Pour une doctrine militaire prolétarienne (ou pas) : Le débat Frounzé-Trotski de 1920-21

Auteur en 2004 d’une étude capitale réexaminant les guerres populaires et révolutionnaires à la lumière de la pensée de Clausewitz, Theodor Derbent se penche ici sur la dispute qui, au lendemain de la guerre russo-polonaise, a opposé Trotski aux partisans d’une « doctrine militaire unifiée », au premier rang desquels Mikhaïl Frounzé (parfois appelé le « Clausewitz soviétique ») et Nikolaï Goussev. Ces débats se fondaient sur une série d’oppositions : là où les « communistes militaires » prônaient une stratégie offensive, condition de l’exportation internationale de la révolution, et la création d’une armée permanente, Trotski quant à lui privilégiait l’ « autodéfense » du régime soviétique et, dans la lignée de Jaurès, la formation d’un système de milices. Se revendiquant de l’expérience de la guerre civile, Trotski refusait radicalement la « mise en dogme » des contingences empiriques du combat, autrement dit l’idée même d’une science militaire prolétarienne, de la même manière qu’il rejetait celle de culture prolétarienne. Prenant le parti des communistes militaires, Derbent dévoile les faiblesses de la position d’un Trotski ignorant les enjeux des guerres futures, l’évolution des techniques militaires, et faisant preuve d’un manque de perspicacité flagrant en matière stratégique. Derbent revigore ainsi l’idée d’une pensée communiste de la guerre que ne sauraient épuiser les réflexions actuelles sur la violence.

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Avant-propos

Le sujet abordé ici a été une première fois présenté (en vérité : expédié) au colloque Penser l’émancipation qui s’est tenu à l’Université Paris 8 le 13 septembre 2017. Cette adaptation, qui est surtout un développement, a été écrite à la demande de la revue Période. Elle n’abordera que superficiellement les présupposés, cadres et conséquences du débat pour se centrer sur les échanges eux-mêmes, dont plusieurs des textes n’ont jamais été traduits.

J’ai essayé de donner à cette contribution la forme adéquate à une lecture web (ni notes ni citations).

Bonne lecture.

1. Introduction : Un débat riche et complexe

Le débat militaire a été, en URSS, dans les années 1920, d’une grande richesse et d’une grande liberté. Il a brassé les idées d’un large éventail d’intervenants, du jeune communiste sans autre formation militaire que son expérience de la guerre civile au vieux général tsariste encore stupéfait de l’existence d’un État ouvrier et paysan. Ce n’est « que » dix ans plus tard que les théoriciens opposés à la ligne auront affaire à des policiers plutôt qu’à des contradicteurs (la première arrestation de Svetchine remonte à 1931).

Il faut remarquer que chaque grand intervenant du débat s’est retrouvé tantôt en accord, tantôt en désaccord avec chacun des autres. Vorochilov et Staline se sont opposés à Toukhatchevski sur la mécanisation de l’Armée rouge, Vorochilov et Frounzé se sont opposés à Staline sur l’utilisation de l’armée dans la collectivisation, Toukhatchevski s’est opposé à Trotski et à Svetchine sur le caractère offensif de l’Armée rouge, Trotski s’est opposé à Vorochilov sur le partisianisme et à Svetchine sur la question de la milice, etc. Il n’y a donc pas deux « camps » (staliniens contre trotskistes par exemple) instrumentalisant le débat militaire pour des jeux de pouvoir, mais un réel échange de thèses, propositions, analyses et critiques.

Les positions sont généralement nuancées, distinguant les objectifs lointains et les contingences immédiates, et elles s’infléchissent au fil des années, avec l’affermissement du pouvoir soviétique, avec la disparition d’anciennes menaces et l’émergence de nouvelles. Il faut ainsi faire la part, dans la position de Trotski, entre l’impossibilité génétique d’une politique militaire prolétarienne et l’impossibilité conjoncturelle découlant du manque d’expérience de l’Armée rouge, du manque de profondeur de l’expérience socialiste, etc.

Remarquons enfin le vaste éventail des questions traitées : le choix entre une armée permanente et une armée de milice, les questions de la mécanisation, de la possibilité et du contenu d’une doctrine, du caractère offensif de cette éventuelle doctrine, la conceptualisation des opérations en profondeur et de l’art opérationnel, la place de l’appareil politique dans l’armée, etc.

Tout concourrait à faire du débat des années 1920 en URSS un des sommets de l’intelligence militaire – et tant pis pour ceux qui verraient dans cette expression un oxymore.

Au reste, bien des concepts nés à cette époque restent des fondamentaux de la pensée stratégique contemporaine.

2. Le cadre épistémologique du débat

La question de la possibilité d’une science militaire prolétarienne est un thème à tiroir qui amène à deux questions ayant déjà rempli quelques bibliothèques :

1° Le savoir militaire est-il une science ?

2° Peut-il avoir un caractère prolétarien ?

Voltaire a bien résumé, voire outré, la position de ceux qui reconnaissent un « art de la guerre » mais récusent toute « science de la guerre ». Il n’y a rien à apprendre des campagnes du passé pour celles à venir, dit-il, car « les ressemblances sont toujours imparfaites, les différences toujours grandes. La conduite de la guerre est comme les jeux d’adresse, qu’on n’apprend que par l’usage ; et les jours d’action sont quelquefois des jeux de hasard. »

Clausewitz se distingue, qui dépasse l’alternative dans une sortie hautement appréciée par Engels, en considérant la guerre ni comme un art ni comme une science, mais comme un acte de la vie sociale se rapprochant plutôt du commerce (qui constitue également un conflit de grands intérêts) et plus encore de la politique.

Si Frounzé semble reconnaître un caractère scientifique à la pensée militaire, Trotski adoptera une position critique dont l’expression la plus précise se trouve dans un discours de 1922 à la Société scientifique militaire intitulé Marxisme et connaissance militaire. La « science militaire », dit-il ne peut être considérée comme une « science naturelle » parce qu’elle n’est ni « naturelle », ni « science ». Selon Trotski, le savoir militaire est un art qui a besoin de connaissances issues de vraies sciences (géographie, ethnologie, statistique, etc.) et de principes issus de siècles de pratiques militaires qui ne constituent pas plus une science que, l’exemple est de lui, les principes de la serrurerie en constituent une.

Et ce n’est pas le marxisme qui l’aidera à en devenir une. Dans son discours, et dans le compte-rendu des discussions qui suivront, Trotski use d’images : le marxisme peut rendre compte de comment et pourquoi le paysan russe fabrique des chaussures en écorce de bouleau, car il peut rendre compte des conditions socio-économiques du paysan, de l’état de développement des forces productives, etc. Mais le marxisme ne peut pas enseigner comment fabriquer ces chaussures. Même dans son domaine d’élection, l’économie politique, le marxisme touche cette limite : il ne peut expliquer comment diriger une entreprise, comment tenir une comptabilité. De la même manière selon Trotski, le marxisme peut rendre compte du comment et du pourquoi d’une guerre, et même du comment et du pourquoi d’une victoire, mais il ne peut pas enseigner comment gagner une bataille.

Les Soviétiques n’ont résolu la question qu’en redéfinissant les champs d’application, et en faisant de l’art de la guerre une partie de la science de la guerre. Selon cette typologie, qui est postérieure au débat Frounzé/Trotski, mais qui en est une des conséquences, la science de la guerre se subdivise en quatre chapitres :

1° L’étude de la guerre, qui inclut l’histoire des guerres.

2° Les lois de la guerre, à savoir les quelques principes dont l’application est impérative à tous les niveaux, et les quelques règles dont l’application, toujours souhaitable, n’est pas toujours possible dans les conditions qui les rendent réellement productives.

3° Les bases théoriques de la préparation du pays à la guerre, qui correspondent peu ou prou à ce que Frounzé appelait « doctrine militaire ».

4° L’art de la guerre qui, à la différence de la science de la guerre, n’est pas un système rigoureux de connaissances des phénomènes et de leurs lois. En tant qu’activité concrète de commandement, il ne connaît jamais deux conditions identiques : ni les moyens, ni l’ennemi, ni le terrain, ni les conditions socio-économiques ne sont jamais identiques.

Le débat sur l’existence d’une doctrine militaire prolétarienne renvoie à celui sur l’existence d’une science prolétarienne, donc de sciences prolétariennes.

Trotski rejette cette éventualité : et pourquoi pas une science vétérinaire prolétarienne ? ironise-t-il… Pourtant, il considère le matérialisme historique comme une science, et même une science que la bourgeoise ne peut appréhender. S’il y a une sociologie marxiste, une science historique marxiste, une science économique marxiste, pourquoi le marxisme ne s’appliquerait-il pas à d’autres domaines avec autant d’originalité ?

C’est bien avant l’arrivée de Staline à la tête du Parti que cette notion de science prolétarienne, plombée et disqualifiée par le débat sur la génétique des années 1950, s’est affirmée. Cette science se voyait attribuer comme caractéristiques, qui sont autant d’avantages :

1° Sa base philosophique : le matérialisme dialectique, qui lui permet de surmonter les limites idéalistes et métaphysiques ;

2° Son caractère de classe : le prolétariat étant l’agent de la transformation historique, il est en mesure de concevoir les choses dans leur développement, et en ce qu’il est appelé à devenir l’agent de sa propre disparition dans la communauté sociale communiste, il est porteur d’universalité ;

3° Une formation sociale supérieure : offrant une meilleure base à l’activité scientifique.

Quand bien même suivrait-on Trotski en refusant au savoir militaire le titre de science (prolétarienne ou « générale »), quand bien même le réduirait-on à un savoir-faire, il resterait à trancher ce qui est le fond du débat : y a-t-il une manière prolétarienne de préparer et de faire la guerre ?

Trotski, on le verra, en rejette l’idée : il n’y a pas plus de manière prolétarienne de vaincre dans une bataille que de surmonter une épizootie. Pourtant, il reconnaît une manière prolétarienne de faire de la politique avec ses formes d’organisations spécifiques (parti et syndicat), ses formes de pouvoir particulières (soviet, dictature du prolétariat). Pourquoi dès lors n’y aurait-il pas une manière prolétarienne de préparer et faire la guerre ? d’autant que, pour Lénine, guerre et politique sont des domaines voisins.

C’est là le cœur du débat de 1920-21.

3. Le cadre théorique du débat

Outre Clausewitz, qu’ils citent tous deux ou, pour mieux dire, qu’ils tirent à hue et à dia, la principale base théorique assumée par Trotski et Frounzé est Engels.

Principale autorité marxiste en matière militaire, celui-ci avait dénoncé les théories en vigueur à son époque, attribuant les victoires au génie des chefs de guerre, au profit des facteurs suivants :

1° Tout ce qui fait la puissance d’une armée : la qualité et de la quantité de la population, l’armement, l’organisation, l’approvisionnement, les moyens de communications, etc. Facteurs qui dépendent directement de l’état du développement des forces productives.

2° La capacité des dirigeants politico-militaires de comprendre cet état de développement socio-économique et ses potentialités militaires. Les grands capitaine ont simplement adapté les méthodes de guerre aux nouveaux types d’armes et de combattants.

Les périodes révolutionnaires bouleversent tous les aspects de la vie sociale, le domaine militaire est parmi les premiers touchés, et les révolutionnaires sont les mieux placés pour saisir et exploiter le nouveau. Engels a ainsi évoqué la défaite des troupes anglaises, mercenaires, sans motivation aucune, coincées dans des formations serrées, armées du mousquet, face aux rebelles américains combattant en ordre dispersés, utilisant les couverts, tirant au fusil, chacun à son rythme et pour faire mouche, prêts à prendre des risques pour leur cause.

Mais ce sont les armées issues de la Révolution française qui, accomplissant l’épopée militaire que l’on sait, offrent le principal exemple à cette théorie. Le génie de Napoléon consista à comprendre toutes les potentialités de ces armées : armées de masse dotées des derniers progrès de l’artillerie (nombre, efficacité, mobilité, standardisation), bénéficiant d’une mobilisation économique nationale inimaginable dans l’Ancien Régime, et dont la motivation permettait de grandes manœuvres, des marches rapides sur les flancs, sur les arrières, ou sur le point faible de l’ennemi, et ensuite sa poursuite pour transformer une bataille victorieuse en succès décisif.

Engels et Marx allaient particulièrement s’enthousiasmer pour l’insurrection hongroise de 1848 et pour la résistance armée, dirigée par Lajos Kossuth, contre la cour d’Autriche. Les Hongrois retrouvèrent les procédés de 1793 (levée en masse) et bien au-delà (combinaison de la guerre classique avec la guerre de guérilla), donnant à Marx et Engels l’occasion de réaffirmer qu’une armée révolutionnaire découvre de nouveaux procédés stratégiques.

Mais il est une autre référence théorique au débat de 1920-1921 : c’est l’Armée nouvelle de Jaurès. Jaurès prônait le remplacement de l’armée permanente encasernée, aux conscrits délibérément coupés de la société civile et mis à la disposition d’une caste d’officiers réactionnaire, par un vaste système de milices. Celles-ci devaient avoir pour base les unités de production, les usines ou les communautés villageoises. Les miliciens devaient vivre et travailler normalement et recevoir localement une formation militaire.

Jaurès ne comptait que des avantages à sa réforme :

1° L’armée cesserait d’être un outil au main de la réaction, les bases même du militarisme seraient sapées, la jeunesse du pays ne perdrait plus de longues années abrutissantes et improductives dans les casernes,

2° Lecteur avisé de Clausewitz, Jaurès tenait la défense comme forme la plus forte de la guerre, et son système milicien offrait à la France l’outil défensif le plus efficace qui soit. La France aurait en chaque citoyen, un défenseur armé et entraîné, motivé et doté d’une forme de discipline bien supérieure à celle qu’obtient le caporalisme ; une discipline librement acceptée et comprise comme nécessité. Même si l’agresseur (comprenons : l’Allemagne impériale) prenait un avantage initial, grâce à l’attaque surprise de ses forces concentrées, la résistance se renforcerait à mesure qu’il s’enfoncerait dans le pays, jusqu’à l’épuisement de son potentiel offensif et l’inversion du rapport de force. Plus : l’armée milicienne aurait un tel potentiel défensif qu’elle pourrait même dissuader toute idée d’agression.

3° L’armée milicienne était inapte aux guerre d’agression. Pour peu que les partis ouvriers imposent de semblables réformes dans leur pays, à commencer par l’Allemagne, le spectre de la guerre serait conjuré.

Cette réforme était de celles dont Jaurès escomptait la transition, sans révolution, du capitalisme au socialisme. Les dirigeants bolcheviks avaient lu Jaurès. Ils jugeaient utopique cette réforme dans le cadre d’un État bourgeois : la bourgeoisie avait besoin d’une armée encasernée pour assurer son pouvoir, c’était le genre de réforme, suicidaire pour elle, qu’elle ne permettrait jamais. Mais au-delà de cette divergence, tout le mouvement ouvrier avait accepté la doctrine de Jaurès, recoupant celle de Mehring, pour les forces armées des futures républiques socialistes.

4. Le cadre historique et militaire du débat

À la fin de 1920, la guerre civile est virtuellement terminée en Russie. Frounzé se présente au 10e Congrès du Parti fort de la victoire écrasante qu’il a remporté le 16 novembre, en Crimée, sur la dernière armée blanche, celle du baron Wrangel.

Lorsque le Congrès s’ouvre, les dernières forces armées hostiles au pouvoir soviétique sont l’Armée verte de Makhno, le Mouvement des Basmachis au Turkestan et celui des Muridistes au Caucase. Frounzé est élu membre du Comité central mais, lorsque s’ouvre le Congrès, le 8 mars, le parti est en pleine lutte de lignes, avivée par le soulèvement de Kronstdat (survenu le 2 mars). Les débats opposent les partisans d’une radicalisation du communisme de guerre, comme Trotski, à ceux de la recherche d’une alliance avec la paysannerie, comme Boukharine, qui finalement imposeront leurs vues. Face au développement centrifuge des tendances, courants et fractions, Lénine met l’accent sur l’unité : c’est le fameux point 7 du Congrès qui aura une influence déterminante sur la vie politique du parti les années suivantes. Ces débats devront être interrompus en raison de la résistance des insurgés de Kronstdat et Frounzé, comme bien d’autres congressistes, participera à l’écrasement du soulèvement, qui sera achevé le 18 mars.

En octobre 1919, l’Armée rouge comptait trois millions d’hommes dont une immense majorité de conscrits paysans et 48 409 ex-officiers. Le Parti avait dû envoyer des militants ouvriers pour renforcer la solidité de l’armée. À cette époque, ils étaient 120 000. Goussev, dirigeant des commissaires politiques, qui jouera un grand rôle dans le débat qui nous occupe, estimera dans son Histoire de la guerre civile qu’avec moins de 5% de communistes, une unité était inefficace pendant la guerre civile, mais qu’avec entre 12 et 15% on pouvait la considérer comme une unité de choc. Une propagande est faite dans l’armée : 500 000 soldats rouges deviennent membres du Parti pendant la guerre civile, ce qui représente 91% des adhérents durant cette période. L’Armée rouge devient la première institution d’enseignement du pays : en 1920, elle comptera quatre mille écoles, trois universités, mille clubs, vingt-cinq journaux et deux millions de livres en circulation. En juin 1920, l’Armée rouge atteint son maximum d’effectif : 5,5 millions d’hommes. Elle compte 300.000 communistes en août 1920, soit un membre du Parti sur deux.

Si la lutte contre les armées blanches avait uniquement généré de débats sur les modalités d’un objet stratégique faisant l’unanimité (l’anéantissement des armées blanches et l’expulsion des interventionnistes), la guerre russo-polonaise allait faire surgir des questions plus larges qui marqueront le débat entre Frounzé et Trotski.

Le 25 avril 1920, les Polonais, voulant profiter de la faiblesse de la Russie soviétique pour annexer l’Ukraine et reconstituer la Grande-Pologne médiévale, franchissent la frontière. Bousculant le faible dispositif des armées rouges, elles s’emparent de Kiev le 7 mai. L’Armée rouge répond par une vaste manœuvre : Kamenev, qui commande la campagne, fait attaquer Egorov au sud avec trois armées et Toukhatchevski au nord avec quatre armées. Prise en tenaille, l’armée polonaise reflue, la cavalerie rouge sur les talons. Minsk est libérée et la frontière polonaise franchie.

Un débat a alors lieu au comité central, Trotski s’oppose à l’extension de la révolution par la conquête, mais Lénine prend le risque et rassemble les dirigeants bolcheviks polonais pour former un gouvernement révolutionnaire lorsque Varsovie sera prise.

Un vide s’est entre-temps créé entre les deux groupes d’armées soviétiques, entre le Front Ouest de Toukhatchevski qui marche sur Varsovie et le Front Sud-Ouest de Egorov qui marche sur Lvov. Les Polonais reçoivent une aide militaire de la France et s’adossent solidement à Varsovie. Le 6 août, Kamenev ordonne à Egorov de prêter main forte à Thoukhatchevki par une vaste manœuvre de trois armées, dont la 1ère Armée de cavalerie. Mais Egorov et les membres du Conseil militaire révolutionnaire du Front Sud-Ouest, (dont Staline et Vorochilov) ignorent délibérément l’ordre et, au contraire, lancent le 12 août, de leur propre initiative, une offensive en direction de Lvov, le « Manchester polonais », bastion du mouvement ouvrier. Le 13, Staline écrit un télégramme à Kamenev où il justifie son refus d’exécuter l’ordre. Pour cette insubordination manifeste, Staline est relevé de ses fonctions et rappelé à Moscou. Boudienny et Vorochilov continuent à faire la sourde oreille aux ordres répétés de Kamenev et ce n’est que le 20 août qu’ils tournent leurs forces vers le nord.

Mais il est trop tard. La bataille de Varsovie est une défaite, la défaite se transforme en déroute et se solde par un immense massacre de prisonniers rouges.

Le 12 octobre, un armistice est signé, suivi du Traité de Riga laissant à la Pologne la vaste portion de territoire ukrainien que l’URSS ne récupérera qu’en 1939, à la faveur du pacte germano-soviétique.

Toukhatchevski attribuera sa défaite au refus d’ordre du commandement du Front Sud-Ouest, c’est à dire à Egorov, Staline, Vorochilov et Boudienny.

Staline rejette la responsabilité sur Toukhatchevski : sa conduite des armées aurait été insuffisante, sa conduite des opérations aventureuse. Un meilleur que lui aurait gagné la bataille de Varsovie avec les forces dont il disposait.

Frounzé et Kamenev adopteront l’analyse de Toukhatchevski.

Trotski et Lénine ne se prononceront pas.

Si la version de Toukhachevski a totalement disparu de la littérature soviétique à partir du début des années 1930 (et ses défenseurs fusillés par la suite), elle est devenu aujourd’hui la plus couramment admise en Occident.

Mais il était une troisième analyse, celle de Svetchine, selon laquelle même si l’armée de Egorov avait prêté main forte à Toukhatchevski, et même si la bataille de Varsovie avait été gagnée, la guerre aurait été perdu en Pologne, à la bataille suivante ou à celle d’après. L’Armée rouge avait selon lui dépassé le « point limite » de l’offensive : ses forces étaient épuisées, sa logistiques et ses approvisionnements déficients, en raison de lignes de communication trop étirées et d’une carence en moyens de transports.

Quoiqu’il en soit, Trotski était conforté dans son idée qu’une offensive militaire pour étendre la révolution mondiale en passant sur le cadavre de la Pologne était une erreur. Et ses positionnements dans les débats à venir seront marqués par une posture stratégique fondamentalement défensive.

5. Les 22 thèses de Frounzé et Goussev

Au 10e Congrès, Frounzé et Goussev, figures de proue de ce qu’on appelait les « communistes militaires », présentent un projet de résolution en 22 thèses pour la réorganisation des forces armées soviétiques. Les 16 premières propositions sont écrites par Goussev, les six dernières par Frounzé, mais elles forment un ensemble cohérent.

Goussev commence par un examen de la situation à laquelle doit faire face l’Armée rouge, aux plans national et international. Il considère la guerre civile en Russie comme le premier épisode d’une guerre générale entre le prolétariat et la bourgeoisie. Ce premier épisode a été caractérisé par une instabilité des armées blanche et rouge, découlant de ce que la majorité de leurs combattants étaient des paysans, qui hésitaient entre les deux camps.

La 2e thèse de Goussev indique que si la contre-révolution est défaite en Russie à 90%, il ne faut pas que le pouvoir soviétique relâche ses efforts de défense parce qu’une ou plusieurs autres guerres sont possibles sur les frontières occidentales, au Caucase ou en Extrême-Orient.

Même si cette guerre n’éclate pas à court terme, précise Goussev dans la 3e thèse, il ne fait pas de doute qu’elle éclatera dans le futur. Et alors l’Armée rouge ne devra plus affronter des armées instables, mais des armées bourgeoises solides, bien armées et bien commandées. En l’état, l’Armée rouge est incapable de battre de telles armées, et sa réorganisation est donc une tâche essentielle, ce qui comprend un vaste programme d’entraînement et de formation militaires.

La 4e thèse de Goussev met en avant la nécessité d’améliorer qualitativement l’Armée rouge, en lui fournissant notamment un armement moderne. Goussev insiste, dans la 5e thèse, sur le décalage qualitatif entre l’Armée rouge et les armées blanche et impérialistes. Dans la 6e thèse, Goussev pointe comme le principal point faible de l’Armée rouge le corps des commandants. Pour y remédier, il propose la création d’un réseau d’écoles militaires de différents niveaux, dont l’enseignement serait conduit en observance des expériences des guerres passées, sur la base d’une doctrine militaire unifiée reposant sur l’étude de Marx et Engels.

C’est ici, sous la plume de Goussev, qu’apparaît la proposition d’une doctrine militaire unifiée, qui sera au cœur du débat entre Trotski et Frounzé.

Goussev prévient cependant que, même en suivant ce programme, l’Armée rouge restera longtemps qualitativement inférieure à ses ennemis, tant par l’encadrement que par la base économique du pouvoir militaire.

À court terme cependant, nuance la 7e thèse, il est possible de compenser la faiblesse de l’encadrement, en élevant la conscience politique et la préparation au combat des soldats rouges.

La 8e thèse de Goussev insiste pour une armée axée sur la qualité, de la base au sommet.

La 9e thèse évoque l’unification de l’entraînement militaire avec la vie économique du pays.

La 10e thèse indique que l’Armée rouge devrait apprendre la mobilité des armées de Makhno.

La 11e thèse affirme que la guerre future sera une guerre de manœuvre, et qu’en conséquence, le rôle de la cavalerie sera fondamental. Goussev invite à la renforcer avec des mitrailleuses portées, des auto-blindées, des camions et une aviation de bombardement. Cet équipement n’handicapera pas la mobilité de la cavalerie mais la transformerait « en arme d’un type nouveau » – la « cavalerie blindée ». C’était une analyse extrêmement perspicace, presque visionnaire, annonçant les changements dans les armées qui ne se profileront que dix ou quinze ans plus tard.

La 12e thèse appelle à une popularisation de ce programme, en tenant compte des impératifs de secrets militaires.

La 13e thèse met l’accent sur le danger du bonapartisme, d’une contre-révolution par un coup d’État militaire, socialement fondé sur la prédominance des paysans moyens dans la population et sur la tendance du capitalisme à réapparaître. Toute tendance au bonapartisme doit être combattue, et cela nécessite un important appareil politique au sein des forces armées.

La 14e thèse est consacrée au travail politique, à la nécessité de définir un programme, de fonder des écoles, etc.

La 15e thèse aborde la question du commandement unique, qui doit graduellement remplacer le binôme commandant/commissaire de la guerre civile. Elle aborde avec prudence la question du « partisanisme ». Le partizanstvo est un néologisme apparu en 1921 pour dénoncer la tendance à l’organisation irrégulière, au refus par des groupes armés rouges de se soumettre aux plans généraux, de s’intégrer dans l’appareil militaire (par exemple en conservant les prises de guerre plutôt que de les faire remonter aux services ad hoc pour une redistribution rationnelle).

Goussev critique le partisanisme, mais rejette une condamnation sans réserve d’un phénomène propre aux situations de guerre civile.

La 16e thèse, la dernière écrite par Goussev, cite la résolution adoptée par le 9e Congrès du Parti en 1920, établissant que la transition du service militaire (avec encasernement des unités) vers un système de milices devait avoir un caractère graduel, et surtout être fonction de la situation militaire et internationale de la République. Goussev, partisan de l’armée permanente, critique les tenants d’un système de milices dans les zones « sûres » (à l’intérieur du pays) et d’une armée régulière pour les frontières menacées. Goussev avertit qu’un système de milices peut encourager les particularismes aux dépens de l’intérêt général de la République. Pour Goussev, le système de milice n’est envisageable que dans les régions industrielles habitées par une population ayant une haute conscience de classe. Il préconise enfin l’entraînement militaire de tous les citoyens habitant les régions frontières menacées par la guerre.

Dans la 17e thèse, Frounzé prend le relais en insistant sur la nécessité de transformer l’Armée rouge en un organisme unifié par une communauté de vues politiques et idéologiques, unité devant être renforcée par une unité de vues sur les problèmes militaires – ce qui signifie, expose Frounzé, un travail pour résoudre ces problèmes et pour élaborer les méthodes d’entraînement au combat des unités.

La 18e thèse établit que cette unité sera renforcée et exprimée dans les règlements, manuels et directives militaires. Une telle unité doit être organisée sur la base du marxisme au sein d’un système ordonné, d’une vision du monde (Frounzé emploie le terme hégélien entré dans le vocabulaire marxiste : Weltanschauung) de l’Armée rouge et de la République tout entière.

Dans la 19e thèse, Frounzé expose que cette vision unifiée doit être le fruit du travail conjoint des travailleurs politiques et des spécialistes militaires.

Dans la 20e thèse, Frounzé énonce que l’état-major général doit se transformer en « état-major théorico-militaire de l’État prolétarien ».

La 21e thèse expose que l’état-major ne pourra accomplir cette fonction qu’en intégrant des travailleurs politico-militaires, et en donnant aux futurs chefs de l’armée une large éducation scientifique en plus d’une formation purement militaire.

La 22e et dernière thèse appelle à la publication immédiate, par les éditions d’État, de tous les travaux marxistes sur les questions militaires.

6. La réception des 22 thèses

Les délégués aux 10e Congrès ne semblent pas avoir été frappés par les 22 thèses de Goussev et Frounzé. Pire : Trotski, la seconde personnalité du Parti et de l’État, et la première figure militaire de la Révolution, déclara qu’elles étaient « incorrectes en théorie » et « stériles en pratique ».

Trotski poussa le mépris jusqu’à ne pas détailler sa critique mais, face à une telle opposition, Frounzé et Goussev retirèrent leur projet de résolution.

Cependant, les thèses des « communistes militaires » rencontraient un écho favorable chez les jeunes commandants qui voyaient, dans la future doctrine unifiée, la théorisation et la formalisation de leurs propres engagements et expériences.

La victoire sans combat de Trotski au 10e Congrès contre le projet de doctrine unifiée n’avait rien de définitif. Le projet restait vivant et attractif, surtout parmi les commandants et les travailleurs politiques de l’Armée rouge en Ukraine, comme en témoignent les articles publiés sur ce sujet dans la presse de l’armée.

Après le Congrès, Frounzé retourna à son commandement en Ukraine. Il reconnaissait à ses thèses une certaine imprécision, quelques inexactitudes et un manque de clarté dans la formulation, mais il restait persuadé de leur bien fondé. Lui et les autres « communistes militaires » entreprirent de les approfondir, de les clarifier et de les étayer.

L’Armée rouge entamait alors sa démobilisation : certaines unités seront employées dans la production en tant qu’ « armées du travail », puis seront carrément dissoutes. Les communistes la quittaient en masse, les tâches du jour étant la reconstruction et l’administration du pays. L’état de l’armée était lamentable. Les budgets s’effondrant, le matériel n’était pas renouvelé. Faute de caserne les soldats rouges logeaient chez l’habitant, au lieu de s’entraîner, ils coupaient du bois de chauffage, cultivaient des légumes pour améliorer leur vie quotidienne et construisaient leurs propre baraquements. En outre, ils étaient sans cesse mobilisés pour des tâches civiles comme rentrer les foins ou décharger les trains.

7. Frounzé : La doctrine militaire unifiée et l’Armée rouge

En juillet 1921, Frounzé fait paraître dans Armée et Révolution, journal destiné aux militaires d’Ukraine et de Crimée, son fameux Doctrine unifiée et Armée rouge. L’article paraît ensuite dans le numéro de juillet-août du journal généraliste ukrainien Terres vierges rouges.

Frounzé y expose d’abord la genèse de sa problématique mais sans évoquer les échanges du 10e Congrès.

Frounzé explique à nouveau que la victoire sur la contre-révolution, l’établissement du pouvoir des travailleurs crée les conditions de l’élaboration d’une telle doctrine. Celle-ci peut être développée par les spécialistes militaires et les communistes sur base de l’expérience des guerres passées et surtout de la guerre civile.

Selon lui, la pensée théorique militaire soviétique pourra se développer sur la base des relations sociales nouvellement créées. Au sein de l’état-major général, il se trouvera de vieux spécialistes qui se débarrasseront des vieilles routines et prendront à leur compte le point de vue des nouvelles classes sociales, aidés par l’expérience reçue dans l’Armée rouge. À cela doit s’ajouter l’activité de la jeune génération des travailleurs militaires issue des classes populaires dans un contexte de guerres révolutionnaires, et la conjonction de ces efforts donne à Frounzé l’assurance que l’analyse de l’expérience militaire soviétique progressera en même temps que l’élaboration de cette doctrine unifiée dont l’absence se faisait alors ressentir selon lui.

Frounzé expose qu’auparavant, l’issue des guerres armées dépendait de groupes de populations relativement réduits, ou de formations permanentes dont la guerre était le métier, ou encore de ceux temporairement inclus dans des troupes levées dans ce but. À présent les protagonistes des guerres sont pratiquement les nations entières. Les guerres subordonnent tous les aspects de la vie sociale, entraînant dans leur sillage tous les intérêts de l’État et de la société. Le théâtre des opérations militaires n’est plus étroitement délimité, mais composés de vastes territoires occupés par des millions d’habitants. Les moyens techniques ne cessent de se développer, devenant plus complexes, créant toujours de nouvelles catégories de spécialités, de types d’armes, etc.

Alors qu’autrefois, l’autorité directe du commandant sur chaque unité de son armée était normal, il ne peut plus en être question. Cependant l’unité de commandement est plus nécessaires que jamais, non seulement quand les opérations militaires sont en cours, mais dès la préparation à la guerre de l’État et de son appareil militaire. L’État doit déterminer à l’avance sa politique générale et sa politique militaire, indiquer les objectifs possibles de ses efforts militaires, élaborer et mettre en œuvre un plan général qui prépare, par une utilisation judicieuse de l’énergie nationale, les possibles affrontements futurs.

Quant à l’appareil militaire, il doit adopter la forme organisationnelle qu’exigent les buts généraux déterminés par l’État et créer sur cette base une solide unité des forces armées. Tous les échelons de la hiérarchie doivent être liés par un point de vue commun sur la nature des tâches militaires et les moyens de leur réalisation.

Une doctrine militaire unifiée doit donc commencer par indiquer le caractère des affrontements à venir, ce qui déterminera la politique militaire, le développement des forces armées, le caractère et le système d’entraînement des soldats et des grandes unités, la propagande politico-militaire etc.

À ce stade, Frounzé propose une définition : une doctrine militaire unifiée est la consigne acceptée par l’armée d’un État, instaurant la nature du développement des forces armées du pays, des méthodes d’entraînement de ses troupes, de leur orientation sur la base des opinions dominantes de son gouvernement quant au caractère des tâches militaires qui leur sont réservées et des moyens de relever ces défis, fondée sur la nature de classe de l’État et déterminée par le niveau de développement des forces productives du pays.

Frounzé reconnaît les limites de sa définition (qui sera pourtant admise du bout des lèvres par Trotski), et appelle à son développement.

Pour mieux se faire comprendre, Frounzé prend des exemples. Il expose les différences entre les politiques militaires allemande, française, anglaise et russe en les expliquant par les caractères propres du pays (bourgeoisie allemande vorace, donc expansionniste, avec une doctrine militaire offensive, bourgeoisie française repue, exploitant son immense empire colonial, donc aspirant au statu quo, avec une doctrine militaire défensive, etc.)

Et de conclure, sur base de ces exemples:

1° Les affaires militaires d’un État sont déterminées par les conditions générales de la vie dans cet État.

2° Le caractère de la doctrine militaire d’un État est déterminé par la nature de la classe sociale qui est à sa tête.

3° La vitalité d’une doctrine militaire dépend de son adéquation avec les objectifs généraux de l’État et de ses ressources matérielles et morales.

4° Il est impossible d’inventer une doctrine militaire : ses éléments de base sont donnés par le contexte environnant. Tout travail de recherche théorique consiste dans la découverte de ces éléments et dans sa transcription en un système conforme aux principes de la science et de l’art militaires.

5° La tâche théorique des travailleurs de l’Armée rouge doit être l’étude des structures sociales environnantes ; la détermination des tâches militaires résultant de l’essence de l’État ; l’étude des conditions permettant leur accomplissement en fonction des conditions matérielles et morales ; l’étude des particularités de la construction de l’Armée rouge et de l’application des méthodes de lutte à cette armée ; l’harmonisation des exigences de la science et de l’art militaires avec ces particularités objectivement et directement reliées à la nature de l’État prolétarien et à l’époque révolutionnaire.

Et Frounzé entreprend lui-même, dans la foulée, un partie de ce travail :

La doctrine militaire unifiée soviétique découle de ce que la dictature du prolétariat signifie la guerre inconditionnelle des classes laborieuses contre la bourgeoisie russe. Celle-ci, s’appuyant sur la force du capital international, sur la solidité de ses liens internationaux et, finalement, sur le conservatisme spontané des masses petite-bourgeoises, reste un ennemi puissant.

Entre l’État prolétarien et le reste du monde bourgeois, il ne peut y avoir qu’une longue et opiniâtre guerre à mort. Il se peut qu’un état de guerre ouverte laisse parfois et provisoirement place à une espèce de coexistence pacifique, mais fondamentalement, la Russie soviétique est en état de siège, et le restera aussi longtemps que le capital dominera le monde.

L’État soviétique possède un avantage : alors que la bourgeoisie doit user de tromperies pour mobiliser les masses vers des objectifs militaires étrangers à leurs intérêts, ces intérêts sont en adéquation avec la victoire de la révolution.

L’énergie et la volonté du pays doivent être tendues vers la création et le renforcement de sa puissance militaire, il faut le préparer moralement et matériellement à l’idée d’une guerre inévitable, seul moyen de l’affronter avec succès.

Frounzé pose ensuite la question de la nature des tâches de l’Armée rouge sous forme d’une alternative : défensive ou offensive ? Son texte, jusqu’ici solidement charpenté et argumenté, souffre là d’un confusion entre principe d’activité, principe d’initiative, et principe d’offensive. C’est sur ce talon d’Achille que Trotski se précipitera.

Que dit Frounzé ? Que la politique générale de la classe ouvrière, qui s’efforce de vaincre le monde bourgeois, ne peut qu’être active. Il est vrai que la faiblesse des ressources matérielles de la jeune République soviétique brident ce caractère, empêchent de viser immédiatement cet objectif. Mais cela ne change pas l’essence de la question et ce caractère de classe s’accorde au principe stratégique voulant que le camp qui se contente de se défendre est voué à la défaite.

La classe ouvrière sera contrainte, par le cours même du processus historique, de prendre l’offensive quand l’occasion s’en présentera. L’accord entre les exigences de l’art militaire et la politique prolétarienne est total, d’autant que les handicaps (économiques, scientifiques, etc..) de la puissance militaire soviétique peuvent être compensées par l’émergence d’un processus révolutionnaire à l’intérieur des pays capitalistes.

Cette thèse s’appuyait sur l’expérience de la guerre contre la Pologne : lors de son offensive, l’Armée rouge s’était renforcée de dizaines de milliers de volontaires issus des régions libérées : 30.000 rien qu’en Ruthénie, alors que le total des effectifs engagés ne dépassaient pas les 160.000 hommes. Et lorsqu’elle passa près de la Prusse orientale, elle reçut l’apport de milliers de volontaires allemands que Toukhatchevski organisa en une brigade autonome.

En évoquant l’initiative des prolétaires des puissances ennemies comme facteur compensant, dans une mesure restant à déterminer, l’infériorité qualitative de l’Armée rouge face aux armées des puissances impérialistes, et permettant donc à terme à l’Armée rouge d’envisager des opérations offensives, Frounzé va marquer, pour le pire et le meilleur, la pensée militaire soviétique au moins jusqu’à la guerre de Finlande.

Cet avantage sera évoqué ultérieurement comme compensant non plus la faiblesse matérielle de l’Armée rouge, devenue entre-temps moderne et puissante, mais l’avantage inhérent de la défensive sur l’offensive tel que théorisé par Clausewitz. Les stratèges soviétiques reconnaissent la validité des thèses de Clausewitz selon laquelle seule l’offensive permet d’atteindre des buts positifs, mais que, toute chose égale ailleurs, la défensive est militairement supérieure à l’offensive. Mais, ils vont considérer que leur singularité historique (être une armée qui représente les intérêt des peuples des pays ennemis, et pouvant donc compter sur l’appui de ces peuples), compensent les inconvénients de l’offensive énumérés par Clausewitz.

Les conclusions de Frounzé coïncident avec la politique de Lénine : il faut se préparer pour l’offensive à l’Ouest (ou une contre-offensive en cas d’agression impérialiste), mais lorsque le moment sera venu. Il faut certes attendre la nouvelle vague de révolutions en Europe, mais celle-ci ne pouvant tarder, les préparatifs doivent être menés sérieusement.

C’est une position médiane entre celle de Thoukhatchevski, prêt à apporter la révolution à l’Ouest à la pointe des baïonnettes, et celle de Trotski qui prévoit de s’installer dans la défensive et se consacrer à la reconstruction de l’économie. Frounzé envisage même une attaque préventive : si la menace d’une agression militaire impérialiste se profile concrètement, l’Armée rouge pourrait prendre tout à la fois l’initiative et l’offensive.

L’Armée rouge et ses états-majors doivent être prêts à remplir n’importe quel objectif opérationnel sur un champ de bataille qui est en fait la totalité du vieux monde. Les commandants rouges devront donc ajouter à l’entraînement militaire l’étude des conditions économiques et politiques des futurs théâtres de guerre.

De l’analyse de la situation générale de la Russie soviétique, en état de guerre permanente contre les puissances capitalistes, Frounzé déduit la nécessité d’éduquer l’armée dans un esprit de très grande activité, pour la préparer à l’accomplissement de tâches révolutionnaires par des opérations offensives énergiques et courageuses. L’expérience de la guerre civile a témoigné d’un esprit d’initiative dans le camp révolutionnaire, allant parfois jusqu’à la prise de risques excessive.

Frounzé revient sur l’infériorité matérielle (et notamment technique) de l’Armée rouge en indiquant que le plus important moyen d’y palier est la préparation matérielle et morale de l’Armée aux opérations manœuvrières à grande échelle. L’étendue du territoire soviétique, explique Frounzé, offre la possibilité de battre en retraite sur d’importantes distances sans perdre la capacité à poursuivre la lutte, ce qui crée les conditions appropriées pour l’application de manœuvres stratégiques (c’est-à-dire hors du champ de bataille immédiat). Le corps de commandants doit avant tout être formé aux idées de manœuvrabilité, et toute l’Armée rouge doit apprendre à exécuter rapidement et méthodiquement des marches de manœuvres.

Cette primauté de la manœuvre n’exclut ni les opérations défensives, ni la guerre de partisan. Mais celles-ci sont accessoires et ne doivent exister que pour permettre l’exécution par ailleurs de manœuvres générales. La guerre de partisan, dont la guerre civile a fourni une riche expérience, doit être pensée, préparée dans ce cadre et Frounzé écrira d’ailleurs, dans cet esprit, en 1933, des Instructions pour la guerre de partisan.

Le caractère manœuvrier des futures opérations amène Frounzé à réévaluer le rôle et l’importance de la cavalerie dans les batailles à venir. Il s’inscrit en faux contre ceux qui, sur base de la guerre mondiale, doutaient du rôle que la cavalerie pouvait jouer en tant que force active indépendante. Mais s’il affirme que la cavalerie rouge aura un rôle extrêmement important à jouer dans les opérations futures, il n’évoque plus, comme l’avait fait Goussev, une cavalerie de type nouveau, une cavalerie blindée. Si Frounzé ne reprend pas cette proposition de Goussev, qui sera théorisée puis mise en pratique par Toukhatchevski, c’est peut-être parce que l’économie de la Russie soviétique de 1921 ne peut lui en donner les moyens et qu’il avait décidé, dans cet essai, de se montrer plus spécifique que dans le projet de résolution du 10e Congrès.

Frounzé revient ensuite sur le système de milices en tenant son caractère secondaire pour acquis : une Armée rouge permanente est le seul choix possible, étant donnée la nature des tâches militaires. Il considère la question comme définitivement réglée, en relation avec les résolutions correspondantes du 10e Congrès et avec les décrets gouvernementaux qui les ont suivies. Frounzé n’accepte qu’avec réserves une transition vers un système de milice, fondée sur le Vseobshcheye Voyennoye Obucheniye, ce programme d’entraînement militaire universel ayant existé en Russie soviétique de 1918 à 1923 pour fournir un entraînement sportif et paramilitaire aux ouvriers et aux paysans pauvres. L’existence d’une milice n’est admissible que dans la mesure où elle permet des économies budgétaires, sans saper la capacité de l’Armée rouge à remplir des missions offensives.

À la fin de son article, Frounzé traite de la vie interne de l’Armée rouge, qui doit coïncider avec les idéaux de la société communiste, en limitant les privilèges des commandants aux exigences directes du service. Le drill abrutissant et répétitif, le dressage des militaires pour qu’ils défilent au pas de parade, etc. doivent céder à la discipline librement consentie, l’exécution volontaire et consciente des devoirs du service, au développement maximum de l’initiative personnelle de chaque soldat rouge.

La conclusion de Frounzé est modeste : il présente son ouvrage comme une ébauche des idées générales que devraient garder à l’esprit ceux qui travaillent sur les questions de théorie militaire. Les réponses finales ne pourront, selon lui, qu’être le résultat d’un long travail collectif.

Rien, dans l’article de Frounzé ne vise Trotski, ni directement, ni indirectement. L’article de Frounzé n’évoque même pas l’incident du 10e Congrès et accorde (notamment à Trotski mais sans le mentionner) que ses premières propositions étaient critiquables parce qu’imprécises. Cela vaut la peine d’être souligné parce que Trotski écrira que derrière Frounzé se profilait Staline, et que la polémique entrait donc dans le cadre des manœuvres le visant lui, personnellement. Lorsqu’il avançait ce jugement, Trotski avait tendance à tout voir à travers ce prisme, mais Frounzé n’était pas proche de Staline et celui-ci, au moment du débat, n’était pas encore secrétaire général du Parti.

Trotski a expliqué lui-même qu’il était doué pour se faire des ennemis et qu’il ne regardait pas, dans l’accomplissement de son travail, quels pieds il écrasait. Le moins que l’on puisse dire est que Frounzé et les « communistes militaires » s’étaient fait, au 10e Congrès, brutalement écraser les pieds, et qu’ils ne semblaient pas lui tenir rigueur.

Mais le pire était à venir.

8. Trotski : Doctrine militaire unifiée

En novembre 1921, Trotski livre une première réponse lors d’un débat, organisé par la Société scientifique militaire à l’occasion de son premier anniversaire, auquel participeront notamment Vatsetis, Toukhatchevski et Svetchine.

Mettant en garde contre les « contenus mystiques et métaphysiques » travestis en théorie révolutionnaire, Trotski se concentre d’abord sur la question de savoir si la doctrine militaire est une théorie, un ensemble de méthodes, ou l’art d’appliquer des méthodes. Mais sa question est rhétorique : l’exposé montre clairement que c’est ce dernier choix qu’il retient.

Il critiquera à cette occasion Toukhatchevski, qui considère la guerre de position comme dépassée, en l’accusant de procéder à des généralisations hâtives : si la Russie soviétique connaît cinq ou dix ans de paix, elle pourra développer et équiper des forces armées capables de tenir un front. Trotski refuse de considérer que la valorisation de la manœuvre puisse être fondée sur une analyse de la guerre future, il la dénonce comme idéalisation de la guerre civile passée.

Il s’en prend aussi à la « doctrine de l’offensive » en expliquant qu’il peut et doit y avoir des retraites nécessaires en stratégie comme en politique. Cette réponse semble prêter à Toukhatchevski l’idée qu’il faut attaquer en toute circonstance, ce qu’il n’a jamais pratiqué, dit, ni même certainement pensé. On reprendra Trotski caricaturer ainsi la position de ses adversaires.

Trotski critique aussi Thoukatchevski pour son choix d’un système d’armée permanente et son rejet d’un système de milices. Il souligne que le temps de paix joue en faveur de la Russie soviétique qui peut reconstruire son économie et conclut que, dans le domaine militaire, plutôt que de théoriser, mieux vaut accorder de l’attention aux détails comme le graissage des bottes et des fusils…

Trotski va reprendre, élargir et détailler ses positions quelques semaines plus tard. À la fin de l’année, l’article de Frounzé est republié dans le numéro de novembre-décembre de Science Militaire et Révolution, avec une longue réponse de Trotski intitulée Doctrine militaire ou esprit doctrinaire pseudo-militaire.

C’est ce texte que nous allons suivre pas à pas.

9. Trotski : Doctrine militaire ou esprit doctrinaire pseudo-militaire

Trotski ouvre son essai par une série de constatations coïncidant avec celles de Frounzé :

1° Il observe une intensification de l’intérêt pour les problèmes théoriques au sein de l’Armée rouge, correspondant au besoin de dresser le bilan du chemin parcouru et d’en tirer les conclusions théoriques et pratiques.

2° Les perspectives d’avenir (de nouvelles vagues de guerre civile entretenues depuis l’extérieur ? une attaque au grand jour d’États bourgeois contre l’URSS ?) doivent orienter une politique nationale et internationale, intérieure et militaire.

3° La situation est en évolution constante et, en conséquence, l’orientation doit pouvoir changer aussi. Jusqu’alors, le pouvoir soviétique était parvenu à faire face aux tâches militaires imposées par la position nationale et internationale. Ses choix se sont avérés plus pertinents que ceux des puissances impérialistes. Cette supériorité tient selon Trotski à la possession d’une méthode scientifique, le marxisme, et à la capacité de l’appliquer à la complexe combinaison de facteurs et de forces de cette période. À l’inverse, ses ennemis se sont révélés incapables, en raison de leur position de classe, de s’élever au niveau de la méthode scientifique : ils sont empiristes. Leur vaste expérience leurs donne des clés convenables pour de nombreuses situations, mais les marxistes ont une clé universelle qui rend service dans toutes les situations.

4° Le marxisme ne procure aucune prescription toute faite, et surtout pas dans le domaine du développement militaire. Mais ici aussi, il propose une méthode. Et s’il est exact que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, alors, il en résulte selon Trotski que l’armée est la continuation et la pierre angulaire de la structure sociale de l’État.

Selon Trotski, l’approche des questions militaires ne provient d’aucune doctrine militaire (d’emblée caractérisée par lui comme une somme de postulats dogmatiques) mais de l’analyse marxiste des besoins de la classe ouvrière pour son autodéfense.

Car Trotski parle d’entrée d’ « autodéfense » alors que Frounzé intégrait, dès le début de son essai, les besoins liés à l’extension internationale de la révolution. Il y a ici une différence d’approche qui touchera tout le débat.

5° L’Armée rouge, écrit Trotski, a été construite à partir de détachements de la Garde rouge, d’atamans paysans et d’anciens généraux tsaristes. Son point de départ n’est pas une doctrine : elle a été créée partir du matériel à portée de main, en unifiant tout ce travail du point de vue de l’État des travailleurs. Mais malgré la diversité des mesures pratiques et la multiplicité des moyens employés, il n’y avait pas d’empirisme en ce que tout était amalgamé par l’unité de l’objectif révolutionnaire, par l’unité de la méthode d’orientation marxiste.

Cette prétendue absence de doctrine dans la politique militaire des bolcheviks est discutable, nous y reviendrons.

Avant d’en venir à son débat contre Frounzé et les « communistes militaires », Trotski évoque trois débats antérieurs.

1° Le débat qui a opposé dès 1917 le principe manœuvrier au principe « impérialiste » de la guerre de position. Les contradicteurs de Trotski voulaient subordonner la forme organisationnelle de l’Armée rouge à la stratégie manœuvrière en décrétant que le corps d’armée ou la division, la brigade même (environ 5.000 hommes) étaient des unités beaucoup trop pesantes qui devaient céder la place à des combinaisons de détachements ou de régiments.

2° En lien à ce débat il y eu celui du partisanisme, déjà évoqué.

3° Il y eu également le débat sur l’emploi d’anciens officiers. En mars 1919, à la veille du 8e Congrès du Parti, la question des spécialistes s’était posée suite à une série de trahisons spectaculaires. Lénine envisage de licencier tous les ci-devant officiers. Trotski lui révèle qu’ils sont plus de 30.000 à servir dans l’Armée rouge, ce qui rend la proportion de trahisons négligeable. Cela provoquera un retournement d’opinion chez Lénine et la majorité des congressistes.

Il faut noter que l’opposition aux spécialistes n’a pas seulement été politique (comme chez Staline). Toukhatchevski ne leur était pas opposé en soi – il en était un lui-même ! Et lorsqu’il sera nommé à la tête de la 1ère Armée rouge, il lancera avec succès un appel au ralliement aux milliers d’anciens officiers qui s’étaient retirés à Simbirsk. La réserve de Toukhatchevski était militaire : il considérait que les colonels âgés de plus de 50 ans, pris dans les routines des armées d’ancien régime, nuisaient à l’Armée rouge et qu’il fallait promouvoir des hommes jeunes aux grades les plus élevés, pourvu qu’ils aient fait preuve de compétence.
Trotski évoque ces trois débats comme s’il s’agissait d’autant de manifestations d’un seul et même travers dogmatique. Il gomme toutes les différences entre ses contradicteurs, ne leur accorde non seulement aucune pertinence mais même aucune intelligence.

La manière dont ces débats sont introduits et présentés ne laissent guère de doute sur ses intentions: présenter la contribution de Frounzé comme le dernier avatar d’une longue série de prurits doctrinaires vains et stériles.

C’était entreprendre de disqualifier les propositions de Frounzé avant même de les approcher, et le procédé est d’autant plus regrettable que Frounzé n’avait pas été un défenseur du partisianisme ni un contempteur de l’emploi d’officiers.

Trotski revient alors longuement sur son idée que l’Armée rouge a été créé sans doctrine. Et c’est effectivement une question clé : si les bolcheviks n’ont pas eu besoin de doctrine au pire moment de la guerre civile, pourquoi en aurait-il besoin après avoir triomphé des périls ?

On peut douter de cette prétendue absence de doctrine. Trotski n’avait pas fait de grandes lectures militaires, mais L’Armée nouvelle avait profondément marqué sa pensée. Selon Radek, c’était même la lecture militaire qui l’avait le plus influencé.

Aux premières heures de la Révolution, toutes les mesures militaires montre la volonté d’appliquer la doctrine jaurésienne. Les limites de cette doctrine, dont la Garde rouge était l’expression concrète, dans les conditions de la Russie de 1918 avec les premières victoires des armées blanches, ont amené les bolcheviks a l’infléchir jusqu’à revenir au modèle honni de l’armée permanente. C’est un des grands mérites de Trotski d’avoir, l’un des premiers, perçu cette nécessité.

Trotski n’y voit pas un retour au modèle classique mais l’utilisation des habitudes, des coutumes, des connaissances et des moyens du passé avec le matériel humain et technique à portée de main. Et cela avec le souci d’assurer la domination de l’avant-garde prolétarienne dans l’armée.

Trotski prend l’exemple de l’institution des commissaires. L’encadrement des premières unités de l’Armée rouge étant constitué d’officiers de l’ancien régime dont la loyauté n’était pas établie. Le 4 avril 1918, pour se prémunir contre la trahison des officiers issus de l’ancien régime, un décret institue les commissaires politiques dans chaque unité à partir de la compagnie. C’est le système du double commandement : le commandant décide, le commissaire doit contresigner l’ordre et ne doit s’y opposer que s’il suppose une trahison ou un agenda politique caché. Les commissaires, des militants communistes, étaient également chargés d’entretenir le moral et la combativité des troupes. Ce système n’était pas issue du marxisme ou d’une doctrine militaire : c’était l’instrument adéquat dans des conditions particulières.

L’exemple donné par Trotski est équivoque parce qu’il s’agissait de la seule véritable innovation qu’il ait apporté. Toutes les autres mesures prises à partir de la fondation de l’Armée rouge tendaient au retour aux formes et procédés de l’armée de l’ancien régime. En fait, la création du corps des commissaires était le moyen de rendre ce retour possible.

Le passage du modèle jaurésien au modèle classique s’explique par la « montée aux extrêmes » de la guerre civile : quand les volontaires n’ont plus suffi, il fallut la conscription, et avec la conscription la lutte contre les déserteurs, le rétablissement des tribunaux militaires etc.

La République espagnole a connu le même processus.

La seule autre grande innovation de l’Armée rouge est la création en septembre 1919 d’une Armée de cavalerie. Entreprise sous le fameux slogan : « Prolétaire, à cheval ! », elle s’était heurtée à l’opposition radicale de Trotski. Les nécessités stratégiques de telles formations, inconnues en Occident, étaient telles que c’est finalement l’équivalent de trois armées qui sera créé : la 1ère Armée de Boudienny (la fameuse Konarmïa), la 2e de Philippe Mironov, le 3e Corps de cavalerie de Gaï et le 2e de Boris Doumenko. Elles joueront toutes un rôle décisif à un moment ou à un autre de la guerre civile. Ce n’est que plus tard que Trotski reconnaîtra son erreur, mais celle-ci vient de loin : Trotski n’a jamais eu d’autre modèle que l’armée milicienne jaurésienne ou l’armée classique. Il a abandonné le modèle jaurésien (ou plus exactement : en a reporté l’adoption pour après la victoire) et s’est dès lors borné, avec intelligence, méthode et énergie, à créer une sorte d’armée bourgeoise au service du prolétariat.

Pour Trotski, si l’Armée rouge est l’incarnation militaire de la doctrine prolétarienne, c’est seulement :

1° Parce que la dictature du prolétariat est sécurisée par l’Armée Rouge (toujours une formule défensive);

2° Parce que la dictature du prolétariat serait impossible sans l’Armée rouge.

Bref, face à ceux qui estiment qu’il y a un défaut de réflexion sur des questions de doctrine, sur ce que doit être l’Armée rouge, ses tâches historiques, ses perspectives stratégiques, Trotski répond que l’Armée rouge a été créée, qu’elle a vaincu et qu’elle s’est développée et qu’elle se développe très bien sans cela…

Lorsqu’il en vient à poster la question de la définition de la doctrine militaire, Trotski consent à juger acceptable « sous certaines réserves » celle de Frounzé.

Et comme Frounzé, Trotski va user de la méthode historique. Il commence par exposer que les fondements de la science militaire, communs à toutes les époques et à tous les peuples, se limitent à quelques vérités élémentaires. Les guerres ayant certains traits communs et relativement stables, un art militaire s’est développé sur le plan historique. Ses méthodes et ses usages subissent des changements en même temps que les conditions sociales qui le déterminent. Ainsi apparaissent des doctrines militaires nationales relativement stables mais néanmoins temporaires, combinaison complexe de calculs, de méthodes, d’habitudes, de slogans, d’humeurs militaires – correspondant à la structure d’une société donnée et, en premier lieu, à la nature de sa classe dirigeante.

Trotski illustre ses propos avec une analyse des doctrines militaires traditionnelles de la France et de l’Angleterre – analyse assez proche de celle que proposait Frounzé, et peut-être en partie reprise de lui. Mais c’est pour avancer que ces doctrines ont été mises à mal par l’épreuve de la guerre mondiale et plus encore par l’époque de très grande instabilité qui en a résulté, au point qu’aucun pays n’a gardé des principes et des idées assez stables pour être désignés comme doctrine militaire nationale.

Cette affirmation sera vite démentie : l’Angleterre va simplement mettre à jour sa doctrine en intégrant la dimension aérienne à sa traditionnelle politique de suprématie navale, avec la création la première force aérienne indépendante au monde, la Royal Air Force. La France va actualiser la sienne en poussant la doctrine défensive jusqu’à s’enfermer derrière la ligne Maginot ; l’Allemagne va offrir à sa vieille doctrine offensive de nouveaux moyens (blindés et aviation d’assaut) et de nouvelle tactiques (Blitzkrieg). Indiscutablement, les doctrines militaires nationales, très claires et très spécifiques, ne cesseront de s’affirmer, confirmant l’analyse de Frounzé et infirmant celle de Trotski.

Ce dernier poursuit le fil de sa réflexion : l’absence de doctrine militaire chez les puissances impérialistes rend impossible de prévoir la forme que prendra leur agression contre la Russie soviétique. Dans ces conditions, l’unique doctrine correcte est de « rester sur ses gardes ».

« Notre principal théâtre d’activité militaire de la Russie soviétique ces prochaines années sera-t-il en Occident ou en Orient ? » On ne peut, dit Trotski, donner une réponse inconditionnelle à ce type de questions, même lorsqu’elles sont posées de manière aussi grossière. La situation mondiale est trop complexe. Il faut évaluer les forces des classes dans toutes leurs combinaisons et tous leurs changements pour trouver une solution adéquate dans chaque cas concret.

Trotski affirmait une chose pareille en 1921, quand les choix d’équipements et d’organisation de l’Armée rouge étaient limités, mais c’était avoir la vue courte. Très vite des choix devaient être faits. On se souvient du dilemme posé par l’interrogateur de Roubachof dans Le Zéro et l’infini d’Arthur Koestler : construire des sous-marins océaniques, c’est prendre le risque de laisser les côtes sans défense en cas d’agression étrangère, construire des sous-marins côtiers, c’est prendre le risque de n’avoir pas les moyens d’appuyer la révolution mondiale. Il faut faire des choix. On ne peut pas adopter tous les équipements ni toutes les organisations.
Citant Clausewitz, Trotski rappelle les risques d’élever les affaires militaires en système mais il tentera pourtant de répondre aux « communistes militaires » sur base d’une conception de la doctrine militaire divisée en quatre éléments :

1° L’orientation fondamentale du pays suivie par le gouvernement dans les questions d’économie, de culture, etc.

2° Les grandes orientations de la politique internationale et, liés à cette dernière, les théâtres possibles des activités militaires.

3° L’organisation, l’entraînement et le développement de l’Armée rouge en correspondance avec la nature de l’État et la tâche de ses forces armées.

4° L’instruction stratégique et tactique de l’Armée rouge.

Les principes relatifs aux points 3 et 4 constituant selon lui la doctrine militaire dans le sens propre (ou étroit) du terme.

Sur base de cette subdivision, Trotski s’inscrit en faux contre ceux qui dénoncent l’absence de doctrine militaire. Il les met au défi de montrer une parcelle de cette doctrine militaire dont manquerait l’Armée rouge, un élément qui n’aurait été déjà formulé dans les résolutions du Parti, dans les décrets, réglementations, lois et instructions.

Il est difficile de savoir si Trotski ne s’est pas donné la peine de comprendre la problématique soulevée par Frounzé ou s’il feint de ne pas la comprendre pour les besoins de la polémique. Les textes qu’il évoque (le Décret de formation de l’Armée rouge et des dizaines d’autres) abordent en effet toutes les tâches de l’Armée rouge, mais il n’aident pas à la définition des axes de développement prioritaires pour la période d’affermissement du pouvoir soviétique.

Trotski s’en prend alors non pas à Frounzé mais un autre intervenant du débat, Solomine, qui avait mis l’accent sur le rôle international de l’Armée rouge dans un article de Science militaire et Révolution. En réponse Trotski livre une interminable citation d’un de ses propres articles de… 1905 où il mentionne la possibilité d’une armée russe révolutionnaire propageant la révolution en Europe, pour conclure que les questions abordées par les « communistes militaires » avait été réglées (par lui) quinze ans plus tôt.

Encore une fois, Trotski fait montre d’une singulière myopie.

C’est une chose de dire que peut-être la Russie soviétique sera attaquée (peut-être à l’Ouest, peut-être en Orient, peut-être partout en même temps) ou qu’elle sera peut-être amenée à intervenir en appui d’une révolution étrangère (peut-être à l’Ouest, peut-être en Orient, peut-être partout en même temps) et qu’il faut être « prêt à tout ».

C’est une autre chose d’organiser, d’équiper et d’entraîner l’Armée rouge sur base d’une réflexion des conditions objectives. Là il faut faire des choix : armée permanente ou armée de milice ? armée mécanisée ou logistique hippomobile ? construction des casernes et d’arsenaux aux frontières (pour appuyer une intervention étrangère) ou au cœur du pays (pour donner de la profondeur à la défense) ? À quantité égale d’acier et de travail, on peut construire un tank (choix offensif) ou dix canons anti-tank (choix défensif) : que choisir ?

Répondre « il faut être prêt à tout » semble témoigner d’un solide bon sens, mais cela n’est d’aucune aide dans ces choix, pourtant cruciaux.

Trostki s’en prend ensuite longuement au point le plus faible de la position des « communistes militaires » : leur doctrine de l’offensive. Évoquant le précédent congrès du Komintern qui avait exposé que seul un traître pouvait renoncer à l’offensive et seul un niais pouvait réduire la stratégie prolétarienne à l’offensive, Trotski déclare qu’il y a pas mal de « niais de l’offensive » parmi les « doctrinaires à la mode ». Il dénonce avec raison le syllogisme voulant que dans une époque révolutionnaire il faut se mettre à l’offensive, et y voit la simple application du gauchisme dans le domaine militaire.

Remarquons qu’ici, par facilité, mépris ou disposition polémique, Trotski s’en prend à de réels ou imaginaires partisans du « tout offensif », alors que l’essai de Frounzé envisage clairement la possibilité de phases et de batailles défensives et cela aux deux niveaux du débat :

1° Au niveau politico-stratégique général : il faut se préparer pour une guerre défensive mais la tendance principale historique tend plutôt à déterminer qu’il faudra mener une guerre offensive.

2° Au niveau militaire : il faut savoir mener des batailles et des combats défensifs mais dans une stratégie générale où la victoire sera remportée par la manœuvre et l’attaque.

Trotski voit dans les partisans de l’offensive des victimes du « méthodisme ». Ce concept, forgé par Clausewitz dans cette acception, désigne la tendance à faire un système stratégique stable d’une certaine combinaison d’actions équivalent à une série de conditions spécifiques, généralement fondées sur l’expérience de la guerre précédentes. Et Trotski de faire un procès pour « méthodisme » aux partisans de la doctrine de la guerre révolutionnaire offensive. Plus avant, il distingue deux éléments constitutifs de cette doctrine :

1° une politique internationale offensive pour accélérer le processus révolutionnaire.

2° une stratégie offensive pour l’Armée rouge.

Mais c’est pour revenir à son simple credo selon lequel « il faut être prêt à tout » : à une contre-offensive comme après l’agression polonaise, à une retraite comme après Brest-Litovsk, etc.

Au niveau international, la vague révolutionnaire de 1918-1919 a reflué et, facteur entériné par le 3e congrès du Komintern, dans de nombreux pays, les communistes ont été obligés d’effectuer des retraites stratégiques majeures. En Russie soviétique même, il y a eu repli dans le domaine économique (autorisation des concessions, abolition du monopole sur les céréales, etc.).

La raison de ces replis se trouve dans le maintien de l’encerclement capitaliste, donc la relative stabilité du régime bourgeois.

Que veulent donc, demande Trotski, ceux qui espèrent une Armée rouge orientée sur la guerre révolutionnaire offensive ? La reconnaissance du principe ? Alors ils enfoncent des portes ouvertes. La mise à l’ordre du jour d’une offensive révolutionnaire ? Alors ils s’opposent à l’analyse du Parti et du Komintern…

Trotski contourne ici encore les implications majeures de la question de la doctrine, à savoir les priorités à établir dans le développement des forces armées, sauf en un de ces aspects, très particulier et bien choisi pour les besoins de la polémique : l’éducation des soldats.

À nouveau, Trotski évite de s’adresser à Frounzé et tombe à bras raccourcis sur le pauvre Solomine.

Celui-ci avait eu le malheur d’exposer la thèse selon laquelle si la Russie soviétique était intéressée par une période de paix, les guerres révolutionnaires, en dépit d’une politique défensive, n’en demeuraient pas moins inéluctables. Et pour s’y préparer, il fallait entre autre doter les soldats rouges d’un esprit offensif. En d’autres termes, ironise Trotski, aux côtés d’une réserve de biscuits de l’armée, Solomine veut avoir une réserve d’enthousiasme offensif.

Trotski s’est choisi une proie facile : il a beau jeu d’expliquer que le pays et les travailleurs sont épuisés par la guerre et les privations. On explique aux soldats rouges que si on ne les démobilise pas, c’est uniquement parce que de nouvelles attaques menacent. Et c’est sur base de ces conditions que Solomine conclut qu’il faut éduquer les soldats rouges à la guerre révolutionnaire offensive… Trotski rappelle que l’Armée rouge est aux neuf dixièmes composée de paysans sourds aux sirènes de la guerre révolutionnaire offensive. La seule politique éducative consiste, selon lui, sans dissimuler un instant la possibilité d’une guerre révolutionnaire offensive pour aider l’émancipation des travailleurs d’autres pays, à mettre en avant la volonté de préserver la paix pour reconstruire le pays.

Il invoque la guerre polonaise, une guerre défensive qui, à ce titre, a largement mobilisé les masses et leur a donné l’allant pour la transformer en guerre offensive, et oppose cette « bonne dialectique » (une propagande défensive engendrant une guerre offensive) à la « mauvaise dialectique » de Solomine voulant une propagande offensive dans une époque défensive.

Suite à un bref passage sur les limites des analogies historiques relatives à la Révolution française, Trotski insiste sur le fait que la révolution ne peut être apportée de l’étranger : l’intervention militaire de l’extérieur ne peut être qu’un complément à la lutte révolutionnaire nationale.

Trotski envisage ensuite le contenu stratégique et technique de la doctrine militaire proposée, à savoir la manœuvrabilité et l’agressivité.

Si les opérations de la guerre civile s’étaient caractérisées par une extraordinaire manœuvrabilité, Trotski questionne opportunément leur origine : qualités intrinsèques de l’Armée rouge (nature de classe, esprit révolutionnaire, etc.), ou conditions objectives de la lutte (immensité des théâtres militaires, petit nombre de troupes, etc.) ?

L’Armée rouge, remarque-t-il avec raison, n’était pas la seule à se distinguer par sa manœuvrabilité. En infériorité numérique, mais avec une technique militaire supérieure (et, aurait pu ajouter Trotski, une cavalerie initialement plus nombreuse), les Blancs ont compris les premiers l’intérêt d’une stratégie manœuvrière. Durant les phases initiales, ils ont donné des leçons de manœuvrabilité aux Rouges. Quant aux forces de von Ungern et de Makhno, elles se caractérisaient par leur très grande manœuvrabilité. La manœuvrabilité, conclut Trotski de manière absolument convaincante, n’est pas particulière à l’armée révolutionnaire, mais à la guerre civile russe.

Dans les guerres nationales, une armée s’éloignant de sa base s’enfonce dans un environnement où ne sont disponibles ni soutien, ni couverture, ni assistance. Dans une guerre civile, chaque camp trouve du soutien sur les arrières de l’adversaire. Les guerres nationales sont menées par d’énormes masses, les guerres civiles divisent les forces et les ressources du pays, et dans leurs premières phases, elles mettent aux prises des forces limitées et mobiles, ayant recours à l’improvisation et étant sujettes à l’accident.

Il est donc inadmissible, conclut Trotski, de considérer la manœuvrabilité comme expression particulière du caractère révolutionnaire de l’Armée rouge.

Trotski évoque un autre article de la revue Science militaire et Révolution, écrit par un certain Varine, affirmant que la mobilité des unités rouges surpassaient tous les précédents historiques. Trotski déclare l’affirmation intéressante quoique méritant d’être vérifiée. Il reconnaît que l’incroyable vitesse des mouvements opérationnels, exigeant endurance et abnégation, était conditionné par l’esprit révolutionnaire de l’Armée, mais dénonce une nouvelle fois comme nocive toute tentative de « mise en dogme » des caractéristiques de la stratégie et des tactiques de l’Armée rouge durant la guerre civile.

On peut, d’après lui, dire à l’avance que les opérations de l’Armée Rouge sur le continent asiatique – si c’est là qu’elles doivent se dérouler – auraient, par nécessité, un profond caractère manœuvrier. La cavalerie devrait y jouer le rôle le plus important et dans certains cas, l’unique rôle. Mais les activités militaires sur le théâtre occidental seraient plus restreintes. Les opérations menées sur des territoires ayant une composition nationale différente et plus densément peuplés déboucheraient sinon à une guerre de position, au moins à des limites de la liberté de manœuvre.

Ainsi, le rejet d’une défense de positions fortifiées (tel qu’exposée par Toukhatchevski), peut selon Trotski résumer les enseignements de la période écoulée (l’Armée rouge n’ayant pas d’équipements ou de troupes spécialisées pour ce faire), mais ne peut devenir une règle pour le futur. Comme l’Armée rouge est en mesure de se doter des troupes capables de défendre une forteresse, elle peut les développer et les utiliser. Avec le temps, les unités rouges ont pu se doter des qualités nécessaires à la guerre de position (la capacités des unités à tenir une ligne de front en s’appuyant les uns sur les autres), avec le temps, ces capacités se développeront encore.

Ici encore, Trotski ne s’attaque pas au cœur de la pensée qu’il critique. Toukhachevski était un penseur militaire brillant. Son rejet de la défensive ne se basait pas uniquement sur les qualités « originelles » de l’Armée rouge mais aussi sur l’évolution de la technique militaire. En 1921, Toukhachevski n’a pas encore théorisé de l’emploi massif et conjugué de l’aviation et des blindés pour des opérations sur la profondeur, mais c’est déjà en invoquant les progrès de la technique militaire qu’il refuse que l’on enferme l’Armée rouge dans des lignes fortifiées. La réponse de Trotski se limite à dire : nous n’avions pas les moyens de nous enfermer dans une ligne fortifiée, mais maintenant nous en avons les moyens, le marxisme décrète qu’il ne faut a priori écarter aucun moyen, etc.

L’exposé de Trotski semble solide, et plusieurs de ses critiques et observations sont pertinentes, mais si on le confronte aux propositions auquel il prétend répondre, il est tout simplement « à côté de la plaque ». Les grands enjeux de la guerre future lui passent par-dessus la tête.

En s’en prenant au paradigme de l’attaque, Trotski expose qu’il n’est pas exclusif à l’Armée rouge. La doctrine militaire hitlérienne allait le prouver, mais Trotski va démontrer une nouvelle fois son manque de perspicacité dans le domaine stratégique en critiquant l’analyse que Frounzé avait fait de la doctrine militaire française. Selon Frounzé, rappelons-le, la position historique de la bourgeoisie française (repue, ayant eu la part du lion dans le partage colonial et entière satisfaction dans le traité de Versailles) dictait une doctrine militaire défensive. Trotski le conteste : l’attaque est la doctrine officielle de la République française, dit-il, et de citer des articles de la presse militaire française. Mais Frounzé avait vu juste : au fil des années le caractère défensif de la politique militaire française allait s’affirmer et s’incarner dans ce qui est devenu l’archétype du genre, la ligne Maginot.

Après le paradigme de l’attaque, Trotski aborde ceux de l’agressivité, de l’initiative et de l’énergie. Là aussi, il affirme que ces traits furent davantage, au début de la guerre civile, le fait des Blancs que des Rouges. Au cours de la première période de la révolution, les Rouges ont généralement évité l’attaque, préférant fraterniser et discuter, et cette méthode s’est avérée efficace. Ce sont les Blancs qui montraient de l’agressivité, qui forçaient les attaques. Ce n’est que graduellement que les troupes rouges ont acquis une énergie et une confiance garantissant la possibilité d’actions décisives.

Les grands raids de la cavalerie sont l’expression la plus explicite de la manœuvrabilité. Et Trotski a beau jeu de rappeler que le pionnier de ces raids fut le général blanc Mamontov. Trotski généralise : ce sont les Blancs qui ont appris aux Rouges comment faire de soudaines percées, des opérations d’enveloppement, des pénétrations sur les arrières de l’ennemi. Dans la période initiale, la Russie soviétique pensait se défendre par un long cordon de troupes placés côte à côte. La manœuvrabilité, l’agressivité et l’esprit d’initiative n’étaient pas les qualités premières de l’Armée rouge mais celles des Armées blanches.

De fait, le raid du 4e corps de cosaques du Don (9.000 cavaliers) du général Mamontov, qui dévasta les arrières du Front Sud de l’Armée rouge en août 1919, fut le premier grand raid de cavalerie de la guerre civile. Mais il est d’autres exemples qui mettent à mal l’objection de Trotski. Et l’exemple le plus évident ne lui a pas laissé le beau rôle, lui ayant d’ailleurs presque coûté sa place à la tête de l’Armée rouge.

En janvier 1918, Frounzé, qui avait assuré la victoire de l’insurrection de Moscou, avait su constituer la 4e Armée rouge en agrégeant des détachements divers, surtout de partisans. Alors que l’offensive de Koltchak battait son plein, Frounzé estimait que les succès même des Blancs les avaient mis en position de faiblesse, en allongeant leurs lignes de communication. Il proposa alors au chef d’état-major de l’Armée rouge, Vatsétis, de ne pas résister frontalement mais d’effectuer une vaste manœuvre : les 1ère et 4e armées rouges, ainsi que l’armée du Turkestan, déborderaient le flanc sud des Blancs. Comme Vatsétis restait indécis et évasif, Frounzé proposa cette manœuvre à Lénine qui l’approuva. Les forces mises à la disposition de Frounzé furent même augmentées puisque la 5e Armée, dont Toukhatchevski venait de recevoir le commandement, lui fut adjointe. La manœuvre fut un succès total : les forces blanches s’effondrèrent et refluèrent vers l’Oural.

La 5e Armée de Toukhatchevski contribua au plan général dicté par Frounzé par ses propres manoeuvres, ainsi la traversée à marche forcée, des monts Oural par la vallée de la Youryourani. Toukhatchevski fut décorée de l’ordre du drapeau rouge, le gouvernement, dans sa citation, vantant ses « manoeuvres amples, audacieuses, pleines de risques ».

Et l’histoire ne s’arrête pas là : Frounzé et Kamenev, le commandant du Front Est, souhaitaient poursuivre les Blancs, anéantir leurs forces pour libérer l’Oural et la Sibérie. Vatsétis, craignant l’entrée sur le champ de bataille de puissantes réserves blanches (en fait inexistantes) s’y opposa et ordonna un arrêt de l’offensive sur l’Oural. Trotski, qui voulait que les efforts soient concentrés sur le Front Sud, soutint Vatsétis. Comme Kamenev s’obstinait, Trotski et Vatsétis le relevèrent de son commandement. Les commissaires du Front Est (Smilga et Lachkévitch) se solidarisèrent de Kamenev et en appellèrent à Lénine qui leur donna raison.

L’offensive de poursuite voulue par Frounzé et Kamenev eut donc lieu et fut un succès total : les Armées rouges volèrent de victoire en victoire, libérant presque sans desseller ni combattre toute la Sibérie, s’emparant d’un immense butin de guerre.

L’erreur d’appréciation de Vatsétis était telle que Staline demanda et obtint du Comité central, le 3 juillet 1919, son remplacement par Kamenev. Un nouveau Conseil révolutionnaire de guerre de la République est alors formé : des proches de Trotski (Smirnov, Rosengoltz, Raskolnikov) sont remplacés par Smilga et Goussev. Trotski offre sa démission qui est démonstrativement refusée.

L’épisode est évoqué ici parce qu’il montre que les forces rouges avaient bien de grandes qualités manœuvrières dès le début de la guerre civile. On remarquera aussi que les adversaires de Trotski dans le débat de 1920-21, comme Frounzé et Toukhachevski, y ont excellés.

Trotski avait cependant raison de dire que l’Armée rouge en tant que telle (et non les forces rouges initiales) a appris des Blancs l’art de la manœuvre.

Les qualités d’initiative et d’allant étaient bien les qualités premières des forces rouges initiales (Gardes rouges, partisans rouges, et quelques unités comme les fusillers lettons ou les marins de la Baltique). Mais :

1° Ces qualités étaient à l’origine liées à « l’esprit partisan » qui sera placé sous l’éteignoir de la transformation en unités classiques commandées par des officiers d’ancien régime.

2° L’enthousiasme de ces troupes allait être dilué dans la masse des recrues paysannes résultant de l’instauration du service militaire obligatoire, le 29 mai 1918.

Ces recrues étant souvent pauvrement motivées, les désertions et les abandons de poste prirent le caractère d’un phénomène de masse. Le 29 août Trotski donne pour la première fois l’ordre de fusiller des déserteurs. Avant la fin de l’année, l’élection des officiers est abolie, la peine de mort et les tribunaux militaires rétablis, et les soviets de soldats dissous.

La séquence historique pour les forces armées rouges pourrait commencer par des qualités premières d’initiative, d’offensive et de manœuvre, résultant d’un esprit révolutionnaire propre à des détachements de volontaires organisés autour de commandants élus. Ces forces ont ensuite été dissoutes et leurs combattants versés dans des régiments normalisés, en même temps qu’un nombre écrasant de soldats forcés à se battre, le tout placé sous le commandement d’officiers de l’ancien régime. La perte des qualités initiales était inévitable, compensée par le développement quantitatif et le processus d’acquisition de qualités nouvelles. Et dans un troisième temps, partie à l’école des Blancs, partie comme fruit d’un immense travail politique, cette nouvelle armée a retrouvé le sens de l’offensive, de l’initiative et de la manœuvre, cette fois sous un commandement centralisé, à une grande échelle, et avec une répartition rationnelle des forces.

Mais reprenons le fil de l’article de Trotski.

Celui-ci remarque avec justesse que, dans la guerre manœuvrière, la distinction entre défense et attaque s’efface : seule compte la conquête de l’initiative. La confusion entre initiative et offensive était en effet une grande faiblesse dans l’analyse des « communistes militaires ». Si l’Armée rouge avait pu prendre l’offensive sur le front le plus important du moment, ce n’était qu’en s’affaiblissant provisoirement sur tous les autres. Trotski trouve cette constatation dans l’article de Varine et l’approuve. Dans les plans opérationnels, l’offensive était en rapport avec la défensive, voire avec la retraite.

Le travail d’instruction des troupes, conclut Trotski, doit donc introduire l’idée que la retraite n’est pas une fuite, mais parfois le moyen de préserver les forces, réduire le front, tromper l’ennemi etc. Et si une retraite stratégique est légitime, il est alors erroné de réduire toute la stratégie à l’attaque.

Revenant alors à l’article de Solomine (qu’il préfère décidément attaquer que celui de Frounzé) Trotski dénonce jusqu’à la manière dont la problème est posé : « Quel type d’armée préparons-nous et pour quelles tâches ? »  En d’autres termes: « Quels ennemis nous menacent et par quelles voies stratégiques (défense ou attaque) en viendrons-nous à bout ? »

Trotski compare cette approche à la manière dont le vieil état-major austro-hongrois avait envisagé, pendant des décennies, les possibles guerres (contre l’Italie, contre la Russie, etc.) en détaillant des variantes découlant de l’évolution des effectifs des armées potentiellement ennemies, leur armement, les conditions de mobilisation, les fortifications, concentrations et déploiements, etc.

Avec une désinvolture inouïe et une ironie pénible, Trotski balaie ce type de travail qui ne satisfait selon lui que des esprits bornés et routiniers rêvant de schémas stables. Comme l’époque est instable, il est impossible de prévoir tous les cas de figure.

S’enferrant dans cette voie, caricaturant, pour le disqualifier, le travail d’état-major en l’associant à des méthodes conservatrices et routinières, Trotski lui oppose le travail d’évaluation accompli par le Parti. Ce sont les congrès du Parti et son Comité central qui analysent la situation et forgent des directives qui sont tout ce dont l’Armée a besoin.

La morgue de Trotski envers la pensée militaire laisse sans voix. Il avait déjà eu l’occasion de dire que les grands principes militaires n’étaient que des truismes : un âne mangeant du grain par le trou d’un sac en évitant les coups de bâtons d’un mouvement de croupe mettait selon Trotski en application tous les grands principes militaires (exploiter le point faible, dérober les flancs, etc.) sans avoir lu Clausewitz. De Clausewitz d’ailleurs, il ne cite que les passages mettant en garde contre le dogmatisme, glissant sur l’immense portée théorique de De la guerre. On a peine à le croire mais dans ces lignes, indiscutablement, Trotski estime inutile le travail préparatoire d’état-major en temps de paix.

Trotski aborde ensuite la proposition de Toukhatchevski, soumise au Komintern, que soit établi un état-major international qui lui soit attaché. Trotski l’estime « bien sûr » mauvaise : elle ne correspond pas aux tâches formulées par le Congrès du Komintern et est prématurée. Un tel état-major ne peut selon lui surgir que sur la base d’états-majors nationaux de plusieurs états prolétariens.

Trotski reproche aussi à Toukhatchevski sa critique du système de milices – nous en reparlerons – avant de revenir sur l’objection de Solomine décrétant impossible de former en même temps les soldats rouges dans l’esprit de la défense et dans l’esprit de l’attaque. Ce n’était certainement pas la réflexion la plus intelligente de Solomine, et Trotski est très convainquant lorsqu’il expose que les bases de la construction militaire en Russie soviétique sont les tendances à la fois révolutionnaires et défensives des masses paysannes et même de larges cercles de la classe ouvrière. Cela correspond à la situation internationale, avec un mouvement révolutionnaire sur la défensive. En expliquant cette situation aux éléments avancés de l’Armée rouge, Trotski veut leur apprendre à correctement combiner défense et attaque.

Mais sur la lancée, Trotski s’en prend à l’affirmation de Solomine selon laquelle l’armée est formée pour une spécialité – soit pour la défense soit pour l’attaque. Il la juge « erronée jusqu’à l’absurde » parce que la défense et l’attaque constituent des moments variables dans le combat, etc.

Le fusil et la baïonnette sont bons pour la défense comme pour l’attaque, décrète Trotski, qui passe à côté des enseignements des derniers mois de la guerre mondiale, de l’apparition en masse du char d’assaut sur le champ de bataille à l’émergence d’une aviation stratégique. Et alors que dans son essai Frounzé remarquait que les moyens techniques de lutte ne cessaient de se développer, créant de nouvelles spécialités et de nouveaux types d’armes, Trotski en reste au fantassin universel armé de son fusil universel…

Alors certes, en 1921, l’Armée rouge ne disposait que de l’armement hérité de la guerre civile, mais justement, la question de son remplacement se posait. C’est en 1920 que commence la production des premiers avions militaires soviétiques : les premiers Polikarpov R-1 sortent d’usine alors qu’en Italie Giulio Douhet publie La Maîtrise de l’air, première apologie du bombardement stratégique. Le pays ne dispose encore que de vieux tanks abandonnés par les interventionnistes mais les débats ont commencé sur leur rôle dans la guerre future : J. F. C. Fuller a déjà publié son Tanks dans la grande guerre. Trotski, commissaire à la guerre, semble aveugle et sourd à ces grands débats.

Trotski reconnaît dans l’enchevêtrement de rapports internationaux certains éléments permettant d’orienter le travail militaire à moyen terme. À l’ouest, il y a la Pologne et la Roumanie (et derrière elles, la France), en Extrême-Orient, le Japon, autour du Caucase, l’Angleterre. La question de la Pologne est la plus claire. La Russie soviétique s’en tient à la stricte exécution du traité de Riga. Si la Pologne attaque, la guerre sera défensive, ce qui galvanisera la mobilisation du peuple et de l’armée.

Ce n’est que dans les toutes dernières lignes de son essais que Trotski pose la question centrale : comment s’orienter concrètement dans la construction militaire ? Quelle devrait-être la puissance numérique de l’armée rouge ? Dans quel type d’unités ? Avec quelle répartition ?

Mais c’est pour déclarer que seules sont possibles les approximations empiriques et les rectifications opportunes, dépendant des changements de situation. Seuls les « doctrinaires désespérés », déclare Trotski, pensent que les réponses aux questions de mobilisation, formation, entraînement, éducation, stratégie et tactique, peuvent être obtenues par déduction.

Et à ce stade, Trotski s’abaisse à jouer les « monsieur gros bon sens » avec une conclusion digne d’un adjudant prussien : foin d’études doctrinales, il faut cuisiner de la bonne soupe aux choux, enseigner comment détruire les parasites corporels, diriger correctement les exercices, enseigner comment graisser les fusils et les bottes, enseigner comment tirer, aider le personnel de commandement à bien assimiler les règlements, à emballer ses pieds correctement dans des bouts de tissu et, une fois encore, (c’est Trotski qui se répète) à graisser les bottes…

10. Une première évaluation

Tout cet essai, malgré quelques fulgurances, montre un Trotski bien en deçà des exigences du débat. Cest peu dire qu’on l’a connu plus inspiré et ses procédés même sont quelque peu indignes. Face à des méthodes et des conclusions aussi grossières (où a-t-on vu que Frounzé prônait de ne pas graisser les bottes ?), face la violence de la charge et la pauvreté de son contenu, on peut imaginer que Frounzé, Goussev et les autres « communistes militaires » aient été un peu abasourdis.

On l’a vu, la proposition de Frounzé a un fondement marxiste solide : une situation politique, sociale et économique nouvelle ouvre les possibilités d’une nouvelle manière de faire la guerre. Il se propose non plus, comme l’on fait Engels et Mehring, d’en analyser les caractéristiques a posteriori, non plus, comme l’ont fait Cromwell et Napoléon, d’en utiliser les caractéristiques à chaud et empiriquement : Frounzé se propose de déduire méthodiquement ce que la nouvelle situation sociale, politique et économique de la Russie implique sur le plan militaire. C’est la combinaison de cette analyse et des traits de la conjoncture (qui sont les ennemis de la Russie soviétique ? Quelles sont leurs intentions ? Quelles sont leurs forces?) qui doit donner naissance à la « doctrine militaire unifiée ».

Mais cette myopie de Trotski ne disqualifie pas toutes ses critiques.

Le fait d’avoir traversé victorieusement la guerre civile fournit une expérience qui a un double aspect. Un aspect positif, celui d’une pratique menée avec succès, le meilleurs moyen d’affirmer le vrai sur le faux. Un aspect négatif, celui d’une absence d’analyse critique des anciens choix qui se sont révélés justes.

In fine, Trotski reproche à ses adversaires d’ériger une expérience empirique en modèle, ou plus sévèrement encore : d’idéaliser les lacunes.

Dans une certaine mesure, sûrement, certains d’entre eux ne faisaient que généraliser, en la théorisant, leur expérience dans la guerre civile. Vorochilov et Boudienny avaient été de grands chefs de guerre : les résultats obtenus à la tête le leur 1ère Armée de Cavalerie pèsent autrement plus lourds que les critiques que Trotski ne cessera de distiller à leur encontre, et qui se perpétuent dans une historiographie occidentale qui aime à les prendre pour des incapables. Mais de fait, Vorochilov comme Boudienny idéaliseront, théoriseront et généraliseront ensuite cette expérience en défendant jusque dans les années 1930 l’importance de grands corps de cavalerie. Ils n’iront pas jusqu’à empêcher l’effort de mécanisation impulsé par Toukhatchevski, mais veilleront à ce que d’importantes forces hippomobiles soient préservées.

À tout moment du débat, la position de Trotski restera identique. Il n’y a que deux moyens de faire la guerre :

1° la manière scientifique, atteignant au plus haut degré d’efficacité, qui s’appuie sur un corpus de connaissances accumulées de guerre en guerre au fil des siècles, s’enrichissant des « découvertes » de grands capitaines ou de théoriciens, se modifiant avec l’apparition de nouvelles techniques ;

2° la manière empirique, inexcusable lorsque les connaissances (ou les spécialistes les maîtrisant) sont accessibles.

Il ne devrait donc pas y avoir de différence entre les forces rouges et impérialistes, sinon que les premières ont l’avantage structurel de soldats combattants pour leurs intérêts de classe et les second l’avantage conjoncturel d’un savoir-faire supérieur et d’un équipement plus moderne. Il suffit dès lors de rattraper le retard en savoir-faire et en équipement pour s’assurer l’avantage.

Il s’agit de faire, sous la direction générale du Parti, aussi bien, voire mieux, que les chefs de guerre de la bourgeoisie, sur base de leurs méthodes, de leur organisation, de leurs doctrines, etc.

Si Trotski balaie d’un revers de main la possibilité d’une science militaire prolétarienne, il reconnaît l’existence d’une science sociologique prolétarienne : le matérialisme historique.

Comment expliquer cette contradiction ?

D’abord et accessoirement par le côté polémiste de Trotski qui ne résiste que rarement à la formule assassine faisant passer son contradicteur pour un crétin.

Mais il y a plus fondamental.

On se souvient de son ironie sur une « médecine vétérinaire prolétarienne ».

S’il avait fait son parallèle non pas avec l’art de soigner les animaux mais les hommes, il aurait dû constater que la médecine est différente en pays socialiste et en pays capitaliste, non pas dans la description de telle pathologie ou dans l’estimation de l’efficacité de telle ou telle molécule, mais dans toute son organisation et son orientation : on ne soigne pas les mêmes personnes, et pas de la même manière (d’un côté, toute la population en privilégiant les méthodes préventives, de l’autre côté, la partie solvable de la population en privilégiant les méthodes curatives).

En définitive, Trotski est insensiblement passé de l’unicité de la vérité scientifique à la neutralité des techniques et formes d’organisation.

Lorsqu’il s’était mêlé de l’organisation de la production, c’est pour imposer les formes d’organisation les plus dirigistes, les plus éreintantes, venues du fordisme et du taylorisme américains. Le seul rôle politique des prolétaires est d’en comprendre la nécessité, de l’accepter avec entrain et même de les améliorer sur la base de leur expérience.

Nous ne tenterons pas ici d’en expliquer l’origine, de faire la part des choses entre la personnalité de Trotski et l’état des débats entre bolcheviks sur les problèmes nouveaux que posaient la construction du socialisme dans un contexte de guerre civile.

Disons simplement que, dans les rangs bolcheviks, on considérerait souvent qu’une forme d’organisation de la production (ou du combat) était aussi « neutre » (également utilisable par un pouvoir soviétique que par l’ancien régime) qu’un outil – laminoir ou canon. Cela marquera d’ailleurs la période stalinienne. La distinction entre moderne et progressiste n’était pas toujours opérante, comme en témoigne la fascination officielle, presque obsessionnelle, pour les USA en URSS.

11. Un débat parallèle : le débat culturel

Le débat culturel a été d’une intensité rare au début des années 1920 en URSS et les arguments échangés, comme les différents aspects du débats (importance des idées nouvelles, évaluation de l’héritage, utilisation des « spécialistes » de l’ancien régime), correspondaient quasiment terme à terme au débat militaire.

Pour les mouvements artistiques qui avaient adhéré à la révolution, qui l’avaient faite leur, l’élimination de l’ancienne culture paraissait une condition à l’émergence de la culture du monde nouveau.

Les deux principaux mouvements étaient les futuristes et les prolétariens, par ailleurs très opposés.

1° Les futuristes voyaient l’avenir de la littérature dans un changement radical des formes et par un renouvellement du langage. Leur mépris pour l’art traditionnel était au cœur de leur manifeste de 1912 écrit par Maïakovski, Une gifle au goût public, qui invitait à jeter Pouchkine, Tolstoï, Gorki, et les autres « par-dessus bord ». Après Octobre, ils fondent le collectif Komfut (COMmuniste-FUTuriste) et prétendent être admis au Parti en tant que collectif et sur base d’une critique de la carence du Parti sur le front culturel. Sous l’apparence de vérités incontestables, disaient les Komfut, on sert aux masses les fausses doctrines des seigneurs. Sous l’apparence de justice universelle — la morale des exploiteurs. Sous l’apparence des lois éternelles du Beau — le goût perverti des oppresseurs.

2° Les prolétariens, hostiles au formalisme des futuristes, considéraient que l’art nouveau était affaire de contenu, auquel était subordonnée la recherche des formes adéquates. Ils appelaient au rejet de toute œuvre dont l’auteur ne serait pas prolétarien. Ils avaient des racines théoriques bien ancrées dans le mouvement ouvrier russe, avec l’école de Capri de Bogdanov, et la théorie esthétique marxiste élaborée par Plekhanov bien avant la révolution. Eux aussi critiquaient la valeur relative de la culture passée, considérée comme celle des oppresseurs du peuple.

La condamnation de l’art passé traversait toutes les avant-gardes. Malévitch appelait le gouvernement à ne pas s’opposer à la destruction du patrimoine artistique : la culture de la société nouvelle ne pouvant se révéler qu’après l’élimination de l’ancienne tout comme, pour les scientifiques, la vérité se révèle après l’élimination des préjugés. Pour Bogdanov lui-même, la culture du passé est un vecteur de l’idéologie des anciennes classes dominantes, d’autant plus dangereuse que le prolétaire est désarmé par son prestige.

La politique du Parti était autre, qui valorisait la réappropriation par les masses des richesses culturelles du passé. Les artistes soviétiques devaient interpréter l’héritage artistique, et mettre en valeur son caractère national et populaire. L’art n’était pas l’expression de la classe dominante mais un champ où s’exprimaient les contradictions sociales.

Les thèses de Lénine Sur le Proletkult sont connues par leur rejet d’une indépendance de l’organisation culturelle (Bogdanov, fondateur, théoricien et dirigeant du Proletkult défendait l’idée d’un partage des responsabilités : la politique au Parti, l’économie aux syndicats, et la culture au Proletkult). Mais la quatrième thèse vise les courant qui rejetaient l’héritage classique, en prenant comme exemple le marxisme lui-même qui, loin de rejeter les conquêtes intellectuelles de la bourgeoisie, les a assimilées, repensées et dépassées. La société nouvelle se forge, par et sous la direction du prolétariat qui, dans ce processus, se transforme, acquiert une culture qui n’est pas un retour à une pureté prolétarienne originelle mais une avancée vers une culture nouvelle, qui emprunte tout à la fois à l’héritage classique, aux éléments culturels spécifiques du prolétariat, et aux facteurs nouveaux issus de ces rapports sociaux socialistes.

La question des « spécialistes » s’est posée dans le domaine culturel dans les mêmes termes que dans le domaine militaire. En 1925, Boukharine demandait que soit constitué avec les écrivains de l’ancien régime un bloc politico-littéraire et qu’on se mette à leur école, comme dans l’industrie (il aurait pu ajouter : et dans l’armée) à celle des « spécialistes ». Kerzentsev accorda de mauvaise grâce un compromis aux termes duquel les « spécialistes » (acteurs, metteurs en scène et décorateurs) enseigneraient leur art aux amateurs prolétaires. Mais d’autres théoriciens du Proletkult, rejetaient ce compromis, nuisible à leurs yeux dans la mesure où ils estimaient que ces spécialistes entacherait de « nuance bourgeoise » à la créativité du prolétariat.

Le Parti n’est intervenu directement dans la vie littéraire qu’à partir du moment où les conflits de tendances se sont envenimées en raison de la prétention des prolétariens à régenter la littérature, à décider qui publierait quoi. Une commission fut constituée pour étudier la situation de la littérature et faire au Comité central des propositions circonstanciées. S’y retrouvaient des figures politiques de premier plan comme Lounatcharski, Radek, Boukharine, Frounzé et Trotski…

En 1922-1923, Trotski avait consacré à la politique littéraire un ouvrage au grand retentissement : Littérature et révolution. Il y défend l’idée que la tâche principale de l’intelligentsia prolétarienne n’est pas le développement d’une nouvelle culture mais le travail concret permettant aux masses arriérées d’assimiler la culture existante. Bien dans son style, Trotski qualifie de « charlatanisme puéril » la « culture prolétarienne ».

Comme dans le débat militaire, Trotski ne ferme pas tout à fait la porte à l’émergence de conceptions nouvelles. Mais les conditions n’en sont pas réunies, et il faut donc s’en tenir aux formules éprouvées. Trotski effectue alors une généralisation qui éclaire son positionnement dans le débat militaire : il estime que si le marxisme est dès aujourd’hui efficace dans le domaine politique, son développement méthodologique et sa large application à la connaissance sont encore du domaine de l’avenir. C’est seulement dans une société socialiste, affirme Trotski, que le marxisme cessera d’être uniquement un instrument de lutte politique pour devenir une méthode de création scientifique, l’élément et l’instrument essentiel de la culture spirituelle.

À l’inverse de Trotski, il existait pour Lénine un art socialiste en gestation, vivant comme vivaient dans la Russie soviétique les premières pousses du socialisme dans les autres domaines de la vie sociale.

La position de Frounzé (ainsi son intervention à la séance du 3 mars 1925) recueillera un large écho dans la presse du Parti. Il se montre soucieux de ne pas repousser les couches sociales qui rallient la classe ouvrière sous réserve de laisser au Parti la direction idéologique. S’il condamne les méthodes autoritaires des prolétariens, il soutient l’émergence d’une littérature prolétarienne. Il faut viser, selon lui à la conquête par le prolétariat de positions solides dans le domaine de la littérature comme dans celui de l’art tout entier. Frounzé se défend de parler en spécialiste et transpose dans la littérature son expérience de la guerre civile : le rassemblement des forces vives de la nation autour de son avant-garde prolétarienne, comme dans le Tchapaev de Fourmanov, qui avait été commissaire politique auprès de Frounzé.

On retrouve les grandes lignes de Frounzé sur la politique militaire : une littérature (doctrine militaire) prolétarienne est non seulement possible, mais elle existe déjà, de manière embryonnaire et il faut faire de son développement une priorité, jusqu’à la rendre achevée, complète, et hégémonique. Les spécialistes de l’ancien régime peuvent contribuer à la constitution de cette littérature (doctrine militaire) prolétarienne, pourvu qu’ils se débarrassent de ce qui caractérisait la littérature (la pensée militaire) de l’ancien régime.

12. Armée ou milice ?

Il y avait chez les vieux bolcheviks unanimité pour distinguer un type d’armée bourgeoise (permanente et encasernée) et un type d’armée socialiste (milicienne). Il est étonnant que, dans son déni de toute doctrine militaire prolétarienne, Trotski ne s’en rende pas compte. À l’époque de son débat avec Frounzé, la doctrine milicienne avait dû, sous la pression des événements, céder le pas à l’Armée rouge, et Trotski lui-même avait transformé les Gardes et les partisans rouges en militaires enrégimentés puis encasernés. Mais cette transformation, dans l’esprit de Trotski et d’autres dirigeants bolcheviks, était provisoire.

Selon Trotski, le système de milice ne pouvait donner de pleins résultats que dans une société industrialisée, organisée et civilisées. On était loin du compte en Russie, mais le système de milice restait l’objectif à atteindre. Il avait exposé ces thèses au 8e Congrès du Parti, en mars 1919 (c’est Sokolnikov qui, en l’absence de Trotski, les défendit).

Trotski envisageait le moment où les citoyens recevraient leur formation militaire là où ils vivaient et travaillaient, et non dans des casernes. À titre transitoire, on pouvait transformer les casernes pour les faire ressembler davantage à des écoles militaires. Au même congrès, Trotski envisage un retour au système électif des commandants.

Le 8e Congrès adopta ces thèses (et le 9e les reprit aussi) mais soutint dans sa résolution finale sur la question de la milice qu’en cas de guerre ouverte, une armée centralisée, avec unité d’organisation et de commandement permettrait seule d’atteindre les meilleurs résultats avec les moindre sacrifices.

La guerre civile achevée, Trotski entreprit l’application de son programme d’organisation milicienne et territoriale.

Les « spécialistes » furent surpris de voir celui qui avait si vigoureusement centralisé l’armée, et qui en avait extirpé l’esprit de guérilla, défendre un système militaire qui, à leurs yeux, rappelait fâcheusement les chaotiques premiers temps de la guerre civile. Parmi eux Svetchine, que Trotski attaquera dans une critique intéressante parce qu’il y défend l’idée qu’il a tant combattue chez Frounzé : le nouveau exige du nouveau.

Trotski accuse Svetchine de n’avoir pas compris que la Révolution a bouleversé les rapports sociaux : la discipline dans l’Armée rouge n’a pas besoin de caserne, elle repose sur la puissance d’attraction du régime soviétique et du Parti communiste.

Le socialisme développe l’esprit de coopération, l’instruction y est combinée avec le travail physique et la pratique généralisée et intelligente du sport. Si les milices reposent sur les groupes naturels, économico-professionnels, de la nouvelle société (communes villageoises, collectifs municipaux, associations industrielles), alors la milice connaîtra un esprit de corps d’une qualité bien supérieure à celui des régiments formés dans les casernes.

Trotski va jusqu’à reprocher à Svetchine de mettre sur le même pied le mercenaire ignorant et ivre, rongé par la syphilis et abruti par le catholicisme, qui servait Wallestein au 17e siècle, et le prolétaire russe engagé dans l’Armée rouge.

On ne pouvait mieux dire que l’organisation militaire, partie de la science de la guerre, était tributaire du système politique, et qu’ainsi un pouvoir prolétarien devait avoir une organisation militaire prolétarienne.

La proposition de Trotski va se heurter à quatre grandes oppositions :

1° Celle des tenants de la science militaire traditionnelle, ralliés au pouvoir soviétique, dotés parfois d’une grande largeur de vue, mais se méfiant du « rêveur Jaurès ».

2° Celle de bolcheviks comme Smilga qui, lors du Congrès des commissaires aux armées de 1920, expose qu’avec le système des milices, la plupart des régiments et des divisions seraient composés presque exclusivement de paysans, que les unités composées d’ouvriers seraient peu nombreuses et isolées du reste de l’armée, ce qui pourrait mettre en danger la dictature du prolétariat. Il importait pour Smilga de répartir les éléments prolétariens dans toute l’armée, ce qui était incompatible avec une milice territoriale.

3° Celle de bolcheviks qui, lors du même Congrès, et avec comme porte-parole une nouvelle fois Smilga critiquent le système de milices parce que l’arriération générale (encore aggravée par les dévastations de la guerre civile) des infrastructures russes, à commencer par les chemins de fer, rendrait confuse et interminable la mobilisation et la concentration des forces de milices. L’agresseur serait sur la Volga avant que l’Armée rouge milicienne n’ai pu se regrouper. Un système à la Jaurès, résuma Smilga, pour être viable, présuppose un haut degré d’industrialisation, une classe ouvrière nombreuse, un bon réseau de communications.

4° Celles de commandants rouges comme Toukhatchevski et Frounzé pour qui l’Armée rouge doit être une force offensive, prête à fondre sur l’Occident au secours des révolutions prolétariennes. Ce projet nécessite une armée permanente, encasernée, sur le pied de guerre, prête à intervenir rapidement, hautement qualifiée, entraînée, motivée, mobile et manœuvrière.

On l’a vu, Trotski s’oppose à la première et à la dernière catégorie d’objection.

Par contre, il reconnaitra la pertinence de la plus grande partie de l’analyse critique de Smilga, tout en voulant garder pour objectif final un système milicien.

En 1921, à titre d’expérience, il créa trois divisions des milices, à Pétrograd, à Moscou et dans l’Oural. Avec l’affermissement du pouvoir soviétique, dans les années suivantes, le système de milice s’étendit jusqu’aux trois quart de l’Armée rouge. Mais dans les années 1930, avec la montée des périls, la marginalisation de Trotski, l’affirmation des thèses de Frounzé et Toukhatchevski, et la hausse des moyens mis par l’État au service de la Défense, la tendance allait s’inverser.

13. Les suites du débat

Le débat entre Trotski et les « communistes militaires » semble s’achever sur la victoire de Trotski. Il ne rencontra pas de contradiction et, les deux années suivantes, va continuer à défendre sa position au fil des discours et des articles.

Mais l’état de l’Armée rouge continue à se dégrader. En 1923, le budget des forces armées tombe à 2 % du budget de l’État. À la démobilisation voulue des soldats s’ajoute une hémorragie des cadres : sur les 87 000 hommes formés au commandement pendant la guerre civile, 30 000 sont morts et 32 000 partis prendre des responsabilités dans l’économie et l’administration (où ils apporteront un style autoritaire qui impactera la société soviétique). Le nombre des communistes dans l’Armée rouge tombe de 278.000 en août 1920 à 86.000 début 1922. L’armée est presque sans moyen : à peine 87 automobiles blindées pour toute la Russie…

En octobre 1923, lors d’un plenum du Comité central, Frounzé attaque Trotski en exposant son bilan accablant : l’Armée rouge est incapable de participer au moindre conflit, elle est dirigée de manière chaotique, la rotation des cadres est vertigineuse et la pensée stratégique absente, il n’y a pas de plan de mobilisation ni même de manuel d’emploi des différentes armes. Frounzé est suivi par le Comité central et, début 1924, Trotski perd au profit de Frounzé son poste de Commissaire du peuple à la guerre.

Frounzé entame ses réformes alors que l’Armée rouge ne compte plus que 562 000 hommes, soit dix fois moins qu’en 1920. Il pousse à la retraite les anciens militaires tsaristes, qui en 1923 représentaient encore 34 % des commandants et les trois quarts des postes supérieurs, pour faire la place aux jeunes commandants issus de la guerre civile et formée par dizaines de milliers dans les nouvelles écoles militaires (25.000 en 1924). Ce choix d’une nouvelle génération de commandants rouges va créer les conditions du passage au système de commandement unique et donc la fin du système instauré par Trotski associant un commissaire à un spécialiste.

Début 1925, Trotski perd la présidence du Conseil Militaire révolutionnaire, Frounzé le remplace là aussi et décrète que là où le chef d’unité est membre du parti communiste, le système de double commandement est aboli. C’est encore un pas vers le système de commandement unique.

Frounzé tombe malade à l’été 1925. Sa mort, le 31 octobre 1925, lors d’une opération chirurgicale, a été à l’origine de la rumeur d’un assassinat déguisé, mais la levée du secret des archives n’a pas infirmé la version officielle.

L’Armée rouge comptait alors 62 divisions d’infanterie : 26 de type « cadre », 36 du type milice territoriale. Les effectifs de ces dernières sont recrutés de préférence dans les régions industrielles pour leur assurer un caractère prolétarien. Leurs hommes devaient suivre une formation militaire de huit semaines, une fois par an, quatre ans d’affilée. Les divisions de type « cadre » ont un encadrement professionnels et la troupe est composée de conscrits astreints à deux années de service militaire. Toutes les unités de cavalerie et d’artillerie sont de type « cadre ». Progressivement, conformément aux projets de Frounzé, toute les unités de l’Armée rouge deviendront de type « cadre ».

C’est à cette époque que les théoriciens militaires soviétiques conçoivent l’art opératif, percée conceptuelle majeure, et écrivent des ouvrages qui feront date. Svetchine publie Stratégie, Chapochnikov Le Cerveau de l’Armée, Toukhatchevski La guerre du futur et Triandafillov La Nature des opérations des armées modernes. À ces ouvrages phares s’ajoutent des milliers d’études et articles.

La thèse de base est que les armées modernes, immenses, avec tout un pays derrière elles, ne sont plus vaincues par une seule bataille décisive à laquelle on doit parvenir par une seule campagne. Pour Frédéric II, pour Napoléon ou, sur le plan théorique, pour Clausewitz, le but était de chercher l’armée ennemie, de manœuvrer pour l’affronter en situation favorable et lui infliger une défaite décisive. C’est encore cette conception qui déterminera les plans hitlériens.

À cette « stratégie du point unique », pour reprendre l’expression de Isserson, les théoriciens soviétiques opposent la nécessité de mener une succession d’actions, strictement définies dans l’espace et le temps, affectant en profondeur le dispositif ennemi. Ces opérations supposent une séquence d’actions pour lesquelles des forces adaptées et proportionnées, ont chaque fois été rassemblées et préparées, à l’échelle du Front ou même de plusieurs Fronts. L’opération suppose la rupture de la défense ennemie, et l’exploitation de la percée par d’autres unités regroupées à cet effet et adaptées à cette tâche (mécanisées), désarticulant le dispositif ennemi dans sa profondeur.

Il ne s’agit plus simplement d’une stratégie permettant de remporter une bataille décisive car il n’y a plus de bataille décisive. Il s’agit d’une stratégie mettant en oeuvre un « art opératif » qui seul, en combinant batailles, percées et exploitations, permet, dans la guerre moderne, d’assurer un succès décisif.

Au moment de ces percées théoriques, l’Armée rouge n’a pas les moyens de l’art opératif, fin 1928, elle ne dispose que de 200 chars et voitures blindées et 350 camions ! Mais le 15 juillet 1929, le Comité Central du Parti décide de la mécaniser et de la rééquiper. Cet immense programme, impulsé par Toukhatchevski (appuyé par Vorochilov), exploite les possibilités industrielles offertes par le premier plan quinquennal. Une des priorités du plan est de doter l’Armée rouge d’équipements non seulement modernes mais conformes aux nouveaux principes de l’art opératif (définition de chars de rupture, les T-28 et T-35, et de chars d’exploitation, les BT-5 et BT-7, d’une artillerie pouvant frapper la profondeur du dispositif ennemi, d’une aviation d’assaut et de bombardement lointain, etc.).

Lorsque Staline veut que l’Armée serve à la collectivisation des campagnes, notamment en formant chaque année 100 000 recrues paysannes à la maîtrise des machines agricoles, ils se heurte à l’opposition de tous les responsables militaires, de Toukhatchevski à Vorochilov. L’idée qu’une armée en temps de paix doit se concentrer à la préparation à la guerre s’impose et Staline renonce à son projet.

Les progrès sont fulgurants : le premier corps mécanisé est créé en 1932 disposant de 450 chars et de 1440 véhicules, soit le double de toute la dotation de l’Armée quatre ans plus tôt. L’effort intellectuel se poursuit : Gueorgui Isserson publie son Évolution de l’Art opératif.

En 1935, l’Armée rouge compte 930 000 hommes, plus de 3000 avions et 10 000 chars et l’année suivante a lieu une grande manœuvre en Biélorussie : 100 000 hommes et 1000 chars expérimentent pour la première fois l’opération en profondeurs. Après la percée, des forces d’exploitation progressent jusqu’à 60 km derrière les lignes « ennemies », exploitation facilitée, c’est une première mondiale, par un lâché massif de parachutistes. Enfin, les forces de poursuite s’emparent, profitant de la dislocation du dispositif « ennemi », des objectifs de l’opération, préparant les conditions de l’opération suivante.

Le 11 juin 1937, commence la purge contre l’Armée rouge qui en sortira affaiblie d’au moins quatre manières :

1° La qualité de l’encadrement s’effondre par la disparition massive d’officiers sinon talentueux, du moins formés et expérimentés.

2° L’encadrement ayant échappé aux purges va craindre de prendre des initiatives qui pourraient n’être pas approuvées, puis sanctionnées, avec des effets désastreux jusqu’en 1942 (emploi de tactiques stéréotypées et « approuvées », sans considération des conditions réelles).

3° L’encadrement est paralysé par la peur de la délation : les absences irrégulières et les infractions à la discipline augmentent spectaculairement chez les recrues.

4° Le libre débat théorique prend fin, par la disparition de plusieurs théoriciens de qualité et par la tétanie qui frappe les survivants.

C’est la fin d’une quinzaine d’années de débats politico-militaires d’une immense richesse.

Jamais, depuis le bouillonnement intellectuel qui avait eu lieu en Prusse après l’humiliation de Tilsitt, l’activité théorique ne s’était appliquée aux questions militaires avec une telle profondeur et une telle largeur de vue.

L’URSS stalinienne ne produira qu’une avancée conceptuelle dans le domaine militaire : la théorie des facteurs permanents et temporaires décidant de l’issue des guerres, qui sera remise en question, en ce qui concerne le facteur de la surprise, avec l’apparition des armes nucléaires.

Il faudra attendre Mao Zedong pour que la pensée militaire révolutionnaire soit revivifiée de nouvelles expériences et de nouvelles thèses.

Mais c’est une autre histoire…

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Theodor Derbent