Red & Black à Haïti : entretien avec Matthew J. Smith

Le premier mouvement révolutionnaire haïtien à Saint Domingue, contemporain de la révolution française, est la phase la plus connue de l’histoire sociale d’Haïti, immortalisée par les Jacobins noirs de CLR James. Pourtant, de Toussaint Louverture à Fanmi Lavalas, Haïti a une histoire faite d’insurrections, de recompositions radicales, et de contre-révolutions tragiques. Dans cet entretien, Matthew Smith revient sur la séquence ouverte par le retrait des troupes américaines du pays en 1934. Il évoque le bouillonnement politique et culturel qui a suivi, de l’essor du communisme haïtien au mouvement noiriste ; il souligne combien le nationalisme s’est renouvelé dans ses années, dans le contexte des promesses non tenues de la « seconde indépendance » du pays. Il décrit cette fusion de forces subversives, influencées tant par la « conscience noire », le communisme ou le surréalisme, dans l’insurrection de 1946 qui renversé le régime de Lescot. Cette brillante reconstruction offre un autre récit de la sanglante dictature Duvalier, loin des clichés et du folklore autour des Tontons Macoutes, au plus près des intellectualités subalternes qui ont anticipé de plusieurs décennies le puissant réveil du Tiers Monde.

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En introduction de votre livre Red & Black in Haiti. Radicalism, conflict, and political change, 1934 – 1957 (UNC Press, 2009), vous écrivez — en reprenant les termes de Sténio Vincent — que l’année 1934 marque une seconde indépendance pour Haïti. Pourriez-vous expliquer ce point ? Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux luttes politiques qui ont marqué la vie d’Haïti de 1934 à 1957 ? Pourquoi cette période est-elle si souvent sous-estimée par l’historiographie sur Haïti ?

L’idée selon laquelle 1934 constitue une « seconde indépendance » pour Haïti a été fréquemment mise en avant par l’État haïtien sous la coupe de Sténio Vincent. Vincent se comparait à un libérateur d’Haïti, un Toussaint Louverture des temps modernes qui avait rendu le pays au peuple après des décennies de contrôle des États-Unis. Il est clair qu’il s’agissait là de propagande visant à renforcer la position de Vincent, mais cela résonnait aussi avec le sentiment profond que les États-Unis fonctionnaient comme une puissance coloniale à Haïti. Avec les marines, il y avait d’importantes restrictions quant aux droits de l’Homme des Haïtiens, y compris des couvre-feux, une ségrégation raciale de facto, des dispositifs de travail forcé punitif et la marginalisation du contrôle étatique haïtien. En 1934, l’occupation n’avait plus de buts, n’ayant jamais réellement mis en place de plan significatif et réalisable pour le développement haïtien. C’est pour ces raisons que les Haïtiens pensaient que, symboliquement, le retour à un État entièrement contrôlé par des leaders haïtiens marquait une « seconde indépendance » et une opportunité pour remédier aux circonstances ayant entravé le progrès dans ce pays depuis le XIXe siècle.

Comment ont-ils fait cela ? Quelles étaient les idées de la génération nationaliste d’Haïti dans les années 1930 pour reconstruire le pays ? Ces questions sont encore plus fondamentales si l’on considère la longue histoire de l’indépendance d’Haïti depuis 1804 ; indépendance gagnée par une lutte révolutionnaire victorieuse contre la France. Ce qui m’a intéressé, c’est cette histoire d’une génération d’Haïtiens des années 1930 qui a cherché à transformer sa nation après des décennies de domination étrangère. Des travaux plus anciens ont évoqué le drame de ces années-là, particulièrement From Dessalines to Duvalier de David Nicholls et Haiti: State against Nation de Michel-Rolph Trouillot. Mais, à quelques rares exceptions près, celui-ci n’a pas été appréhendé comme un moment entraînant des conséquences sur le long terme à cause de ce par quoi cela s’est terminé : la dictature de Duvalier en 1957. Ce qui m’intéressait était de savoir pourquoi cela n’avait pas réussi. Qu’est-ce qui, dans le Haïti des années 1930 à 1950, a cherché à rompre avec les traditions du passé et a vu cette lutte acharnée engendrer une nouvelle destinée pour le pays ? Plus important encore, selon moi, était le fait d’expliquer comment ces idées se sont développées et ont éclairé la direction politique du pays. Haïti était aux prises avec ces questions des décennies avant le reste de la Caraïbe, où les idées radicales se sont réellement développées dans les années 1960-1970. L’examen de ces questions m’a tiré, plus profondément encore que ce que je pouvais imaginer, vers d’étonnantes histoires de rédemption, de lutte idéologique et de tension politique qui sous-tendent l’histoire haïtienne. Je devais expliquer la montée du radicalisme et la nature de la politique et de la société haïtienne afin de pouvoir raconter cette histoire.

 

Comment expliquer qu’il n’y ait eu que si peu de changements dans les structures économiques et sociales d’Haïti avec la fin de l’occupation américaine ?

L’occupation d’Haïti par les États-Unis débuta en 1915 sans schéma directeur quant à la manière de restructurer la politique haïtienne. L’approche politique des conflits régionaux et des gouvernements de court-terme au XIXe siècle était assez clairement épuisée au moment où les marines posèrent le pied à Port-au-Prince. Celle-ci a également été mise en place à une époque de domination étasunienne sur la Caraïbe et l’Amérique latine ainsi que de guerre en Europe. Dans un premier temps, les marines se focalisèrent sur une campagne destructrice visant à museler les forces rebelles de la campagne haïtienne qui se soulevaient contre eux. Ils ont également commencé à systématiquement contrôler la politique haïtienne. Auparavant, les États-Unis avaient dominé l’économie haïtienne via des intérêts commerciaux et financiers. Avec le contrôle politique, facilité par une transformation de la constitution haïtienne et la signature d’un traité haïtiano-américain, ils avaient carte blanche. Il ne fallut pas longtemps pour que des Haïtiens de différentes classes considèrent l’occupation comme étant nuisible au futur d’Haïti. L’optimisme des premiers temps, qui voulaient que les États-Unis tiennent leurs promesses et aident Haïti à établir une démocratie fonctionnelle s’est estompée au début des années 1920, lorsque l’occupation est entrée dans sa seconde phase. Cette seconde phase consistait plus en une consolidation de l’occupation. Les marines promouvaient des programmes qui, en surface, visaient à améliorer l’ordre social et politique sans ses soucier du sort des Haïtiens. Il en a résulté un plus grand degré de centralisation dans la capitale, la mise en place d’une gendarmerie entraînée par les États-Unis et l’arrivée de politiciens à la peau claire à des positions de pouvoir étatique. Bien que certaines des mesures des occupants étaient mises en place dans le but de sortir Haïti du bourbier des problèmes politiques auquel il fallait faire face auparavant, les résultats n’étaient pas bons pour le pays. Les divisions montaient et le racisme étasunien influença également le traitement de la population.

Cependant, lorsque l’occupation se termina ce système était toujours intact. Les Haïtiens avaient certes récupéré le contrôle de leur administration politique, mais celle-ci était contrôlée par quelques-uns. Il n’y avait que peu d’institutions démocratiques. L’armée était plus puissante qu’elle ne l’avait jamais été et devint l’arbitre du pouvoir. Ainsi, cette situation était la réalité dissimulée sous les apparences, et c’est cette conjoncture qui a suscité le militantisme des deux décennies suivantes.

 

Pourriez-vous revenir sur le cheminement de Jacques Roumain, du nationalisme au communisme ? Plus généralement, quels étaient les rapports entre nationalistes et communistes à Haïti pendant les années de Vincent au pouvoir ?

L’un des éléments clefs de la politique haïtienne des années 1930 a été l’éclatement du mouvement nationaliste qui avait commencé dans les années 1920. Le nationalisme haïtien était structuré autour d’une fragile unité entre différentes classes à Haïti sur la question de la souveraineté d’Haïti. Une certaine cohésion était nécessaire afin de lutter contre le traumatisme de l’occupation étasunienne. L’occupation résidait non seulement dans son caractère répressif, mais aussi dans l’impact psychologique qu’elle avait sur les Haïtiens. Mais il y avait toujours une distinction de classe à Haïti, une certaine division sociale qu’il était difficile de surmonter. D’une certaine manière, celle-ci était renforcée par le traitement privilégié d’une classe d’Haïtiens sur une autre du fait de l’occupation de l’île, bien que celle-ci ne fût en aucun cas la cause de cette division. Le nationalisme ne camoufla ces divisions que de manière temporaire.

Jacques Roumain fut l’une des figures majeures de cette période articulant ce paradoxe. Il soutenait que le nationalisme était devenu abusif. Que les groupes au pouvoir à Haïti, que les acteurs politiques qui voulaient prendre le contrôle du pays, après le départ des marines, étaient prêts à rompre leurs promesses afin de prendre le pouvoir. À ce moment là, le Parti Communiste Haïtien (PCH), que Roumain avait aidé à créer, était assez modeste. De plus, il n’avait que peu de prise sur l’élite. Cependant, son analyse et sa critique de classe étaient perçues comme dangereuses. Cela était notamment dû au climat politique tendu ayant suivi l’occupation. La revendication par l’État d’une « seconde indépendance » n’arriva pas à convaincre Roumain, un nationaliste radical, que l’Haïti post-occupation avait changé quoi que ce soit. Analyse Schématique, le manifeste du Parti, est un document puissant qui va au cœur du désenchantement de Roumain vis-à-vis de la direction du mouvement nationaliste.

Selon Roumain, le communisme représentait une solution avantageuse pour Haïti pour au moins trois raisons principales : en jeune homme ayant beaucoup voyagé, Roumain avait été le témoin de la discrimination en Europe et de la manière dont les différences ethniques et raciales avaient nourri des conflits. À Haïti, il vit cela de manière différente lorsqu’il en revint, dans les années 1920, aux abus de l’occupation. Il s’était documenté sur les événements de 1917 et sur les interprétations du marxisme qui avait pénétré l’Europe à la suite de ceux-ci. Ces évolutions le renforcèrent dans l’idée que c’est uniquement par un système politique méticuleusement basé sur l’égalitarisme que l’indépendance pouvait être assurée au XXe siècle.

La deuxième raison était économique. La crise aux États-Unis affectait Haïti. Ses conséquences les plus graves en étaient le chômage et une indication manifeste de la dépendance de l’économie haïtienne à la superstructure du capital étasunien. La correspondance de Roumain avec ses camarades à cette époque, son intérêt croissant pour l’ethnologie et ses écrits littéraires, rendirent évident que l’indigénisme des années 1920, un mouvement culturel dont il était l’un des membres éminents, avait accru son intérêt pour la paysannerie haïtienne. Les divisions de classe figées à Haïti, que Roumain, Jean Price-Mars et d’autres écrivains critiquaient dans leurs travaux, devaient être systématiquement transformées. C’était le point le plus fondamental pour lui. Et cette transformation aurait impliqué une alternative au système économique ayant enraciné la dépendance internationale et l’exploitation locale.

Le dernier point est un point historique. Roumain, dont la famille avait des liens avec la politique haïtienne, voyait dans les années 1930 une opportunité de défaire les pratiques politiques qui définissaient Haïti depuis 1804. Celles-ci n’avaient aucunement sauvegardé la souveraineté. Au contraire, elles avaient affaibli la capacité de l’État à être réellement utile. Selon Roumain, le communisme augurait d’une transformation significative de cela.

 

Le Parti Communiste des États-Unis (CPUSA) a-t-il joué un rôle dans la création du Parti Communiste haïtien (PCH) par Beaulieu et Roumain ? Quelle fut la réaction de Sténio Vincent face à l’influence grandissante du communisme à Haïti dans les années 1930 ? Quelle analyse le PCH faisait-il de la question du racisme à Haïti ?

Le CPUSA a quelque peu influencé le développement du PCH, tout comme les partis communistes d’Amérique latine. Cependant, son influence n’était pas si importante. La formation initiale du Parti Communiste d’Haïti a été de courte durée. À peine avait-il fait surface que Vincent l’étouffa dans l’œuf, envoyant Max Hudicourt et Roumain en prison. Vincent était très dur envers toute contestation de sa présidence et le parti communiste, bien que relativement faible, était par sa seule présence perçu comme une menace envers l’autorité de l’État. La crainte résidait dans l’analyse de classe du parti, bien qu’il ait également de fortes opinions sur le racisme. Le slogan du parti, « la couleur n’est rien, la classe est tout » (color is nothing, class is everything), sous-tendait profondément son idéologie centrale : que l’interprétation des luttes politiques d’Haïti par les lignes de couleur et raciales ne ferait que répéter les systèmes d’exploitation. L’élément le plus important à prendre en compte, surtout dans un pays pauvre, est, en dernière instance, la lutte des classes.

 

Comment la conscience noire a-t-elle évolué à Haïti pendant la Seconde Guerre mondiale, sous le régime d’Élie Lescot ? Quelle était la place du mouvement ouvrier haïtien durant les années Lescot ?

La conscience noire haïtienne était sans doute à son summum pendant les années de la Seconde Guerre mondiale. Le mouvement culturel des années 1920 restait la base sur laquelle les noirs de la classe moyenne d’Haïti, qui avaient une conscience politique, définissaient leur cause. Il faut garder à l’esprit que les classes sociales d’Haïti étaient visuellement marquées par la couleur. Une élite à la peau claire avait la main sur les ressources économiques du pays et cette domination se reflétait également au sein de l’administration politique. Il ne s’agissait pas d’une division totale, comme les universitaires ont pu l’écrire. Il y avait une certaine fluidité entre les classes, l’éducation, la famille et les liens régionaux pouvaient renforcer les barrières entre les groupes sociaux. C’est pour cela que les marqueurs de couleur (« noir », « mulâtre », etc.) ne peuvent totalement refléter les réalités sociales haïtiennes. Les années de guerre ont été marquées par l’avènement des membres les plus politisés de la classe moyenne noire. Travailleurs qualifiés pour la plupart, ils subissaient la perte de la « seconde indépendance » d’Haïti, qui aurait pu être une occasion de distribuer plus équitablement le pouvoir politique et économique.

La présidence Lescot était profondément défectueuse, mais sa plus grande faiblesse, selon moi, était son évaluation erronée de la meilleure manière de gérer le contexte local et international. En renforçant le statu quo, Lescot et ses partisans espéraient qu’Haïti s’appuierait sur les intérêts étasuniens et se moderniserait. L’erreur fatale de leur vision était qu’ils marginalisaient la population la plus encline à des débats généraux sur l’égalité, la démocratie et l’anti-totalitarisme. La conscience noire ne pouvait que se modifier dans un tel contexte, passant d’objectifs principalement culturels à des objectifs politiques. Ainsi, de jeunes intellectuels comme François Duvalier et ses collègues, notamment les contributeurs du journal Les Griots, commencèrent à plaider pour la fin de la domination de l’élite à la peau claire, pensant que leurs origines de classe et leur couleur de peau les rendaient plus aptes à gouverner. Tous ceux qui défendaient cette idée n’étaient pas des intellectuels. La conscience noire était un mélange d’experts, de politiciens et d’étudiants qui se retrouvaient autour de cette idée, appelée le « noirisme ». Politiquement, ils se situaient généralement à droite du centre. Ils ne considéraient pas le marxisme comme une solution viable pour Haïti. Ils s’intéressaient encore moins à transformer l’ordre social en profondeur. Ils désiraient davantage de contrôle de l’État. Leur agenda politique brouillait souvent les lignes entre les luttes de classes et de couleurs dès lors qu’il s’agissait du mouvement ouvrier. La figure centrale de l’histoire ouvrière d’Haïti est Daniel Fignolé. Il y en eut d’autres avant lui et parmi ses contemporains, qui avaient travaillé pour bâtir un mouvement ouvrier dans les années 1930 et 1940. C’était relativement tard pour lancer un mouvement syndical dans cet hémisphère, mais celui-ci se développa rapidement. Fignolé lui donna une certaine présence ainsi qu’une ligne de priorités. Il était incroyablement charismatique et ses perspectives étaient très radicales. Il sympathisait beaucoup avec les idées des noiristes, mais mettait l’accent sur la domination noire dans la lutte des classes. Dans ses déclarations publiques, il critiquait la domination des personnes à la peau claire et réclamait un plus grand partage de la richesse d’Haïti entre les classes. Il n’était pas marxiste. Il pensait que la réforme des rouages de l’État pouvait se faire organiquement si les vrais représentants de la majorité de la population étaient aux commandes.

Toutes ces idées tourbillonnantes, chacune impactant et croisant les autres, ne peuvent être comprises en dehors du contexte de la Seconde Guerre mondiale et du lot d’idéologies de l’époque qui faisaient leur chemin dans l’espace politique haïtien et qui étaient interprétées via le prisme des conflits locaux. Il y avait assez clairement une lecture naïve de ces courants dans plusieurs cas. Mais l’aspect le plus intéressant de tout cela n’était pas de savoir s’ils avaient bien compris le marxisme, le libéralisme ou la social-démocratie ; c’est plutôt le fait qu’ils tissaient des éléments de chacun de ces courants afin de comprendre leur propres passé et présent. L’énergie de cette période était puissante et a déclenché le mouvement qui renversa Lescot en Janvier 1946.

 

Pourriez-vous revenir sur l’émergence du mouvement qui renversa le régime de Lescot en 1946 ? Quel était le rapport de forces politiques au sein de ce mouvement et comment celui-ci évolua-t-il (formation du Front Révolutionnaire Haïtien, etc.) ?

Le mouvement qui a entraîné l’effondrement du régime de Lescot trouve son origine dans les luttes que j’ai mentionnées dans la réponse à la question précédente. Elles ont mûri parmi les étudiants. Les noms les plus connus de ce groupe étaient René Depestre, Jacques-Stéphen Alexis, Gérard Bloncourt et Gérard Chenet. Nombre de ces étudiants, tels que ceux que je viens de mentionner par exemple, étaient également des artistes. Ainsi, les liens entre les expressions culturelles et les politiques radicales qui faisaient clairement partie du monde de la génération de Price-Mars et de Roumain (décédé en 1944) ont continué. Ils étaient inspirés par une palette de sources qui faisaient toutes parties de leur milieu : la victoire des Alliés, la résistance française, la guerre civile espagnole, le marxisme, la négritude, le mouvement artistique haïtien, Jacques Roumain, l’ethnologie, le mouvement ouvrier naissant, ou encore la résistance locale à la domination de Lescot. De manière plus immédiate, les étudiants étaient électrisés par André Breton et le mouvement surréaliste. Dans le numéro de Janvier 1946 du journal étudiant La Ruche, ils écrivirent une tribune pour Breton, après la visite de celui-ci à Haïti un mois auparavant. Dans ce numéro, la critique déguisée de l’État (ils utilisaient souvent des pseudonymes) a été lue par les autorités comme une attaque contre la présidence. Lescot riposta sévèrement en faisant interdire La Ruche. Cet acte contre les voies démocratiques parmi la jeunesse haïtienne alimenta leur action. Ils organisèrent une marche contre le gouvernement qui toucha la multitude de forces politiques d’Haïti et engendra une grève générale et le retrait de Lescot.

Il n’existait donc pas seulement des factions noiristes, mais également un parti socialiste (Parti socialiste populaire) et un PCH réimaginé qui mettait autant l’accent sur la couleur que sur la classe dans son programme. À cause de la diversité des mouvements, il y avait souvent des collisions entre leurs agendas. Il y a deux autres points qu’il est important de mentionner ici. Premièrement, l’armée haïtienne a été renforcée par de vastes changements dans son organisation et sa structure à l’époque des marines étasuniens. C’est l’armée qui a envoyé Lescot faire ses valises et c’est l’armée qui a conservé le contrôle absolu du pays. Tout ce qui était possible ne l’était que dans le contexte de ce qu’autorisait l’armée. Ils étaient toujours en train de concevoir des événements pour répondre aux besoins des classes dirigeantes. Le second point est que les radicaux haïtiens étaient plus ou moins hors d’atteinte, les sources extérieures de leur radicalisme étant une résultante de l’autoritarisme de Vincent et Lescot. Il ne s’agit pas de dire que les nouvelles ne les atteignaient pas. Mais ils n’avaient pas de conversations régulières avec leurs homologues de l’extérieur de manière à ce que leurs conceptions de ce qu’il était possible de faire après Lescot puissent se façonner. Ainsi, le FRH (Front Révolutionnaire Haïtien) a été une tentative précoce pour se forger un but commun et pour harmoniser les divers agendas. Toutefois, les différences étaient trop importantes pour être contenues. Tout comme la volonté de contrôle étatique. Ceci mena à l’effilochage des divers mouvements et affaiblit les possibilités d’unité entre les groupes radicaux.

 

Qu’est-ce que le « noirisme » ? En quel sens les années Estimé, à Haïti, réorientèrent-elles la pensée radicale haïtienne ?

Le noirisme, dans sa définition la plus simple dans le contexte haïtien, signifie la domination politique des Haïtiens à la peau noire foncée. Il ne s’agit pas d’un concept spécifique au XXe siècle. Il trouve son origine au XIXe siècle, bien que dans un sens différent. Durant les années de présidence de Dumarsais Estimé, il servait à rationaliser la légitimité de l’administration à exercer le pouvoir. Ses contemporains n’utilisaient pas trop le terme bien qu’ils mobilisaient fréquemment une rhétorique du type « les noirs au pouvoir ». Mais cela signifiait différentes choses pour différentes personnes. Pour les radicaux qui ne participaient pas au pouvoir d’État, ce concept était lié à celui de la classe sociale. Certains acteurs de l’État étaient assez idéalistes quant au noirisme, croyant qu’il ferait sortir le pays de l’impasse dans laquelle il se trouvait. C’est, en partie, ce qu’entendait Duvalier lorsqu’il qualifia 1804 d’« évolution » et 1946 de « révolution ». En toute honnêteté, il s’agissait là d’un moment révolutionnaire, mais il n’acheva pas toutes ses ambitions. D’autres acteurs de l’État percevaient le noirisme comme l’opportunité d’accéder à des bénéfices politiques auparavant inatteignable. La nature corrompue de la politique haïtienne ne pouvait être surmontée avec le changement faisant face aux dirigeants. C’était un monstre bien trop puissant. Estimé essayait de faire quelques changements afin de répondre aux attentes. C’est pour cette raison qu’il était bien perçu parmi ses pairs. Mais lui non plus ne pouvait échapper à cette question et au désir d’étendre son mandat.

 

Dans le cinquième chapitre de votre ouvrage, vous écrivez que la campagne présidentielle de 1956-1957 marqua la fin des promesses de renouveaux politiques post-occupation, pourriez-vous revenir sur ce point ? Existait-il toujours une forme de résistance et de pensée radicale durant les années de pouvoir de Duvalier ?

La campagne présidentielle de 1956-1957 n’était pas uniquement décevante à cause de son résultat, la mise en place de la présidence de Duvalier et de la future dictature, mais aussi parce qu’elle a considérablement sapé les avancées des décennies précédentes. Il est vrai que l’effilochage des promesses politiques de 1946 avait débuté la même année, lorsque la lutte fratricide entre groupes radicaux s’est fait jour. Mais la perspective d’un gouvernement plus progressiste était toujours en ligne de mire. Celui-ci était maintenu vivant par un fervent — bien que diminué — mouvement progressiste qui opérait clandestinement. Ce qui se passa en 1956-57 était que les médiateurs du contrôle politique, l’élite et surtout l’armée, exercèrent une grande influence sur le cours des événements. En surface, il s’agissait d’un processus démocratique. Il y avait le suffrage universel pour la première fois ainsi que des partis, des candidats, des débats, des campagnes. Mais en réalité, la transition était orchestrée par des personnes d’influence. Et les rivaux et les partisans s’en remirent à des mesures de plus en plus drastiques pour prendre le contrôle. Haïti se consuma dans de violents affrontements. C’est des cendres de ces affrontements que sont nées les horreurs de la dynastie Duvalier. La pensée radicale est restée importante à Haïti au cours des années 1960. Il y avait un Parti Communiste clandestin et plusieurs tentatives de la part des rebelles pour renverser Duvalier. Certaines de ces tentatives impliquaient les mêmes personnes qui avaient participé aux événements de 1946, comme Jacques Stéphen Alexis qui a été assassiné sur ordre de Duvalier. Ces mouvements ne pouvaient pas sortir de la clandestinité étant donné la brutalité du duvaliérisme qui avait instauré une véritable terreur d’État. L’exemple le plus notable est celui du Parti Unifié des Communistes Haïtien (PUCH), formé en 1968 et associé à Gérald Brisson qui a été torturé et tué par Duvalier avec d’autres membres du parti.

L’autre aspect de la transformation qui s’est produite en 1957 était que la campagne de Duvalier présentait son candidat comme étant l’héritier du noirisme d’Estimé. Duvalier alla jusqu’à dire qu’il allait achever la révolution de 1946, une révolution d’« Estimisme ». En réalité, il était déjà en train de bâtir le cadre, si ce n’est l’appareil, de son propre type de Duvalierisme. C’était un mélange de l’ancienne culture du mouvement des années 1920, de la conscience noire des années 1930 et 1940, de la revendication d’« authenticité » de la classe politique de l’ère Estimé et de la manipulation et corruption de l’État haïtien. Il y rajouta l’affirmation consciente que l’État était un instrument de violence et de terreur. Cela n’a pas été créé par Duvalier ; certains de ces éléments le précédèrent bien évidemment. Mais il perçut la manière dont l’utilisation de la violence pouvait être étendue et la peur renforcée. La classe même de laquelle étaient nées ses idées était prise pour cible. Des milliers émigrèrent d’Haïti. Plus tard, il introduisit à ce mélange une sorte de politique personnelle dans laquelle il se définissait comme faisant un avec l’État haïtien. En faisant cela, il redéfinissait l’État haïtien comme n’existant que dans les conditions édictées par ses dirigeants. Haïti et les Haïtiens souffrirent beaucoup, et pendant longtemps, des conséquences de ses actes.

 

Les années de lutte entre marxistes et noiristes ont-elles un écho dans l’Haïti contemporaine ? Plus généralement, quel est l’état des forces révolutionnaires à Haïti aujourd’hui ?

Certaines des luttes de cette précédente période ont teinté les luttes politiques ultérieures à Haiti. La revendication de la légitimité de la couleur s’est présentée de temps en temps dans des contestations politiques, plus récemment dans certains des discours qui ont marqué les débats parlementaires pendant la présidence de Michel Martelly (2011-2016). Cependant, son caractère diffère quelque peu par rapport à la période antérieure. C’est peut-être dû à la façon dont la conscience haïtienne noire a été associée au régime de Duvalier tout particulièrement dans les années 1960. Donc ce type de débats au sein des groupes de gauche n’a pas vraiment perduré. La lutte pour l’égalité des classes entre elles a persisté à travers diverses voies comme un type de mouvement ouvrier très différent. Et il y a également eu une conscience au sein de la jeunesse haïtienne contemporaine qui peut être considérée comme la continuité d’une époque antérieure. Mais les modes de résistance ont changé à Haïti tout comme dans le reste du monde. C’est là le résultat de changements dramatiques dans l’accès à l’information, le voyage, l’urbanisme et la démographie. Aujourd’hui, Port-au-Prince est différent du Port-au-Prince du milieu du vingtième siècle, ou, au demeurant, du Port-au-Prince d’avant le désastreux tremblement de terre du 12 janvier 2010. La communauté haïtienne s’est remarquablement dispersée dans tout le pays et autour du monde. Cela a d’énormes implications quant à la façon dont les gens se mettent en lien et conçoivent les manières dont ils peuvent s’organiser pour impulser de véritables changements à Haïti. Dans cette perspective, la présence de pouvoirs étrangers est très importante. Les forces de maintien de la paix MINUSTAH qui ont de longues années de visibilité sur le terrain, la main de fer des États-Unis dans les affaires haïtiennes, et la semi-permanence des ONG à Haïti ont réellement altéré les possibilités. Toutefois, il y a de très bons signes de développements progressifs. De jeunes Haïtiens ont emprunté les outils de leurs prédécesseurs dans leurs luttes créatives afin de consolider le sens de l’identité et de l’autonomie haïtiennes. Que ce soit à travers les mouvements artistiques tels que les jeunes réalisateurs, musiciens et artistes haïtiens d’autres domaines, il y a de nombreux exemples de mouvements stimulants visant à créer des changements révolutionnaires à Haïti qui correspondent aux exigences du XXIe siècle.

 

Entretien réalisé par Selim Nadi. Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.

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Matthew J. Smith