Où dans le temps doit-on situer le début du mouvement ouvrier féminin en Russie ? En vertu de sa nature même, le mouvement ouvrier féminin est partie intégrante du mouvement ouvrier en général ; il est impossible de les séparer l’un de l’autre. L’ouvrière, en tant que membre du prolétariat vendant sa force de travail, a accompagné l’ouvrier à chaque fois qu’il est entré en action pour conquérir ses droits humains. Dans tous les soulèvements et dans toutes les émeutes d’usines, qui furent si déplaisantes pour le tsarisme, elle a participé sur un pied d’égalité avec l’ouvrier.
Le mouvement ouvrier féminin a ainsi commencé avec les premiers signes d’éveil d’une conscience de classe au sein du prolétariat russe et avec les premiers efforts pour acquérir, par des grèves et des actions directes, des conditions de vie plus supportables et moins humiliantes.
Les ouvrières jouèrent un rôle actif dans les troubles qui eurent lieu à l’usine de Krengol’mskaïa en 1872 et dans les émeutes de 1874 à l’usine textile Lazarev à Moscou ; les femmes ont été impliquées dans la grève de 1878 à l’usine Novaïa Priadil’nia à Saint-Pétersbourg et, en 1885, elles ont guidé les ouvriers du textile lors de la célèbre grève d’Orekhovo-Zouïevo : les bâtiments de l’usine furent détruits et le gouvernement tsariste dut édicter dans l’urgence, le 3 juillet, une loi interdisant le travail de nuit des femmes et des jeunes.
Il convient de noter que les vagues spontanées de grève qui, dans les années 1870 et au début des années 1880, poussèrent le prolétariat russe à l’action, touchèrent en particulier l’industrie textile, où une force de travail féminin à bon marché était invariablement employée. Cependant, à cette période, les troubles étaient de nature purement « économique » ; c’était une réponse au chômage et à la grave crise de l’industrie cotonnière. Il n’en était pas moins extraordinaire que la jeune travailleuse, politiquement naïve et ployant désespérément sous le poids de rudes, d’insupportables conditions de travail, méprisée par tous (même par la moitié féminine de la petite-bourgeoisie urbaine dont elle différait par sa ferme fidélité aux vieilles traditions paysannes) soit à l’avant-garde, combattant pour les droits de la classe ouvrière et pour l’émancipation des femmes. Les difficiles conditions de vie auxquelles les salariés indépendants du prolétariat avaient à faire face, poussaient l’ouvrière à agir ouvertement contre le pouvoir des employeurs et contre sa propre réduction en esclavage par le capital. En se battant pour les droits et les intérêts de sa classe, l’ouvrière traçait inconsciemment la voie à la libération de son sexe des chaînes spécifiques qui l’entravaient et qui produisaient, y compris au sein de la classe ouvrière unie, une situation d’inégalité en termes de statuts et de conditions de travail.
Au cours de la seconde moitié des années 1890, période de trouble grandissant au sein du prolétariat, les ouvrières participèrent également de manière active aux différentes perturbations. La « révolte d’avril » 1895 à l’usine de Iaroslavl fut menée avec l’aide et sous l’influence des tisserandes. Les ouvrières de Saint-Pétersbourg n’abandonnèrent pas leurs camarades au cours des grèves économiques sporadiques de 1894-1896 ; et quand la grève historique des ouvriers du textile éclata, à l’été 1896, les ouvrières se joignirent aux hommes dans une marche commune. Qu’importait si, s’étant mises en grève, beaucoup d’entre elles étaient sous la menace d’un licenciement, d’une peine prison ou même de l’exil ? La cause commune de leur classe était plus grande, plus importante et plus sacrée que les sentiments maternels, les soins domestiques ou le bien-être personnel et familial.
En période de troubles et de grèves, la femme du prolétariat, piétinée, craintive et privée de droits, grandit soudainement et apprend à se tenir haute et droite. La « femelle » égocentrique, étroite d’esprit et arriérée politiquement, devient une égale, une combattante et une camarade. Cette transformation est inconsciente et spontanée, mais elle est importante et significative parce qu’elle révèle de quelle manière la participation de l’ouvrière au mouvement ouvrier la conduit vers sa libération, non seulement en tant que personne vendant sa force de travail, mais aussi en tant que femme, épouse, mère et ménagère.
À la fin des années 1890 et au début du XXe siècle, il y eut de nombreux troubles et une série de grèves dans les usines qui employaient principalement le travail féminin : à l’usine de tabac de Chapchal, dans les filatures Maxwell à Saint-Pétersbourg, etc. Le mouvement ouvrier russe se renforça et devint plus organisé. L’opposition du prolétariat féminin au régime tsariste grandit elle aussi. Mais jusqu’à la grande année de la première révolution russe, le mouvement était principalement de nature économique. Les slogans politiques devaient être tus ou formulés subrepticement. Un solide instinct de classe amena les ouvrières à soutenir les grèves ; elles étaient souvent responsables de l’initiation et de la conduite des grèves. Mais dans la mesure où les femmes n’étaient pas encore suffisamment organisées et ne disposaient pas de canaux de communication, aussitôt que la vague de grèves se calmait et que les ouvriers retournaient au travail dans la victoire ou dans la défaite, elles se retrouvaient à nouveau dispersées et isolées. À cette époque, les femmes étaient peu nombreuses dans les structures de parti clandestines. Les objectifs généraux du parti socialiste échouaient à attirer la prolétaire ; elle restait indifférente aux idées politiques et ne croyait pas que sa libération en tant qu’ouvrière ou en tant que femme était possible. En ce début de XXe siècle, l’expérience des six millions de femmes prolétaires de Russie était un long cycle de la faim, du dénuement et de l’humiliation. La journée de travail était de douze heures ou, à tout le moins, onze. Les femmes travaillaient pour des salaires de misère de douze ou treize roubles par mois et elles vivaient dans des baraquements surpeuplés. Lorsqu’elles étaient malades, enceintes ou au chômage, elles ne recevaient d’aide ni du gouvernement ni de la société, et il était impossible d’organiser un système d’aide mutuelle car le gouvernement tsariste s’attaquait sans merci à tous les efforts d’organisation de la part des ouvriers. Tel était le sort de l’ouvrière. Ses épaules ployaient sous le poids d’une insupportable oppression. Elle n’avait devant ses yeux que la pauvreté et la faim et ne pouvait croire en un avenir meilleur et en la possibilité de se battre pour renverser le joug du tsarisme et le joug du capital.
Au début du XXe siècle encore, l’ouvrière ordinaire évitait la politique et la lutte révolutionnaire. Il est vrai que le mouvement socialiste russe est fier du nombre de femmes remarquables et héroïques qui, par leur travail actif et leur sacrifice de soi, ont contribué à établir le mouvement clandestin et à préparer le terrain à son développement ultérieur. Mais ces femmes, depuis les premières socialistes des années 1870 comme Sofia Bardina et les sœurs Lechern, qui disposaient d’un charme personnel et d’une grande force morale, jusqu’à Petrovskaïa et sa volonté de fer, n’étaient pas issues du prolétariat. C’étaient les jeunes femmes que Tourgueniev célébrait dans son poème en prose Porog (Le seuil) : des filles de milieux aisés et aristocratiques qui avaient quitté la maison de leurs parents et rompu avec leur passé. Dans un effort pour expier les péchés de leurs pères, elles s’engageaient dans la lutte contre l’injustice sociale et « allaient vers le peuple » munies de la propagande révolutionnaire. Même plus tard, alors que le marxisme s’était fermement établi au sein du mouvement ouvrier russe, les femmes prolétaires ne participaient qu’occasionnellement à la vie politique. À cette époque, les membres actives des organisations clandestines étaient des femmes de l’intelligentsia, pas des ouvrières. Il n’arrivait que rarement qu’on parvienne à convaincre une jeune travailleuse d’assister à une réunion non autorisée. Les ouvrières ne venaient pas non plus aux cours du dimanche soir qui se tenaient à la périphérie de Saint-Pétersbourg et qui étaient alors la seule « alternative légale », la seule manière pour la grande masse des ouvriers d’entrer en contact avec les idées du marxisme et du socialisme révolutionnaire, présentées sous couvert de leçons inoffensives de géographie et d’arithmétique. Les ouvrières continuaient de passer à côté de la vie et de la lutte, croyant que leur destin était dans la marmite, le lavoir et le berceau.
La première révolution : 1905
La situation changea radicalement à partir du moment où le spectre rouge de la révolution plana pour la première fois sur la Russie de ses ailes fougueuses. L’année révolutionnaire 1905 créa une onde de choc au sein des masses ouvrières. L’ouvrier russe ressentit sa force pour la première fois et réalisa qu’il portait sur ses épaules toute la richesse du pays. L’ouvrière russe prolétarienne, qui collabora indéfectiblement à toutes les manifestations politiques des années révolutionnaires 1905-1906, fut aussi arrachée à sa torpeur. Elle était partout. Si nous voulions relater les cas de participation massive des femmes dans le mouvement de l’époque, énumérer les formes actives de protestation et de lutte des ouvrières, rappeler toutes les actions désintéressées entreprises par les femmes prolétaires, leur fidélité aux idéaux du socialisme, nous devrions reconstruire scène par scène l’histoire entière de la révolution russe de 1905.
Beaucoup se souviennent encore de ces années, car elles laissèrent de vives impressions ; beaucoup se rappellent encore ces femmes « grises » commençant à prendre vie. Les femmes écoutaient les orateurs lors des réunions pleines à craquer de l’organisation de Gapone1, leurs visages impatients et pleins d’espoirs et leurs cœurs pétris d’enthousiasme. Alors qu’elles marchaient en rangs serrés dans les cortèges d’ouvriers, leurs visages étaient pleins d’énergie concentrée, de sentiment de triomphe et d’inébranlable résolution. En ce mémorable dimanche 9 janvier2, elles étaient massivement présentes. Le soleil était étrangement radieux pour Saint-Pétersbourg. Il éclairait les visages des nombreuses femmes présentes dans la foule. Elles payèrent le prix fort pour leurs illusions et leur sincérité infantile, car nombreuses furent les femmes à faire partie des victimes de ce jour de janvier. L’appel à une « grève générale » circula d’atelier en atelier et fut entendu par ces femmes qui hier encore étaient dépourvues de toute conscience politique. Pour beaucoup de femmes, ce fut un premier avant-goût de l’action de grève.
Les ouvrières des provinces n’étaient pas en retard sur leurs camarades des plus grandes villes. Durant les journées d’octobre, harassées par le travail et de rudes conditions d’existence, à la limite de la famine, les femmes quittèrent les usines et, au nom de la cause commune, privèrent leurs enfants de leur dernier bout de pain. L’ouvrière invita ses camarades masculins à arrêter le travail. Ses mots étaient simples, irréfutables et venaient droit du cœur. Elle entretenait l’espoir et insufflait de l’énergie à ceux qui étaient démoralisés. L’ouvrière se battait inlassablement et de manière désintéressée ; plus elle devenait active, plus son processus d’éveil intérieur s’accomplissait rapidement. L’ouvrière en vint peu à peu à comprendre le monde dans lequel elle vivait et les injustices du système capitaliste ; elle commença à éprouver avec amertume toutes les souffrances et les difficultés auxquelles les femmes faisaient face. Les voix de la classe ouvrière commencèrent à retentir plus clairement et énergiquement pour la reconnaissance non seulement des revendications générales de classe, mais aussi des besoins spécifiques et des revendications des ouvrières. En mars 1905, l’exclusion des femmes des élections des députés ouvriers de la commission Chidlovsky3 fut la source d’un profond mécontentement ; les souffrances et privations qu’hommes et femmes avaient éprouvées les avaient rapprochés. Il paraissait injuste de mettre l’accent sur le statut inférieur de la femme après qu’elle s’était révélée être une combattante qualifiée et une citoyenne de valeur. Quand la commission Chidlovsky écarta la femme qui avait été désignée comme l’une des sept délégués de l’usine de Sampsonievsky, des ouvrières indignées, représentant plusieurs usines décidèrent de présenter à la commission la déclaration de protestation suivante :
Les députées ouvrières ne sont pas autorisées à siéger à la commission dont vous avez la présidence. Cette décision est injuste. Dans les usines et fabriques de Saint-Pétersbourg, il y a plus de femmes que d’hommes. Le nombre de femmes employées dans les usines textiles augmente chaque année. Les hommes se dirigent vers les usines offrant de meilleurs salaires. La charge de travail des femmes est plus lourde. Les employeurs profitent de notre impuissance et de notre absence de droits. Nous sommes plus mal traitées que les hommes et payées moins qu’eux. Quand cette commission a été annoncée, nos cœurs se sont remplis d’espoirs ; enfin, avons-nous pensé, le moment approche où l’ouvrière de Saint-Pétersbourg pourra s’adresser à la Russie entière et, au nom de toutes ses sœurs ouvrières, révéler l’oppression, les insultes et les humiliations dont nous souffrons et auxquelles les ouvriers hommes ne connaissent rien. Et alors que nous avions déjà choisi nos représentants, nous avons été informées que seuls des hommes pouvaient être élus députés. Mais nous espérons que cela n’est pas votre décision finale. En tout cas, l’oukase du gouvernement ne fait aucune distinction entre les ouvrières et la classe ouvrière dans son ensemble.
Privées de représentation, les ouvrières furent exclues de la vie politique au moment où, à travers la Première Douma d’État4, la population avait pour la première fois l’opportunité de diriger les affaires du pays. Cela semblait être une injustice flagrante envers les femmes qui avaient porté le gros du fardeau de la lutte pour la libération. Les ouvrières assistèrent aux réunions concernant les élections à la Première et à la Deuxième Doumas, exprimant bruyamment leur insatisfaction à l’égard d’une loi qui les privait de toute voix sur un sujet aussi important que le choix de députés au parlement russe. Il y eut des cas, notamment à Moscou, où des ouvrières interrompirent des réunions par leurs manifestations de protestation.
La majorité des 40 000 personnes qui signèrent les pétitions adressées à la Première et la Deuxième Doumas en demandant que le suffrage soit étendu aux femmes étaient des ouvrières. Cela prouve que les ouvrières n’étaient plus indifférentes à l’absence de droits civiques qui les touchait. Les signatures recueillies par l’Union des femmes pour l’égalité des droits et par d’autres organisations féminines bourgeoises venaient des usines. Cependant, l’empressement de ces femmes à signer des pétitions élaborées par des femmes d’une autre classe indique qu’elles n’avaient encore fait que les premiers sur la voie de leur éveil politique et s’étaient arrêtées à mi-chemin. Les ouvrières commençaient à prendre conscience de leur statut politique inférieur en tant que femme, mais étaient encore incapable de mettre cela en relation avec la lutte générale de leur classe. Elles avaient encore à trouver le chemin qui mènerait à la libération des femmes prolétaires. Elles s’accrochaient encore aux jupons des féministes bourgeoises. Les féministes usaient de tous les moyens possibles pour établir des contacts avec les ouvrières et les gagner à leur cause. Elles essayèrent de recueillir leur soutien et de les organiser au sein d’unions prétendument situées « au-delà des classes », mais qui étaient de fait bourgeoises de part en part. Cependant, un sain instinct de classe et une profonde méfiance à l’égard des « dames » préservèrent les ouvrières du féminisme et empêcha toute relation durable et solide avec les féministes bourgeoises.
Les réunions de femmes furent particulièrement nombreuses en 1905 et 1906. Les ouvrières y assistaient de bon gré ; elles écoutaient attentivement les féministes bourgeoises, mais ne réagissaient pas avec grand enthousiasme, parce que les oratrices ne disaient rien sur la façon dont les problèmes urgents auxquels faisaient face celles et ceux qui étaient rendus esclaves par le capital pouvaient être résolus. Les femmes de la classe ouvrière souffraient de pénibles conditions de travail, de la faim et de la précarité. Leurs revendications les plus urgentes étaient : une journée de travail plus courte, des salaires plus élevés, un traitement plus humain de la part de la direction de l’usine, moins de surveillance par la police et plus de possibilités d’ « action indépendante ». De tels besoins étaient étrangers aux féministes bourgeoises qui venaient vers les ouvrières avec leurs étroites préoccupations et des « revendications féminines » exclusivement. Les féministes ne pouvaient pas comprendre la dimension de classe du mouvement embryonnaire des ouvrières. Elles étaient particulièrement déçues par le personnel domestique. En 1905, les féministes bourgeoises de Saint-Pétersbourg et de Moscou prirent l’initiative d’organiser la première assemblée de domestiques. La réponse fut encourageante et les premières réunions attirèrent un public important ; mais quand l’Union des femmes pour l’égalité des droits essaya d’organiser les domestiques selon le credo de l’union idyllique entre les dames employeurs et leurs employées, les domestiques se détournèrent et, au grand dam des féministes, rejoignirent rapidement le parti de leur classe. C’est ce qui se passa à Moscou, Penza, Kharkiv et dans d’autres villes. Les efforts du Parti progressiste des femmes, une organisation encore plus à droite, pour unir les domestiques sous l’œil vigilant de leurs maîtresses, connurent le même sort : les domestiques dépassèrent les limites fixées par les féministes. Jetez un œil aux journaux de 1905 et vous verrez la quantité d’informations qu’ils prodiguent sur les grèves et les manifestations de rue au cours desquelles les jeunes domestiques, même dans les régions les plus reculées de Russie, exprimaient leur insatisfaction. Les cuisinières, les blanchisseuses et les femmes de chambre se mettaient en grève, soit séparément soit sous la bannière commune de « domestiques » : le militantisme se propagea de région en région comme une épidémie. Les revendications étaient habituellement les suivantes : une journée de travail de huit heures, la mise en place d’un salaire minimum, de meilleures conditions de vie (la mise à disposition de chambres séparées), davantage de prévenance de la part des employeurs, etc.
L’éveil politique des femmes ne se limita pas seulement aux pauvres des villes. Pour la première fois, la paysanne russe commença à penser opiniâtrement et résolument à elle-même. Au cours des derniers mois de 1904 et tout au long de l’année 1905, il y eu de continuelles « émeutes de femmes » dans les campagnes. La Guerre russo-japonaise donna une impulsion à ce mouvement. La paysanne, en tant qu’épouse et mère, subissait toutes les horreurs et les souffrances, toutes les conséquences sociales et économiques de cette maudite guerre. Alors qu’elle portait déjà sur ses épaules une double charge de travail et une double inquiétude, elle eut à répondre à l’accroissement de la demande de provisions alimentaires. Elle qui avait toujours été incapable d’être autonome et avait peur de tout ce qui se situait au-delà de son cercle familial immédiat, fut soudainement obligé de faire face à un monde hostile qu’elle ignorait. Elle était destinée à éprouver toutes les humiliations dues à son statut inférieur ; elle fit l’expérience de la violence des insultes injustifiées. Pour la première fois, les paysannes laissèrent leurs maisons, leur passivité et leur ignorance derrière elles, et se précipitèrent vers les villes pour arpenter les couloirs des institutions gouvernementales dans l’espoir d’obtenir des nouvelles d’un mari, d’un enfant ou d’un père, pour exiger des indemnités ou se battre pour d’autres droits. Les femmes voyaient clairement et de leurs propres yeux la laideur de la réalité ; elles n’avaient aucun droit et le système social existant était fondé sur le mensonge et l’injustice. Elles retournèrent dans leurs villages l’air grave et endurci, leurs cœurs pleins d’amertume, de haine et de colère. Dans le sud, durant l’été 1905, il y eut une série d’ « émeutes de paysannes ». Avec une colère et une intrépidité à laquelle on ne s’attend ordinairement pas de la part de femmes, les paysannes menaçaient les troupes armées et la police et, fréquemment, frappaient ceux qui venaient réquisitionner des produits. Armées de râteaux, de fourchettes et de balais, les paysannes chassaient les soldats des villages. Elles étaient bien sûr arrêtées, traduites en justice et sévèrement condamnées, mais les troubles ne diminuaient pas. Ces perturbations avaient pour objectif la défense des intérêts généraux des paysans et des intérêts spécifiques des femmes – les uns et les autres étaient si intimement enchevêtrés qu’il est impossible de les séparer et de considérer ces troubles comme faisant partie du mouvement « féministe ».
Outre les protestations politiques, il y en avait d’autres motivés par les nécessités économiques. C’était une période de troubles et de grèves paysannes généralisées autour des questions agraires. Les paysannes y participaient souvent, en exhortant leurs hommes et, parfois, en initiant ces actions. Occasionnellement, quand les hommes hésitaient à faire un pas en avant, les femmes se rendaient seules sur le domaine du propriétaire pour exprimer leurs revendications. Et armées de ce qui leur tombait sous la main, elles prenaient les devants par rapport aux hommes du village pour affronter les forces expéditionnaires. Les paysannes, piétinées par des siècles d’oppression, devinrent elles-mêmes, de manière inattendue, des participantes actives et indispensables au drame politique qui se jouait. Durant la période de la révolution, elles se battirent, en étroite union avec leurs hommes, en défense des intérêts paysans communs, et avec un tact extraordinaire, elles mirent en avant leurs propres besoins en tant que femmes seulement quand cela ne menaçait pas de porter préjudice à la cause paysanne dans son ensemble.
Cela ne signifie pas que les paysannes restaient indifférentes ou ignoraient leurs propres besoins en tant que femmes. Au contraire, l’entrée massive des femmes sur l’arène politique dans son ensemble et leur participation à la lutte générale renforcèrent et développèrent leur conscience de la place qui était la leur. En 1905, des paysannes de la province de Voronej envoyèrent deux déléguées à un congrès de paysans afin de revendiquer des « droits politiques » et la « liberté » pour les hommes comme pour les femmes. Vint ensuite la lettre, de portée historique, envoyée par des paysannes des provinces de Voronej et de Tver à la Première Douma. Ainsi que le télégramme provenant de Nagatkino au député Alad’in :
En ce grand moment de lutte pour les droits, nous, les paysannes du village de Nagatkino, saluons les représentants élus qui expriment leurs suspicions à l’égard du gouvernement en réclamant la démission du ministère. Nous espérons que les représentants soutiendront les membres du peuple, leur donneront des terres et la liberté et ouvriront les portes des prisons pour libérer ceux qui combattent pour la liberté et le bonheur du peuple. Nous espérons que les représentants obtiendront les droits civiques et politiques pour eux-mêmes et pour nous, les femmes russes, qui sommes traitées avec injustice et privées de droits, y compris au sein de nos familles. Souvenez-vous qu’une esclave ne peut être la mère d’un citoyen libre. (Signé par les soixante-quinze femmes de Nagatkino.)
Les paysannes du Caucase militaient tout particulièrement pour leurs droits. Dans la province de Koutaïssi, elles présentèrent des résolutions lors d’assemblées paysannes revendiquant l’égalité des droits politiques avec les hommes. Des femmes firent partie des délégués à une réunion dans la province de Tbilissi, où des représentants des villes et des campagnes se rassemblèrent pour discuter de la question de l’introduction du système des zemstvos5 dans le Caucase, et ces femmes insistèrent sur la nécessité que les femmes disposent de droits.
Outre les revendications d’égalité politique, partout les paysannes élevèrent naturellement la voix pour défendre leurs intérêts économiques ; la question de la distribution des terres était un sujet de préoccupation pour elles tout autant que pour les hommes. Dans certaines régions, les paysannes soutinrent chaleureusement l’idée de confisquer les terres soumises à la propriété privée, mais perdirent leur enthousiasme lorsqu’il apparut que les femmes pourraient ne pas bénéficier de la redistribution. Leur réaction fut de dire : « S’ils prennent les terres aux propriétaires et ne les donnent qu’aux hommes, cela sera synonyme pour nous, femmes, d’esclavage absolu. » « Actuellement, nous gagnons au moins nos propres kopecks, mais s’ils divisent la terre de cette manière, nous travaillerons simplement pour les hommes au lieu de travailler pour les propriétaires. » Cependant, les craintes des paysannes étaient complètement infondées, car, pour des raisons strictement économiques, les paysans ne pouvaient que réclamer simultanément des terres pour leur contrepartie féminine. Les intérêts agraires des paysans et des paysannes sont si étroitement liés qu’en combattant pour l’abolition du système actuel, oppressif, de répartition des terres, les paysans combattaient aussi pour les intérêts économiques de leurs femmes. Et en même temps, les paysannes, en combattant pour les intérêts économiques et politiques de la paysannerie en général, apprirent à lutter pour les besoins et les revendications spécifiques des femmes. Cela valait également pour les ouvrières qui luttèrent inlassablement pour le mouvement de libération général et qui contribuèrent plus encore que leur sœurs des campagnes à préparer l’opinion publique à accepter le principe de l’égalité des femmes. La réalisation de l’égalité civique pour les femmes en Russie soviétique fut rendue possible par les luttes spontanées des masses féminines, ouvrières et paysannes, qui débutèrent avec la première révolution russe de 1905.
Dans mon livre Les Bases sociales de la question féminine, publié en 19096, j’avais la chose suivante à dire aux féministes bourgeoises (contre lesquelles mon livre était tout entier dirigé) : « Si, dans un futur proche, la paysanne conquiert une meilleure situation, si ses conditions de vie quotidiennes s’améliorent et si son statut économique et légal progresse, cela sera dû aux efforts communs de la démocratie paysanne pour la réalisation des revendications paysannes générales que la communauté rurale a constamment exprimées. Les tentatives des féministes pour “dégager la voie aux femmes ” sont ici hors-sujet. […] Si la paysanne se libère elle-même des relations agraires existantes, elle aura gagné davantage que ce que toutes les organisations féministes réunies sont à même de lui offrir. »
Ces lignes, écrites il y a dix ans, ont été confirmées par les événements. La grande révolution d’Octobre n’a pas seulement satisfait les revendications fondamentales et les plus urgentes des paysans des deux sexes – que la terre soit donnée à ceux qui étaient esclaves de la terre ; elle a également élevé le paysan au digne statut de citoyen libre et absolument égal aux autres, n’ayant plus à faire face à d’autre entraves que celle représentées par les formes obsolètes de l’économie et les traditions de la vie domestique.
Un monde dont les femmes ouvrières et paysannes commençaient tout juste à rêver au moment de la première révolution russe a été rendu réel par les grands événements d’Octobre 1917.
Le féminisme bourgeois et la question de l’égalité politique des femmes
La révolution de 1905 introduisit et enracina l’idée de l’égalité pour les femmes. La question n’avait jamais autant été débattue en Russie et ne l’a jamais autant été depuis, et jamais avant ni après elle n’occupa une place si importante dans les plateformes de lutte des divers partis politiques. Tous les groupes, des octobristes7, les représentants de la grande entreprise, aux troudoviks8, d’extraction petite-bourgeoise, se débattaient avec la question féminine, chaque parti essayant de la résoudre sur la base de son programme particulier, dérivé de ses étroits intérêts de classe. Les partis à droite des cadets9 prônaient un suffrage limité, en particulier lorsque l’autonomie du zemstvo était en question ; les cadets, les socialistes-révolutionnaires10 et les troudoviks insistaient sur la démocratie, ou plutôt la démocratie bourgeoise, sous la forme d’une élection à cinq niveaux qui garantirait la présence d’une majorité de représentants petit-bourgeois au parlement, et d’une plus grande majorité encore si les femmes étaient incluses parmi les votants. La « question féminine » était partout débattue ; par les zemstvos, dans un congrès de libéraux, dans les grandes unions de cadets et au sein des deux premières Doumas.
Cet intérêt soudain pour les droits des femmes créa un sol fertile pour le développement du féminisme bourgeois en Russie. La première tempête révolutionnaire donna naissance à des organisations politiques de femmes bourgeoises, qui essayèrent d’unir les femmes de toutes les classes sous l’étroite bannière du féminisme. Au début, elles avancèrent prudemment, s’efforçant de trouver le moyen de participer à une large échelle à la vie politique du pays. Avant 1905, n’existait que la Société d’aide mutuelle des femmes russes, un club de femmes dont les objectifs étaient philanthropiques et de modeste portée : donner l’occasion de conversations plaisantes, offrir un foyer pour les travailleuses venant de l’intelligentsia et organiser des réunions courtoises pour les membres du club, lesquelles étaient exclusivement des femmes de la bourgeoisie. Chabanova et Anna Pavlovna Filosofova étaient les principales animatrices de ce groupe. Les féministes bourgeoises avaient également tâché de diffuser leurs idées par écrit : en 1898, un « Calendrier des femmes » annuel avait été lancé (l’éditeur était Praskov’ia Arïan) et de 1898 à 1901, parut un magazine, Jenskoïe delo (« Les affaires féminines »). Mais la censure exercée par la Russie tsariste mit un terme à une entreprise féminine pourtant bien innocente ; car, en approfondissant leurs idées, les féministes ne pouvaient manquer d’aborder les méthodes d’organisation – sujet qui faisait l’objet de la plus haute interdiction.
L’année révolutionnaire 1905 fit naître de nouvelles revendications et révéla aux yeux de la société russe (aux yeux de la « société » plutôt que des ouvriers) la possibilité inattendue d’une lutte pour la réalisation de ses intérêts de classe. Cela força les femmes des classes bourgeoises à infléchir leur stratégie. À côté de la Société d’aide mutuelle des femmes russes, que ses positions modérées empêchait de prendre une part active à la vie politique, apparut alors une organisation plus militante, l’Union pour l’égalité. Elle avait un fort relent de cadet – avec, parmi ses leaders, Tyrkova (membre du comité central du parti) I. Gourevitch et Mirovitch – mais était soucieuse d’assurer aux femmes qu’elle était « au-dessus des classes » et se battait pour les intérêts des femmes de toutes les couches de la population. L’Union lança son propre journal, Soiouz jenchtchin (« L’Union des femmes ») et ouvrit des branches partout en Russie ; en 1906, elle comptait plus de huit mille membres.
La croissance constante de la sensibilité politique des femmes rendait néanmoins inévitable un regroupement des forces. Le bloc politique des éléments bourgeois était possible au plus fort de la révolution de 1905, mais en 1906 il était devenu trop étroit, y compris pour les féministes. Tandis que la conscience politique des féministes grandissaient, différentes factions émergèrent plus distinctement (le même processus était manifeste dans les organisations masculines et malgré l’appel à un mouvement féminin unifié, la scission, reflétant les différents degrés de radicalisme politique, devint rapidement un fait établi). Le bloc des femmes bourgeoises prit fin peu après que sa contrepartie masculine s’était désintégrée.
À l’été 1906, les féministes de droite de l’Union pour l’égalité avait rompu avec le bloc. Elle étaient plus proches de l’esprit des défenseurs de « la loi et l’ordre », et aussi faibles politiquement et peu structurées que les droitistes endurcies regroupées autour de Jensky vestnik (« Le Messager des femmes »), journal édité par M. Pokrovskaïa. Des éléments plus radicaux formèrent un groupe à part, le Club politique des femmes, qui fut néanmoins interdit par la police au moment de la dissolution de la Première Douma. Dans ce club, les femmes, bien que moins modérées que les membres des autres organisations, ne pouvaient s’expliquer, et encore moins expliquer aux autres, quelle classe elles représentaient et ce qu’elles considéraient être leurs principaux objectifs. Elles n’étaient pas sûres de savoir si elles devaient défendre les intérêts des femmes des usines, des paysannes ou des travailleuses en général, et si elles devaient poursuivre des objectifs exclusivement féministes ou s’engager dans des questions politiques plus générales ; vacillant d’un pôle à l’autre de ces alternatives, le club était condamné à une courte existence. Quand, par exemple, la question fut soulevée de présenter une pétition à la Première Douma en demandant l’extension du suffrage afin d’inclure les femmes, les membres du club ne purent se décider à choisir de quel parti politique elles étaient le plus proche et finirent par envoyer leur pétition aux troudoviks.
J’ai volontairement donné des détails sur les féministes bourgeoises pendant la première révolution car, au cours ces années, le mouvement féministe bourgeois représentait une menace sérieuse pour l’unité du mouvement ouvrier. Non seulement les ouvrières, qui venaient tout juste de s’éveiller à la politique et commençaient à chercher la voie de leur libération, mais aussi les social-démocrates11 organisées et expérimentées, étaient captivées par les slogans des féministes qui étaient nouveaux et (dans le contexte russe) avaient un caractère militant.
En 1905 et 1906, le poison du féminisme infecta non seulement les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires mais aussi certains bolcheviks actifs. Lors de la première grande assemblée de femmes organisée le 10 avril 1905 à l’Institut Tenichevskaïa à Saint-Pétersbourg, seules deux oratrices (dont l’une était ouvrière) osèrent exprimer leur dissentiment devant le chœur amical des représentants des divers groupes sociaux et partis politiques. Nous, qui étions opposées à tout bloc, même temporaire, avec les féministes bourgeoises, mîmes en garde les ouvrières contre la tentation du féminisme et les appelâmes à se placer sous la seule bannière ouvrière révolutionnaire. Mais les résolutions que nous proposâmes, soulignant les principes de l’unité de classe prolétarienne et mettant l’accent sur la nécessité d’une lutte conjointe pour les intérêts communs des travailleurs, furent fermement rejetées.
À cette époque, la position à présent acceptée par tous – que, dans une société fondée sur les contradictions de classes, il n’y a pas de place pour un mouvement des femmes embrassant sans distinction toutes les femmes – devait être conquise de haute lutte. Le monde des femmes est divisée, comme celui des hommes, en deux camps : l’un est, en termes d’idées, d’objectifs et d’intérêts, proche de la bourgeoisie, l’autre du prolétariat, dont les aspirations à la liberté renferment l’entière solution de la question féminine. Ainsi, les deux groupes, bien qu’ils partagent le slogan général de la « libération des femmes », ont des objectifs différents, des intérêts différents et des méthodes de lutte différentes. Chacun de ces groupe représente instinctivement les intérêts de sa classe, ce qui confère à leurs objectifs et à leurs actions un caractère de classe. Individuellement, une femme peut s’élever au-delà de ses propres intérêts et les rejeter au nom de la victoire d’une autre classe ; cependant, une organisation féminine reflétera nécessairement l’ensemble des besoins et des intérêts du groupe social qu’elle représente. Pour les féministes, la bataille visant à acquérir des droits égaux à ceux des hommes à l’intérieur des limites du monde capitaliste est un objectif se suffisant à lui-même ; pour les femmes du prolétariat, c’est seulement un moyen d’étendre la lutte contre l’oppression économique de la classe ouvrière. Les féministes considèrent que les hommes, qui se sont injustement arrogé tous les droits et privilèges et ont laissé les femmes dans les chaînes, avec mille obligations, sont les principaux ennemis, et que la victoire résidera dans l’abandon par le sexe masculin de ses prérogatives exclusives. Les femmes du prolétariat voient la situation très différemment. Elles ne considèrent certainement pas les hommes comme des ennemis ou des oppresseurs. Pour elles, les hommes de la classe ouvrière sont des camarades qui partagent la même triste existence ; ce sont de fidèles combattants dans la lutte pour un avenir meilleur. Les mêmes conditions sociales accablent les femmes et leurs camarades masculins, les mêmes chaînes du capitalisme pèsent sur eux et assombrissent leur vie. Il est vrai que certaines spécificités de la situation présente engendrent un double fardeau pour la femme, et les conditions d’emploi de la main-d’œuvre font que, parfois, la femme est perçue comme l’ennemi plutôt que comme l’ami des hommes. La classe ouvrière comprend néanmoins cette situation.
Avoir accès aux urnes et aux sièges de députés est le véritable but du mouvement féministe. Et les ouvrières les plus conscientes politiquement savent que ni l’égalité politique, ni l’égalité légale, ne peuvent résoudre définitivement la « question féminine ». Aussi longtemps que la femme aura à vendre sa force de travail et à subir l’esclavage capitaliste, elle ne sera pas libre et indépendante ; elle ne pourra pas être une femme qui choisit son mari en fonction seulement de ce que lui dicte son cœur, une mère qui n’a pas à craindre pour le futur de ses enfants. Les femmes du prolétariat entendent donc briser les antagonismes du monde divisé en classes et faire naître une société autre et meilleure, où il n’y aura aucune place pour l’exploitation d’une personne par une autre.
Les femmes ne deviendront libres et égales que dans un monde où le travail aura été socialisé et où le communisme l’aura emporté.
Les premiers efforts pour organiser les femmes sur une base de classe
Durant la première révolution, la propagande des féministes bourgeoises pour « un mouvement des femmes un et indivisible » constituait encore une menace sérieuse pour la cohésion du mouvement ouvrier. Les féministes « de gauche », qui étaient friandes de formules révolutionnaires et recherchaient le soutien des femmes social-démocrates auraient pu représenter un danger.
Conscient de ces dangers, et sensibles aux aspirations nouvelles des ouvrières qui jusqu’alors avaient échoué à attirer l’attention qu’elles méritaient de la part du parti, un groupe de social-démocrates composés de mencheviks et de bolcheviks (un rapprochement officiel des deux factions avait eu lieu à cette époque) décida de prendre en main la question de l’organisation des ouvrières. Ce groupe comprenait Marousia Bourko (une couturière), la camarade Antonova (une tisserande), la camarade Anna Semionova (une travailleuse du textile), la camarade Solov’iova (une secrétaire) et moi-même. (Nous fûmes plus tard rejointes par Klavdiïa Nikolaeva et d’autres).
En 1905, des membres de ce groupe avaient mené une campagne ouverte contre le féminisme bourgeois, prenant la parole à des réunions et expliquant aux ouvrières les idées du marxisme révolutionnaire sur la question féminine et les problèmes rencontrés par les ouvrières. Au printemps 1906, ce groupe s’efforça de diriger l’attention du parti sur les revendications et les besoins des ouvrières, en insistant sur le fait que pour attirer des femmes de la classe ouvrière dans le parti et dans le mouvement syndical une campagne spécifique était requise.
Les efforts pour développer une campagne et une propagande à l’attention des ouvrières spécifiquement furent cependant accueillis par certains membres avec indifférence et par d’autres avec méfiance. En 1906 et 1907, la direction du parti était absorbée dans des tâches sérieuses et urgentes et, bien qu’elle ait reconnu sur le principe l’utilité de ce type de travail, elle ne fit rien pour aider ou soutenir le travail du groupe. Les camarades de base ne saisissaient souvent pas le sens de ce que nous faisions et identifiaient nos activités à celles du « féminisme abhorré ». Ils ne prodiguaient aucun encouragement et allaient même jusqu’à essayer d’entraver les activités du groupe. Par exemple, des femmes préparant leurs premières réunions et comptant utiliser les salles où des cours du soir avaient lieu et où des associations et des clubs avaient leurs quartiers, trouvaient les portes du bâtiment fermées et, après s’être renseignées, apprenaient que ces salles ne pouvaient être utilisées pour des réunions féminines.
Une telle attitude était fondée sur la peur, aisément compréhensible, que les ouvrières puissent quitter le mouvement de classe auquel elles appartenaient et tomber dans le piège du féminisme. Par conséquent, nous avions à faire face à toute une série de confrontations avec des camarades et le développement de ce travail absolument nécessaire était entravé. En 1906 cependant, nous parvînmes à organiser un certain nombre de réunions au-delà des limites de la Neva. Ces rencontres étaient habituellement semi-légales : vingt-cinq à trente femmes se présentaient au bâtiment de l’administration du syndicat pour participer à une « réunion de représentants » ou, plus rarement, se réunissaient dans le cadre d’une école du dimanche pour une « conférence » autorisée par les autorités.
Au printemps 1907, le mouvement parmi les ouvrières avait déjà un caractère de masse si évident que les socialistes décidèrent de répondre aux féministes bourgeoises en convoquant leurs propres réunions. Les réunions organisées à la maison Nobel ce printemps jouèrent un rôle important dans le développement du mouvement des ouvrières, marquant pour les femmes du prolétariat une étape sur la voie de l’autodétermination de classe. Ce furent les premières réunions que le parti organisa pour les ouvrières et dans lesquelles les femmes elles-mêmes prirent la parole. L’atmosphère était électrique, la salle pleine à craquer. Des membres des syndicats du textile et des couturières, des secrétaires et des travailleuses de nombreuses entreprises de la région de Vyborg notamment participèrent et écoutèrent les discours avec une intense attention. Les questions de la protection du travail des femmes et des enfants, de la sécurité de la maternité, de l’égalité politique et de l’attitude du parti ouvrier révolutionnaire à l’égard du mouvement féministe furent discutées. De manière significative, les féministes n’osèrent pas dépêcher de représentantes ; la ligne de division entre les féministes et le mouvement ouvrier féminin en pleine croissance se dessinait à présent plus clairement.
Une des réunions coïncida avec une grève dans une grande usine de la région de Vyborg ; les participantes furent promptes à témoigner de leur solidarité avec les grévistes et à protester contre le joug du capital. La police s’empressa de restaurer l’ordre et d’interdire ces « réunions de femmes » sur lesquelles les autorités, habituées à la modération et au « bon sens » prévalant dans les rencontres des féministes bourgeoises, avaient d’abord fermé les yeux.
Ce fut à ce moment-là, à l’été 1907, que la décision fut prise d’employer les « moyens légaux » existants pour mener notre campagne et notre propagande auprès des grandes masses d’ouvrières.
Au printemps 1906, les féministes de gauche gravitant autour du Club politique des femmes avait formé quatre clubs pour ouvrières dans différents quartiers de Saint-Pétersbourg. Le club de l’île Vassilievski était particulièrement actif et continua de fonctionner semi-légalement même après que le Club politique des femmes fut dissout. Les ouvrières tenaient fermement à cette forme d’organisation et les clubs et les sociétés d’ « autoformation » fleurirent.
Cependant, de manière générale, les clubs et organisations comptaient très peu de membres femmes : sur six à neuf cents membres, à peine plus d’une dizaine étaient des ouvrières. Comme d’habitude, c’était le manque de conscience politique et l’arriération des femmes qui retenaient celles-ci. Le groupe qui avait commencé un travail spécifique auprès des femmes du prolétariat décida d’utiliser cette possibilité légale et, s’appuyant sur la propagande faite au sein des clubs, d’attirer les plus arriérées des ouvrières.
En 1907, les socialistes parvinrent à obtenir la permission d’ouvrir leur premier club, qui allait être baptisé du nom tout à fait inoffensif de « Société d’aide mutuelle des ouvrières ». Le règlement du club posait que bien que l’adhésion soit ouverte aux hommes, seules des femmes seraient impliquées dans sa gestion. Les objectifs du club (bien sûr, non mentionnés dans ses statuts) étaient de préparer le terrain au travail socialiste au sein de la population, d’encourager l’activité autonome des ouvriers, d’affermir leur militantisme révolutionnaire et de rassembler les ouvrières isolées et les attirer dans les syndicats et dans le parti.
Durant l’hiver 1907-1908, des conférences furent prononcées et des discussions et réunions eurent lieu. Le club avait sa propre salle de lecture et un buffet peu coûteux servant du thé et des casse-croûte. En été, une « colonie » était organisée, offrant aux ouvrières ayant le plus besoin de repos l’opportunité de passer du temps à la campagne, ne serait-ce que pour quelques semaines. La « colonie » était financée par la mise en commun des ressources des participants. Les membres masculins participaient également à ce programme et, de manière générale, la société ne portait pas la marque d’un club de femmes spécifiquement féminin. Pendant les premiers mois de son existence, le club de la rue Predtetchenskaïa attira plus de trois cents membres, parmi lesquels une centaine étaient des ouvriers hommes. Le club était situé près du siège du syndicat des ouvriers du textile et il y avait de vifs échanges entre les membres des deux organisations. Les femmes qui rejoignaient le club étaient en majorité des ouvrières du textile, des tisserandes et des tricoteuses, mais des domestiques, des couturières et des femmes d’ouvriers devinrent également membres.
Les femmes qui avaient initié la campagne spécifique auprès des femmes prolétaires consacrèrent entièrement leur travail au club. Elles organisaient des conférences et – quand la police donnait sa permission – des réunions, notamment des réunions destinées aux femmes déléguées des divers syndicats. Elles menaient également campagne dans les quartiers du parti. Le groupe devint particulièrement actif après la Première Conférence internationale des femmes socialistes qui eut lieu à Stuttgart en 1907 et où l’auteur de ces lignes fut la représentante pour la Russie.
Au cours des années de réaction, ce premier club d’ouvrières fut dissout par la police. Mais ses réalisations étaient durables. Le club de la rue Predtetchenskaïa avait posé les bases d’une propagande révolutionnaire de classe au sein des grandes masses des femmes prolétaires russes.
Les femmes ouvrières et le Congrès féministe
L’hiver 1907 marqua donc le début d’un travail à part entière du parti auprès des femmes du prolétariat, visant à intégrer des ouvrières au sein du mouvement révolutionnaire. Les différences par rapport aux féministes bourgeoises furent de plus en plus prononcées : plus devenait manifeste « l’esprit de cadet » qui animait l’Union pour l’égalité, plus était rapide la désertion de cette organisation par les ouvrières, qui avaient auparavant fait preuve d’hésitation et d’incertitude. À la fin de l’hiver, les relations entre les féministes et les femmes organisées étaient devenues tellement tendues que quand les social-démocrates essayèrent de prendre la parole à des réunions féministes, ils en furent empêchés.
Cependant, quand les féministes décidèrent de convoquer un Congrès pan-russe des femmes en 190812, les social-démocrates estimèrent que le congrès devrait être utilisé comme plateforme pour propager les idées du socialisme et expliquer les différences fondamentales entre les positions des social-démocrates et celles des féministes sur la question féminine.
Le Bureau central des syndicats prit l’initiative d’élire des délégués parmi les ouvrières. Considérant que le préparation de ces élections devait servir à mener une propagande socialiste, le comité de Petrograd du parti social-démocrate s’engagea à son tour dans ce travail et dépêcha Vera Sloutskaïa (qui fut tuée pendant la révolution d’Octobre). À partir de septembre, des réunions eurent lieu dans des bâtiments de syndicats, des clubs et des appartements d’ouvriers. Partout où c’était possible, des réunions légales eurent lieu, mais le plus souvent elles ne pouvaient être qu’illégales et tous les moyens pour se soustraire au regard omniprésent et vigilant de la police – comme organiser une « fête d’anniversaire », un « cours de broderie » ou une leçon d’arithmétique – devaient être employés. Pour l’auteure de ces lignes, le travail était rendu particulièrement difficile parce qu’au moment de ces préparatifs, elle faisait figure de « personne recherchée ». En dépit de tous les obstacles et entraves, des réunions de discussion sur le congrès des femmes se tinrent presque tous les jours. Il a été calculé qu’à Saint-Pétersbourg seulement, plus de cinquante réunions eurent lieu en l’espace de deux mois, ce qui pour cette époque doit être considéré comme un nombre très élevé.
Les grandes usines envoyèrent leurs représentants au congrès, de même que le Comité du parti de Saint-Pétersbourg et les syndicats. Cependant, le 10 décembre, jour de l’ouverture triomphale du Congrès pan-russe des femmes dans le hall de la Douma de la ville, il y avait en tout et pour tout quarante-cinq représentantes du prolétariat organisé, contre sept cents représentantes du féminisme bourgeois. Mais ce tout petit groupe d’ouvrières parvint à montrer les différences entre les idéaux des féministes et les objectifs de la classe prolétarienne.
Dès l’ouverture du congrès, les représentantes des organisations ouvrières, adoptant une position révolutionnaire de classe, formèrent d’elle-mêmes un groupe séparé. Sur tous les problèmes fondamentaux discutés lors du congrès (le suffrage des femmes, la protection du travail, les industries artisanales, l’organisation des femmes dans des partis ou leur unification autour des sociétés féminines bourgeoises), le groupe proposa des résolutions indépendantes exprimant ses perspectives révolutionnaires.
Ces résolutions furent systématiquement rejetées par le vote de la majorité des participantes au congrès. Les débats les plus passionnés portèrent sur la question des moyens et des méthodes de lutte pour obtenir le vote des femmes. Des féministes confirmées comme Mirovitch, Kal’manovitch et la cadette Tourkova, attaquèrent les ouvrières et accusèrent sournoisement les social-démocrates de n’accepter l’égalité des femmes qu’ « en théorie ». Les socialistes réagirent en pointant du doigt l’hypocrisie du féminisme bourgeois, manifeste dans ses positions sur la lutte pour l’égalité des femmes. Car tout en revendiquant l’égalité, les féministes étaient prêtes à garder intacts les éléments fondamentaux de la structure sociale – la propriété privée et les moyens capitalistes de production – sur lesquels reposaient l’esclavage des femmes.
E. D. Kouskova, suivie par deux ou trois personnes, essaya d’instaurer la paix entre les féministes du type cadet et le groupe des ouvrières. Cependant, plus le débat s’élargissait, plus devenaient évidentes les différences fondamentales entre les suffragettes et les sympathisantes de la social-démocratie sur les questions de tactique et de programme politique. Dans la mesure où il avait été décidé de se servir du congrès comme d’une « plateforme légale », le groupe des ouvrières contribua à la discussion sur toutes les questions fondamentales. Les camarades Nikolaeva, Volkhova et Bourko prirent la parole ; leurs discours, publiés dans les « Documents du Congrès des femmes », offrent de riches informations statistiques et donnent une image fidèle du statut des femmes dans les usines, les petites industries artisanales, les imprimeries, etc.
Après que les divers questions à l’ordre du jour eurent été traitées, le congrès s’orienta vers la question centrale de la création d’une organisation rassemblant toutes les femmes et supposément « au-dessus des classes », mais qui de fait devait être essentiellement bourgeoise. Le groupe des ouvrières prononça une déclaration exposant ses positions avant de prendre congé. Leur sortie mit en exergue le fait que la participation des ouvrières organisées à un bloc aux côtés des féministes bourgeoises était considérée inacceptable, à quelque condition que ce soit. Leur geste contraria non seulement les féministes mais la presse bourgeoise dans son ensemble.
Pour la grande masse des ouvrières, le congrès et l’intervention du groupe des ouvrières revêtit une grande importance en terme de formation, car une ligne de démarcation nette et distincte avait été tracée entre le féminisme bourgeois et le mouvement des femmes prolétaires. Certaines femmes parmi les moins conscientes politiquement avaient, jusqu’au congrès, nourri des illusions quant à la possibilité d’unir toutes les femmes au nom du combat pour les droits et les intérêts des femmes ; après les débats du congrès, qui avaient révélé l’hostilité des féministes au socialisme révolutionnaire, ces illusions moururent de mort naturelle. Il devint clair aux yeux de toute ouvrière qui réfléchissait à la question qu’il n’y avait rien à espérer des féministes bourgeoises.
Le congrès des femmes détruisit l’attrait qu’aurait pu exercer le féminisme sur les grandes masses de la classe ouvrière. Après le congrès, les ouvrières rejoignirent en grand nombre les syndicats et se regroupèrent autour du parti. Il y avait des progrès constants dans la formation de classe des ouvrières. Si l’atmosphère politique n’était pas si lugubre, il aurait été possible de considérer le futur avec de grands espoirs. La Russie entrait alors dans une période de sombre et terrible réaction.
Traduit par Olga Bronnikova et Matthieu Renault.
Extrait de Alexandra Kollontaï, K istorii dvijeniia rabotnits v Rossii, Kharkov, 1920 – traduction anglaise in Alexandra Kollontaï, Selected Writings (dir. Alix Holt), New York et Londres, W. W. Norton @ Company, pp. 39-57.
- NDT (idem pour toutes les notes suivantes) : Gueorgui Apollonovitch Gapone (1870-1906), prêtre orthodoxe russe. Jouissant d’une grande popularité auprès des milieux ouvriers de Saint-Pétersbourg, il fut l’instigateur des manifestations du Dimanche rouge (voir note 2). Accusé par la suite, d’être un agent de la police secrète russe, il fut assassiné en Finlande par des membres du Parti socialiste-révolutionnaire (voire note 10). [↩]
- 22 janvier 1905, date à laquelle une manifestation populaire sur la place du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg fut réprimée dans le sang par la Garde impériale tsariste. Cet événement est souvent considéré comme le point de départ de la révolution de 1905. [↩]
- Commission formée en février 1905 à l’initiative du tsar Nicolas II pour enquêter sur les causes des troubles au sein des milieux ouvriers de Saint-Pétersbourg et de ses environs. Composée de membres du gouvernement et de directeurs d’usines, la commission devait également inclure des délégués ouvriers élus. Mais incapable de satisfaire les revendications ouvrières en terme de représentation, la commission fut très rapidement dissoute. [↩]
- Douma d’État, assemblée législative sous l’Empire russe. La Première Douma fut convoquée par le tsar en avril 1906 en réponse aux événements révolutionnaire de 1905. À partir de cette date et jusqu’à la Révolution de 1917, la Russie eut le statut de monarchie constitutionnelle. [↩]
- Le zemstvo désigne une forme de gouvernement local institué en 1864. Sa création s’inscrivait dans le cadre des réformes libérales mises en œuvre sous le règne d’Alexandre II. Le système des zemstvos sera remplacé en 1918 par celui des conseils ouvriers (soviets). [↩]
- Alexandra Kollontaï, Sotsialʹnye osnovy jenskogo voprosa, Saint-Pétersbourg, Izd. t-va Znanïe, 1909. [↩]
- Fondée en octobre 1905, l’Union du 17 octobre, plus communément appelée Parti octobriste, promouvait un constitutionnalisme modéré devant reposer sur la réalisation des promesses libérales faites par le tsar Nicolas II dans son Manifeste d’Octobre. [↩]
- Diminutif de Parti du travail russe. Faction modérée du mouvement socialiste-révolutionnaire (voir note 10), les troudoviks, en dépit de leur nombre relativement restreint, parvinrent à occuper des sièges dans les deux premières Doumas. [↩]
- De KD, acronyme du Parti constitutionnel démocratique, formé à Moscou en octobre 1905. Parti libéral situé à gauche des octobristes, il défendait le suffrage universel, féminin y compris. Le succès des cadets à l’élection de la Première Douma les conduisit à s’allier aux troudoviks avec lesquels ils formèrent une majorité. [↩]
- Fondé à Berlin en 1901, le Parti socialiste-révolutionnaire (SR) visait principalement la classe paysanne. En 1917, les « SR de gauche » rompirent avec le parti avant d’accorder leur soutien au pouvoir soviétique. [↩]
- Parti ouvrier social-démocrate de Russie, organisation marxiste révolutionnaire fondée en 1888, scindé à partir de 1903 en deux factions : mencheviks et bolcheviks. [↩]
- Premier Congrès pan-russe des femmes, Saint-Pétersbourg, décembre 1908. [↩]