Peu avant la fin du régime d’apartheid en Afrique du Sud, dans le formidable bouillonnement d’activité qui agitait les organisations de lutte récemment relancées et sorties de la clandestinité, l’une des nombreuses idées en débat était la « déracialisation » (non-racialism).
Comme la construction d’une nation « non-racialisée » était depuis longtemps l’un des objectifs de l’African National Congress (ANC), le terme a infléchi les débats sur les réponses à l’inégalité raciale, parmi d’autres transformations sociales dans une Afrique du Sud libre, en particulier lorsqu’il fut envisagé d’inscrire l’action affirmative (ou « discrimination positive ») dans le projet constitutionnel. Les libéraux de gauche, tout comme certains marxistes, s’opposèrent à une focalisation sur la dimension « raciale » des analyses très avancées du capitalisme racial qui prévalaient alors. Les uns affirmaient qu’un capitalisme sans apartheid réglerait la question des inégalités raciales par le biais de la croissance économique. Les autres voyaient le dépassement du capitalisme comme la clé, et peut-être la condition de possibilité, d’une future société sans races. C’est alors que d’autres militants ont avancé une idée aussi percutante qu’audacieuse, particulièrement précise et stimulante comme point de départ à tout débat sur la race et le racisme : « La voie vers la déracialisation passe par la race » (“The way to non-racialism is through race”).
Dans la mesure où nous défendons cette approche, nous souhaitons proposer aux lecteurs du New Socialist de rompre avec les approches de la race et de la classe qui présupposent (de façon indépassable) que ces questions s’excluent mutuellement. Si les révolutionnaires ont pu apprendre quelque chose du XXe siècle, c’est que les oppressions sont multiples et que les rapports de classe ne suffisent pas à les expliquer entièrement. Dans notre critique de certains marxistes, pour le réductionnisme économiciste de leurs analyses du racisme, ou pour leur négligence du rôle crucial de la lutte antiraciste dans la construction d’une résistance anticapitaliste, nous souhaitons pourtant contribuer à l’élaboration d’une économie politique du racisme au sein de la tradition marxiste.
Les outils d’analyse marxistes
Le marxisme a produit les meilleurs outils pour comprendre la race et le racisme. Ce sont les marxistes qui ont le plus efficacement exploré l’idée que la race est une construction sociale, et la tradition d’étude critique de la blanchité (whiteness) a été entretenue par un large spectre de théoriciens matérialistes comme James Baldwin, W.E.B. Du Bois, Oliver Cox, Karen Brodkin, Michael Rogin, Theodore Allen ou Noel Ignatiev.
Le refus catégorique de considérer la race comme réalité scientifique mesurable, est un autre des apports du marxisme. Il n’est pas surprenant que les principaux démystificateurs de la science raciste, comme Stephen Gould, aient été influencés par le matérialisme historique. Entre autres brillantes contributions, Gould a montré que les tentatives de mesurer la race pour en prouver l’existence, reposaient en fait sur la présupposition de celle-ci ; ce qui a donné au matérialisme historique l’un de ses arguments les plus tranchants contre l’idée selon laquelle la réalité des différences raciales serait biologique et mesurable, bien avant les « nouvelles » preuves livrées par la découverte du génome humain.
Ces outils sont plus nécessaires que jamais. Un peu partout dans le monde, on peut encore clairement constater l’importance persistante de la race1 dans la structuration de l’oppression, dans l’élaboration de stratégies de gouvernement dans le capitalisme, et dans certaines dimensions de la résistance à celui-ci.
Au Venezuela, l’opposition à Hugo Chavez et à sa base sociale s’appuie sur des arguments racistes anti-indigènes et anti-africains tellement systématiques que le grand journaliste de gauche Tariq Ali considère l’élite de ce pays comme la force réactionnaire blanche la plus consciente du monde. Au Brésil, des mesures d’action affirmative viennent tout juste d’être mises en place, alors qu’aux États-Unis, il est très clair maintenant que de puissants courants de la droite prônent un « conservatisme racialement neutre » (colorblind conservatism) non seulement contre les politiques d’action affirmative mais aussi contre la collecte de données statistiques relatives aux inégalités raciales.
Lors de sa réélection à la présidence des États-Unis, G.W. Bush a obtenu un grand succès aussi bien chez les électeurs aux revenus annuels supérieurs à 200 000 dollars, que chez les hommes blancs. Récemment, un important politicien français2 a été critiqué pour ses attaques racistes visant de jeunes musulmans révoltés contre les violences policières à Paris et dans sa banlieue. Il a promptement réagi en organisant un voyage en Martinique censé mettre en évidence que la couleur n’a pas d’importance dans le monde colonial français. Il y était si peu le bienvenu, comme le lui avait signifié entre autres le grand poète et théoricien de la libération martiniquais Aimé Césaire, que le coup médiatique a dû être annulé.
La classe sans la race ?
Au vu de ce contexte, il est surprenant de constater que des secteurs de la gauche radicale comme de la gauche libérale tentent d’écarter la race de toute analyse de classe, et ce faisant, accordent à la classe une importance tellement plus grande qu’ils en viennent même à contester le recours à la race et au racisme comme catégories d’analyse.
Le sociologue et activiste Pierre Bourdieu et son proche collaborateur Loïc Wacquant ont ainsi présenté une partie des analyses de la dimension raciale du pouvoir dans le monde, et en particulier le développement de l’action affirmative au Brésil, comme un désastre résultant de l’investissement massif des États-Unis dans l’exportation de certaines idées, relevant de la « ruse de la raison impérialiste ». Antonia Darder et Rodolfo Torres soutiennent quant à eux que le « problème du XXIe siècle » est l’utilisation de concepts tels que la « race » et la « blanchité » (whiteness), comme en écho aux positions du socialiste étatsunien Eugene V. Debs qui déclarait un siècle plus tôt que les socialistes – blancs, supposément – n’avaient « rien de particulier » à apporter aux Afro-américains, si ce n’est une place dans la lutte des classes.
Ces observateurs considèrent toute focalisation sur la racialisation du pouvoir ou toute analyse structurelle de la blanchité comme autant d’« écrans de fumée », développés dans le seul but de « parvenir à masquer et brouiller les intérêts de classe ». Et si Darder et Torres concèdent encore que la question du « racisme » est digne d’intérêt, ce n’est même plus le cas du politiste critique Adolph Reed Jr. dans ses travaux récents. Ce dernier affirme que pour les militants, « la dénonciation du racisme est une sorte d’appendice politique : un vestige inusité d’un stade antérieur de l’évolution, le plus souvent inoffensif mais susceptible de s’enflammer dangereusement ». Pour Reed comme pour Debs, le « véritable clivage », c’est la classe.
Ce rejet sans appel de la catégorie de race provient de tout ce qui en fait une catégorie d’un type différent de la classe : la déplorable tendance générale à l’associer à des considérations biologiques, qui se maintient en dépit de preuves scientifiques décisives ; l’acceptation tacite du nettoyage ethnique comme arme de guerre, les décennies de défaites des mouvements antiracistes dans certains pays, et les difficultés à rapprocher les différents combats au niveau international contre ce que leurs acteurs nomment le « racisme ». Ce contexte n’est pourtant pas une excuse pour un tel rejet.
Dans cet article, nous affirmons que la lutte contre la racialisation et contre le capitalisme passe encore par une analyse de race et de classe, ainsi que par l’action antiraciste. Les rédacteurs du New Socialist nous ont assigné la tâche d’expliquer notre méthode, mais également d’apporter un éclairage quant à la nature du racisme aujourd’hui. Nous souhaitons aborder par la même occasion plusieurs points qui nous paraissent particulièrement essentiels pour un antiracisme qui soit plus élaboré sans devenir jargonnant, et qui soit militant, tout en gardant à l’esprit que le slogan « Noirs et Blancs, unissez-vous et luttez » est, pour citer le socialiste révolutionnaire trinidadien C.L.R. James, « inattaquable en principe, mais souvent trompeur et parfois même dangereux au regard de la réalité, infiniment variée, tumultueuse, passionnée, voire meurtrière, des relations raciales ».
Il existe une forte tendance chez les marxistes à réduire les causes du racisme à la compétition sur le marché du travail. Pourtant, cette idée que le racisme n’est produit que par la compétition économique néglige cruellement le fait que les actes racistes sont parfois, peut-être même souvent, des actes de prise de pouvoir racial plutôt que de perte de pouvoir de classe (racial empowerment rather than class disempowerment). L’existence d’écoles et de quartiers exclusivement blancs s’explique moins que jamais par les discriminations structurelles à l’emploi, à l’heure où les lieux de résidence et de travail sont parfois très éloignés géographiquement. Et si l’on admet que certains des espaces les plus blancs de la société ne sont pas liés à la concurrence raciale au sein de la main d’œuvre, alors il faut comprendre que race et racisme se développent par-delà les rapports spécifiques de production et de reproduction.
À partir des idées de Lénine sur la matérialité de l’idéologie, et de Du Bois sur le salaire psychologique que la race donne aux travailleurs blancs, nous comprenons que la race – comme le genre – configure les rapports de pouvoir de multiples façons. Comprendre le racisme implique de saisir les rapports de pouvoir existant séparément et au-delà des classes. L’histoire de la peine de mort aux États-Unis montre clairement que tuer un Blanc est considéré dans cette société comme un crime plus durement punissable que tuer un Noir, ce qui souligne la nécessité de comprendre que l’État joue non seulement un rôle de supervision, mais aussi de production de règles sociales fondées sur la race.
Leçons d’Australie
Évoquons maintenant brièvement les récents déboires de la gauche et du mouvement syndical en Australie, pour illustrer la grande urgence de cet appel à continuer d’analyser les rapports de pouvoir de race, et pas seulement de classe. Au début de décembre 2005, le gouvernement du Parti libéral (droite) a fait passer en force, presque sans débat, une funeste série de lois qui ont placé le pays à l’avant-garde mondiale de la réaction. Ainsi, le gouvernement de John Howard a élaboré un nouveau code du travail draconien, dans la plus pure tradition thatchérienne, et une loi anti-terrorisme qui rivalise avec le Patriot Act en vigueur aux États-Unis.
La clé de voûte de ce triomphe du néolibéralisme, objet de l’opposition la plus significative de la part de la gauche et des syndicats, est la spectaculaire contre-réforme du droit du travail. Regroupant un très grand nombre de mesures désignées par un doux euphémisme (“WorkChoices”, choix du travail), celle-ci abolit les procédures de recours en cas de licenciement dans toutes les entreprises de moins de 100 salariés et dans les cas (évidemment très fréquents) où l’employeur déclare que les licenciements répondent à des « nécessités opérationnelles ». Elle élimine les primes pour heures supplémentaires tout en ouvrant la voie aux heures supplémentaires forcées, avec une habileté à rendre jaloux les stratèges anti-syndicaux de l’administration Bush. Elle restreint drastiquement l’accès des syndicats aux lieux de travail tout en limitant brutalement et en criminalisant de plus en plus le droit de grève. Elle permet la dénonciation unilatérale des accords collectifs par les employeurs, après leur date d’expiration. Les accords de salaire minimum sont placés entre les mains d’une commission chargée de raisonner en termes de compétitivité économique – plutôt que de salaires justes et à hauteur des besoins vitaux, dans la meilleure tradition de l’histoire des travailleurs blancs d’Australie. Au cours du processus qui a conduit à l’adoption de cette loi, ses opposants ont réuni des centaines de milliers de manifestants dans des mobilisations qui furent, avec les manifestations contre la guerre en Irak en 2003, les plus grandes de l’histoire du pays.
La loi anti-terrorisme, adoptée sans ces protestations de masse et tandis que la presse était légalement empêchée d’évoquer son contenu, autorise la détention confidentielle et sans preuves d’actes criminels. La divulgation d’informations sur ces arrestations et ces interrogatoires irréguliers est même devenu un crime, qu’elle soit le fait de journalistes ou d’autres personnes. Les autorités à la recherche de tels détenus potentiels pourront « tirer pour tuer » sans être inquiétées. Des poursuites pourront être engagées pour « incitation à la déloyauté » vis-à-vis de l’État, ce qui suscite les craintes des militants aborigènes dont les campagnes pour le droit à la terre et aux « revenus volés » reposent nécessairement sur l’analyse et la critique virulente de l’action gouvernementale.
Le grand romancier sud-africain J.M. Coetzee, qui vit actuellement en Australie, a fort bien exprimé en termes humains toute l’inhumanité de la nouvelle loi. Il a imaginé une situation où « quelqu’un appelle un journaliste et lui demande : “Allez dire au monde que des hommes sont venus cette nuit, ils ont pris mon mari, mon fils, mon père, je ne sais pas de qui il s’agissait, ils ne se sont pas identifiés, ils étaient armés” ». Puis il en a imaginé les conséquences : « Il s’ensuivrait que cette personne et le journaliste seraient mis en détention préventive pour avoir facilité les agissements d’un terroriste [et] mis en danger la sécurité de l’État. » Selon Coetzee, « Pendant l’apartheid en Afrique du Sud, tout cela [se faisait] au nom de la lutte contre le terrorisme. […] Je pensais que les créateurs du droit sud-africain, qui suspendait en fait l’état de droit, étaient moralement barbares. Je sais maintenant qu’ils étaient de simples pionniers, en avance sur leur temps ».
Tandis que le Parti travailliste a vu certains de ses éléments se battre assez durement contre les mesures anti-syndicales, son approche traditionnellement racialisée du monde du travail lui a permis de définir ses intérêts de classe séparément de ce qu’il considérait comme ses intérêts sécuritaires. Les travaillistes ont ainsi voté avec le gouvernement Howard en faveur de la nouvelle loi anti-terrorisme, alors qu’elle risquait, aux dires des Nations unies, d’encourager une escalade du racisme anti-immigrés et des discriminations contre les demandeurs d’asiles. Dans un épilogue rageur lors du passage de la loi, le Conseil des barreaux d’Australie (Law Council of Australia) déclarait : « Contrairement au Parti travailliste, nous nous sommes bien battus ».
En l’espace d’une semaine après l’adoption de la loi, de nombreux Australiens ont participé à une manifestation contestataire dans l’agglomération de Sydney, mais la mobilisation ne fut pas celle que l’on aurait pu espérer. Au moment même où la classe ouvrière et la gauche essuyaient les défaites législatives historiques que nous venons d’évoquer, les radios de débat (appelées “talkback radios” en Australie) étaient saturées de discussions politiques et d’appels à la mobilisation. Le célèbre populiste médiatique Alan Jones martelait la nécessité « d’un rassemblement, d’une marche de rue, appelez ça comme vous voulez. Une démonstration de force de la population. » Des groupes radicaux se sont joints aux préparatifs de la manifestation. Lorsque des milliers de personnes se sont rassemblées à la fin de la semaine, les hésitations de la police laissaient deviner leur sympathie générale pour les manifestants. La foule de cinq à dix-mille manifestants n’est pourtant pas demeurée dans le cadre de la légalité, et la violence a duré des heures. Les événements de décembre ont attiré absolument toute l’attention de la presse, dont les gros titres ont clairement répercuté le message de la foule.
Mais, comme le montraient ces titres tonitruants, le message ne comportait pas la moindre protestation contre la barbarie législative qui avait marqué la semaine. Au lieu de cela, il incitait à la « HAINE RACIALE » (dans le Herald Sun), et menaçait de déclarer la « GUERRE DES RACES » (The Australian). Jones, le présentateur de radio à l’origine de l’émeute, est de ces démagogues racistes dont regorgent les ondes radio aux États-Unis. Les militants radicaux venus grossir les rangs de la foule en colère provenaient de groupes suprémacistes blancs. Les victimes de leur activisme extrêmement sanglant et bien documenté ont été les rares jeunes arabes présents sur les plages dont les organisateurs et la foule avaient décidé qu’elles devaient en être débarrassés. Les baigneurs arabes furent assaillis verbalement et physiquement comme des terroristes en puissance, des menaces pour les femmes australiennes, et des puritains hostiles aux bikinis, à la nudité et à la bière sur la plage. A Cronulla Beach, la foule blanche se rêvait en incarnation de la combativité assiégée constitutive de la nation australienne. « Et la foule », pour reprendre une allusion journalistique à la grande chanson contre la guerre rendue célèbre par The Pogues, « la foule a chanté “Waltzing Matilda” »3 .
Sous le coup des défaites parlementaires et des émeutes sur les plages, une grande partie de la gauche radicale considère qu’il y a deux nécessités ; d’une part, construire la résistance dans des campagnes ciblées, focalisées sur les enjeux « réels » et « unifiants » des rapports de classe et du capitalisme, de façon à réorienter les énergies qui s’étaient engagées sur la voie irrationnelle qui conduisait à Cronulla Beach ; d’autre part, dégager et défendre des valeurs et des traditions nationales alternatives en Australie, qui puissent servir de base à une forte opposition aux attaques à la fois contre les travailleurs et contre les immigrés. Pourtant, suivre cette voie apparemment non-racialisée, c’est ignorer un problème bien réel et distinct des autres : le problème du racisme. Le fait que le site internet très fourni et très bien tenu de la principale fédération syndicale d’Australie n’ait jamais fait état des émeutes souligne l’importance de ce point.
Une telle réaction perpétue des pratiques déjà très récurrentes dans les campagnes contre des réformes répressives dans le monde du travail. Dans la campagne précédente, la fédération syndicale a défendu les lois en vigueur parce que « depuis plus de cent ans, l’Australie dispose d’un système de relations professionnelles qui donne aux travailleurs une part des bénéfices de la prospérité économique quand tout va bien, et qui garantit des protections satisfaisantes […] quand les temps sont durs. » Le journaliste de gauche John Pilger craint que le nouveau code du travail n’ait « mis en péril la fragile fierté de l’Australie comme “land of the fair go” »4 . Il récite alors une litanie de grandes premières justifiant une telle perception de la nation australienne par elle-même : le droit de vote des femmes, le salaire minimum, le Parti travailliste au pouvoir, la journée de huit heures, le « scrutin australien » (à bulletin secret). Et Pilger de conclure : « Dans les années 1960, à l’exception des Aborigènes, les Australiens pouvaient se prévaloir de la répartition du revenu national la plus équitable du monde. » Ces appels à la fierté nationale ignorent ou, dans le cas de Pilger, mettent littéralement entre parenthèses la décimation des peuples aborigènes, la prise des terres, le vol des revenus, l’enlèvement des enfants et l’exclusion de ces bienfaits sociaux pour lesquels la nation est glorifiée. Le même silence enveloppe le fait que la social-démocratie australienne et le droit de vote des femmes se sont fondées sans ambiguïté sur la suprématie blanche et l’exclusion des minorités originaires d’Asie et des Îles du Pacifique (Asian and Pacific Islander).
Pour comprendre les victoires de la droite, il faut les mettre en rapport avec la dynamique de la suprématie blanche mise en évidence par les émeutes sur les plages. Le gouvernement Howard se contente généralement de flirter avec le racisme ordinaire et ouvert – ainsi, en réaction aux émeutes, le Premier ministre a déclaré que l’Australie est une société sans distinctions de couleur. Cependant, sa politique est très claire : attaques contre les droits des Aborigènes sur les terres ; manœuvres dilatoires dans le processus de réconciliation, empêchant même des excuses symboliques pour la colonisation ; rétention à durée indéterminée des demandeurs d’asile dans des baraquements au large des côtes australiennes. Au moment où les émissions de radio ont conduit le débat public à changer de sujet (des questions de classe, de droit du travail et de libertés fondamentales, aux plages et aux Arabes), le gouvernement Howard annonçait la publication d’un rapport présentant les petites communautés aborigènes comme des lieux d’insalubrité et de gaspillage, pour mieux leur retirer les services et le soutien de l’État. Mais le Parti travailliste évita la question raciale, et son unique et timide réponse fut de réclamer que les petites communautés blanches soient soumises aux mêmes investigations.
L’esquive n’est pas une solution. En Australie, la droite est parvenue à gagner bien des voix en alliant le nationalisme et un individualisme viril cristallisé dans l’image du « battler » (« battant »), travailleur acharné et indomptable qui se débat dans un monde hostile et changeant. Enraciné dans la mythologie du front pionnier, la culture sportive impériale et la « mateship »5 , le battler est distinctement blanc. Aileen Moreton-Robinson, universitaire indigène australienne et importante spécialiste de la blanchité, écrivait récemment que « les représentations de la mateship, de l’égalitarisme, de l’individualisme et de la citoyenneté » suggèrent que ces valeurs n’ont aucun « lien avec la blanchité », alors qu’elles y sont liées en tous points, et participent des succès politiques de la droite.
Les drapeaux australiens brandis et noués autour de leurs têtes par les émeutiers, la volonté déclarée de défendre la féminité australienne, et les discours de respectabilité et de bon sens à la radio, avant la démonstration de force : tout cela relie Cronulla aux débats politiques ordinaires sur les questions de race et de genre. Au lendemain des sanglants événements, les caricaturistes se montrèrent bien plus affûtés que les autres éditorialistes. Le meilleur dessin, dans The Australian, montrait en très gros plan un troupeau d’hommes blancs, flasques mais féroces, brandissant des armes et portant des T-shirts où l’on pouvait lire « Les musulmans dehors !! », « Cassons du Libanais ! », « Tuons les Arabes ! »6 . Légende : « Les battlers de Howard ».
Liant efficacement la violence raciale et la politique du gouvernement Howard, la caricature fait ce que la gauche radicale devrait faire. Si les manifestants racistes eux-mêmes présentaient leurs agressions d’immigrés et d’Australiens non-blancs comme une réaction directe aux contre-réformes du gouvernement Howard, les militants de gauche doivent également réfléchir à la chronologie des événements. Le fait que la plus radicale expression de colère qui ait suivi l’adoption de la réforme du droit du travail et de la loi anti-terrorisme, ait été une manifestation de suprématie blanche (visant notamment à recruter des jeunes de la classe ouvrière, mais pas menée par eux) devrait pousser les militants de la gauche radicale à se montrer plus inventifs pour comprendre la puissance de la race dans la vie des gens aujourd’hui.
Trois enjeux pour les militants
Pour cela, il nous faut accepter l’idée complexe mais claire que la race est une création historique qui change avec le temps. Certes, cette idée est plus vraie au niveau de l’État que de l’individu, mais nous devons reconnaître que la race et le racisme, bien que structurellement organisés, sont créés et reproduits dans la vie quotidienne. Or, l’idée que la race est ainsi créée alors que la classe est censée être « réelle », est l’une des béquilles sur lesquelles la gauche s’est appuyée pour se poser moins de questions sur la façon de combattre le racisme.
Afin de contribuer à la fois à la théorie et à la pratique anti-raciste, nous voulons aborder trois questions auxquelles il nous semble que les militants doivent faire face pour construire des mouvements multiraciaux.
1. Droits et privilèges
Dans un monde où des droits sont construits comme des privilèges, il est logique de parler du racisme en termes de privilège blanc. Mais précisément parce qu’une partie des privilèges existants constituent en fait des droits, il est impératif que les militants comprennent la différence entre ce pour quoi nous combattons, et ce que nous combattons.
Comme le militant et universitaire antiraciste George Lipsitz l’a élégamment formulé, « s’opposer à la blanchité n’est pas la même chose que s’opposer aux personnes blanches de peau […] ; une façon de devenir un privilégié [blanc] est de participer à exclure les autres. Les blancs ont toujours le choix de devenir antiracistes […] nous ne choisissons pas notre couleur, mais nous choisissons bien nos engagements. Pourtant nous ne prenons pas ces décisions dans le vide ; elles se produisent dans une structure sociale qui valorise la blanchité et récompense le racisme. » Si s’opposer au racisme signifie s’opposer à l’exclusion sociale en élargissant les possibilités offertes à ceux qui ont été et sont encore exclus, il est crucial que nous nous efforcions de comprendre la différence entre droits et privilèges.
À quoi les blancs doivent-ils renoncer ? Par exemple, le privilège blanc protège les blancs d’une large part de l’action répressive quotidienne des forces de police. Faut-il en conclure qu’après l’attentat du suprémaciste blanc Timothy McVeigh contre un bâtiment fédéral à Oklahoma City, les antiracistes devaient revendiquer que les jeunes hommes blancs soient arbitrairement interrogés, arrêtés et détenus ? Évidemment, non. Mais aujourd’hui, s’agissant de terrorisme, lorsque les gens ne croient parler que de sécurité et pas du tout de race, il est utile de faire remarquer que les jeunes hommes blancs n’ont pas été pointés du doigt après l’attentat de McVeigh, contrairement aux jeunes hommes de couleur depuis le 11 septembre 2001. Devons-nous demander une pression policière plus forte sur les jeunes blancs à cause de celle qui pèse sur les jeunes immigrés et noirs ? Non, mais nous devons développer des outils, avec créativité et conviction, pour expliquer comment le privilège de couleur affecte réellement les expériences vécues, sans s’imaginer que la culpabilisation individuelle soit une solution.
Connaître la différence entre des droits, qui méritent d’être étendus, et des privilèges, qui ne doivent pas être tenus pour acquis, est une étape essentielle dans la construction d’organisations et de sociétés véritablement multiraciales.
2. Comprendre le racisme
Les textes théoriques, même lorsque leur lecture est difficile, peuvent contribuer à transformer nos pratiques. Ainsi, lorsque Lisa Lowe écrit dans Immigrant Acts que le capital extrait des profits « non par “abstraction” du travail mais en […] créant, préservant, et reproduisant le caractère particulièrement racialisé et genré de la force de travail », elle rend compte de ce qui s’est passé en Australie dans le droit du travail et sur les plages. Elle nous montre que la race n’est pas une « essence figée », mais une convergence de contradictions. Elle illustre la façon dont les idées marxistes peuvent à la fois être mises en œuvre et prolongées. Comme elle se développe à partir de tant d’intersections de toutes sortes, de tant d’interventions de l’État dans la citoyenneté, de tant de degrés de privation de liberté, la race doit constamment se trouver ancrée dans des situations spécifiques, ce qui signifie qu’il doit en aller de même pour le racisme. L’une des tâches des militants doit être de continuer à développer un nouveau langage pour comprendre la myriade d’actes et d’idées que recouvre le terme de « racisme ». Comme le mouvement de libération en Afrique du Sud nous a apporté le concept de déracialisation ; comme le Mouvement des Droits Civiques et le mouvement Black Power ont l’un et l’autre approfondi notre compréhension de la différence entre la discrimination légale et extra-légale, et de l’importance d’une analyse et d’une remise en cause des deux types de discrimination ; et comme les féministes non-blanches ont critiqué et profondément transformé les mouvements de libération nationale du point de vue des rôles de genre, les militants d’aujourd’hui doivent comprendre les systèmes d’oppression auxquels nous faisons face, et revoir leurs positions en conséquence. Si la Conférence des Nations unies sur le racisme a montré quoi que ce soit7 , c’est qu’il existe de multiples racismes dans le monde, et que de multiples stratégies de résistances sont nécessaires.
3. Que devons-nous faire ?
Nous devons soutenir toutes les initiatives, et tout particulièrement la revendication de réparations pour les populations opprimées par le racisme, qui sont susceptibles d’éduquer les blancs au sujet de la façon dont le capitalisme, la colonisation de peuplement, l’esclavage et le racisme se sont développés conjointement par le passé, et au sujet des bénéfices que nous pouvons tous tirer de mobilisations antiracistes sérieuses aujourd’hui. Nous devons étendre la participation populaire, ne rien tenir pour acquis, exiger des réformes et refuser le réformisme contrôlé par en haut. Nous devons répéter que le silence et le désespoir sont tout ce qu’il y a à attendre sans action directe de transformation sociale.
Cet article est initialement paru dans The New Socialist Magazine n° 56 (avril-juin 2006)
Traduit de l’anglais par Mathieu Bonzom.
- Les auteurs font sans doute allusion à la thèse opposée, défendue dès 1978 sous le titre « L’importance déclinante de la race » (The declining significance of race) par le sociologue afro-américain William Julius Wilson (NdT). [↩]
- Il s’agit de Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur (NdT). [↩]
- “And the band played ‘Waltzing Matilda‘” (« Et l’orchestre jouait “Waltzing Matilda” ») est une chanson écrite en 1971. Pour dénoncer la guerre et sa glorification avec virulence (avec des allusions probables à la guerre du Vietnam), elle évoque tout de même un épisode de la Première guerre mondiale qui appartient au mythe national australien. Elle fait une référence (grinçante ou poignante, selon les points de vue) à la chanson « Waltzing Matilda », ballade populaire parfois présentée comme « l’hymne national officieux » de l’Australie (NdT). [↩]
- L’expression, assez fréquemment employée en référence à l’Australie, désigne une terre où chacun peut tenter équitablement sa chance (NdT). [↩]
- Ce terme, signifiant littéralement « camaraderie », exprime une idée de fraternité et d’égalité érigée en valeur « nationale » en Australie, où « mate » est d’ailleurs une apostrophe courante, principalement entre hommes (NdT). [↩]
- Les insultes proférées (« Lebs », « Wogs ») font particulièrement référence aux populations originaires du Moyen-Orient. [↩]
- Lors de cet événement en 2001 à Durban (Afrique du Sud), les débats se sont focalisés à la fois sur la situation en Palestine et sur les héritages de l’esclavage, mais les grandes puissances y ont refusé toute avancée significative (NdT). [↩]