Philosophie et révolution. Althusser sans le théoricisme : entretien avec G. M. Goshgarian

Beaucoup n’ont retenu d’Althusser que deux images d’Épinal : celle d’un penseur abstrait attaché à une « Science » détachée des luttes de classes ou celle du « dernier Althusser » postmoderne voire mysticiste. Ce sont là des lecteurs pressés, comme nous le montre ici G. M. Goshgarian, spécialiste international de l’œuvre d’Althusser. Pour Goshgarian, les textes et leur chronologie y révèlent une constante : la centralité de la dictature du prolétariat. Ainsi, il faut relire tout ce corpus à l’aune des anni mirabiles de 1976-1978, celles où Althusser donne cohérence à une « nouvelle pratique de la philosophie » qui démasque les philosophies traditionnelles – philosophies d’État – et repense le marxisme comme « science de cette rencontre toujours aléatoire qu’est la lutte des classes ». Véritable tour d’horizon de la production althussérienne, cet entretien invite en outre à lire Être marxiste en philosophie, ouvrage inédit et majeur à paraître le 18 mars 2015.

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Pouvez-vous revenir sur les différents « âges » de la publication d’Althusser et de sa réception posthume ? À première vue, il semblerait que le « dernier Althusser » ait dominé les premières réceptions/publications posthumes d’Althusser. Comment expliquer ce fait ? Cette première phase n’a-t-elle pas « faussé » l’image qu’on a pu avoir d’un dernier Althusser totalement distinct du Althusser « théoriciste » des années 1960-66 ?

G. M. Goshgarian : Le dernier Althusser, ne l’oublions pas, est aussi l’auteur de l’autobiographie de 1985, L’avenir dure longtemps, qui, sur la demande du seul légataire d’Althusser, son neveu François Boddaert, a paru au tout début du programme de publication des œuvres posthumes en 1992, suivi d’un fragment autobiographique rédigé en 1976, Les Faits. Il est fort à parier, vu la prolifération de rééditions en France et à l’étranger, que L’avenir domine la réception d’Althusser aujourd’hui encore. Il est certain que ce livre et le « cas Althusser » ont dominé les premières réceptions posthumes en France. Et la réception morbide et généralement stupide du « cas » n’a pas épargné l’œuvre philoso­phique, au contraire. Ainsi quelqu’un dont je tairai le nom par charité a pu publier un livre sur Althusser en 1999 dans lequel il a prouvé, par le menu, sur une vingtaine de pages, en utilisant des protocoles de lecture dont les résultats montrent, incontestable­ment, la valeur analytique et même prédictive, qu’un texte althussérien, « Sur le con­trat social », proposait une « rétractation » du « dérapage meurtrier » d’un autre texte althussérien, « Sur la Révolution culturelle ». Or, le texte anonyme sur la Révolution culturelle chinoise date de novembre 1966. Sa « rétractation » date de plusieurs mois auparavant. Vous allez me dire que notre spécialiste de la vie et de l’œuvre d’Althus­ser a tout bêtement pris la deuxième édition de « Sur le contrat social » (1972) pour la première, ce qui est vrai, mais sans importance car, dans ce genre d’exercice, les faits, faits chronologiques y compris, se déduisent des conclusions qu’il s’agit d’établir. Conclusion : la « pensée » d’Althusser n’était qu’une rationalisation transparente de sa folie. Il s’ensuit, côté faits, que « le fou qui est Althusser » avait halluciné, sous la forme d’un article sur la Révolution culturelle, une « révélation marxiste » à Pékin, après quoi, puisque « vient toujours le moment où on se rétracte » (sauf exception), il se serait rétracté moyennant une analyse de la « fuite en avant » de Rousseau. Laquelle ? Mais Althusser ne nous dit-il pas à la fin de sa lecture du Contrat social que son auteur résout les contradictions insolubles de sa pensée à travers un transfert sur la littérature ? Fuite en avant (ou en arrière), dérapage meurtrier, « transfert » sur la littérature, tout se tient : avec cette « rétractation » dont « la fatalité même » est l’évidence même pour qui ne sait que l’article sur Rousseau avait précédé « le crime parfait » de celui sur la Révolution culturelle, Althusser « anticipe également sur son avenir » et donc sur son Avenir : à savoir, le meurtre de sa femme suivi de la résolution imaginaire, par autobiographie interposée, des contradictions qui l’ont motivé. CQFD.

Malgré l’indécence d’un tel propos, pour ne rien dire de l’incompétence flagrante qui le sous-tend, l’ouvrage dont cet archi-achronologisme constitue un des fleurons (l’autre étant, très dialectiquement, une défense de l’« archihomogénéité » du temps et de « l’ordre réel de la genèse réelle ») a pu trouver, en 1999, un accueil dans une collection des plus respectables (la même qui, pour faire amende honorable – c’était la fatalité même – a accueilli un recueil de textes althussériens en 1994 : « L’infini », dirigée par Philippe Sollers). Ce libelle diffamatoire a-t-il soulevé une vague d’indignation ? Pas du tout. Comment expliquer le phénomène dont il n’est qu’un exemple parmi cent ? Allez le savoir. C’était une mauvaise période, comme on a habitude de dire.

Je reformule donc votre question, pour faire abstraction des nombreuses réceptions de ce genre, qu’on aurait tort de passer pudiquement sous silence, à mon avis : Le « dernier Althusser », le philosophe matérialiste-aléatoire des années 1980, a-t-il dominé 1°) les premières publications posthumes et 2°) la réception philosophique et un tant soit peu informée de l’œuvre posthume ?

Jetons un coup d’œil sur les différents « âges » de cette publication posthume. Pour commencer : les écrits d’Althusser ont été, sinon publiés, alors rendus publics dans leur quasi-intégralité il y a plus de vingt ans. À l’exception de la correspondance, à laquelle on ne peut accéder sans l’autorisation des destinataires ou de leurs ayants droit, les quelques 50 000 pages des papiers posthumes du philosophe, confiés par son neveu à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) en juillet 1991, peuvent être librement consultées. Grâce au travail de François Matheron et Sandrine Samson, qui ont inventorié le fonds Althusser dans la première moitié des années 1990 avec un soin dont tous ceux qui l’ont consulté peuvent témoigner, ces documents sont accessibles dans un sens bien réel depuis vingt ans, et bon nombre de chercheurs venant d’un peu partout dans le monde les ont en effet consultés. Il existe donc une réception de l’œuvre posthume indépendante du programme de publication, comme on aura l’occasion de le voir.

Le programme de publication au sens propre se divise en trois périodes. Pendant la première, qui s’étend de 1992 à 1998, sept recueils ont paru sous la responsabilité scientifique de l’IMEC. Les textes ont été établis, présentés et annotés, de façon très compétente, par Olivier Corpet, directeur de l’IMEC jusqu’en 2013, par Yann Moulier Boutang, le biographe d’Althusser et, pour la plupart d’entre eux, par Matheron. Il s’agit donc, dans une optique optimiste, du noyau d’une future édition critique des œuvres complètes, le noyau du noyau étant les 1200 pages des Écrits philosophiques et politiques, parus en deux volumes dès 1994-95 et réédités dans une édition de poche cinq ou six ans plus tard. À quelques rares exceptions près, les textes regroupés dans ces sept volumes n’avaient pas vu le jour du vivant de leur auteur.

Deux autres recueils publiés dans cette période rangent des textes posthumes à côté de textes anthumes dans une catégorie bien particulière, mais assez fréquente chez Althusser. Sur la reproduction, édité en 1995 par les soins de Jacques Bidet et les PUF, contient le manuscrit de 1969 dont Althusser a tiré les fragments rassemblés dans son célèbre article de 1970 sur les Appareils idéologiques d’État, cet article lui-même, et une « Note sur les AIE » dans la catégorie en question, celle des textes publiés à l’étranger du vivant de leur auteur (en ce qui concerne la « Note » : en langue allemande en 1977), mais demeurés inédits en France. Sur la philosophie, le volume paru en 1994 dans la collection «L’infini », regroupe deux écrits anthumes de la même espèce : « La transformation de la philosophie », le texte d’une conférence qu’Althusser avait prononcée, puis fait éditer en plaquette en Espagne en 1976 et dans un recueil anglais à la fin de sa vie, et « Philosophie et marxisme », un entretien avec Fernanda Navarro paru pour la première fois au Mexique en 1988 dans une version plus longue suivi, dans l’édition française, des lettres inédites d’Althusser portant sur cet entretien.

Le plus récent des neuf volumes de cette première période, Lettres à Franca, rassemble les centaines de lettres, totalisant environ 600000 mots, qu’Althusser a adressées à son amante Franca Madonia entre 1961 et 1973. C’est le seul des neuf recueils qui ne soit pas de caractère théorique, bien qu’il soit une source d’information irremplaçable non seulement sur la vie de son auteur, mais aussi sur l’évolution de sa pensée philosophique et politique. Les huit autres livres totalisent presque 2000 pages.

Or, le texte supposé être fondateur de la philosophie du « dernier Althusser », extrait d’un manuscrit de 1982-83 par Matheron et publié dans le premier tome des Écrits philosophiques et politiques sous le titre « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », comporte une quarantaine de pages. Même en versant au compte du « dernier Althusser » les autres extraits de ce manuscrit publiés dans des revues en cette période, les chapitres sur Machiavel, Spinoza et la conjoncture politique des années 1980 retirés de L’Avenir par son auteur et repris en annexe dans l’édition augmentée de 1994, tous les passages un tant soit peu philosophiques de cette même autobiographie, les textes inclus dans Sur la philosophie datant des années 1980 – dont seules la correspondance et la Préface peuvent être rangée sous cette rubrique sans réserve, on verra pourquoi – et le « Portrait du philosophe matérialiste », un texte d’une page datant de 1986, la production totale du « dernier Althusser » reste une goutte dans la mer des publications posthumes du premier « âge ». Dans les publications de la période suivante, son poids relatif diminue : on ne peut considérer comme étant du « dernier Althusser » qu’un texte d’une douzaine de pages, « Sur le matérialisme aléatoire », publié en 2005 dans la revue Multitudes, dix pages inédites du manuscrit de 1982-83 qui ont vu le jour en allemand dans un recueil publié à Zurich en 2010, Materialismus der Bewegung, et un texte de treize pages, les « Thèses de juin » (1986), dont l’essentiel a été rendu public par le traducteur principal d’Althusser en allemand, Frieder Otto Wolf, dans un « rapport » sur ce texte rédigé en 2008 pour la revue en ligne Epistème.

Ajoutons que plusieurs écrits althussériens datant des années 1980 restent inédits. Il s’agit de la première partie du « Courant souterrain » et d’une poignée de textes courts : quelques 150 pages au total. Il est à espérer que ces écrits pourront paraître dans un avenir proche. Leur publication modifiera, je crois, notre conception du dernier Althusser.

Voilà pour la réponse comptable à votre question sur la « domination » de l’édition posthume par le « dernier Althusser » : il n’en est rien. Complétons notre survol des trois périodes de la publication posthume, si vous voulez bien, avant d’en venir à la réception posthume.

Pendant une période de plus de dix ans après la parution en 1998 des Lettres à Franca, n’ont paru que quelques écrits posthumes éparpillés principalement dans des périodiques, et un seul volume, édité en 2006, dont le texte a été établi, annoté et présenté par Matheron : Politique et histoire de Machiavel à Marx. Cours à l’École normale supérieure, 1955-1972. À côté de publications dans des revues françaises, telles la « Note » d’une quarantaine de pages adressée en 1965 au responsable des intellectuels au PCF, Henri Krasucki, et le résumé humoristique d’un entretien de 1966 avec le secrétaire général du parti, Waldeck Rochet, on trouve un texte anthume-mais-inédit-en-français, avec une particularité éditoriale en plus : il a fait l’objet d’une publication anthume partielle en hongrois, et d’une publication intégrale posthume dans un recueil de textes althussériens en langue anglaise, The Humanist Controversy, publié en 2003 par le principal éditeur d’Althusser en anglais, Verso Books. Il s’agit de « La tâche historique de la philosophie marxiste », un long article commandé en 1967 par la revue soviétique Voprossi filosofii (Problèmes de philosophie), qui n’a pas cru bon de le publier. De même, la revue britannique Historical Materialism a livré, en 2007, une excellente édition critique préparée par William Lewis d’une longue lettre de protestation adressée au Comité central d’Argenteuil, lettre qu’Althusser n’a finalement pas envoyée. Comme « La Tâche », elle est restée inédite en français à ce jour.

La troisième période de l’édition posthume est en cours. Commençant en 2011 avec la parution des Lettres à Hélène, un recueil de correspondance d’intérêt essentiellement biographique annotée et présentée par Corpet, elle a déjà vu la publication de deux autres livres, en 2012 et 2014, respectivement : une série de trois Cours sur Rousseau professés en 1972 (bien distinct du cours sur le Contrat social de 1966-67), dont le texte à été établi par Yves Vargas sur la base d’un enregistrement, et un ouvrage datant de 1977-78, Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, paru dans la collection « Perspectives critiques » dirigée pour le compte des PUF par Laurent de Sutter. Le mois prochain, il sortira dans cette même collection une édition annotée d’un ouvrage rédigé en 1976, Être marxiste en philosophie et, probablement à la fin de l’année en cours, un gros recueil, réalisé par Lucien Sève et présenté par Roger Martelli, regroupant une centaine de lettres échangées entre Sève et Althusser de 1949 à 1987. De Sutter prévoit la publication d’autres ouvrages posthumes dans les années à venir, au rythme d’environ un par an, accompagnée d’un recueil d’inédits courts en plusieurs volumes. Si on ajoute que Période a rendu public pour la première fois en français, en septembre dernier, le texte de la conférence de Barcelone de juillet 1976 sur la dictature du prolétariat, geste interprétable comme étant porteur d’avenir, et que ce troisième « âge » de l’édition posthume à vu la création, en 2013, d’une revue en ligne multilingue d’études althussériennes, Décalages, dirigée à Los Angeles par Warren Montag, avec une rubrique « Archives » réservée à la publication de textes inédits ou difficilement trouvables – le premier texte à y voir le jour était l’article sur la Révolution culturelle – il est permis d’espérer que les 5500 pages posthumes qui auront paru entre 1992 et fin 2015 seront suivies de quelques milliers de plus dans les huit à dix ans à venir. Cela dépend en partie de la bonne volonté des personnes en possession de textes, de lettres et de notes d’auditeur ou d’enregistrements de cours dont des copies n’ont pas encore été mis à la disposition de l’IMEC.

Au sujet de la correspondance, permettez-moi de noter qu’Althusser conservait la plupart des lettres qu’il recevait, avec, très souvent, des copies de celles qu’il avait adressées à ses correspondants, et qu’il était, comme l’ont noté Yann Moulier Boutang et François Matheron, « un épistolier hors pair qui a passé tout au long de sa vie, inlassablement, plusieurs heures de ses jours et surtout de ses nuits à correspondre ». La publication de la riche correspondance Althusser-Sève montrera à quel point il est souhaitable que toute la correspondance d’un intérêt théorique et politique paraissent en volume. Quant aux cours, la publication par les soins d’Émile Jalley au printemps dernier d’une soixantaine de pages de notes qu’il avait prises lors des séminaires qu’Althusser tenait à l’ENS à la fin des années 1950 est assurément un pas dans le bon sens. Il serait toutefois souhaitable que de telles éditions soient réalisées sur la base d’une comparaison des notes de plusieurs auditeurs, à défaut d’enregistrements, et qu’elles paraissent dans des volumes consacrés uniquement au cours d’Althusser, au lieu de se retrouver, comme c’est le cas dans l’édition de Jalley, dans des recueils de cours professés par plusieurs.

Voilà pour les trois « âges » de la publication posthume.

Reste la question de sa réception. L’œuvre posthume a-t-elle été faussée par une attention démesurée portée à la production du « dernier Althusser » , ou par une réception qui a exagéré la discontinuité entre le « dernier » Althusser et les autres ?

Je suis bien incapable de vous le dire, même en ce qui concerne le dernier Althusser en date, Être marxiste en philosophie, l’ouvrage de 1976 dont j’ai moi-même établi le texte pour le compte des PUF, et dont la réception a commencé dès avant sa publication. Si Jean-Claude Bourdin et André Tosel, qui ont consacré des travaux très intéressants au matérialisme de la rencontre, ne mentionnent l’ouvrage qu’en passant dans des écrits publiés en 2008 et 2012, respectivement, il est analysé de près dans un chapitre d’une monographie sur Althusser qui a vu le jour en 2010 : Aru renketzu-no tetsugaku (Une philosophie de la conjonction) par Yoshihiko Ichida. Quant à Initiation à la philosophie, parue au mois de janvier dernier, elle a déjà fait l’objet d’une réception considérable : un autre chapitre de l’étude d’Ichida, un commentaire important en espagnol, traduit par la suite en grec, et un autre en anglais, extrait d’une monographie en cours de rédaction. Dans deux-trois ans, l’Initiation sera accessible en allemand, anglais, arabe, coréen, espagnol, grec, italien, portugais, roumain et turc et, sans doute, en d’autres langues encore ; je ne cite que les traductions déjà contractualisées. En outre, des projets de traduction ou de retraduction de tous les principaux écrits althussériens sont en cours à Berlin, à Athènes, et à la Northwest University en Chine. Bref, la réception du dernier Althusser ou d’Althusser tout court n’est pas limitée à la France, loin de là et, bien qu’il y ait, depuis peu, un regain d’intérêt hexagonal pour le plus important des philosophes marxistes français, attesté par la parution en France en 2008 et 2012 de deux recueils d’articles, dont les actes d’un colloque consacré au matérialisme aléatoire, Autour d’Althusser, les publications en langue étrangère dominent et, sans doute, continueront à dominer la réception. Or, les traductions des commentaires sur l’œuvre des années 1980 sont rares : celles que l’on trouve dans le recueil récent Encountering Althusser, la traduction anglaise d’une étude finnoise du matérialisme aléatoire de Machiavel et d’Althusser par Mikko Lahtinen, la traduction française d’un ouvrage d’Emilo Ípola, Althusser: El infinito adios, et les traductions françaises, anglaises et espagnoles du livre de Vittorio Morfino sur le matérialisme aléatoire d’Althusser et de Spinoza sont parmi les quelques exceptions qui confirment la règle. Une ou deux autres traductions sont difficilement lisibles car rédigées en globish. À part les colloques internationaux, qui ne sont qu’un pis-aller à mon sens, d’autant plus qu’ils se tiennent de plus en plus en cette même langue non-langue faite pour accélérer le dépérissement du langage humain en tant que tel, il n’y a donc moyen de connaître qu’une petite partie de la réception, à moins d’être très sérieusement polyglotte. Ne l’étant pas, j’ai dû, par exemple, établir et annoter le texte de l’Initiation et d’Être marxiste sans bénéficier de l’étude d’Ichida, un auteur dont les quelques travaux sur Althusser accessibles en français et en allemand attestent l’importance. Et Ichida n’est, sans doute, qu’un exemple parmi beaucoup d’autres : grecs, chinois, koréens, croates, arabes, polonais, etc.

Je ne vous livre donc que des conclusions provisoires tirées d’une réception très partielle de la réception mondiale du « dernier Althusser ».

Cette réception (comprenez dans ce qui suit : celle que je connais) me semble passer au côté de l’essentiel dans la mesure où elle ne tient pas compte du fait que le matérialisme aléatoire est pensé à partir d’un concept fondateur de l’œuvre althussérienne dans son intégralité : la dictature du prolétariat et, plus généralement, la dictature de classe. En partie pour cette raison, elle tend à exagérer, ne serait-ce que pour s’y inscrire en faux, l’importance de certaines formulations ambiguës qui, certes, invitent des lectures relativistes, postmodernes voire mystiques du « Courant souterrain », mais à la seule condition que ce texte bref et inachevé, dont les idées-force sont à peine esquissées, soit isolé du reste de l’œuvre et même du reste du manuscrit dont il a été extrait. La méconnaissance du rôle de la dictature de classe, à la fois cause et effet de cet isolement, a partie liée avec celle d’un aspect crucial de l’enracinement du matérialisme de la rencontre dans la pensée althussérienne antérieure : s’il est maintenant généralement admis non seulement qu’il y de la rencontre un peu partout chez Althusser, mais que la rencontre est explicitement théorisée dès 1966, comme le montre un inédit publié en 2013 dans Décalages, « Sur la genèse » (en fait, dès 1963, comme le montrera une lettre magnifique du 24 novembre 1963 qu’Althusser n’a finalement pas envoyée à Sève), la grande absente de la réception est la correspondance entre la conception de l’aléatoire proposée dans les années 1980 et celle présente « à l’état pratique » dès le Montesquieu de 1959. Ici le surgissement d’un monde à partir du vide opéré par ce qui est un autre nom du clinamen – à savoir, les Journées révolutionnaires de 1789 – est pensé en creux, à travers l’insistance sur la persévérance dans son être de la dictature de la féodalité malgré l’essor de la bourgeoisie au XVIIe siècle, idée reprise sans autre forme de procès dans « Le courant souterrain ». La même idée du surgissement d’un monde à partir du rien – mais d’un rien déterminé, du rien ou du vide d’une distance prise, ein Nichts von einem Inhalt – est pensée positivement dans Pour Marx sous forme d’une théorisation de l’« unité de rupture » qui a donné lieu à la Révolution russe ou, dans une version du cours sur Rousseau de 1966, à travers l’idée que, chez l’auteur du Contrat social, la « réunion extrêmement rare » des conditions de l’institution d’un peuple « tient du miracle ». Il serait facile de multiplier les exemples.

Est-ce important de rapporter cette idée à celle de la dictature de classe, étant donné que tout le monde sait, après tout, que le clinamen qui donne lieu au surgissement d’un monde chez le dernier Althusser est analogue à la rupture révolutionnaire chez les autres Althusser, et que la persistance de ce monde est analogue à la viabilité – à la capacité de se reproduire – d’une société post-révolutionnnaire ? Je crois que oui, pour deux raisons. Premièrement, c’est un indice parmi d’autres que l’idée que « la dictature du prolétariat est le point crucial de toute l’histoire théorique et politique du marxisme », pour citer l’Althusser de 1966, est aussi le point crucial de toute l’histoire théorique et politique de la pensée althussérienne, y compris celle des années 1980 : le miracle de la Révolution russe ou le miracle althusséro-rousseauiste de l’institution d’un peuple n’étaient peut-être pas moins miraculeux que le miracle du surgissement d’un monde chez l’Althusser épicurien des années 1980, pourtant le seul à être soupçonné de fidéisme, de relativisme postmoderne, d’un refus de la raison et j’en passe. Deuxièmement, le concept de la dictature du prolétariat sert de pont, chez « le dernier Althusser », entre la pensée du surgissement d’un monde à partir du vide, et la pensée de cette pensée : la philosophie non philosophique qu’il inscrit sur ses bannières vers le milieu des années 1970.

Cette philosophie sui generis – ni philosophie ni tout à fait antiphilosophie – part d’une idée aussi simple que puissante, selon laquelle la philosophie fait pendant à la pièce maîtresse de la dictature de classe qui garantit la viabilité d’une société post-révolutionnnaire : l’État. La philosophie de la dictature du prolétariat aussi. Mais l’État de la dictature du prolétariat est un « Nichtstaat », un « État-non-État » (Engels, Lénine) voué à son dépérissement, et la philosophie qui y correspond est donc, selon Althusser, une philosophie-non-philosophie. C’est écrit en toutes lettres dans « La transformation de la philosophie », le texte de la conférence de Grenade du printemps 1976, qui à été édité en espagnol cette même année et en anglais quelques mois avant la mort du philosophe. Pourtant, aussi curieux que cela puisse paraître, le rapport fondateur entre le concept de la dictature du prolétariat et la philosophie non philosophique du matérialisme aléatoire ne semble pas avoir retenu l’attention des commentateurs à ce jour.

En un mot : les commentateurs ne se sont pas aperçus du fait que la pensée du dernier Althusser est la dictature du prolétariat pensée. Ils n’ont donc pas compris un des enjeux de l’omniprésence d’une théorie de la rencontre chez Althusser, même quand ils ont remarqué cette omniprésence. À peu d’exceptions près, ils ont donc tendance à minimiser les continuités dans sa conceptualisation de l’aléatoire, du Montesquieu aux « Thèses de juin » ; et, même quand ils soulignent ce qu’ils appellent, généralement, le caractère « antiphilosophique » de sa pensée à partir du milieu des années 1976, ils n’ont pas compris que cette discontinuité témoignait, elle-aussi, de la continuité d’un projet politico-philosophique marxiste.

Il y a, bien sûr, des exceptions. Dans un compte rendu d’Initation à la philosophie pour les non-philosophes, ouvrage de 1977-78 que j’attribuerais, pour ma part, au dernier Althusser, Michel Eltchaninoff a rendu un verdict clair et net : « marxisme-léninisme hardcore ». Écrivant dans une revue philosophique grand-public qui se donne pour tâche de « rendre accessible la pensée des grands philosophes », il a prôné, sans se gêner, une peine hard pour ce genre de philo hard : rendre inaccessible, c’est-à-dire, ne pas publier. Si la décision m’appartenait, on trouverait cette perle sur la quatrième de couverture de chacune des traductions du livre, dont dix, je l’ai déjà dit, sont actuellement prévues – et également sur celle de chacune des rééditions françaises à venir. Il ne faut pas hésiter à apprendre de l’adversaire.

Comment expliquer la non-prise en compte du concept de la dictature du prolétariat dans la première réception du dernier Althusser ? Voici une tentative d’explication partielle. La première concerne l’importante réception d’Althusser dans le monde anglophone, où la monographie de Gregory Elliott, Althusser. The Detour of Theory, a beaucoup fait pour sauver Althusser de l’oubli auquel il était voué à la fin des années 1980. Or, on peut lire, dans la première édition de cette monographie, parue en 1987, qu’Althusser n’était pas particulièrement troublé par l’abandon de la dictature du prolétariat par son parti, et qu’il en était peut-être même partisan. L’influence de The Detour of Theory était telle que bon nombre de lecteurs d’Althusser le croyait eurocommuniste au seuil du premier « âge » des publications posthumes. Ces lecteurs n’étaient évidemment pas enclins à chercher un rapport entre matérialisme de la rencontre et État-non-État. La version anglaise du texte de la conférence qui explique ce rapport, « La transformation de la philosophie », a d’ailleurs été éditée par les soins d’Elliott, preuve s’il y en a – car Elliott est, en général, un bon lecteur d’Althusser – que l’on peut rester longtemps aveugle à ce qui pourtant crève les yeux.

En France, un article qu’Antonio Negri a publié en 1993 dans la revue Futur antérieur a probablement joué un rôle analogue. Ici, on savait, quand même, qu’Althusser avait mené son « dernier combat » contre l’abandon du concept de la dictature du prolétariat par son parti. Mais la thèse principale de l’article de Negri, selon laquelle les écrits des années 1980 témoignaient d’une « Kehre althussérienne », pourrait faire croire que ce combat relevait d’une période révolue, dans tous les sens. Or, Negri exerçait une influence prononcée sur des auteurs qui comptent parmi les meilleurs spécialistes de la vie et de l’œuvre d’Althusser, dont François Matheron et Yann Moulier Boutang. Et la thèse d’une Kehre survenue en 1982-83 était d’autant plus convaincante que les textes du milieu des années 1970 qui, à mon avis, vont à son encontre, n’allaient pas voir le jour ni dans le premier « âge » de la publication posthume, ni dans le deuxième. Negri, qui avait accès aux archives, n’y fait pas allusion dans son article de 1993.

S’il est vrai que l’absence de la dictature du prolétariat a déformé la réception de l’œuvre posthume – il se peut, bien entendu, que je me trompe complètement et que ce concept n’ait pas l’importance que je lui attribue – il faut ajouter que le philosophe auto-iconoclaste a fait plus que tout autre pour fausser son propre image, en ne publiant pas, ou en publiant seulement à l’étranger, des textes des années 1972-1978 qui, me semble-t-il, appellent manifestement une rectification du concept reçu du « dernier Althusser ».

Heureusement, ces explications, qui valent ce qu’elles valent, portent sur un temps révolu. En 2006, dans la deuxième édition de The Detour of Theory, Elliott a reconnu l’erreur qu’il a faite dans la première, avec une franchise exemplaire. Des textes soulignant les continuités dans l’œuvre d’Althusser ont parus en anglais, en italien et en français à la même époque, en attendant la publication ou la traduction des travaux posthumes ou alors inédits sur lesquelles ils se sont largement appuyés. En France, la parution récente du petit livre d’Andrea Cavazzini sur le « dernier combat d’Althusser », et de la conférence de Barcelone de 1976 sur la dictature du prolétariat dans votre revue, viennent rappeler l’importance de ce concept aux yeux du philosophe. Et, surtout, il y a les nouvelles publications posthumes parues ou à paraître en 2012-2015 : les Cours sur Rousseau de 1972, de la toute première importance du point de vue qui nous intéresse, accompagné d’une excellente introduction d’Yves Vargas qui en souligne les aspects matérialiste-aléatoires, suivis de l’Initiation, et, bientôt, d’Être marxiste en philosophie. Lus ensemble, ces textes montreront, je crois, que le dernier combat d’Althusser était également le combat du dernier Althusser.

Les années 1970 semblent consacrées à une investigation de la philosophie à part entière, entre la conférence sur la « Transformation de la philosophie » et l’Initiation à la philosophie pour les non-philosophes. Cette phase marque-t-elle un approfondissement ou une rupture par rapport aux formules assez définitives de « Lénine et la philosophie », sur la philosophie comme tracé de lignes de démarcations » ?

G. M. G. : Mettons cette phase du milieu des années 1970 en perspective.

Althusser abandonne, vers 1960-61, ses positions antiphilosophiques de la deuxième moitié des années 1950. Cela ne l’empêche pas de continuer à élaborer la catégorie de la rencontre, qui, s’inspirant du Traité théologico-politique de Spinoza, est déjà à l’œuvre dans le Montesquieu, et dominera les travaux de la première moitié des années 1960 sous des noms divers, tels « fusion » et « conjoncture ». D’où une mésalliance signalée par les guillemets qui entourent le mot devenir, cohabitant paisiblement avec le haut théoricisme dans un passage tristement célèbre de Pour Marx qui affirme que la « Théorie générale », la philosophie donc, exprime l’essence de la pratique théorique en général, donc l’essence de la pratique en général, donc l’essence du « devenir » des choses en général. Vers la mi-1966, Althusser se rend compte que si, dans le domaine qui l’intéresse le plus, les choses ne « deviennent » pas, mais surgissent (ou, le plus souvent, ne surgissent pas), suivant les aléas de la lutte des classes, alors il faut dissoudre au plus vite le mariage impossible d’une théorie théoriciste de la Théorie avec une théorie matérialiste de leur surgissement, union contre nature qui ne peut engendrer que des monstres. Avec le recul, il s’aperçoit qu’il s’était trompé encore plus sérieusement qu’il ne croyait : au fil des autocritiques, il comprend que la Théorie générale de Pour Marx était une théorie idéaliste classique de la toute-puissance de la Philosophie du tout, et, en tant que telle, l’ennemi n° 1 de la science du singulier qu’il avait voulu théoriser sous le nom de « matérialisme historique ». « L’investigation de la philosophie » qui traverse toute son œuvre, et notamment, vous avez raison, les travaux des années 1970 et au-delà, n’est donc pas une activité ancillaire. Il y va de quelque chose de l’ordre d’un obstacle épistémologique.

Depuis 1966, donc, rencontre née « conjoncture » et théoricisme né « savoir absolu » ou « Idée du Bien » se trouvent en instance de divorce. Cela dure. La fin de la première phase de la procédure est marquée par « Lénine et la philosophie », une conférence prononcée en février 1968 dont le texte était publié en plaquette l’année suivante. La deuxième phase commence avec la « Postface » inédite à ce texte, qui date d’un an plus tard. Les Cours sur Rousseau de 1972 et certains inédits de 1972-73 en sont d’autres étapes importantes. Le divorce est consommé avec « La transformation de la philosophie » de mars 1976, conférence qui dénonce la complicité séculaire entre la tradition philosophique dominante et l’État des dominants, pour y opposer, on l’a dit, une philosophie non-philosophique répondant à ce Nichtstaat des dominés qui porte le nom malheureux de dictature du prolétariat.

« La transformation » appelle cette philosophie non philosophique une « nouvelle pratique de la philosophie », pratique concrétisée dans l’Initiation et dans Être marxiste, et située, dans un chapitre de ce dernier sur les épicuriens et les stoïciens, le clinamen, le vide, la rencontre et la prise, dans la longue tradition d’une « théorie de la rencontre » « qui jure avec la tradition idéaliste » et « n’a guère été perçue consciemment jusqu’ici que par Machiavel, Spinoza et Marx ». Ainsi, tout comme l’Initiation, qui esquisse, bien plus brièvement, certains principes du matérialisme de la rencontre, avant de les illustrer à travers l’ébauche d’une histoire du surgissement du mode de production capitaliste, Être marxiste rapproche, d’une part, ce qui me semble être l’essentiel de la pensée du « dernier Althusser », et, d’autre part, la « nouvelle pratique de la philosophie » à laquelle sont explicitement consacrés ses trois derniers chapitres, une version retravaillée de tout un pan de « La transformation ».

Il n’est peut-être pas inutile de noter qu’Althusser était souvent gravement malade entre 1968 et 1973, et incroyablement productif au milieu des années 70. Avait-il commencé à rédiger Être marxiste avant 1976 ? En un sens, certainement, puisque le premier chapitre de ce livre recoupe celui du manuscrit de 1969 publié en 1995 dans Sur la reproduction, dont le deuxième tome allait traiter de la philosophie en ses rapports avec la lutte des classes et l’État Il ne semble pas exister d’autre trace de ce deuxième tome projeté, autre que les textes de 1976-78 eux-mêmes, qui viennent donc suppléer à ce deuxième tome qui manque à sa place.

Revenons en arrière. Après l’avoir définie à travers une lecture de Matérialisme et empiriocriticisme, Althusser annonce, à la fin de « Lénine et la philosophie », que « cette nouvelle pratique de la philosophie peut transformer la philosophie ». Façon on ne peut plus claire de signaler qu’après celui de 1976, le tournant de 1968 était « la fatalité même », comme dirait l’autre. La même continuité – ou mise en perspective par la fin, c’est toute la question – est discrètement signalée d’une manière différente par « Philosophie et marxisme », l’entretien des années 1980, qui est pour une bonne part un collage d’extraits ou de résumés de textes althussériens rédigés après 1967, anthumes, posthumes ou encore inédits. Sur la recommandation d’Althusser, d’ailleurs, ce guide de lecture fort utile a été construit à la lumière d’Être marxiste, et peut-être aussi à celle de l’Initiation.

La continuité 1967-1976 perçue et voulue par Althusser est-il bien réelle ? Votre question va dans le même sens : Le tracé d’une ligne de démarcation est-il pensé de la même manière dans « Lénine et la philosophie » et en 1976-78 ?

Oui et non. Pour ne pas être trop long, je schématise à outrance.

  1. Le problème central du premier Althusser, l’anti-philosophe des années 1950, est celui du cercle philosophique : Comment refuser la philosophie sans en fonder une ? Il répond, derridéen avant Derrida, qu’il n’est pas vraiment possible d’échapper à la philosophie philosophiquement. La tâche du marxiste en philosophie (et non du « philosophe marxiste », contradiction dans les termes) est donc d’en faire la science, et l’histoire scientifique.
  2. Althusser reprend ce problème fin 1967 dans un cours d’initiation à la philosophie pour non-philosophes scientifiques, pour affirmer qu’il est impossible d’échapper radicalement au cercle philosophique en faisant la science de la philosophie, car produire des connaissances sur la philosophie, c’est, du coup, prendre position dans la philosophie. Mais il réaffirme, dans « Lénine et la philosophie », que la tâche du marxiste en philosophie est d’en faire la science. Comment conjuguer le sur avec le dans? En faisant une intervention politique dans la philosophie à partir d’une science marxiste de la philosophie, réponse empruntée à la pratique philosophique léniniste, qui fournirait également la clé de cette science.

Elle part du constat d’un double rapport de la philosophie avec la politique d’un côté et les sciences de l’autre. Les philosophies se divisent en deux grandes tendances en fonction de leur rapport aux sciences. La majorité en évoquent l’autorité pour en détourner les résultats à des fins non-scientifiques, idéologiques, ce qui revient à les exploiter dans le service d’une politique sans le reconnaître, tandis que les autres en prennent la défense, essentiellement en dénonçant cette exploitation idéologique et, partant, cette dénégation, dénonciation qui est aussi un acte politique et une prise de parti, mais qui se reconnaît telle.

Dire que le tracé d’une ligne de démarcation est d’abord cette dénonciation, c’est dire qu’il est l’acte qui fait naître ou, au moins, paraître, à chaque fois qu’il se produit, les deux tendances philosophiques, idéalistes et matérialistes, en dépit du déni caractéristique de la tendance idéaliste. En ce sens, la ligne de démarcation est une ligne de combat dont le tracé rend possible la rencontre des combattants. La nouvelle pratique de la philosophie telle qu’Althusser l’esquisse en 1968 est cette intervention politique dans le champ philosophique, mais tournée vers le dehors de la philosophie représenté par les sciences, qui sont l’enjeu, en dernière instance, du tracé de la ligne de démarcation.

  1. La nouvelle pratique de la philosophie mise à l’œuvre dans les textes de 1976-78 consiste à tracer des lignes de démarcation, dont le but essentiel est de déconstruire la tradition philosophique dominante en dénonçant les dénégations dont elle vit. La dénégation épinglée chez maint grand philosophe se révèle être l’indice de sa complicité profonde avec l’ordre établi de son temps. Menée au nom d’une science marxiste de la philosophie qui permet d’échapper au « cercle infernal » philosophique, l’opération met en évidence une tendance philosophique fondamentale, celle du matérialisme de la rencontre, « qui jure avec » la tendance fondamentale opposée, celle de l’idéalisme séculaire. Les combats philosophiques que peut provoquer le tracé d’une ligne de démarcation entre Platon et Épicure ne sont certes pas du même ordre que ceux menés par Lénine contre Bogdanov, mais la rencontre, au sens antagonique, reste le but du jeu : comme Althusser le fait remarquer dans Être marxiste, de nos jours, Platon, Aristote, Démocrite, Épicure, etc. sont aussi présents que jamais, et il se trouve des philosophes prêts à « se battre aujourd’hui contre eux, à mort ». En somme, Être marxiste et l’Initiation ne sont pas, à toute évidence, « en rupture » avec les formules de « Lénine et la philosophie ».

Cela dit, il y a des discontinuités majeures entre 1968 et 1976-78 : la ligne de démarcation reste, ce qu’il y a d’un côté et de l’autre bouge.

Contrairement à ce que « Lénine et la philosophie » pourrait faire croire, l’objectif principal d’Althusser n’est pas de ranger les philosophes dans un camp ou l’autre. Comme il le précise dans les autocritiques rédigées en 1972 et publiées en 1973-74, et comme il l’avait déjà montré dans ses analyses de l’idéalisme chez Marx et du matérialisme chez Montesquieu ou Hegel, il n’y a pas de philosophie pure : la ligne de démarcation entre matérialisme et idéalisme traverse toute œuvre philosophique importante. D’où des analyses historiques fines, développées surtout dans Être marxiste, qui dégagent des éléments matérialistes présents dans la pensée idéaliste, d’Aristote à Heidegger en passant par Kant et Descartes, pour montrer comment ces éléments se plient aux exigences d’un programme philosophique en dernière instance politique.

Dans la conférence de 1968, Althusser expose longuement une thèse selon laquelle les grands « remaniements philosophiques » suivent toujours les « révolutions scientifiques » qui les provoquent, ce qui expliquerait l’absence, un siècle après la parution du premier tome du Capital, du « grand ouvrage de philosophie qui manque au marxisme ». C’est une version légèrement remaniée d’une thèse datant de l’étape antérieure de la pensée althussérienne, où la ligne de démarcation prenait la forme d’une « coupure épistémologique » abrupte et définitive qui séparait de leur passé idéologique deux sciences marxistes, l’autre étant le matérialisme dialectique, philosophie scientifique fondée en droit sinon de fait lors de la révolution scientifique marxiste. Même sous sa forme révisée, qui faisait de la coupure une « coupure continuée », cette idée était vouée aux oubliettes. En mai 1969, dans la Postface inédite à « Lénine et la philosophie », Althusser affirme qu’il est impossible de produire une analyse scientifique d’une société de classe sans avoir adopté le point de vue des dominés, et donc une position idéologique et politique dans la lutte des classes : la philosophie qui traduit cette prise de position politique trouve « son lieu » dans l’élaboration rationnelle scientifique qui la suit. Dans le premier chapitre de « Sur la reproduction… », qui date lui aussi du printemps 1969, il note que des modifications dans les rapports de classe et de l’État peuvent provoquer à elles seules de « grandes transformations » dans la philosophie. Dans « Sur l’évolution du jeune Marx », rédigé en 1970 et publié trois-quatre ans plus tard, il annonce que la prise de position philosophique du Marx des années 1840 était la condition indispensable de sa fondation de la science de l’histoire, et que ce positionnement dans la philosophie était déterminé, à son tour, par sa prise de position politique prolétarienne. Quant à l’absence d’un grand ouvrage de philosophie marxiste cent ans après Le Capital, « La transformation de la philosophie » en fait une expression positive de la position marxiste-léniniste en philosophie : la systématicité de la philosophie idéaliste étant une réflexion et un instrument de l’unité oppressive de l’État des dominants, le refus des grands marxistes de produire des systèmes philosophiques au sens classique devient, pour l’Althusser du milieu des années 1970, une traduction de leur méfiance à l’égard de l’État, de la philosophie tradittionnelle, et des rapports qui les relient entre eux.

Entre 1968 et 1976, en somme, dans le double rapport de la philosophie avec les sciences et avec la politique, le poids de cette dernière va croissant. Dans son autobiographie inachevée de 1976, Les Faits, Althusser lui-même résume l’évolution de sa conception de la philosophie comme l’effet de sa nouvelle appréciation du rôle de l’État dans son histoire récurrente : si, dans la conception qu’il en avait dans les années 1960, la philosophie se transformait essentiellement pour s’accommoder des révolutions scientifiques dont l’irruption remettait en cause son unité antérieure, il s’était avisé entre-temps qu’il fallait compliquer cette vision des choses pour rendre compte du rapport de la philosophie avec l’État, et donc du rôle de la philosophie dans la systématisation et l’unification de l’idéologie dominante. En fait, à partir de 1973 au plus tard, le rapport de la philosophie aux sciences ne constitue, pour Althusser, que le « spécifique » de la philosophie, qui leur emprunte les formes de sa rationalité pour les besoins de la cause. Ce qui détermine la philosophie en dernière instance est désormais son rôle politique ou « étatique », sa fonction de maîtrise et d’unification des idéologies au service de la classe dominante.

Concrètement, cela veut dire qu’il faut tracer une ligne de démarcation entre la ligne de démarcation qu’Althusser envisage de tracer en 1968 et celle qu’il trace effectivement dans l’Initiation et Être marxiste. Et qu’il est grand temps de réhabiliter John Lewis.

Certes, la fonction du tracé de cette ligne est la même en 1976-78 qu’en 1968 : la dénonciation de la dénégation d’un rapport d’exploitation philosophique, à partir de positions non philosophiques prises à partir d’une science marxiste de la philosophie. Et, comme le veut la logique du double rapport, l’enjeu est le même : en dernière instance, la dictature de classe que la philosophie philosophique exerce philosophiquement, en déformant et se soumettant les pratiques qui pourrait menacer cette dictature – bien entendu, dans le domaine de la philosophie, moyennant des abstractions et une rationalité empruntées aux sciences, et donc loin de la lutte de classes au sens courant de ce terme, et même loin des pratiques en question. Mais ces pratiques ne sont pas les mêmes qu’en 1968. Et c’est ici qu’il faut reconnaître l’apport de John Lewis sur un point essentiel, comme le fait Althusser dans une note de bas de page de la fameuse Réponse, note qui est passé inaperçue puisque Être marxiste et, surtout, l’Initiation sont demeurés inédits pendant quarante ans. Cette note dit : « John Lewis a raison de me critiquer sur ce point : la philosophie ne concerne pas seulement la politique et les sciences, mais toutes les pratiques sociales ».

Je crois qu’il faut donner tout son poids à cette petite note, qui résume un aspect de l’autocritique de 1972 qui ne sera vraiment élaborée que par le dernier Althusser, avant tout à l’état pratique, dans les textes de 1976-78 et au-delà. Pourquoi, en 1968, la vision althussérienne d’exploitation de la pratique par la philosophie était-elle limitée à son exploitation de la science ? On peut répondre : puisque le philosophe pensait essentiellement à l’exploitation idéologique de la science marxiste, contre laquelle il avait lutté dix ans durant, et qu’il envisageait l’émancipation humaine sous la figure de la rencontre politique de cette science avec le mouvement ouvrier. Mais cette réponse ne fait que reposer le problème. Sans remettre l’importance décisive de cette union de la théorie et de la pratique en question, et sans céder en aucun sens à l’irrationalisme, malgré ce que certaines formules ambiguës du tout dernier Althusser peuvent suggérer, les textes qu’il produit à partir du milieu des années 1970 rendent un autre son de cloche, en partant de l’idée que l’objet de la nouvelle pratique de la philosophie doit être le rapport de la philosophie avec son dehors tout entier, donc avec toutes les autres pratiques humaines, pour assurer leur primat sur la théorie elle-même, afin de libérer et ces pratiques, et la théorie.

Voilà en quoi, à mon sens, les formules de « Lénine et la philosophie » n’étaient pas définitives – et pourquoi la réponse de John Lewis doit être réévaluée.

 

Les Presses universitaires de France ont récemment publié l’Initiation à la philosophie pour les non-philosophes. Quel est l’apport particulier de ce texte du point de vue de a littérature existante d’Althusser ? Comment caractériser sa ou ses périodes de rédaction, du point de vue des stratégies politico-philosophiques qu’Althusser souhaite alors mener ?

G. M. G. : En principe, une Initiation à la philosophie n’a pas à apporter des innovations sur le plan théorique. Mais l’Initiation propose une innovation de taille. Plus précisément, elle développe l’innovation proposée dans la note de bas de page dont on vient de parler. Ce n’est qu’avec l’Initiation que le projet déconstructeur althussérien prend les dimensions que la réponse de John Lewis montre être celles exigées par une conception proprement marxiste du rapport entre la théorie et la pratique, donc entre la philosophie et son dehors : le monde des pratiques, de toutes les pratiques. On a toujours affaire à un double rapport du type défini dans « Lénine et la philosophie », entre la philosophie et la politique d’un côté, et la philosophie et les pratiques qu’elle exploite de l’autre : mais parce qu’elle les exploite toutes pour pouvoir les assimiler à son projet de maîtrise philosophique, et que l’enjeu de la lutte menée contre elle par la philosophie-non-philosophie est la libération de toutes ces pratiques de l’emprise de la philosophie et l’État qu’elle représente à son niveau, l’Initiation en passent, pas toutes, mais un nombre impressionnant en revue. À quelle fin ? À celle de définir et d’illustrer une nouvelle pratique de la philosophie qui, dans sa propre pratique non philosophique, prendrait sa subordination aux pratiques non philosophiques en compte. C’est en cela qu’elle représente la science – la science marxiste de la philosophie – auprès de la politique : en représentant les pratiques auprès de la philosophie.

C’est un projet déconstructeur qui, à toute évidence, a beaucoup en commun avec le projet derridéen. Et, au moment où il rédige Être marxiste, puis l’Initiation, qui en est une réécriture radicale, une des stratégies philosophico-politiques d’Althusser semble avoir visé une alliance philosophique avec Jacques Derrida. Quand Althusser écrit dans Être marxiste que la déconstruction derridéenne mène tout droit à la dictature du prolétariat, au beau milieu de la lutte philosophique althussérienne pour représenter ce concept « scientifique » « auprès de la politique », je crois qu’il faut le prendre au sérieux, malgré le ton ludique du passage en question : Être marxiste, comme l’Initiation avant lui, entend résoudre le problème du cercle philosophique en inscrivant les marges de la philosophie en son centre, suivant une stratégie non philosophique qui serait ouvertement althusséro-derridéenne.

On peut mesurer le chemin parcouru entre ces textes et ceux de la deuxième moitié des années 1960 à l’aune d’une remarque qu’à faite Alain Badiou à un colloque tenu en l’honneur d’Althusser quelques mois après sa mort : à la différence de Lacan, Foucault et Derrida, tous antiphilosophes, Althusser aurait soutenu, au fond, la philosophia perennis. Or, c’était plus ou moins vrai à l’époque de « Lénine et la philosophie », le texte auquel Badiou pensait lors de ce colloque de 1991. Et il est en effet possible d’affirmer que le dernier Althusser n’est pas antiphilosophe, exactement : il est, comme on ne cesse de le répéter, philosophe-non-philosophe qui croit que la philosophie existera toujours, tout comme l’idéologie. Mais de là à faire d’Althusser un champion de la philosophia perennis, à la différence de Derrida… C’est sans doute que Badiou, qui connaissait très bien l’Althusser des années 1960-1972, ne connaissait apparemment pas du tout l’auteur de « La transformation de la philosophie », conférence qui avait pourtant été prononcée puis publiée quinze ans auparavant, ni, évidemment, Initiation à la philosophie.

Or, il semble que Derrida n’ait pas été enclin à conclure une alliance philosophique du genre qu’Althusser lui a proposé : lors de deux séminaires tenus, je crois bien, entre 1974 et 1977, Derrida a soumis l’œuvre de son ami de longue date à une critique en règle, en se penchant, paraît-il – je n’ai vu que des extraits des séminaires en question, demeurés inédits – sur des textes de sa période théoriciste. Il n’empêche que l’influence de Derrida sur la pensée althussérienne va croissante à partir de 1976. La philosophia perennis avait fait son temps.

Une dernière remarque sur l’apport de l’Initiation, mais dans un sens un peu différent de celui que vous entendez. En nous montrant l’enracinement de la pensée du « dernier Althusser » dans celle de l’Althusser du milieu des années 70, si tant est qu’il faut les distinguer, cet ouvrage peut aider à mieux lire, je crois, « Le courant souterrain ». Ce dernier texte, bref et inachevé, dont toute la première partie, une analyse de la situation politique, n’a pas encore vu le jour, contient bon nombre de formules ambiguës que l’on peut prendre comme preuve d’un tournant vers le fidéisme, vers un rejet de la raison, vers une ontologisation du vide, vers le mysticisme, etc. On l’a dit et c’est incontestable. Et pourtant, à l’histoire du courant souterrain près, les thèses principales de cet écrit du « dernier Althusser » se trouvent dans l’Initiation et Être marxiste, où elles font partie intégrante de textes qui prennent comme point de départ l’idée d’une science marxiste de la philosophie, s’appuyant sur une science de l’histoire dont le concept fondamental est la dictature du prolétariat. Qui plus est, ces ouvrages des années 1970 dénoncent, explicitement, l’ontologisation du vide, ou la notion « purement idéaliste » qu’un « monde » puisse se faire à partir du néant, idées imputables à l’auteur du « Courant souterrain » à la seule condition que ce dernier texte soit isolé du reste de l’œuvre. Je ne vois pas ce qui nous oblige à le faire.

 

Il est notoire qu’Althusser, dans le fil de sa critique des méthodes employées par le Parti communiste français dans l’Union de la gauche, était très sceptique quant à la théorie du capitalisme monopoliste d’État, conçue par Paul Boccara. Quelle réponse entendait proposer Althusser au défi théorique posé par une telle conception du capitalisme des années 1970 ?

G. M. G. : Althusser n’était pas opposé à l’Union de la gauche, que le PCF appelle de ses vœux depuis le milieu des années 1960. Sa critique visait les « compromis théoriques » et donc politiques qu’elle pouvait entraîner, surtout ceux menaçant ce qu’il croyait être le cœur du doctrine de Marx : la « science de la lutte des classes », dont « le point crucial… théorique et politique » était la dictature du prolétariat. Le fer de lance de l’« anti-stalinisme de gauche » qui résumait, à ses yeux, son intervention politico-philosophique de la première moitié des années 1960 était sa critique des interprétations économistes et humanistes du marxisme. Il semble qu’il ait cru, jusqu’en 1966, que « l’arme révolutionnaire » de la théorie suffirait pour faire barrage au cours droitier au cœur du PCF et du PCUS que ces interprétations de Marx inspiraient ou, plutôt, justifiaient après coup. Suite au CC d’Argenteuil de 1966, où les intellectuels du PCF avait débattu de Pour Marx et Lire le Capital pendant trois jours avant de produire une résolution prônant l’humanisme marxiste, Althusser perd tout espoir d’un renouveau au sein du mouvement communiste d’obédience soviétique : le socialisme était en danger de mort là où il existait, et le PCI et le PCF, ayant « cessé d’être des partis révolutionnaires », étaient « pratiquement perdus ».

Un Althusser de plus en plus maoïsant tourne le dos à son parti au milieu des années 1960, sans rendre sa carte, pour se réfugier dans la « clandestinité » transparente d’un groupuscule d’intellectuels, les uns membres du Parti, les autres maoïstes ou membres du PSU, voire les deux à la fois. Ce « Groupe Spinoza » analysait le cours du monde lors de réunions « secrètes » tenues à l’ENS. Le premier texte althussérien sur le capitalisme monopoliste d’État (CME) qui m’est connu date de janvier 1969, donc de la fin de cette période-là, qui a vu Althusser, malade depuis avril, revenir aux affaires à un moment où le petit groupe de ses collaborateurs volait en éclats. Ce texte déclare sans ambages que « le CME », concept dont la version élaborée par Paul Boccara est alors à ses débuts, « est une notion idéologique-bourgeoise, dont la fonction est de justifier le passage pacifique au socialisme. »

Althusser s’est rapidement convaincu qu’il fallait changer de cap pour ne pas gaspiller le crédit théorique qu’il avait accumulé dans le parti. Commence donc, dans la première moitié de 1969, une période de rapprochement avec le PCF, dans laquelle il entend répondre aux « défis théoriques » posés par divers penseurs communistes, tels Boccara ou Lucien Sève, en continuant d’élaborer un marxisme de gauche à l’intention, tout d’abord, des militants du parti, mais aussi de l’extrême gauche et des « mouvements ». Cela n’entraîne pas de compromis intellectuel, bien au contraire : ainsi « Sur la reproduction… », qui date de 1969-70, déclare qu’un parti communiste n’est pas appelé à gérer les affaires d’un État en faisant partie d’un gouvernement. Cela vaut même, selon Althusser, pour l’État de la dictature du prolétariat, pour ne rien dire d’un État bourgeois. Mais c’est une période de compromis quand même : cet ouvrage et d’autres textes qui s’en prennent à la politique du PC français et aussi italien ne sont pas publiés du vivant de leur auteur. Les deux chapitres du Livre sur l’impérialisme qui critiquent la théorie du CME datent d’été 1973, donc de cette même période d’audace théorique assortie de prudence politique. Au même moment, Althusser projetait la création d’une nouvelle collection chez Hachette pour faciliter la publication d’ouvrages théoriques et politiques adressés au peuple de gauche. Le Livre sur l’impérialisme allait-il y prendre place ? Rien ne prouve le contraire, mais la collection est morte début 1975, et ce que nous avons de cet ouvrage qu’elle allait peut-être accueillir est fragmentaire, les deux chapitres sur le CME étant parmi ceux qui sont restés inachevés.

La critique du concept du CME qui y est esquissée précise, pour les combattre, les implications de l’économisme de Boccara pour la théorie de l’État. Elle se construit autour du constat que « la lutte des classes est absente de cette analyse : c’est le pire ». La lutte/rencontre des classes étant, chez Althusser, l’exemple princeps de la rencontre, qu’il pense déjà en termes du matérialisme aléatoire, la critique de Boccara aboutit dans une autre explication de l’émergence du CME (ou de ce à quoi cette notion fait allusion) qui, quoique peu élaborée, vise la méconnaissance de l’aléatoire chez Marx lui-même.

Pourquoi ? Essentiellement puisque la théorie de Boccara présente le passage au socialisme comme étant la conséquence naturelle de l’évolution du capitalisme qui, après être passé par la phase de la concurrence entre petites entreprises et celle de la domination des monopoles, aurait atteint celle du CME, dans laquelle l’État est devenu une gigantesque entreprise économique. Le peuple de France peut donc faire l’économie d’une lutte de classe pour initier la transition au socialisme. Il suffit qu’il résolve de voter pour une « démocratie avancée », autre mot d’ordre du PCF de l’époque, pour limiter le pouvoir des monopoles, ce qui se fera d’autant plus facilement que la contradiction entre les vieux rapports de production et le développement effréné des forces de production dû au progrès technologique aurait plongé le CME en crise. La logique de « collaboration de classe » que cet économisme implique, ajoute le texte de 1969, est à rapprocher de celle mobilisée pendant la Première guerre mondiale par Kautsky, selon lequel le capitalisme était déjà devenu un « Trust unique d’État », qui pourrait être transformé en stade initial du socialisme, moyennant un simple transfert de titre de propriété.

Et les dénonciations, monnaie courante au PCF, de la manipulation de l’État par les monopoles « afin d’imposer leur volonté aux peuple français » ? C’était pour donner le change, selon Althusser : les paroles du parti ne sont pas accompagnées par des actions menées contre le prétendu adversaire d’un côté et, de l’autre, qu’elles vont de toute évidence à l’encontre de sa théorisation du CME comme étape vers le socialisme. À quoi bon combattre un allié objectif ?

Le raisonnement économique de Boccara est critiqué à son tour. La critique porte surtout sur sa conception de rôle de la suraccumulation du capital dans la formation et le renforcement du CME, « bricolée à partir de trois paragraphes du Capital » et d’une « petite phrase » de Lénine qui fait du CME « l’antichambre du socialisme ».

La suraccumulation se produit, selon l’argument de Boccara tel qu’il est présenté dans le Livre sur l’impérialisme, lorsque la baisse tendancielle du taux de profit entraînée par l’augmentation de la composition organique du capital atteint une limite au-delà de laquelle la valorisation d’une partie du capital total est bloquée. Dès lors, il y a du capital en trop. Grand styliste jusque dans ses brouillons, Althusser en résume la conséquence par voie de métaphore : le capital suraccumulé qui ne trouve pas de force de travail à exploiter « se fait draguer par l’État » du CME, qui l’emploie dans des secteurs non rentables, notamment dans les « services publics ». Mais il arrive aussi que ce « capital au chômage » parte à la spéculation internationale, en quête de surprofits.

Ce raisonnement est faible, selon Althusser, puisque :

  • Boccara confond le capital et l’argent. Les sommes investies dans les « services publics » ne sont pas du capital. Pour être du capital, l’argent doit fonctionner comme du capital.
  • il est contradictoire d’affirmer que le capital « en trop » part dans des secteurs non rentables ou à l’étranger en quête de surprofits : si ce capital peut partir à la quête de profits, il n’est pas en trop et il n’y a pas de suraccumulation
  • la notion de « service public », bête noire althussérienne, est idéologique de part en part. Les mesures sociales arrachées par la classe ouvrière ont mis certaines des conditions de la reproduction de la force du travail à la charge de l’État Mais c’est la classe ouvrière qui finance ces services, en payant proportionnellement plus d’impôts, directs et indirects, que les autres. Qui plus est, les « services » qu’elle finance servent essentiellement les intérêts du capital, et les siens propres pas du tout ou seulement par ricochet.

Mais l’erreur fondamentale « des gars du CME », selon Althusser, ne réside pas dans leur méconnaissance de la limite au-delà de laquelle la suraccumulation provoquerait une crise systémique sans solution, en obligeant les capitalistes à se tourner vers l’État et, par conséquent, à accepter que leur capital soit cantonné dans des secteurs non-rentables, voire à accepter que l’épargne des exploités ne soit pas drainée par les banques pour être transformée en capital. Leur erreur fondamentale est de croire qu’il puisse y avoir une telle limite. En réalité, « il n’y a pas d’impasse absolue pour le capital ». Pour pouvoir fabriquer une « idéologie bourgeoise marxiste » qui, comme toute espèce d’économisme, tend à condamner la classe ouvrière à la passivité, il faut méprendre des tendances soumises à la loi historique de la lutte des classes pour des lois mécaniques. Selon Althusser, d’autres marxistes, et non les moindres, sont tombés dans le même piège : notamment Marx qui, lui non plus, n’a pas vu que la suraccumulation est contrecarrée par la dévalorisation du capital constant, suite, par exemple, à des progrès techniques, mais aussi à la destruction, dans des guerres, du capital suraccumulé et de la population surnuméraire.

Cette affirmation est suivie de l’ébauche d’une histoire des luttes de classes en France et aux États-Unis, qui auraient conduit dans les deux cas, la Deuxième guerre mondiale aidant, à l’émergence d’un « Appareil économique d’État » aux fondements de ce que Boccara appelle le CME. Trop brève pour être concluante, cette ébauche tente de montrer que la lutte de classe du capital français et américain a fini, à travers des expériences aussi divergentes que celle du New Deal et du détournement des succès du Front populaire, et aussi imprévisibles que les aléas de la deuxième guerre suivie de ceux de la mondialisation impérialiste, par atteindre le même résultat : la solution provisoire de la crise capitaliste.

Cela revient-il à dire que la réponse althussérienne au défi du CME est à chercher du côté du matérialisme de la rencontre du « dernier Althusser » ? L’apport althussérien à la tradition souterraine étant le matérialisme de cette rencontre aléatoire qu’est la lutte des classes, dont le marxisme althussérien prétend être la science, rien ne nous empêche de répondre par l’affirmatif. On peut aller plus loin : c’est la défense du concept de la dictature du prolétariat au cœur de ce matérialisme de la rencontre qui constitue la réponse, en dernière instance, à toute théorisation économiste de l’État et de son « devenir nécessaire ». Autre indication, donc, que le dernier combat d’Althusser contre l’abandon de la dictature du prolétariat était le combat du dernier Althusser, qu’il s’apprêtait à mener, on vient de le voir, dans le Livre sur l’impérialisme de 1973.

 

Cette polémique des années 1970 avec le Parti communiste français est fortement liée à l’abandon de la dictature du prolétariat par ce dernier. Parmi les textes encore inédits portant sur cette question il y a, si je ne me trompe, cet auto-entretien appelé Les Vaches noires. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce texte et, surtout, son contenu ? Qu’est-ce que nous apprend de plus un tel texte sur la controverse menée par Althusser dans ces années-là ?

G. M. G. : Vous aurez compris que je crois que le concept de la dictature de classe, loin d’être « au-delà » des préoccupations philosophiques d’Althusser, en était au cœur. C’est le cas au moins depuis le Montesquieu de 1959, où il défend l’idée que la dictature de la féodalité ait persévéré dans son être jusqu’aux journées révolutionnaires de 1789. Était-ce une façon de protester contre l’abandon imminent par le PCUS de la dictature du prolétariat, prévisible depuis son XXe Congrès ? Je le pense. Ce qui est certain, c’est que cette idée va à l’encontre de la conception économiste du déclin de l’ordre féodal sous la monarchie absolue promue par un certain Karl Marx, et qu’elle est reprise telle quelle dans le passage inachevé du « Courant souterrain » qui s’en prend à l’aspect « totalitaire, téléologique et philosophique » de la pensée marxienne. C’est dire. De même, il est possible de résumer la lutte d’Althusser contre la réformisme du PCF de la première moitié des années 1960, ou la critique, dans cette étude de la dictature de la bourgeoisie qu’est « Sur la reproduction… », de l’idée qu’un parti communiste puisse être « un parti du gouvernement », comme étant une protestation avant la lettre de l’abandon prévisible de la DP par le PCF. Il y a aussi des genèses linéaires, écrit Althusser en 1966.

Début janvier 1976, le secrétaire général du PCF, Georges Marchais, annonce lors d’un entretien à la télé qu’« à son avis personnel », la DP a fait son temps, au moins dans des pays de tradition démocratique comme la France. Bien que la question de la DP n’ait pas figuré dans les documents préparatoires du XXIIe Congrès du parti, ce Congrès, qui s’est tenu en février, n’hésite pas à voté une résolution soumettant la question du rejet de la DP « au débat ». Les communistes avaient jusqu’au prochain Congrès pour décider s’ils étaient du même avis que leur secrétaire général. Comme prévu, le XXIIIe Congrès de mai 1979 a voté de supprimer toute mention de la DP du préambule des statuts du parti. Les militants du PCF pensaient-ils vraiment qu’il fallait s’en débarrasser ? C’est bien possible : à cette époque-là, la base n’avait pas trop l’habitude de penser autre chose que ne pensait la direction.

Mais il était possible, après l’entretien de Marchais, de s’opposer à une décision effectivement, mais pas officiellement prise par la direction du parti, sans violer le centralisme démocratique. Certains militants et intellectuels communistes, surtout un petit groupe autour d’Althusser, ont sauté sur l’occasion. C’en était fini du rapprochement avec le parti.

C’est peu après ce tournant tactique qu’Althusser prononce, en Espagne, la conférence sur « La transformation de la philosophie » dans laquelle il développe le concept d’une philosophie non philosophique répondant au concept de la DP comme État-non-État. Rentré à Paris, il prend l’occasion offerte par la présentation de son recueil Positions à la « Vente du livre marxiste », organisée par le parti dans la vieille gare de la Bastille fin avril, pour défendre le concept de la DP devant une foule d’auditeurs, tout en attaquant les méthodes bureaucratiques et antidémocratiques utilisées par Marchais et Co. pour éviter, dans les mois précédant le XXIIe Congrès, une large discussion de la question de sa suppression. Cela donne lieu à un débat plus qu’animé avec Lucien Sève, qui s’était rangé aux côtés de la direction sur la question de la DP et qui partage la tribune avec Althusser ce jour-là. Après que ce dernier quitte la gare, Marchais l’a critiqué devant des journalistes pour sa défense d’idées « mortes » et, tenez-vous bien, antidémocratiques. L’Humanité, pour sa part, l’avait attaqué pour son « attachement injustifié » à la DP. En juillet, Althusser fait un deuxième voyage en Espagne, où il prononce, à Barcelone, la conférence sur la dictature du prolétariat que vous avez publiée ; indigné, un journaliste alors proche du PCE se demande, dans un compte rendu acerbe, pourquoi le conférencier n’a pas été exclu de son parti depuis longtemps déjà. Probablement au début de l’été, un proche collaborateur d’Althusser, Étienne Balibar, termine la rédaction d’un livre sur la DP, publié d’abord en traduction anglaise puis, en octobre, en français. Quelques semaines après son retour de Barcelone, Althusser informe un autre de ses proches collaborateurs, dans une lettre qu’il lui adresse vers la mi-août, qu’il s’est « “délivré”» d’un certain nombre de pages, « rédigées à la hâte puis dix bonnes fois reprises et reprisées, pour en faire un brûlot sur le miracle du XXIIe Congrès et ses hallucinations. De quoi renforcer », ajoute-il, « le premier tir d’artillerie déclenché par le beau livre d’Étienne ».

Il s’agit de l’« analyse-pamphlet » qui porte le titre : Les vaches noires. Auto-interview. Le texte ne sera pas édité, peut-être parce qu’Althusser a déféré au jugement d’un de ces proches : le publier tel quel reviendrait à « se présenter comme l’inspirateur et le dirigeant potentiel d’une “alternative” à la politique actuelle du parti sans en avoir les moyens ». Le philosophe poursuivra néanmoins son combat en défense de la DP en 1976-77, s’attirant les foudres de la direction du parti pour « attaque fractionnelle déguisée ». De son vivant, la seule publication althussérienne importante à laquelle cette campagne politique donne lieu en France est une plaquette intitulée XXIIe Congrès, parue en mai 1977 : il s’agit du texte d’une conférence que son auteur a finalement pu prononcer à une réunion de l’organisation estudiantine du PCF à la Sorbonne, malgré les efforts de la direction nationale de cette organisation pour en empêcher la tenue et pour intimider l’orateur.

Tout un volet des 225 pages des Vaches noires, qui rendent un tout autre son de cloche que le très prudent XXIIe Congrès, est consacré à la dénonciation de telles pratiques « bourgeoises et stalinennes », toujours monnaie courante au PCF du milieu des années 1970. Althusser fait son entrée en matière en racontant les mesures répressives prises par le parti à son propre égard, afin de l’empêcher de publier dans des revues communistes, de censurer ce qu’il a pu y faire paraître malgré tout grâce à l’intervention d’alliés communistes, ou de le faire réfuter moyennant des critiques « téléguidées », lorsque le silence des intellectuels du parti ne suffisait plus à reléguer dans l’ombre des travaux déjà célèbres dans le monde non communiste. Un récit du « procès » intenté contre Althusser par une instance du parti en 1967 figure en bonne place dans cette première partie, ainsi qu’une justification de sa décision de se faire éditer par François Maspero assortie d’une défense de Maspero lui-même, en butte à des attaques de provenance communiste particulièrement dures pour avoir édité des textes « gauchistes ».

Suit une longue analyse de la manipulation bureaucratique des processus décisionnels au parti. La préparation du XXIIe Congrès y sert d’illustration principale, depuis l’interprétation du principal document préparatoire par Georges Marchais, qui « tendait à sa falsification » dans la mesure où elle y inscrivait après coup, arbitrairement, la question de l’abandon de la dictature du prolétariat, jusqu’à l’intimidation des communistes qui osaient défendre la DP après que la question a été mise au « débat » par le XXIIe Congrès, en passant par la « séance d’enregistrement » qu’avait été ce Congrès lui-même. Conclusion générale : il faut revenir au centralisme démocratique tel que Lénine l’a pratiqué, notamment en autorisant l’organisation de tendances (mais pas de fractions) dans le parti, le problème fondamental dans l’état actuel des choses étant la « prédominance inacceptable du centralisme sur la démocratie ». Cette recommandation générale est suivie de toute une série de propositions concrètes pour démocratiser la vie interne du parti.

Un troisième pan du livre part du constat qu’une « grande absente » s’était fait sentir dans l’entretien télévisé de Marchais, qui avait rappelé, en justifiant son rejet « personnel » de la dictature du prolétariat, que le mot « dictature » éveillait de sombres souvenirs des régimes fascistes. Y manquait, note Althusser, toute mention du « régime de terreur et d’extermination massive de la période stalinienne », qui a fait « des millions de victimes : non seulement des hommes ont été tués, mais des idées sont mortes ». Dès lors, la critique en règle des « pratiques staliniennes… qui subsistent en URSS comme un élément, non pas du tout “accidentel”, mais organique de la société soviétique »  va de pair avec une analyse des raisons historiques pour lesquelles « le concept clé du marxisme » qu’est la dictature du prolétariat est devenue difficile à distinguer « de ses formes dégénérées » : dans l’esprit des communistes qui sont les héritiers malgré eux de la tradition stalinienne, ce concept est identifié « à la prise violente du pouvoir d’État ». Or, selon l’Althusser de 1976, « cette définition ne correspond à aucune nécessité ». La nécessité qu’elle désigne est plutôt celle qui veut que le prolétariat doive remplacer l’État existant par un « État qui soit un non-État », ou une « Commune » ou un « demi-État ».

Cela nous amène au cœur de l’Autointerview , qui élabore la conception althussérienne de ce non-État, et donc aussi celle de l’État dans une société de classes, qui est, par définition, une « machine oppressive ». Cela ménage une place pour une critique des conceptions de l’État « soit réformistes soit utopistes » qu’Althusser croit déceler dans la décision du la direction du parti d’abandonner la DP et, partant, pour une reprise de la dénonciation du concept du CME dont nous avons déjà dit un mot (« toute l’analyse de la lutte des classes du PCF repose sur le CME »). À un tout autre niveau, la conception gramscienne de l’hégémonie est critiquée à son tour, essentiellement parce qu’elle implique, selon Althusser, que la classe ouvrière puisse en venir à dominer la société civile bourgeoisie avant de s’emparer du pouvoir d’État et de briser les appareils de l’État bourgeois.

Le dernier grand volet des Vaches noires présente une analyse de la dictature de la bourgeoisie, qui est, comme toute dictature de classe – c’est la thèse principale d’Althusser – « au-dessus des lois et donc au-dessus et au-delà de la politique ». L’analyse porte surtout sur la différence entre le rapport de production conçu comme rapport juridique, et le rapport de force qui se dessine derrière ce rapport formel, y compris sous la forme de « cette violence particulière qui accompagne le règne consenti des normes, c’est-à-dire des “valeurs” déguisées en idées : l’idéologie ». Parmi les pages les plus intéressantes de cette analyse, qui, à ma connaissance, n’ont pas leur équivalent ailleurs chez Althusser, sont celles qui proposent de déconstruire l’idéologie des droits de l’homme, de la liberté et de l’égalité formelle, à partir du rapport d’équivalence qui est le rapport d’échange marchand.

 

Pour conclure, si l’on part d’une vision plus claire de l’œuvre d’Althusser, comme votre travail y invite, quel est l’apport spécifiquement « althussérien » au marxisme en tant que tel ? Est-ce une théorie générale des pratiques scientifiques ? Une philosophie de la contingence ou de la conjoncture ? L’introduction de « concepts fondamentaux du matérialisme historique ?

G. M. G. : L’apport d’Althusser, ou, au moins, un des apports fondamentaux d’Althusser, est d’avoir montré que le matérialisme historique, s’il veut justifier sa prétention d’être une science de l’histoire, ne peut être que la science de cette rencontre toujours aléatoire qu’est la lutte des classes. Et de nous avoir légué de quoi penser que l’enjeu de la lutte des classes, c’est, en dernière instance, l’anéantissement d’un monde, que cet anéantissment prenne la forme du génocide ou de la révolution, l’un étant d’ailleurs comme le négatif de l’autre. Or, l’histoire du XXe siècle a montré avec une clarté particulière que le génocide, c’est de loin le plus probable. L’évolution du capitalisme au siècle en cours ne semble pas le démentir. C’est une bonne raison d’opter pour la révolution – et de lire Althusser.

 

Entretien réalisé par Félix Boggio Éwanjé-Épée.

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G.M. Goshgarian