Quelle est l’origine de votre intérêt pour l’art dramatique, qui est désormais votre discipline académique ?
J’ai toujours été particulièrement intéressé par l’art dramatique, et ce très tôt, et quand je suis entré à l’université, les cours dans lesquels je mettais le plus d’énergie étaient ceux dans lesquels je développais mon travail sur Ibsen. Puis quand j’ai quitté Cambridge, j’ai continué et j’ai exploré le sujet plus consciencieusement en tant que projet académique – mes idées sur Ibsen ont été directement transposées dans mon premier livre sur l’art dramatique. Il y a donc eu une sorte de constance académique dès le début. Il s’est trouvé qu’à l’université on m’a principalement demandé d’enseigner le drame. Mon autre activité, en revanche, s’est développée en dehors du cadre universitaire, d’abord à travers l’éducation continue pour adultes et après surtout comme projet personnel, même quand il se superposait à mon travail académique.
Attachez-vous une signification culturelle ou politique au fait que les formes dramatiques sont appropriées publiquement ou collectivement, alors que les formes littéraires sont appropriées par de nombreux individus mais dans un cadre privé ?
Oui cela me semblait important. En même temps, j’ai rapidement réalisé que l’une des fonctions du théâtre tel qu’il est organisé aujourd’hui est de ré-annexer l’art dramatique comme mode afin de l’exclure de toute fonction collective. Vous pouvez donc trouver une hostilité récurrente envers le théâtre dans des textes comme « Dialogue sur les acteurs » dans Politics and Letters ou même dans l’introduction de Drama, from Ibsen to Eliot qui souligne une certaine opposition entre l’art dramatique et le théâtre. À cette époque, j’avais de bonnes raisons de penser que pendant plus de 80 ans d’histoire européenne, l’art dramatique avait dû se séparer du théâtre à des moments cruciaux pour pouvoir évoluer. Il semble qu’il y ait toujours eu un conflit entre le potentiel de l’art dramatique comme mode nouveau et collectif d’expression et les formes spécifiques du théâtre qui le bloquent ou l’écrasent.
Est-ce que Drama, from Ibsen to Eliot est le premier livre que vous ayez écrit ?
Je crois que oui. Le texte a été écrit en 1947-1948. Il m’a fallu attendre deux ans avant de trouver un éditeur. Quand il a été finalement accepté, j’ai ajouté la section « The Cocktail Party », qui venait juste de paraître1.
Un des signes de votre prise de distance avec Leavis et son influence, même au début, est votre intérêt pour l’art dramatique – une dimension que Leavis a grandement négligée [NdE : Cette partie de l’entretien porte sur un aspect souvent discuté chez Raymond Williams, notamment par Terry Eagleton, à savoir sa dette théorique envers le critique littéraire F. R. Leavis et le mouvement britannique de critique littéraire apparu dans les années 1920-1930 autour de la revue Scrutiny. Leavis et son groupe constituent le point de départ d’une critique littéraire rigoureuse, attentive à la technique et au texte lui-même, dans la vie culturelle britannique. Le mouvement Scrutiny a par ailleurs défendu une approche qui juge le canon littéraire au regard des valeurs morales promues par les textes, en connexion avec une philosophie humaniste. Beaucoup chez les marxistes ont reproché à Williams d’avoir pour matrice critique une version « de gauche » du moralisme de Leavis]. D’où le fait que les éléments clairement leavinistes que l’on peut trouver dans Criticism and Interpretation ne devraient peut-être pas être surestimés car Drama, from Ibsen to Eliot, qui le précède, allait dans une toute autre direction. Mais en même temps, si on regarde de plus près le livre, on est frappé de voir à quel point vous semblez l’avoir conçu à la manière d’un programme de recherche, comme une extension directe d’une critique pratique2 Dans votre introduction, vous écrivez : « Ma critique est, ou du moins se veut être, une critique littéraire. C’est une critique littéraire qui est aussi en majeure partie basée sur des conclusions qui s’appuient sur le texte lui-même plutôt que sur des études historiques ou des impressions générales et généralisée, autrement dit, c’est une étude qui est définie en anglais par l’expression « critique pratique ». La critique pratique débute avec les travaux d’Eliot, Richard, Leavis, Empson et Murray et principalement en rapport avec la poésie. Depuis elle a été développée en relation avec le roman par un groupe important de critiques. Dans le drame, à l’exception du travail d’Eliot sur les dramaturges élisabéthains et d’autres spécialistes de Shakespeare, l’utilité de la critique pratique reste à être testée. Ce livre, en plus de son objectif principal, et donc pensé comme une expérience en cours quant à l’application de la méthode de la critique pratique appliquée à la littérature dramatique moderne ».
Tout à fait. Mais il est nécessaire de faire ici une distinction entre la critique pratique et Leavis. Leavis est certainement le plus puissant représentant de la critique pratique, par conséquent il est souvent, de manière rétrospective, présenté comme celui qui en est à l’origine. Mais si on regarde de plus près la réalité historique, la critique pratique a été établie à Cambridge dans les années 1920 par Richards. C’est lui qui, après tout, a inventé le terme. Après cela elle est devenue une procédure critique établie dans toute la Faculté. Par exemple, dans les années où Leavis a été largement mis au banc de la Faculté d’anglais, la critique pratique est restée, comme elle l’est encore aujourd’hui, un thème obligatoire à chaque niveau d’enseignement. Ainsi l’idée qu’adopter la critique pratique ait constitué une allégeance à Leavis n’est partiellement vraie. On suivait seulement un mode d’analyse des textes littéraires qui était, à l’époque, au-delà du différend entre Leavis et le reste de la Faculté d’anglais de Cambridge, pratiquée de manière tout à fait courante. C’est une erreur cruciale de faire l’amalgame entre la technique de la critique pratique et l’approche littéraire de Leavis qui était, en fin de compte, une application très spécifique de la critique pratique.
Dans un chapitre écrit dans la même période et intitulé, « Le Drame Majeur » dans Preface to Film, vous écrivez : « Il est bientôt acquis, et peut-être surtout en Angleterre, que la définition d’un art doit être recherchée au travers d’œuvres spécifiques, plutôt qu’à travers des généralisations sur l’art en tant que tel. » On pourrait avancer que d’un côté il s’agit d’un sentiment qui n’a rien d’exceptionnel. Mais n’est-il pas vrai que votre précision suggestive, « surtout en Angleterre », donne patriotiquement un ton anti-théorique en opposant « la généralisation abstraite » aux «œuvres spécifiques » alors qu’une définition adéquate ne devrait-elle pas prendre en compte des éléments de ces deux positions ?
Ce que Richards théorise ce sont de problèmes liés à la lecture et au sens. C’est un niveau théorique qui est, je crois, important et qui, en un sens, a été exclu de manière dommageable de ses développements ultérieurs. Parce que cette forme de lecture particulière n’a plus été questionnée, tout comme sa description par le terme « pratique », ce qui en fait était au cœur du problème, et elle a perdu sa dimension théorique que Richards avait cherché à lui donner. D’un autre côté, ni Richards, ni qui que ce soit d’autre, à l’exception de Bradbrook à Cambridge, n’a fait d’analyse générique. Quand vous travaillez sur l’art dramatique, vous êtes confronté au problème de la manière la plus directe. Pourtant si vous regardez le travail qui était fait à Cambridge sur le roman ou la poésie, ce que je définirais aujourd’hui comme les problèmes basiques de la position et du mode, ne furent jamais réellement posés. C’est la clef de toute cette époque et dont Leavis est seulement l’un des représentants : la théorisation, lorsqu’elle apparaît, n’est alors que la théorisation de l’interprétation. Ce n’est pas une théorisation de la composition. En ce qui concerne Drama, from Ibsen to Eliot, mon introduction peut être vue comme une combinaison de trois tendances. Premièrement, l’adoption du mode analytique de la critique pratique en son sens le plus technique, et dont Richards est à l’origine. Deuxièmement, l’accent mis sur la communauté et la sensibilité qui, contrairement à la première tendance, vient de Leavis. Troisièmement, la tentative de développer une théorie générale du naturalisme comme forme. En ce qui concerne cette dernière, la tradition de Cambridge ne fut d’aucune aide. En fait, j’ai réalisé bien après que le problème de la définition du naturalisme menaçait le mode habituel sur lequel Leavis appuyait son opinion, avec sa référence non problématisée à « la vie » comme critère d’évaluation du texte. À cette époque, ces trois tendances ont créé beaucoup de confusion.
La nature de votre dette envers les différents courants au sein de la faculté d’anglais de Cambridge requiert à ce stade quelques explorations. La critique pratique n’a jamais été simplement une « méthode ». Dans le cas de Richards c’était l’instrument d’une théorie progressiste de la communication qui supposait que la contradiction entre le lecteur et le texte était due à des malentendus qui pouvaient être éliminés. Dans le cas de Leavis, elle était alliée à une idéologie du concret qui sécurisait la validité de l’analyse approfondie du texte. D’un côté, Culture and Society présente une attaque très succincte et directe sur les présuppositions individualistes de Richards, alors que de l’autre, votre intérêt pour la théorie était de manière évidente en décalage avec la position de Scrutiny. Pourtant dans le prologue de Drama in Performance vous dites de l’art en général : « Son étude peut se nourrir de travaux universitaires, mais sa substance est une réception directement personnelle, et ses méthodes doivent être le saisissement et l’articulation de cette réception : c’est-à-dire, la pratique de la critique ». Une telle formulation suggère qu’au-delà de votre compréhension de l’importance et de la nécessité de s’approprier les techniques de l’analyse approfondie du texte, un héritage substantiel de Richards et Leavis était encore actif dans votre travail à cette époque.
Indubitablement. L’une des raisons est la démonstration accomplie par Richards dans Practical Criticism que le consensus culturel antérieur autour des notions de culture et de goût pouvait être assez brutalement réfuté en présentant au gens des textes sans signes culturels, comme le nom de l’auteur, ou tout autre indice orientant vers une « bonne réponse ». Si vous demandiez alors aux gens quelque chose à propos de l’auteur qui avaient écrit ces textes, ils savaient quoi répondre par référence interne au consensus. Quand ils ont dû réellement lire et décrire le style d’écriture, le résultat était très différent. Dans certains cas, on obtenait presque un résultat opposé. Donc l’effet de la critique pratique de Richards était anti-idéologique dans un sens très précis : elle montrait la disparité entre les prétentions culturelles d’une classe et ses capacités réelles, actuelles. C’était naturellement un élément d’attrait dans la technique de l’analyse approfondie de texte. Cependant, cette technique a également entrepris une capture idéologique en se définissant comme pratique en opposition à la théorie. Dans le cas de Richards, il est vrai bien sûr que Practical Criticism a été écrit directement en association avec Principles of Literary Criticism. Mais ici la pratique était liée essentiellement à l’activité de lecture, plutôt qu’à la composition. Le résultat a été de définir l’œuvre comme un texte – et c’est là une capture idéologique qui perdure de manière relativement intacte, de la critique pratique anglaise jusqu’à la nouvelle critique américaine et ce, jusqu’au structuralisme littéraire d’aujourd’hui. En ce qui me concerne, à cette période j’essayais d’appliquer la critique pratique à un champ nouveau. La technique s’était développée à partir de l’analyse de poèmes courts où l’analyse approfondie du texte était théoriquement et pratiquement possible. Puis très rapidement elle a été appliquée à la fiction en extrayant, pour l’analyse, des passages qui étaient supposés être représentatifs de l’ensemble de l’œuvre (bien que ça n’était jamais démontré). Pour l’art dramatique, elle n’avait pratiquement jamais été utilisée, à l’exception d’analyses locales des images et des rythmes chez Shakespeare. À travers mes nombreuses lectures sur l’art dramatique moderne, je me suis rendu compte que l’élément d’analyse analytique verbale manquait cruellement. Je le pense encore aujourd’hui mais je ne dirais pas que le remède soit la critique pratique. C’est en fait une technique spécifique de lecture approfondie de l’organisation verbale qui doit être développée. L’objectif qu’elle devait servir était aussi très différent de celui de la critique pratique. N’en ayant pas vraiment conscience à cette période, j’ai utilisé la technique de manière peu orthodoxe dans mon livre sur l’art dramatique. Pourquoi certaines personnes font-elles une analyse approfondie à l’intérieur de la tradition plus large de la critique pratique ? Afin d’évaluer leur propre réception du texte. L’analyse verbale des pièces d’Ibsen et de Strinberg que j’ai entreprise est très peu intéressée par la réception du texte. Son but est l’élucidation de la composition et de la continuité du thème dans leur travail. J’utilise donc une technique donnée à des fins radicalement distinctes de l’intention pour laquelle elle est couramment employée.
Arrêtons-nous désormais sur ce que vous avez appelé votre deuxième tendance dans votre introduction à Drama, from Ibsen to Eliot, c’est-à-dire les thèmes culturels empruntés à Leavis. Ce qui est surprenant, c’est votre fidélité catégorique et inconditionnelle aux conceptions meta-historiques de Leavis. Vous écrivez : « Pour bien des raisons, et peut être avant tout sous la pression de ce complexe de forces que nous appelons industrialisme, l’anglais parlé d’aujourd’hui est très rarement capable d’exprimer exactement quoique ce soit de complexe ». Et vous poursuivez : « la sensibilité de l’artiste, sa sensibilité à l’expérience, ses façons de penser, de sentir, et de créer du lien, sera souvent meilleure et plus développée que celle de son public. Mais si sa sensibilité est au même niveau, alors la communication est possible. Là où la sensibilité est la même, son langage et le langage du public sont organiquement et intimement liés, le langage commun est l’expression d’une sensibilité commune. La pression d’un univers mécanique a imposé une façon mécanique de penser, de sentir et de créer du lien que les artistes, et d’autres du même tempérament, ne rejettent que par une résistance consciente et à force de beaucoup de travail. C’est pourquoi toute littérature sérieuse aujourd’hui tend à être une littérature minoritaire. » Suite à ceci vous ajoutez cette phrase salvatrice : « même si la minorité est capable d’extension, et selon moi, n’a pas de corrélation sociale ». Mais vous concluez : « Ce n’est pas le manque de croyances communes qui réduit la communication [de l’artiste]. C’est plutôt le manque de certaines qualités de vie, ou d’une certaine sensibilité à l’expérience. Ainsi le drame d’aujourd’hui, s’il veut être sérieux au sens propre du terme, est nécessairement minoritaire ». L’ensemble de ces propositions ressemble peu à ce que vous avez écrit par ailleurs. Cela semble être une pure distillation de la pensée de Leavis. Quel est selon vous le rôle que jouent ces thèmes dans votre livre ?
Je souscris à la description que vous faites. Le paragraphe est en effet une reproduction virtuelle de Leavis. La raison pour laquelle je dis une reproduction c’est qu’après tout le reste de l’analyse a très peu de lien avec celle-ci. Bien sûr, c’est un fait historique que dans les années 1890, pour différentes raisons, l’art dramatique de qualité ait toujours constitué une rupture minoritaire par rapport à la majorité des théâtres commerciaux. Je pense probablement que la discussion qui chevauche les idées de Leavis est celle entre Synge et O’Casey, qu’aujourd’hui j’écrirais probablement autrement, même si elle donne le sens d’une transition sociale spécifique dans le passage du parlé rural au parlé urbain. Donc bien que j’accepte l’influence directe de Leavis dans cette partie de l’introduction, je rejette le label englobant de « Leavisme de gauche » que plusieurs personnes ont posé sur mon travail. Ce qui me dérange avec la notion de « Leavisme de gauche » c’est qu’elle semble faire référence à une position développée qui serait une variation du complexe d’idées associé à Leavis. La réalité est en fait que, selon moi, Drama, from Ibsen to Eliot, représente l’absorption et la reproduction d’un ensemble d’influences qui sont incompatibles. À ce niveau le travail n’est pas homogène, alors que ce qui est suggéré par le terme de « leavisme de gauche » est une position cohérente qui se déplace quelque peu le long de l’arc-en-ciel politique. C’est un diagnostic qui est faux parce qu’il mène à unifier ce complexe d’idées dans l’ensemble du livre. En fait, c’étaient les éléments d’incohérence qui se sont révélés être décisifs, tel que l’intérêt pour la forme – alors qu’il nous était dit de manière insistante que c’était là une mauvaise direction et une perte de temps et d‘énergie. Je ne parle même pas de l’intérêt pour l’art dramatique lui-même, qui impliquait nécessairement une dispute avec Leavis sur les pièces de Yeats par exemple. La combinaison de directions contradictoires rend les positions de ce livre très instables. Je suppose que ces instabilités n’ont pas été résolues avant les années 1960.
Il y a aussi un autre aspect de Drama, from Ibsen to Eliot où l’on peut entrevoir un lien entre votre méthode et l’école anglaise de Cambridge et qui peut provoquer un certain malaise. Il y a une claire intention d’abstraire le travail dramatique des auteurs que vous discutez de l’histoire culturelle, nationale, ou de n’importe quelle autre historie sociale de leur époque. Vous attaquez de manière assez expressive toute contextualisation de leurs écrits. Avec une certaine habilité rhétorique vous citez Ibsen qui dit qu’il n’est pas un homme mais une plume, et il écrit « Cette condition malheureuse n’est pas, bien sûr, sans quelques avantages. Elle sert au moins à protéger l’artiste de ses biographies. » À propos de Strindberg, vous dites à vos lecteurs : « La biographie peut être utilisée pour donner du brillant, mais ne peut ni juger, ni expliquer la littérature. Il est temps de dire, après bien des discussions inutiles sur des faits mineurs, que la critique a besoin d’une discipline différente. L’analyse présente ne s’intéresse qu’à Strindberg en tant que dramaturge. » Mais pourquoi le seul intérêt pour Strinberg en tant qu’artiste devrait être exclu de toute tentative de comprendre ce que sont ses idées, sa vie, et ce qu’était la société dans laquelle il est apparu ? À cette époque vous semblez être persuadé que tout ceci est extérieur à l’art dramatique et peut donc être ignoré. Dans le même chapitre, vous excluez tout intérêt pour les positions politiques ou sociales de Strindberg. Pourtant Strindberg, un homme d’une grande intelligence, a écrit à profusion et avec passion sur la politique, les classes, le sexe, la société, la religion, en dehors de son travail de dramaturge et ces éléments ne sont pas absents de son œuvre. Vous les mentionnez vous même parfois. Pourtant en abstrayant l’œuvre de son contexte vous finissez sûrement par dire moins que ce qui mérite d’être dit sur la substance du drame lui-même.
Oui, les phrases que vous avez citées sont des extraits de ce qu’on pourrait appeler la rhétorique de Cambridge. Bien sur la même rhétorique vous invitait également à regarder la vie de l’auteur et de vous faire une opinion en fonction de tout cela. Mais le message essentiel était « collez au texte » et le ton était celui de l’auto-légitimation présomptueuse. D’un autre côté, vous pouvez regarder ça sous un autre jour. À quoi tout cela répondait ? Mes commentaires sur Strindberg étaient alors suscités par la lecture de brillantes « biographies de l’artiste », qui vous disent de quelles femmes ou petites-amies les personnages sont l’incarnation, quel épisode de vie a été retranscrit dans telle scène, et qui réduisaient tout travail à la névrose de l’auteur. Même si une biographie sociale au sens général était incluse, ces analyses étudiaient seulement les éléments d’une expérience qui devait expliquer l’œuvre, mais elles n’arrivaient pas à expliquer sa véritable composition. Je pense que mon rejet particulièrement violent de ce mode d’analyse s’est montré bénéfique plus tard, car il a préparé le terrain pour voir les choses autrement, en explorant les conditions réelles de la pratique dramaturgique. Aujourd’hui je ferais ça de manière moins radicale : j’écrirais sur les théâtres, sur les formes disponibles, sur l’ensemble des systèmes de pensée à l’intérieur desquels telle forme ou telle institution s’est développée, mais jamais jusqu’au point d’écrire le genre de biographies que j’attaquais à l’époque. Quand j’ai écrit de nouveau sur Strindberg dans Modern Tragedy, j’ai fait le lien entre son travail et un moment précis de crise sociale et idéologique, mais pas à un certain nombre de faits mineurs. À cette époque, les déchets que la critique de Cambridge produisait m’empêchaient de voir qu’elle opérait une arrogante abstraction du texte, ce qui devient évidemment insupportable quand vous faites une analyse sérieuse et véritable d’une œuvre. L’une des conséquences est que j’ai refusé, par exemple, d’explorer les fins alternatives de Voyage vers l’Ouest, selon l’idée quelles pouvaient être expliquées par les développements politiques qu’Auden et Isherwood leur donnaient, et cela ne m’intéressait pas. Cette prise de distance était cohérente avec mon point de vue. Mais il faut se souvenir de son contexte.
Le problème n’est cependant pas seulement celui de l’abstraction formelle. Cette prise de distance a aussi un impact sur vos jugements plus substantiels. Par exemple vous traitez de manière cavalière la dimension spécifiquement sociale des pièces d’Ibsen. Vous écrivez de manière un peu hautaine à propos de Une maison de poupée : « Une maison de poupée est aujourd’hui, comme il le fut hier, un phénomène social plutôt que littéraire. L’engouement qu’elle a suscité est lié à sa relation avec le féminisme, bien qu’Ibsen ait rejeté ce soutien supposé au féminisme. Concrètement, cela peut donc être ignoré. » Votre évaluation de la pièce se finit par : « Le rejet par Ibsen des conventions morales n’était qu’une petite concession destinée à compenser un mal plus général » (Le mal étant l’usage par Ibsen dans cette pièce de conventions dramatiques romantiques). Vous parlez en outre d’ « une négation partielle à l’intérieur d’une acceptation totale. Une thérapie complète aurait demandé la restauration totale de la substance dramatique. » Il est certain que Une maison de poupée est une œuvre mineure comparée à d’autres œuvres ultérieures dont vous discutez. Mais le ton que vous employez semble gratuitement dévalorisant. Ce que vous dites en fait est que son acceptation des conventions dramatiques est en quelque sorte plus importante que son rejet des conventions sociales et morales. C’est une question difficile à trancher – en tout cas c’est une question qui ne peut pas être tranchée à partir de jugements sur-politisés, anachroniques et académiquement orientés. Mais est-ce que l’impact qu’a eu la pièce d’Ibsen sur le public de son époque est une simple illusion idéologique ou un succès de complaisance ? Bien sûr, il est vrai que Une maison de poupée met en scène une certain position sur la situation des femmes dans la société bourgeoise qui a une certaine force et fut comprise comme telle par les femmes de l’époque, ainsi que celles d’après. Dans le contexte d’un très long essai sur Ibsen vous semblez donner très peu de poids à ce succès. N’y a-t-il pas ici un déséquilibre, et peut-être ici un conservatisme inavoué, dans votre jugement sur Ibsen dans le livre ?
L’idée principale est que la majorité écrasante des pièces d’Ibsen ne contient pas les échappatoires que l’on peut trouver dans Une maison de poupée ou Un ennemi du peuple. Encore une fois vous devez prendre en compte que j’écrivais contre quelque chose de précis : La quintessence de l’ibsenissme de Shaw. Shaw avait, par assimilation idéologique, fait d’Ibsen quelque chose de très diffèrent, une sorte de version de la libération individualiste. Pour ce faire, il avait souligné l’importance de Une maison de poupée, Un ennemi du peuple, et bien sûr, de Les revenants, et avait complètement mésinterprété, en fait de manière volontaire, le reste de son travail afin d’éviter ce que Shaw devait éviter : la notion de barrière indépassable que l’on trouve chez Ibsen. Car l’art dramatique d’Ibsen ne parle pas du tout de la libération individuelle. C’est ce que j’ai appelé plus tard une tragédie progressiste (liberal), une forme qui est beaucoup plus intéressante. Mais parce que le féminisme est un mouvement social crucial, chaque contribution à son mouvement (et le refus d’Ibsen à y être affilié était simplement tactique) qu’il soit unique ou atypique est, de fait, important. C’est ce que je voudrais dire aujourd’hui pour corriger mon jugement passé. Mais de la même manière, il faut bien voir que les cas où la libération réussit de manière ambiguë, comme lorsqu’un individu se sort d’une situation difficile (bien que Mora claque la porte, que se passe-t-il ? Ibsen explore plusieurs versions possibles, jusqu’à réécrire la pièce), s’opposent clairement à ce qui est en fait bien plus important dans l’œuvre d’Ibsen, à savoir son manque absolu de foi dans le projet de libération progressiste. Ces pulsions ne disparaissent jamais, mais il y a aussi une perception très claire de ce qui bloque : héritage physique, héritage social et d’autres types de variables circonstancielles. Pour Ibsen, c’est la société, au sens fort du terme, qui fait avorter l’émancipation. Je pense qu’il est encore plus important de souligner la création extrêmement puissante des formes que revêt ce blocage du projet de libération qu’Ibsen effectue, et auquel il n’a jamais renoncé, plutôt que de regarder les deux ou trois fois où il les a suspendues et a autorisé une fuite ambiguë parce que celle-ci est plus facile à assimiler pour le pensée progressiste.
C’est une réponse tout à fait acceptable. Mais c’est un peu différent de ce que vous suggériez à l’époque. Par exemple vous parliez de Les revenants et juste après votre commentaire sur Une maison de poupée vous ajoutez : « Les revenants est une pièce de la même étoffe que Une maison de poupée, mais elle a un tempérament différent. Les problèmes qu’elle a soulevés sont plus sérieux ». Il faut alors que je vous demande en quoi ces problèmes sont plus sérieux ? Après tout, Les revenants est l’exemple type de la forme la plus viciée et réductive du naturalisme : sa notion de fatalisme biologique. La physiologie est utilisée comme paradigme de la société. Tout le monde à l’époque d’Ibsen connaissait la différence : une maladie héréditaire n’est pas la même chose qu’une contrainte sociale. Faire l’amalgame est une erreur dramatique. Cela pourrait être démontré par la pièce elle-même, qui a des moments puissants de rhétorique, mais beaucoup de faiblesses structurelles. L’idée que les problèmes de Les revenants sont plus graves que ceux de Une maison de poupée semble être une concession faite à l’idéologie conservatrice. On peut peut-être dire que la pièce est plus sérieuse, mais pourquoi les problèmes soulevés le seraient-ils ?
Ils ne le sont clairement pas. J’aurais dû dire non pas que les problèmes étaient plus sérieux, mais que l’ensemble du mode de composition était plus sérieux. Il est plus inclusif. Les revenants a un ensemble de relations beaucoup plus dense que Une maison de poupée, où la dépendance d’Ibsen envers la convention de la résolution miraculeuse limite le niveau auquel il peut manipuler l’expérience. Ce que je dirais, c’est que mes formulations étaient fausses, mais je pense que la direction du jugement est encore valable. Ibsen est le dramaturge des blocages de la libération comme je l’ai présenté. Prendre le problème de la position des femmes, si vous allez de Une maison de poupée, La Dame de la mer ou Hedda Gabler vous pouvez voir que la sortie de Mora est une résolution très temporaire à l’intérieur d’une forme spécifique, et Ibsen ne conserve pas ce type de possibilité, il conçoit plus souvent une pulsion irrésistible vers la libération qui devient nécessairement une forme d’autodestruction. Mais je ne veux pas m’opposer à votre critique, à laquelle je souscris.
Dans la version révisée de votre livre vous avez restructuré la seconde partie pour en faire une section appelée « Le dramaturge Irlandais », section qui suit « La génération des Maîtres » incluant Ibsen, Strindberg et Chekhov. Vous commentez ce changement dans votre introduction : « Dans la seconde partie, je me tourne vers une tradition nationale remarquable : celle des dramaturges Irlandais, de Yeats dans les années 1890 à O’Casey dans les années 1940 en passant par Synge et Joyce. Il se trouve que cette tradition inclut la plupart des formes dramaturgiques modernes, mais dans un contexte national et historique qu’il faut souligner ». En fait le lecteur de ces chapitres irlandais ne trouve que très peu d’informations sur la situation historique et nationale. Vous réprimandez efficacement O’Casey pour la relation latente au peuple irlandais et à l’histoire de l’Irlande dans son travail, mais dans l’ensemble même dans cette version révisée il y a une abstraction persistante de histoire nationale réelle (quelque chose quoi n’est pas sans lien avec le travail d’Ibsen non plus). Est-ce que vous avez trouvé impossible de transformer la forme du livre quand vous l’avez réécrit pour Drama, from Ibsen to Brecht ?
Oui. Le livre devait rester essentiellement une analyse des formes dramaturgiques. En regroupant les dramaturges Irlandais, je voulais mettre l’accent sur l’histoire sans pour autant écrire l’histoire, ce qui, à mon avis, avait été déjà fait. Ce qui en revanche n’avait pas encore été fait était de montrer les formes très complexes et variables de ce qui est souvent simplement désigné comme étant une unique tradition dramaturgique irlandaise. Je peux maintenant voir qu’un essai intéressant aurait pu être écrit. Un essai qui aurait justement analysé les phases du mouvement national à partir de l’évolution des formes dramaturgiques. Les premières pièces de Yeats construisent une image de la patrie qui est tout à fait caractéristique des moments de reconstruction nationale, une image qui est lourdement basée sur un passé légendaire. La rencontre entre la légende et la réalité sociale contemporaine est très problématique : cette forme est bientôt l’objet d’une attaque sévère au sein du mouvement nationaliste et elle est rapidement présentée comme étant anti-irlandaise et antipopulaire. La version que donne O’Casey de la guerre civile donne du tranchant au réalisme par rapport à la légende, mais en même temps elle fait une place trop grande au chaos et à la confusion jusqu’à annuler des éléments historiques et sociaux cruciaux dans le projet de libération national lui-même. Puis il y a le rejet tout à fait conscient de l’Irlande, alliée à une préoccupation nationale constante, dans l’ensemble de la trajectoire de Joyce. Peut-être que certains éléments de ce même mouvement peuvent être trouvés chez Ibsen, dont le travail initial est inspiré par le sentiment national norvégien envers la Suède (mettant en jeu de manière classique l’ensemble du problème linguistique qui était bien sûr le pivot du nationalisme politico-culturel du début). Je me suis récemment penché sur le cas du Pays de Galles où il y a justement la même évolution d’une culture galloise du renouveau de la nation, qui s’inspire d’un passé celtique contemporain de l’époque romaine, plus vieux que n’importe quelle tradition historique anglaise et donc exempte de l’influence néfaste du modernisme en tant que mouvement, jusqu’au développement d’une critique de cette filiation légendaire dans un nouveau genre d’écriture nationale, qui a fait les frais de la crise sévère de l’industrialisme en faisant disparaître presque totalement l’usage de la langue galloise.
C’est ce genre d’essai qu’on aurait pu écrire sur l’art dramatique irlandais. Mais mon livre avait été écrit pour rendre compte des formes dramaturgiques. Quand le temps est venu de le réviser, j’avais déjà développé le type d’analyse socio-idéologique (plutôt qu’historique) qui m’a semblé plus tard nécessaire pour comprendre le conflit de ces formes dans Modern Tragedy. J’ai trouvé très difficile de réviser le livre de toutes manières parce que j’ai dû inclure un bon nombre de nouvelles pièces que je ne connaissais pas quand j’ai écrit le travail original. J’ai dû changer certaines choses et en exclure d’autres, et pourtant d’une certaine manière, c’est toujours le même livre, conçu dans la même optique.
Votre travail sur le roman est une illustration et une défense soutenue du réalisme. Vous insistez fortement sur le fait qu’il y a une nécessaire unité entre les individus et la société ; le succès de leur représentation dans la fiction dépend de la capacité à tenir les deux ensembles dans un équilibre délicat et complexe, dans lequel les qualités de l’une sont rendues visibles dans les activités de l’autre. Vous attaquez à la fois le roman sociologique et le roman psychologique, dans lesquels les deux pôles de ce qui devrait être une tension dialectique sont désarticulés dans les abstractions typiques du modernisme. On pourrait alors dire que le paradoxe central de votre travail sur le théâtre est qu’il semble prendre la direction inverse de l’ensemble de votre travail sur le roman. Car Drama, from Ibsen to Eliot est théoriquement une critique soutenue du naturalisme en tant que forme. On pourrait penser tout d’abord qu’il était logique de prendre le naturalisme pour designer cette sorte de perversion ou réification du réalisme que Lukács vise avec ce terme. Mais si on regarde votre livre de plus près, cette antithèse particulière ne s’y trouve pas. En effet, si on prend la définition célèbre du naturalisme et du réalisme donnée par Strindberg et que vous citez, il est très clair que Strindberg pensait le naturalisme comme quelque chose de très similaire à ce que Lukács appelait le réalisme, alors que ce que Strindberg nomme le réalisme est l’équivalent de ce que Lukács appelait le naturalisme. Ce qui est intéressant dans cette connexion c’est de voir que lorsque certaines pièces se rapprochent de la forme du roman vous les attaquez. Par exemple, dans votre discussion sur Rosmersholm, vous accusez Ibsen d’essayer de faire quelque chose que le dramaturge ne peut pas réussir, c’est-à-dire de reproduire le développement psychologique d’un personnage sur scène. Ceci, d’après vous, est une procédure du roman qui est impropre au théâtre. Est-ce que cela veut dire que vous pensez que la synthèse originale du réalisme est impossible au théâtre ? En d’autres termes les formes dramaturgiques ne pourraient pas représenter cette interrelation et implication du social et du personnel que vous pensez être la grande réussite du roman réaliste.
En même temps, votre polémique contre le naturalisme est extrêmement intéressée, parfois même exaltée, par le texte théâtral versifié comme antidote moderne au naturalisme. Cette insistance programmatique prend une forme qui semble particulièrement étrange, c’est-à-dire votre grande appréciation des mérites du théâtre d’Eliot, suggéré par le premier titre de votre livre. Il est parfaitement vrai que vous réservez votre admiration principale pour Meurtre dans la Cathédrale, et que vous semblez de plus en plus déçu ou désillusionné par les écrits ultérieurs d’Eliot. Cependant vous trouvez encore quelques qualités pour des pièces que beaucoup regardent aujourd’hui comme étant seulement clinquantes, par exemple Le Cocktail. Enfin, quelle que soit la manière d’envisager les pièces d’Eliot, elle est forcément loin d’être intéressées par l’unité de substance entre la personnalité et la société. Pourtant vous finissez votre chapitre sur Eliot par ces mots : « Le théâtre de tersonnage et le théâtre des idées ont, après tout, vécu dans une union intime et consentie pendant 70 ou 80 ans, si nous avons besoin d’une expression pour le genre de théâtre qu’Eliot tente de recréer on peut parler de théâtre de l’expérience. On ne peut pas dire qu’Eliot a résolu tous les problèmes qui sont apparus du fait du déclin du théâtre romantique et des limitations du théâtre naturaliste qui la remplace. Mais il nous a menés en un lieu où une solution peut être envisagée. C’est une réussite tout à fait considérable, quel que soit le futur immédiat de ce théâtre ; et en soi il est au-delà de tout éloge possible ». Même si on laisse de côté le caractère tout à fait discutable de cette opinion, est-ce que votre verdict sur le naturalisme et le théâtre versifié dans ce travail de jeunesse peut être réconcilié avec vos écrits plus tardifs sur le réalisme ?
Laissez-moi dire tout d’abord qu’il était impossible pour moi d’écrire de manière adéquate sur les formes dramaturgiques jusqu’à ce que je comprenne pleinement la nature du mouvement historique du naturalisme et du réalisme, ce qui n’était pas le cas à l’époque. Je suis retourné en fait depuis 7 ou 8 ans à une défense d’un certain genre de théâtre naturaliste qui se révèle plus proche de la position de mes écrits sur le roman et que vous décrivez très correctement. Il reste cependant une distinction importante à faire entre les modes d’expression du théâtre et le roman. Ce que l’on trouve encore et encore dans les pièces de théâtre qui sont naturalistes au sens technique, c’est-à-dire qu’elles ont pour but de reproduire la vie réelle sur scène, est que certaine choses qui peuvent être faites assez facilement dans un roman peuvent être adaptées dans le théâtre mais seulement de manière, au mieux, maladroite ou faible. Il existe une démonstration célèbre de ce fait dans l’œuvre de Lawrence où il existe une nouvelle et une pièce naturaliste qui partagent tant d’éléments qu’on peut sans aucun doute dire que l’une est la version romanesque et l’autre la version dramaturgique. J’ai comparé les deux dès 1945-46. Ce que Lawrence pouvait faire à l’intérieur du mode romanesque et à l’intérieur du mode dramaturgique est radicalement différent, parce que dans le premier il pouvait inclure l’expérience sociale plus générale, ce qui était important pour la compréhension de l’expérience familiale particulière qui l’intéressait. Dans d’autres cas, le problème serait l’intégration du mouvement historique dans les deux formes. Toute la base du développement de mon analyse de la transition du naturalisme vers l’expressionnisme est que l’expressionnisme était en grande partie un effort pour reformer la pièce de théâtre elle-même afin qu’elle puisse capturer une expérience sociale et historique plus large que la limitation du naturalisme à un unique espace scénique ne permettait pas. Pourtant, l’inclusion totale de l’expérience historique ou sociale reste profondément difficile à l’intérieur de la forme dramaturgique même après la libération effectuée par l’expressionnisme, qui pouvait au moins intégrer (c’était très clairement une intégration) le sens d’un mouvement historique et social plus large à l’intérieur duquel des actions spécifiques étaient montrées.
Mais il se trouve que ces problèmes techniques sont bien moins saillants pour les romanciers. Dans un roman, un personnage arrive avec une histoire sociale qui est présentée directement, parfois même avant qu’il ne commence à parler. En effet, la méthode typique du roman réaliste du XIXe était de le présenter par une longue description en incluant une définition plus complète de l’apparence physique et des façons de parler que le script d’une pièce ne pourra jamais réussir à atteindre considérant que les directions scéniques ne sont tout au plus qu’un ensemble d’indices. Même avant que le personnage arrive, tout un cadre aura était décrit, la plupart du temps celui d’une société ou d’une économie particulière à l’intérieur duquel l’action va évoluer. De telle sorte que, bien que je suis aujourd’hui plus ouvert au projet naturaliste au théâtre, ce sur quoi je reviendrai, il reste cependant plus problématique que le projet réaliste dans le roman. En fait, quelques difficultés de ce genre sont réapparues dans le roman aujourd’hui, à cause de la réduction drastique de l’échelle physique du roman qui est apparue à cause des pressions particulières que l’économie de la publication ont fait peser sur lui, ce qui a concrètement annulé certains des avantages du roman en tant que forme, bien que ça ne soit pas l’unique raison.
Maintenant, pour revenir à votre question initiale, quand j’étais en train d’écrire Drama, from Ibsen to Eliot, j’acceptais comme tout le monde la définition du naturalisme qui était surtout offerte par des ennemis et par des auteurs majeurs qui se débattaient avec ses difficultés ou qui étaient frustrés par certaines de ses restrictions : la définition essentiellement technique du naturalisme comme reproduction de la vie contemporaine réelle sur scène. Comme tout le monde, j’ai vu dans ce projet les difficultés qu’il a ensuite rencontrées. Premièrement, comme d’autres l’ont dit, il était impossible à travers ce mode de représenter l’expérience qui n’était pas un sujet de conversation probable. Yeats a souligné que quand les modernes ont des émotions fortes, ils ne disent rien, ils regardent juste fixement le feu de l’âtre. D’autres problèmes liés à la subjectivité, ou à la représentation de la pensée, étaient représentés mais de manière étrange et la plupart du temps ces situations étaient évitées. Deuxièmement, comme je l’ai souligné, le naturalisme n’était pas capable de s’étendre à la société et à l’histoire. Il n’arrivait pas à étendre son champ. J’ai alors retracé les deux formes qui l’ont remplacé : le mouvement vers un expressionnisme subjectif qui faisait de la conscience le lieu de l’action dramatique et non plus l’action ou le comportement, et le mouvement vers un expressionnisme social qui restituait le lieu de l’action dramatique dans la société de manière générale. L’analyse de la transition était tout à fait juste. Ce qui était faux en revanche était l’erreur de compréhension que j’ai faite à propos du projet initial. Car le naturalisme faisait partie d’un mouvement social séculaire nécessaire et progressiste. Le sens du naturalisme, c’était son opposition au super-naturalisme. Son programme avait trois parties : tout d’abord, l’accent mis sur le monde profane, puis sur le contemporain et enfin sur les procédures scientifiques de l’histoire naturelle. Autrement dit, le travail que les naturalistes ont introduit me semble être le même, malgré un succès plus restreint, que celui du réalisme.
Maintenant, il y a aussi une proposition fondatrice du naturalisme entendu ici comme mouvement intellectuel qui a aussi engendré deux générations très puissantes de production littéraire. Cette proposition est que le personnage est inséparable de l’environnement, dans la version faible, ou qu’il est déterminé par son environnement, dans la version plus radicale. Le fort attachement au naturalisme dramaturgique dans la création de décors exacts, la reproduction interminable de pièces qui ressemblaient à celles de la vie quotidienne, fut compris plus tard comme une tentative de vraisemblance, d’induire l’illusion chez les spectateurs qu’ils étaient en train de regarder une vraie pièce. En fait sa signification était très différente. L’impulsion réelle derrière ceci est que l’environnement devait être physiquement présent parce que c’est une part essentielle de l’action. Ce n’est pas un décor. Il n y a pas de décor naturaliste. C’est très clair dans les pièces naturalistes d’Ibsen, où les personnages ont produit cet environnement en vivant dans ces pièces qui sont toujours le centre physique de l’attention. Ils sont imprégnés de cet environnement qui en un sens reflète leur vie : les restrictions concrètes de l’espace, le sens aigu de l’immobilité des paysages. Maintenant c’est devenu un lieu commun, que l’on trouve encore dans les manuels scolaires, que si ces décors réalistes étaient ainsi, c’était en raison d’avancées techniques sur les constructions en bois pour la scène et sur l’éclairage, qui permettaient de présenter une réplique exacte d’une pièce. C’est évidemment absurde, puisqu’une pièce aurait très bien pu être construite dans le théâtre grec classique si quelqu’un l’avait voulu. Le vrai but était de créer un environnement physique qui soit cadre et marge d’action (agency) plutôt que décor. En même temps c’était un mouvement qui venait de la société bourgeoise et donc l’environnement défini comme centre de la société était la famille et la vie privée. De telle façon que, par contraste avec le théâtre d’avant, il rejetait non seulement la dimension religieuse métaphysique mais il réduisait toute la sphère de l’action publique du tribunal, du forum ou de la rue à la salle à manger d’une maison de famille. C’était là que les choses importantes se passaient. Le résultat fut que l’idée d’une relation de détermination entre le personnage et son environnement a souffert d’une restriction étrange, qui n’était pas liée au projet initial, lorsque l’environnement est devenu socialement limité et statique dans ces développements les plus extrêmes. L’image physique la plus puissante créée pendant la grande période du théâtre naturaliste est celle du salon devenu piège. Les gens regardent par la fenêtre pour voir ce qui se passe dans le monde, dans cet au-delà qui ne peut être montré. Les messages du monde extérieur arrivent par la porte, mais le centre de l’action est à l’intérieur. Un certain sens de l’environnement, pas seulement formateur (qui est selon moi une notion progressiste) mais totalement déterminant (et qui selon moi n’est pas une notion progressive) s’est finalement incarné dans cette forme immobile et aliénante.
À l’inverse, la définition marxiste du réalisme commence en partant de la société ou de l’histoire, au lieu de la notion bourgeoise d’ « environnement ». Ceci est en soi une avancée, parce qu’elle introduit une nécessaire mobilité. C’est précisément ce que la forme théâtrale du naturalisme qui a été la plus développée ne pouvait pas intégrer : le mouvement de l’histoire. Au mieux elle pouvait chercher un moment de crise exemplaire grâce auquel l’histoire sociale fait irruption dans l’espace clos du drame (la fin du Champs de cerise de Tchékhov est un exemple classique) mais seulement comme une action qui est essentiellement jouée hors scène. Donc pour que l’entière potentialité du projet naturaliste se réalise, comme une compréhension entièrement nouvelle des relations entre la vie personnelle des personnages et le social, le théâtre a dû progresser vers d’autres formes. Cette nécessité souligne la différence entre ce qui est possibles à l’intérieur des formes théâtrales et des formes romanesques bien qu’elles furent le produit de la même impulsion. Car une description profondément détaillée de l’environnement physique et social ou une présentation complète d’un personnage, peut être relativement facile dans un roman. L’exclusion de ces éléments dans nombre de fictions modernistes me semble indubitablement être une régression majeure, bien qu’évidemment, ces exclusions aient permis d’autres avancées mineures d’un autre genre. Mais au théâtre, à cause de la forme particulière de contraintes bourgeoises par laquelle il est passé, le naturalisme au sens technique, a dû être rejeté. Cependant les formes qui lui ont succédé ont tendu dans leur grande majorité vers des tentatives de réalisation plus adéquates du projet initial. La seule exception important est le théâtre d’Eliot et de Yeats. C’est pour cela que c’était une grande erreur de n’avoir pas compris le caractère particulier de l’attaque d’Eliot-Yeats contre le naturalisme. Car ils ne s’opposaient pas aux restrictions techniques du naturalisme, bien qu’ils fussent capables d’en parler de manière passionnée. Ce que Yeats et Eliot essayaient d’accomplir était une restauration au sens propre du terme : un retour à un avant-naturalisme, a une conception pré-laïque et métaphysique des relations et des personnages. Leur but était une contre-révolution théâtrale. J’aurais dû être capable de séparer d’un côté, les problèmes techniques qu’ils ciblaient de manière particulièrement précise et de l’autre, les thèmes idéologiques qu’ils avançaient, ce que j’ai été seulement capable de faire plus tard.
C’est limpide. Il reste cependant une question. Dans votre conclusion révisée de Drama, from Ibsen to Eliot, écrite en 1963, vous notez l’effondrement du théâtre d’Eliot and vous exprimez votre propre désillusion face à celui-ci. Mais la charge principale de votre critique est que ce qui a dérapé dans ce théâtre est précisément son compromis avec le naturalisme. « Ce qui en fait est arrivé dans le théâtre en vers c’est qu’un nouveau principe s’est heurté à une habitude bien implantée [du théâtre naturaliste], et c’était le principe qui faisait cette fois retraite ». Puis vous ajoutez : « La disparition du théâtre de gauche des années 1930 a conduit à faire du théâtre versifié le synonyme d’une doctrine unique, celle d’un christianisme particulièrement morne. Au sommet de ses difficultés formelles, cette isolation doctrinale était l’élément de trop. Le théâtre versifié était à découvert et fut facilement attaqué ». La preuve de cette identification est pour vous que « quand les gens pensait au théâtre anglais en vers, dans les années 1950, ils pensaient aux thèmes religieux ou quasi-religieux, ou aux restes d’une éducation classique, le tout décliné dans une sorte de maniérisme ». La question qui doit donc être posée est la suivante : n’est-il pas possible qu’il y ait une connexion intrinsèque entre l’isolation doctrinale et le projet même du théâtre en vers ? Est-ce que les deux ont été un jour séparables ? Vous présentez le théâtre en vers comme étant essentiellement une solution technique au problème du peu d’intensité de l’expression contemporaine. Votre argument était que le théâtre en vers est capable d’accélérer ou d’augmenter la gamme ordinaire d’expression dans les échanges conversationnels, jusqu’au point où une nouvelle profondeur d’expérience peut être incarnée sur scène. Cependant, n’est-il pas possible que, vers le milieu du XXe siècle, l’idée même d’utiliser un discours versifié sur scène comme moyen d’expression donnait un style hiératique et ritualisé qui soutenait inévitablement un point de vue conservateur ou clérical ? Autrement dit, peut-être que la conjonction entre solution technique et orientation idéologique n’était pas aussi contingente que vous le suggérez. Est-ce que un poète de gauche, même très doué, aurait pu mener ce projet dramaturgique bien loin ?
J’ai finalement pris conscience du problème quand j’ai réalisé que la vraie question ne portait pas sur la prose ou le vers, mais sur le style de prose ou le style de vers. La plus grosse erreur qu’Eliot ait commise était sa tentative de trouver une sorte de vers théâtral à usage multiple et qui aurait fonctionné comme un substitut à la conversation. Car l’idée que le vers était capable d’une plus grande précision et d’une plus grande intensité de signification s’est écroulée sur elle-même quand des personnages demandaient si quelqu’un avait acheté le journal du soir, un échange conversationnel parfaitement banal, dans un mode poétique uniforme. Mais si vous vous intéressez aux expérimentations qui ont été faites sur la versification dans les années 1930 ou dans d’autres formes de théâtre d’après-guerre, l’idée est que le vers, ou la chanson, sont utilisés pour l’intensification, mais n’essaient pas d’imposer ce qui est nécessairement une fausse unité. Tous les différents niveaux d’échange ou d’interrelations ne peuvent pas être contenus à l’intérieur d’un rythme unique.
Notre idée est pourtant quelque peu différente de la vôtre. Ce que nous suggérons est que même si l’action de la pièce n’est jamais tombée jusqu’au niveau du banal ou du mondain, un théâtre en vers resterait probablement encore, et de manière tout à fait inacceptable, archaïque et régressif. Il y a une absence très suspecte dans votre livre. C’est une étude exhaustive sur le théâtre européen, et pourtant on ne trouve pas trace du nom de Claudel qui est l’un des pionniers du théâtre en vers. Les pièces de Claudel sont absolument hiératiques et religieuses, et elle ne font aucune concession aux petites conversations : l’action se déroule sur un ton héroïque du début jusqu’à la fin. Le résultat de la pratique de Claudel aurait dû être une mise en garde contre toute tentative de réintroduction à contre-courant du théâtre en vers.
Oui, mais c’est encore une analyse formaliste. Et vous auriez raison de relever que mon argument original était formulé en termes formalistes également. Le problème cependant est que toute définition du théâtre en vers dépend d’une définition antérieure du théâtre en prose. Pourtant, comme le fait remarquer Eliot lui-même, le Monsieur Jourdain de Molière avait raison d’être surpris qu’on lui dise qu’il a parlé en prose toute sa vie, parce que bien sur ce n’est pas vrai. En fait, en ce sens, un très petit nombre d’expressions théâtrales se font seulement en prose. L’idée même de théâtre repose sur ce mode très spécifique d’écriture pour l’expression ; pas l’écriture de l’expression mais l’écriture pour l’expression. L’originalité du naturalisme, qui est loin de la question du vers ou de la prose, était qu’il s’agissait pour la première fois d’une reproduction de la conversation. L’écriture de conversation est devenue à cette période extraordinairement habile, comme chez Ibsen, qui l’a utilisée comme innovation majeure dans le théâtre européen. Cette technique est devenue par la suite une habitude naturaliste. Quand vous arrivez au théâtre télévisé des années 1960, la capacité technique à reproduire les conversations même dans leurs défauts (faux démarrages, phrases non-finies, problèmes d’élocution, etc…) est étonnante. Pendant un moment, chaque épisode de Z-Cars avait un policier qui parlait comme un personnage sorti tout droit de la dernière période du théâtre naturaliste, où la question de l’expression est posée en tant que telle plutôt qu’au niveau de la simple conversation .
Et alors, si la question se situe au niveau de l’expression, il est clair que si vous imposez un vers uniforme sur toute une pièce, vous défendez une certaine position envers la réalité représentée, et en fait vous prenez distance avec celle-ci. D’autres types d’expérience peuvent utiliser le vers avec succès en intégrant une multiplicité de niveaux à l’intérieur du drame. Ce serait une erreur d’exclure le vers de certaines sortes d’écriture expressive pour des raisons théoriques générales. Ce qui est devenu inacceptable c’est, soit l’adoption d’une versification unique qui donne une sorte de tonalité mythique, ou une descente du métaphysique vers le trivial à l’intérieur d’une versification uniforme, comme dans les dernières pièces d’Eliot. D’un autre côté, l’inverse produit paradoxalement la même uniformité, non pas de la prose, mais de la représentation du discours. Le résultat est un effet tout à fait similaire de fermeture. Car une fois qu’un certain niveau de discours conversationnel est défini, vous ne pouvez jamais le dépasser : les personnages sont par moments confinées par ses limites quand une plus grande intensité d’expression est nécessaire, et il en résulte un échec similaire. J’ai commenté quelques exemples de ce type tirés du théâtre naturaliste anglais précoce, où les personnages évoluent dans une diction plus intense et doivent ensuite faire une déclaration embarrassée, en disant en substance : « Devrions nous finir la conversation en prose ? ». À l’inverse, si vous observez comment la représentation du discours est écrite dans la fiction réaliste, elle varie de manière extraordinaire du simple niveau des échanges quand les personnages demandent leur chemin ou parlent d’une quelconque activité, à l’écriture la plus travaillée quand quelque chose de crucial est en jeu. La convention permet alors cet éventail de possibilités dans la mesure où elle est unifiée dans le roman par la narration d’ensemble. Mais prenez le vers, non pas dans un sens formaliste mais comme emploi d’un certain dispositif rythmique qui intensifie certaines sortes d’écriture expressives, et regardez ensuite La Danse de Sergent Musgrave. C’est l’exemple d’une expérience réussie, précisément à cause de la grande variété des niveaux d’expression.
Il s’agit en effet d’un exemple très intéressant parce qu’Arden utilise la chanson avec tellement d’efficacité. Car la chanson est dans un certain sens plus proche du discours ordinaire que le vers, car les gens chantent dans la vie ordinaire alors qu’ils ne s’expriment jamais en vers. Curieusement, le chant interrompt moins la texture du théâtre qu’une déclamation. Il est sûrement révélateur que Brecht, bien que lui-même un grand poète, utilise plus fréquemment la chanson plutôt que le vers dans ses pièces. La plupart des dispositifs d’intensification dont vous avez parlé serait en fait plus proche de la chanson ordinaire que du vers traditionnel, avec la gamme restreinte de la métrique classique.
Je ne voudrais pas théoriquement forclore les formes versifiées. Si on adoptait la position selon laquelle la représentation réaliste du quotidien ne devrait être transfigurée que lorsque les actions ordinaires brisent elles-mêmes le quotidien, comme dans l’expérience de la chanson, on se trouverait face à de sérieuses difficultés. Car certains aspects du silence ou des codes dominants ne peuvent être brisés que par quelque chose qui est incontestablement une convention alternative de l’écriture expressive. Que cette convention alternative soit la versification, c’est une toute autre question. Il est vrai que les acteurs qui ne sont pas entraînés à déclamer, comme il arrive même avec Shakespeare, tendent à tirer la poésie vers d’autres rythmes et donc à radicaliser toute rupture. Dans tous les cas je pense que la situation générale a été transformée par la mobilité des formes dramatiques grâce à l’introduction de la caméra. Le théâtre est aujourd’hui loin d’être le lieu principal d’expérimentations radicales. Car l’imagerie visuelle fonctionne désormais de la même façon que le vers fonctionnait : elle n’établit pas seulement des prises de vue qui correspondent à un cadre naturaliste, mais à une imagerie sciemment débordante (extending).
Mon opinion est qu’il est crucial qu’à l’intérieur d’une perspective socio-culturelle la plus large possible on retienne les principes du projet naturaliste original – je ne ressens aucune raison à ne pas utiliser ce terme bien qu’il soit désormais plus commode de parler de projet « réaliste ». Par-là, je veux définir un projet d’art dramatique attaché à l’histoire, à la société et résolument profane. En même temps, un tel art dramatique doit toujours résister à la tentation de reproduire la réalité de la vie quotidienne en ses propres termes (ce qui a eu de funestes conséquences même sur les œuvres romanesques les plus fortes et nécessaires). En ce sens, la réalisation du projet naturaliste ou réaliste exige l’ouverture à plusieurs conventions plutôt que la dépendance à une unique convention.
Cette position n’est pas incompatible avec la plus grande partie de l’art dramatique classique, qui n’a jamais été confiée à une diction mono-représentationnelle. Les dernières œuvres d’Ibsen, comme vous le montrez si bien, montrent une remarquable habilité à changer de registre et de mode de discours.
Ibsen était capable d’introduire des décrochages : les gens parlent selon les conventions conversationnelles de l’époque puis, soudainement, l’auteur introduit des articulations extraordinairement intenses, des choses qui paraissent tout à fait improbable à dire. Ces décrochages étaient très difficiles à réaliser, mais il savait les contrôler.
Un autre exemple majeur serait le langage de Büchner, qui possède un pouvoir poétique d’une étonnante intensité, à l’intérieur du projet d’art dramatique naturaliste le plus implacable qui puisse être imaginé, dans la définition stricte que vous avez donnée.
Oui. Le grand intérêt de son travail est qu’il utilise de nombreuses conventions. Cela vient du fait qu’il voyait que la société était très clairement organisée en ordre de classe. Büchner a cherché à représenter des modalités alternatives du discours, non seulement entre différents niveaux de personnalités, ce qui témoigne habituellement d’un souci fonctionnaliste, mais entre différents niveaux de la société.
Entre la publication de Drama, from Ibsen to Eliot et ses révisions majeurs dans Drama, from Ibsen to Brecht, vous avez écrit Modern Tragedy. C’est évidemment un livre d’une grande importance dans le développement de l’ensemble de votre travail. Malgré son titre, une seule partie est dévolue à l’étude de l’art dramatique. Il touche également au roman, a la philosophie et à l’histoire politique. Pouvons-nous juste vous demander quelle est l’intention initiale de Modern Tragedy ?
C’est un livre que je n’avais pas prévu d’écrire. La plupart des livres que j’ai écrits avaient été prévus quelques années auparavant. Beaucoup d’entre eux ont eu leur propre destinée, mais ils avaient été envisagés à l’avance. Celui-ci était seulement le contrecoup du choc d’être retourné à Cambridge et de m’être rendu compte que le cours sur la tragédie était alors présenté d’une manière beaucoup plus idéologique qu’il ne l’était lorsque j’étais moi-même étudiant. La surprise était d’autant plus grande pour moi qu’après tout, j’avais été très inspiré par cette étude de la tragédie et qu’elle avait nourri mon propre travail sur l’art dramatique, et je ne pensais pas que je reviendrais sur ce domaine d’étude. Ma réaction initiale a pris la forme du court « Dialogue sur la tragédie » qui a été publié dans la New Left Review. Au départ, je ne prévoyais pas d’aller plus loin que ça, mais à force de discussions extérieures, la question a pris une nouvelle dimension. Mais je ne pensais toujours pas à un livre, seulement à quelques articles. Puis quelque chose de curieux est arrivé. Je donnais une cours sur la tragédie moderne et je me suis dit que je n’avais pas grand-chose à préparer pour ce cours puisque j’avais Drama, from Ibsen to Eliot et que je pouvais baser mon cours là-dessus. Mais après quelques cours, avec une plus grande connaissance des questions générales entourant le débat sur la nature de la tragédie, les cours ont changé. C’est comme si je rentrais en classe avec un chapitre de Drama, from Ibsen to Eliot et que je ressortais avec un chapitre de Modern Tragedy. Les mêmes auteurs sont discutés dans les deux livres, les mêmes thèmes développés, les mêmes citations utilisées. Mais la discussion est menée sur un mode différent. Alors que le travail initial était plutôt technique, et se concentrait sur les conventions dramaturgiques et sur leurs relations avec la mise en scène et certaines pièces spécifiques, le nouveau travail était plus proche d’une critique de l’idéologie.
Modern Tragedy est écrit sur un ton engagé, politiquement et culturellement. En fait, le chapitre intitule « Tragédie et révolution » est probablement le texte le plus militant qui a été publié depuis vos écrits d’étudiants à Cambridge. Quelles furent les réactions à la publication de Modern Tragedy ? Quel était le contexte de sa publication ?
C’était une période d’écriture plus consciente de ses adversaires, après la réception très hostile de The Long Revolution. C’est conjoncture spécifique : le texte était construit autour d’une situation d’enseignement tout en ayant en ligne de mire une situation politique et culturelle. Le chapitre sur « La tragédie et la révolution » a été écrit assez tard et était directement en lien avec le contexte du milieu des années soixante. Les activités politiques étaient suffisamment importantes à l’université pour que, même à l’époque, l’idée de révolution puisse déjà avoir une résonance substantielle. J’ai été invité à donner un cours et j’ai choisi le thème de « la tragédie et la révolution » très précisément pour parler à un public d’étudiants de sensibilité majoritairement de gauche. Modern Tragedy faisait une brèche dans les conventions, et ce a différents niveaux. Après Culture and Society la réception de mon travail a complètement changé. C’est un fait assez curieux d’avoir été un chercheur relativement aguerri avant d’être entré à l’université. Quand j’y suis finalement entré… je pense que la connexion n’est pas accidentelle.
Vous écrivez que l’un des piliers essentiels de l’idée contemporaine de la tragédie est « la présupposition d’une nature humaine permanente, universelle et essentiellement constante ». Vous critiquez cette notion de manière très convaincante et démystifiez ses différents éléments : la persistance du mal, la faille héroïque, etc. Mais si on rejette de manière aussi radicale que vous le faites cette définition de la tragédie, quelle raison reste-t-il de parler de la « tragédie moderne », expression qui sous-entend qu’il s’agit d’un genre issu d’une catégorie plus large ? Est-ce que le mot est plus qu’un artifice lexical ou technique ?
Il y a deux niveaux de réponse ici. Le premier est que beaucoup d’écrivains que je discute pensaient qu’ils faisaient des tragédies. Il y avait une continuité dans leur esprit entre leurs buts et ceux de leurs prédécesseurs, autant qu’il existait des différences. C’est une réponse facile. La réponse plus substantielle est que le concept de tragédie englobe un certains nombres de travaux hétérogènes et problématiques qui abordent de façon très spécifique les problèmes de la mort, de la souffrance extrême et de la dissolution. Je parle d’une « façon très spécifique » parce qu’il y a certaines manières d’écrire sur ces problèmes qui ne sauraient être regroupées sous la notion de tragédie. Mais dans la mesure où la mort est un matériau constant de la vie sociale, que ces différentes formes de dislocation et de souffrance extrême forment un lot commun, qui peuvent avoir cependant des causes très différentes et que ces expériences sont interprétées et idéologiquement appropriées selon les formes successives de signification, il est impossible de parler de la tragédie comme d’une catégorie générale. J’étais plus intéressé par montrer les différences et les relations substantielles opérant à un certain niveau de permanence dans la situation matérielle. Les constantes physique sont là, mais elle passent toujours à travers des interprétations culturelles, philosophiques et sociologiques hautement variables dans une œuvre d’art, qui les constituent comme tragédie.
Traduit de l’anglais par Marc Demont. Initialement paru dans Politics and Letters sous le titre de « Drama, from Ibsen to Eliot (Verso) et publié ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
- NdE : Il est question ici de la pièce versifiée de T. S. Eliot du même nom [↩]
- NdE : La « critique pratique » est une notion forgée par l’un des participants de la revue Scrutiny, I. A. Richards, invitant les chercheurs à lire les œuvres littéraires en faisant abstraction de la biographie de l’auteur, du contexte historique, des préjugés sur le genre ou le registre du texte. [↩]