysfonctionnements ponctuels et résiste aux attaques dont il est la cible. Mais il y a aussi une réponse plus terre-à-terre, que je trouve meilleure. Un des aspects sociologiques les plus impressionnants de la financiarisation effrénée de la décennie 2000 a été qu’elle a permis des jonctions nouvelles, à certains endroits cruciaux, entre le monde de la banque, le monde de l’administration publique et le monde universitaire. Résultat : dans l’atmosphère survoltée qui a suivi la chute de Lehmann Brothers, les experts comme les responsables gouvernementaux, aux États-Unis puis ailleurs, ont su vite imposer (sans se heurter à des contre-discours suffisamment audibles et relayés chez les policy makers) des décisions et aussi des façons de parler diffusables à l’échelle du monde qui présupposaient la priorité absolue du sauvetage des intérêts bancaires, ceux-là même qui portaient une responsabilité écrasante dans le déclenchement de la crise ! Il ne s’est pas agi, en somme, de la manifestation d’un nouveau « sujet » de l’histoire désormais complètement délié et sans frottement (un avatar de l’argent comme absolu), mais d’un rapport de force déséquilibré, autoconfirmé à tous les coups audacieux de ceux qui dominaient le jeu, et qui excluait un scénario de type New Deal. Ce que nous apprend le film documentaire de Charles Ferguson, Inside Job, va tout à fait dans ce sens.

Mais le principal argument que l’on peut opposer à la thèse de l’homogénéité totalitaire est que les frontières entre le système et la vie sont essentiellement poreuses. Ce n’est pas rien quand on part philosophiquement de la vie comme je le fais – de la vie comme puissance, logée dans le sujet individuel incarné, de développement et de croissance au contact des objets. Concrètement : nous n’en sommes plus à l’époque où l’on pouvait décrire le capitalisme et ses mondes comme des enclaves bizarres. Consommateur, utilisateur d’Internet, salarié pour qui les nouveaux impératifs d’efficacité et de compétitivité sont dans l’air, je « participe » moi-même à une totalité en partie modelé par ce dont a besoin le néocapitalisme, via la force homogénéisante et ultra-absorbante des routines quotidiennes – la plus désarmante des forces. Avec la voiture et la tablette, mon quotidien est même rythmé par un genre de dispositifs qui, autrefois confiné dans les murs de l’usine, contribue directement à l’utilisation d’énergies hyper-efficaces, à l’accélération de la vie et à la productivité sans cesse croissante du travail. Bref, je ne suis plus à l’extérieur de la sphère de l’efficacité productive commandée par le capital : elle s’est agrégée aux pratiques ordinaires et aussi, c’est décisif, aux habitudes comme aux formes de pensée propres à de nombreux métiers. Cela change la donne.

Bien plus généralement, il y a assurément de vrais victimes et des agents patentés du « système » (dans le pire des cas, ceux que Sartre appelait les « salauds » : parmi les limites que l’on se plaît à dépasser avec enthousiasme dans l’emballement néocapitaliste, il y a aussi des limites morales), mais il existe aussi beaucoup des gens qui s’en accommodent en gros, d’autres qui se situent entre deux eaux, d’autres encore, parfois les mêmes, dont il est difficile de dire s’ils se trouvent du côté des vaincus ou des vainqueurs. Dès que l’on renonce à l’image d’un capitalisme total et homogène, identique à soi, c’est-à-dire dont l’affirmation se ferait sans la médiation consistante d’agents et de situations, beaucoup de différences et d’ambivalences se révèlent.

On pourrait t’objecter qu’une telle situation, où il y a de nombreux complices du système, n’est pas nouvelle… Et également qu’elle est politiquement désespérante.

Non, elle n’est pas nouvelle. Après tout, la question de la « complicité » a été constitutive du marxisme du XXe siècle. Elle a d’ailleurs permis heureusement d’inquiéter la philosophie de l’histoire triomphaliste qui continuait à l’habiter. Ainsi, le volontarisme et l’avant-gardisme léninistes (le Parti, qui ne reflète pas la conscience spontanée des ouvriers, exprime leurs intérêts profonds, quitte à bousculer leurs intérêts superficiels du moment) était une réaction à une situation dans laquelle l’augmentation des salaires pouvait être vu comme une manière, pour le capitalisme, d’« acheter » les salariés, du moins une fraction d’entre eux. À l’époque du fascisme, une dramatisation s’est produite sous la plume de certains théoriciens proches du marxisme au vu du constat exact selon lequel on peut non seulement supporter, mais aussi aimer (« investir libidinalement », disait-on en termes freudiens) ce qui ou ceux qui vous écrase. Le fordisme représente d’ailleurs une sublimation et une sophistication considérables (sous-estimées par des auteurs tels qu’Adorno, d’après lesquels fascisme et consumérisme restaient proches parents) de cet état de fait, désormais articulé à une certaine intégration de la classe ouvrière. Cette aventure continue sous des formes nouvelles, par exemple dans certaines classes moyennes et privilégiées des pays émergeant du Sud global, qui comptent désormais beaucoup dans les équilibres politiques mondiaux.

Jusqu’à quel point est-elle intrinsèquement odieuse ? Je dirais que ce qui s’impose en face d’elle, c’est d’abord un certain détachement serein de moraliste face à des insuffisances de toute manière « trop humaines ». Par rapport à ce qui nuit, objectivement, tout bien pesé, à la vie humaine, et indépendamment même des enthousiasmes et des adhésions que ce genre de force est, hélas, capable de susciter chez certains sur la base d’intérêts et de croyances qui ne sont pas sans poids sociologiquement, il a toujours existé une gamme d’attitudes variées : l’ignorance tranquille, l’indifférence, l’adaptation, le malaise muet, l’insatisfaction vague sans débouchés pratiques, sur fond de faiblesse de la volonté et/ou d’impuissance. Le terme « complicité » recouvre une partie de cette gamme, en le colorant de nuances un peu péjoratives et moralisantes, il est vrai… Les dégradés entre activité et passivité sont nombreux, et on ne doit pas demander à l’expression frappante de « servitude volontaire », forgée au 16e siècle par La Boétie et aujourd’hui très à la mode, de tout dire à ce propos. En tout cas, il ne faut pas que la théorie sociale se spécialise dans le grand récit des souffrances et des colères qui débouchent sur la révolte, considérant le reste (c’est-à-dire tout ce qui se passe quand se bloque l’enchaînement « normal » qui va de la situation désagréable à l’affect négatif vécu, puis à la politique et à la lutte) comme une sorte d’à-côté embêtant, mais peu significatif, au fond. Pourtant, c’est encore le cas dans un ouvrage très influent comme La Lutte pour la reconnaissance de Honneth, par exemple. Reflet, sans doute, d’une époque finissante (le livre est paru en 1992) où les « mouvements sociaux » pouvaient espérer sérieusement, sans craindre des difficultés insurmontables, imposer à allure régulière des nouvelles exigences raisonnables à l’appareil d’État national.

Nous n’en sommes plus là, les amarres sont larguées. Mais le point de vue désenchanté n’est pas en soi politiquement anesthésiant. Si j’ose avancer une hypothèse maximaliste pour le prouver : entre le messianisme qui abandonnerait l’avenir à un destin impénétrable n’appelant de notre part que « l’espérance » et la prédiction arrogante, il y a la place pour la ferme conviction, instruite par l’histoire, que les empires, et les plus solides en apparence, s’écroulent parfois vite et par surprise. C’est intéressant à savoir, à une époque où les injustices massives de la mondialisation (à commencer par celle-ci, désormais au centre de tout : c’est le Sud qui paiera le gros de la facture du réchauffement climatique provoqué par le Nord) s’articulent de plus en plus à la possibilité de désordres systémiques majeurs (l’environnement, la finance…) qui seraient bien plus que des crises s’ils se produisaient. Dans certaines circonstances, les complicités les mieux ancrées peuvent donc vaciller, voire se retourner, et les intérêts se transformer selon les opportunités qui émergent. Ils ne sont jamais complètement figés.

Dans la conclusion de Penser le néocapitalisme, tu examines les arguments qu’on a pu opposer à l’idée d’émancipation du capitalisme. Penses-tu qu’une critique du capitalisme formulée en termes d’aliénation puisse fournir des perspectives stratégiques et politiques pour une sortie du capitalisme ? Quels types de pratiques ou d’expériences collectives contemporaines dessinent au présent un avenir post-capitaliste ?

Il n’apparaît guère raisonnable d’essayer de donner un seul nom propre ni même d’attribuer un caractère prédominant au genre de société que nous désirons voir advenir après toutes ces choses dont nous avons été les contemporains. Simplement, il se trouve (une situation contingente à certains égards et peut-être réversible) que bien de problèmes que nous rencontrons aujourd’hui sont liés, plus ou moins directement, aux logiques de reproduction du néocapitalisme globalisé. Parler de « société post-capitaliste » permet donc de dire beaucoup de choses (mais pas tout non plus !) à ce propos. Cela dit, s’enthousiasmer pour le « communisme » en soi ne va pas nous faire beaucoup avancer. On ne devrait plus en être à cette mystique. Quitte à parler du commun, mieux vaut dire, moins emphatiquement, que, à l’avenir, dans une société plus acceptable, le régime de la propriété devra être complètement repensé d’une façon qui devra laisser une place importante à une propriété collective radicalement rehaussée et à tout ce qu’une telle propriété collective, à côté d’autres modèles de possession et de rapport aux choses, aux biens et aux richesses, permet de faire et de vivre.

Cependant, mettre en avant le modèle de l’aliénation objective est bien porteur de certaines conséquences stratégiques et normatives qui permettent de clarifier la situation : en tout état de cause, la domestication des puissances séparées est cruciale. On ne voit pas comment un concept un peu sérieux de démocratisation pourrait faire l’impasse sur cette donnée. Il lui faut des ennemis. Ce qui tombe bien, car la rengaine des droits de l’homme endort, alors que nous avons besoin de nous réveiller. L’idée sous-jacente s’avère simple. Une nouvelle fois, elle est également anti-dualiste. Bien sûr, la vie humaine peut s’épanouir à l’ombre ou en compagnie de ses productions autonomisées, et même de celles, abstraites (et elles nous intéressent plus parce qu’elles font le capitalisme) qui gravitent autour du nœud pouvoir/richesse (la technique, l’argent, l’organisation efficace de la production…). On ne doit donc pas craindre a priori les robots et les cyborgs, attendre l’extinction de l’argent, ou croire, plus lointainement, que l’institution est par nature synonyme d’oppression. Comme dit Bruno Latour, il faut apprendre à dépasser le stade où l’on calomnie par principe les fétiches : le stade où, en bons paranoïaques, nous soupçonnons tous nos produits un peu consistants de vouloir échapper à notre emprise possessive pour nous faire du mal. La générosité doit venir à bout de telles angoisses. Mais il n’en demeure pas moins qu’il existe des circonstances où, asphyxiée, déstabilisée par les puissances aliénées, la vie ne peut plus s’épanouir, ce qui suppose de retisser des liens sur d’autres bases avec nos productions fécondes et nos compagnonnages stimulants, quand il y en a. Évidemment, c’est plus facile à dire qu’à faire. Ainsi, un des ressorts du totalitarisme et du socialisme autoritaire au siècle dernier a précisément été la cécité devant le fait que la résorption volontariste de certaines transcendances illégitimes (en l’occurrence, celles que génèrent un capitalisme utilisateur et exploiteur du travail) pouvait favoriser… d’autres transcendances illégitimes qui attendent leur heure en embuscade. À commencer par celles qui dérivent d’un despotisme de l’organisation incarné par un appareil d’État monstrueux. Cela montre que la tentative de réduction des sources d’aliénation objective se présente comme une aventure plutôt risquée.

Mais les formes qu’elle devrait prendre aujourd’hui ne nous sont pas pour autant inconnues. Autour de l’argent et du profit, portés par les logiques de la grande entreprise, se sont mis en place des mécanismes et des processus cumulatifs et auto-entretenus qui conduisent partout à des courses de vitesse ininterrompues, à des emballements récurrents, à des fuites en avant aveugles : c’est même le ressort contemporain de cet expansionnisme capitaliste qui s’était autrefois centralement exprimé, d’une façon plus lourde, par le colonialisme. N’affirmons pas crânement qu’il s’agit là d’une grossière caricature de la vitalité (on confondrait l’intensité avec l’hystérie, l’activité énergique avec la joyeuse destruction du monde, le progrès avec l’accélération constante et suicidaire) : c’est, malheureusement, l’expression d’une façon parmi d’autres de la comprendre. Laquelle, du fait de ses folies et de ses conséquences catastrophiques, nous oblige à concevoir les ambiguïtés de la vie même, à identifier les pulsions irrationnelles qui lui appartiennent et contre lesquelles elle doit apprendre à se redéfinir historiquement en toute humilité. Face à cela, il y a en tout cas du sens à vouloir ralentir, canaliser, limiter, réguler, contrôler les rythmes, les formes et les contenus – parce que tout cela permet de reprendre un peu de liberté, de réparer les dégâts, et puis finalement de faire autre chose, d’oublier, conditions habituelles d’une vie capable de durer. Plus concrètement : il faut des paysans et des agronomes capables d’échapper aux cercles vicieux et aux engrenages inutiles du productivisme, des ingénieurs qui ne soient pas pris dans la logique de la pseudo-amélioration, des travailleurs et des citoyens qui mettent en œuvre des façons raisonnables de produire, de partager et d’échanger, etc. Il faut du sang-froid et de la réflexion, et du courage en plus.

Bref, la démocratie, aujourd’hui, ce ne sont pas seulement des procédures robustes ni même des conflits sains. C’est surtout ce qui, plus substantiellement, permet d’introduire des ralentisseurs et des empêcheurs, à titre de conditions minimales de la responsabilité. On contrarie des tendances délétères, on relâche des emprises, on invente des canalisations alternatives afin que l’énorme quantité d’énergie humaine dont le néocapitalisme se nourrit et qu’il stimule, mobilisant l’esprit d’initiative et de création, puisse jouer autrement. Au-delà d’une simple nostalgie pour la « protection sociale » et la « régulation » (elles restent évidemment nécessaires !), au-delà aussi d’un appel éthique à la frugalité qui risque de sonner creux, l’intelligence des citoyens et des experts a encore devant elle des espaces considérables à conquérir. En particulier du côté des modes alternatifs de production, de coopération, de distribution et de consommation, modes qui, généralisés, rendront après coup risibles les formes d’expansion qui ont été les plus outrageusement favorisées par le néocapitalisme. En d’autres termes : la sagesse est plutôt du côté de celles et de ceux qui, face au monde du profit et du marché obsédé par lui-même, mettent en œuvre des stratégies créatives de cantonnement. Avec un peu de chance, elles pourront conduire à la colonisation progressive du monde où les puissances inquiétantes font aujourd’hui la loi, sur fond d’une dépossession tendant à l’infini. Je suis conscient qu’il n’y a pas là une conception englobante de la justice et de la société bonne. Mais, comme, de proche en proche, la diffusion de ces nouvelles façons de voir et de faire suppose une autre distribution des richesses et des pouvoirs, une telle approche ne reste pas non plus étrangère à cet univers-là, qui est aussi, bien sûr, celui des rapports de force.

Entretien réalisé par Frédéric Monferrand

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  1. « Sull’uso delle macchine nel Neocapitalismo », Quaderni Rossi, n° 1 (1961), p. 53-72. []
  2. D. Graeber, Dette. 5000 ans d’histoire, Paris, Les Liens qui libèrent, 2014. []
  3. A. G. Frank, B. Gills ed.), The World System: Five Hundred Years or Five Thousand ?, London and New York, Routledge, 1994. []
  4. The Enigma of Capital, Oxford University Press, 2010. []
  5. The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, 2011. []
  6. Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil/Gallimard, 2003. []
  7. Voir Le Populisme autoritaire, Paris, Éd. Amsterdam, 2008. []
Stéphane Haber