Retour sur l’Autonomie ouvrière italienne : entretien avec Sergio Bianchi

La maison d’éditions DeriveApprodi mène depuis sa création un important travail d’archive et de mise en récit de la séquence insurrectionnelle dans l’Italie des années 1970. Sergio Bianchi, son directeur éditorial, a été un acteur de cette histoire, l’une des périodes les plus fascinantes et les plus discutées de par le monde de l’histoire de la politique communiste et ouvrière dans l’Europe de la fin du XXe siècle. Au-delà des figures les plus connues qui ont survécu à la défaite de l’autonomie ouvrière, comme Toni Negri, nous avons proposé à Sergio Bianchi de nous parler de cet épisode, de l’importance et de la difficulté d’en faire l’histoire. L’autonomie s’incarne ainsi dans des trajectoires ouvrières, des questionnements sur la lutte armée et la violence, une rupture franche avec le mouvement ouvrier officiel et des théorisations de plus en plus audacieuses pour faire face à la crise du marxisme.

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Peux-tu nous expliquer pourquoi vous avez décidé de mener un travail d’archivage de l’histoire de l’Autonomie italienne, et à quelles difficultés se heurte une telle démarche ?

Dans l’Italie des années 1970, le rôle de l’Autonomie a été majeur, non seulement sur la scène politique, mais aussi sur la scène culturelle. Pendant cette période, les autonomes ont tissé des liens avec ceux et celles qui s’occupaient des transformations technologiques appliquées aux processus de production, avec le monde de l’édition, avec la production littéraire, avec le cinéma, la radio, les créateurs de bandes dessinées, le monde de la musique et même avec le marketing et la publicité. Les autonomes, que l’histoire officielle décrit comme des « extrémistes », des « provocateurs », des « comploteurs », des « terroristes », « violents » et « despotiques », ont produit des centaines d’interventions écrites, des journaux, des revues, des brochures, des essais. Ils ont fondé des maisons d’édition, des librairies, ont monté des stations de radio et bien d’autres choses encore.

Depuis plusieurs années, la maison d’édition DeriveApprodi a entrepris d’archiver ces matériaux grâce à l’ensemble riche et varié de la production mémorielle des ex-militants du mouvement – qui ont été les protagonistes d’un remarquable cycle de luttes pendant deux décennies. Ce travail vise à mettre ces matériaux à la disposition d’une nouvelle génération d’historiens, afin qu’ils soient en mesure de comprendre cette histoire, qui jusqu’ici a fait l’objet d’une criminalisation et d’une diabolisation.

Alors que ces évènements se sont déroulés il y a maintenant quarante ans, aucun des protagonistes de l’Autonomie ouvrière n’a voulu (ou n’a pu) raconter ce qu’a véritablement été ce mouvement, quelles ont été ses origines, ses fondements théoriques, ses lignes politiques et ses déclinaisons pratiques, en quoi il se distinguait des groupes extraparlementaires et des groupes armés. Les « gagnants », les protagonistes du système des partis qui ont autrefois gouverné la prétendue « Première république » [fondée en 1946, à laquelle a succédé en 1994 la Deuxième république], n’ont évidemment aucun intérêt à promouvoir aujourd’hui une révision du verdict de l’histoire. Les « perdants », ceux qui n’ont pas été directement anéantis, ont pour la plupart choisi le silence pendant toute la dernière décennie, ayant sans doute intériorisé la défaite politique et même existentielle qu’ils ont subie.

Il faut dire aussi qu’il est difficile de rendre compte dans sa globalité d’une histoire complexe et contradictoire, qui a été – qu’on souhaite ou non le reconnaître – extrêmement riche. Cette histoire, on n’est pas parvenu à l’annihiler complètement. Elle a continué à vivre, à évoluer, à se rénover, la pratique de la discontinuité étant sa principale caractéristique depuis ses origines.

Quelle a été ta formation et ta trajectoire politique au sein du mouvement de l’Autonomie ?

Mon parcours politique a commencé en 1973. J’avais alors quinze ans. J’habitais un village de la province de Varese. Ma famille était ouvrière, je vivais donc pour une large part dans un milieu ouvrier. À cette période-là, il y a eu un grand mouvement d’adhésion aux syndicats dans le réseau des petites usines de ma région d’origine. À l’époque, s’intéresser à la politique, c’était suivre les luttes qui se développaient depuis 1968, dont seuls des échos me parvenaient. À la fin de l’année 1973, Berlinguer, le secrétaire général du Parti communiste, a élaboré la stratégie du « compromis historique » – c’est-à-dire une stratégie d’alliance avec la Démocratie chrétienne visant à permettre au PCI d’accéder au gouvernement, et qui passait notamment par la limitation volontaire des revendications du parti et des syndicats –, un événement qui m’a beaucoup marqué, car il a alors fait grand bruit, et suscité des débats passionnés. Voilà le contexte général dans lequel est né mon intérêt pour la politique.

Pour ce qui est de ma formation, je pense que c’est une chance pour moi que de ne pas être passé par l’expérience des groupes extraparlementaires de gauche, qui étaient alors en voie de dissolution. Je n’ai jamais eu la moindre activité militante en leur sein. Dès que j’ai commencé à m’intéresser à la politique, j’ai tout de suite pris à bras le corps les questions théoriques de l’Autonomie ouvrière qui était en train de se constituer et qui, par plusieurs aspects, s’inscrivait dans la continuité de la tradition théorique opéraïste [un mouvement marxiste initié dans les années 1960 par des intellectuels notamment issus du Parti socialiste et du Parti communiste italien, dont la démarche consistait à aller à la rencontre des ouvriers des grandes usines pour enquêter sur leurs nouvelles revendications et les nouvelles conditions de production].

Je me suis rapidement approprié cette tradition, comme tout un réseau de personnes qui vivaient matériellement la « condition ouvrière », et qui se sont intéressées à cet appareil théorique, le plus capable de leur être utile dans leur engagement politique à l’usine. Ainsi, mon point de départ a été les textes classiques de l’opéraïsme, et c’est à partir d’eux que j’ai commencé ma formation. Ça s’explique aussi sans doute si l’on prend en compte que, dans ma région d’origine, les seules alternatives qui m’étaient offertes étaient soit des petits groupes marxistes-léninistes à peu près insignifiants, soit l’engagement syndical, où à l’époque l’hégémonie du Parti communiste et des confédérations syndicales [CGIL-CISL-UIL] était incontestée, de sorte qu’ils souffraient des conséquences du principe de « compromis historique ». Ce sont ces dernières positions qui ont fait alors éclater le conflit dans les usines et dans le pays.

Mon milieu politique était constitué en très grande majorité par des jeunes voire très jeunes ouvriers qui refusaient les conditions de travail en usine, mais aussi l’identité ouvrière elle-même. Ils n’avaient donc aucune intention de suivre le parcours syndical classique, de mener des luttes ponctuelles pour obtenir des améliorations de tel ou tel aspect de leurs conditions de vie. Nous étions très influencés par les thématiques opéraïstes : un mot d’ordre comme « refus du travail » nous parlait directement, au sens où il manifestait notre refus de ces conditions de vie. Ce n’est que dans un deuxième temps que nous avons réalisé que ce slogan était aussi extrêmement étayé théoriquement. Là où on pouvait voir un gauchisme un peu confus, il y avait en fait le ferment de la construction d’une vraie conscience, en rupture radicale avec la tradition catholique, qui imprégnait encore largement la région.

Voilà le contexte de la genèse d’une histoire qui s’est déroulée à partir de la fin de l’année 1973 et jusqu’à la fin de l’année 1974, surtout autour du travail ouvrier. Parce que c’était bien là la préoccupation des « sujets » de cette histoire : ce qui les intéressait, c’était de mettre le boxon sur les lieux de travail, de contester les conditions du régime d’usine. Pendant les premières années, nous étions vraiment un groupe d’ouvriers, d’autodidactes. Même l’acquisition de savoir ne passait par aucune espèce de transmission de la part de personnes qui auraient été tributaires d’une mémoire politique particulière. C’était un travail de bénédictin, de recherche patiente de textes. Nous les découvrions petit à petit, et nous les étudions systématiquement. Nous faisions un travail d’autoformation, d’étude passionnée par petits groupes, dans des séminaires du soir après le travail, dans un local qu’on avait loué au centre du village. La chose faisait d’ailleurs scandale et suscitait la réprobation non seulement chez les riches, mais aussi au sein de la gauche institutionnelle.

Quelle a été la genèse de l’Autonomie ouvrière ? En quoi différait-elle des autres organisations de la gauche extra-parlementaire et surtout du Parti communiste ?

On considère que le champ de l’autonomie ouvrière naît en mars 1973, à Bologne, à l’occasion de la première conférence nationale des assemblées et des organismes autonomes d’usine et de quartier. En réalité, certaines de ses racines les plus solides sont à chercher dans l’histoire de l’« opéraïsme italien », un courant original de pensée politique néo-marxienne qui débute en 1962 avec la publication de la revue Quaderni rossi par un groupe d’intellectuels parmi lesquels on retiendra les noms de Raniero Panzieri, Mario Tronti, Alberto Asor Rosa ou encore Toni Negri. Des différends théoriques internes à la rédaction ont suscité une rupture qui a favorisé la naissance d’une autre revue : Classe operaia. Cette dernière a ensuite joué un rôle fondamental dans l’histoire de l’opéraïsme et est restée active jusqu’en 1967. Suite aux luttes étudiantes de 1968 et aux mobilisations ouvrières de l’année suivante, une partie de ceux qui avaient participé à ces deux premières expériences contribuèrent à la fondation, en 1969, du groupe extraparlementaire Potere Operaio, qui fut dissous en 1973, justement dans la période où naissait la mouvance de l’Autonomie ouvrière.

Outre les gens qui venaient de l’opéraïsme, des gens issus de tendances marxistes-léninistes, libertaires, anarcho-syndicalistes et de l’ultra-gauche participèrent à la genèse du nouveau champ de l’Autonomie ouvrière. Dans les années qui suivirent, le mouvement de l’Autonomie s’est enrichi de sa rencontre avec d’autres courants de la contre-culture, du féminisme et de l’écologie naissante. Il s’est nourri aussi des réflexions sur la crise de la « forme-parti » comme organisation politique pensée et pratiquée par les groupes extraparlementaires nés entre 1968 et 1969, notamment Lotta Continua. Le camp de l’Autonomie a ainsi bénéficié des désaffections à l’égard de ces groupes. Mais bien que certains en son sein aient constamment travaillé dans ce sens, l’Autonomie de ces années-là n’est pas arrivée à se transformer en un processus d’organisation accompli, centralisé et formalisé.

1973 a été une année essentielle. Le coup d’État militaire au Chili, qui a mis fin dans le sang à l’expérience d’Unidad Popular, a servi de base à la théorisation du « compromis historique » de Enrico Berlinguer, secrétaire du Parti communiste italien. Alors que la violence dans le pays ne cesse de s’aggraver et que l’escalade autoritariste menace [c’est ce qu’on a appelé la « stratégie de la tension », la classe dominante italienne favorisant (ou tolérant) des actions de violence aveugle menées par des groupes fascistes afin d’entretenir un climat de terreur, d’accuser et de faire arrêter des militants d’extrême gauche, d’empêcher la gauche institutionnelle d’arriver au pouvoir et in fine d’instaurer un État autoritaire], Berlinguer proposait de travailler à un accord entre les partis politiques des masses catholiques, socialistes, communistes, laïques et progressistes, afin de constituer un gouvernement capable de défendre les structures démocratiques constitutionnelles du pays et de le sortir de la crise économique. Il faut noter que la crise était alors intensifiée par la décision des pays producteurs de pétrole, dans un contexte de crise au Moyen Orient, d’augmenter leur prix et de diminuer leur approvisionnement aux pays occidentaux, notamment européens.

Sur le terrain de la politique économique, dans les syndicats les plus liés au Parti, la proposition communiste s’était traduite sur les lieux de travail par un projet d’adoption de stratégies syndicales adaptées à la reprise du développement capitaliste. Il s’agissait de rompre avec les luttes ouvrières autonomes qui, avec le mot d’ordre « plus de salaire, moins de temps de travail », avaient réussi à arracher de vraies victoires. Dans ce cadre, le principe de faire du salaire une « variable indépendante de la productivité » avait ainsi commencé à être officiellement discuté.

Le projet de rétablir des stratégies compatibles avec le capital en échange de « réformes structurelles » et de la légitimité pour une candidature au gouvernement national du Parti communiste a suscité beaucoup d’intérêt chez les interlocuteurs du Parti, et elle a immédiatement occupé le centre du débat public, culturel et médiatique.

Cette stratégie singulière de la « voie italienne vers le socialisme » n’a pas manqué d’éveiller aussi l’intérêt de ceux qui étaient passés par l’expérience « opéraïste » des années 1960, mais avaient refusé l’hypothèse minoritaire de fonder des organisations extraparlementaires et qui avaient amarré ou ré-amarré sur les rives des partis de la gauche historique. Pendant ce passage délicat, il faut reconnaître qu’ils ont fait preuve d’intelligence.

Selon leur analyse, les luttes ouvrières autonomes, en sortant des structures de l’usine, avaient profondément transformé les rapports sociaux et initié un large processus de démocratisation, mais, précisément en raison de leur autonomie vis-à-vis des partis, ces luttes étaient en train de perdre leur force transformatrice. En d’autres termes, c’était précisément au moment où elle était le plus développée, où elle arrivait à faire entendre ses questions au-delà de l’enceinte des usines, que l’autonomie de la classe ouvrière en tant que telle ne suffisait plus à avoir un rôle de rupture politique révolutionnaire. À ce point de maturation du conflit, c’était à la politique de parti de jouer un rôle historique autonome dans la dynamique des luttes. C’était maintenant au tour du parti, extérieur à la classe en mouvement, d’endosser le primat stratégique.

C’est ainsi qu’était reformulée la théorie de l’« autonomie du politique », par Mario Tronti notamment, qui quitte l’opéraïsme pour revenir au PCI en 1967. De cette analyse découlait l’hypothèse qu’il fallait inventer une théorie et une pratique de l’action révolutionnaire qui irait au-delà des structures des partis et des syndicats du mouvement ouvrier officiel. Pour les opéraïstes qui ont réintégré le PCI, la théorisation de la nouvelle figure de l’ouvrier produite par cette crise – ce que le reste des opéraïstes a par la suite appelé l’« ouvrier social » – était le résultat de l’isolement, de l’encerclement de la véritable autonomie ouvrière. Pour cette raison, le « parti de l’ouvrier social » ne pouvait être pour eux que le parti du ghetto et des marginaux.

Ces thématiques ont été par la suite amplement développées dans le livre d’Asor Rosa Le due società [les deux sociétés]. Pour les théoriciens de l’autonomie ouvrière, à l’inverse, les sujets de la « deuxième société », ceux qu’on a appelé les « non garantis », c’est-à-dire les précaires de toute sorte, étaient incontestablement plus exploités que les ouvriers « garantis ». Il y avait, selon eux, une dévaluation objective du coût de leur force de travail par rapport à celle des sujets « garantis ». Le Parti communiste et les organisations syndicales du mouvement ouvrier étaient accusés non seulement d’accepter cette division, mais de favoriser la concurrence entre masses ouvrières différemment situées sur le marché du travail. Évidemment, ces différends exprimaient des divergences d’analyse majeures, et ils donnaient lieu à un conflit politique, culturel et existentiel très dur.

Comment a été théorisée et pratiquée la lutte armée en Italie ? Quel rôle a joué l’Autonomie ouvrière dans cette histoire ?

Il est impossible de répondre ici à cette question d’une façon exhaustive. Je peux seulement esquisser quelques interrogations générales.

À partir de fin 1974, dans plusieurs petites et grandes villes italiennes, à l’occasion de manifestations de rue qui se déroulaient de façon hebdomadaire, les adhérents de l’Autonomie formaient des rangs qui partaient de la queue du cortège pour remonter pas à pas les positions. Cela impliquait bien sûr des bagarres fréquentes avec les services d’ordre des groupes extraparlementaires, mais, en quelques années, elles sont parvenues à en prendre la tête.

En plus des prévisibles cocktails Molotov, on voit apparaître alors les premières armes à feu : revolvers et pistolets, dans certains cas des lupare [fusils à canon scié] et winchesters. Derrière leurs cagoules, foulards, écharpes, brandissant des manches de pioche, des haches, des piolets, des barres de fer, des clés anglaises, et imitant d’un geste de la main, doigts tendus, un pistolet, les autonomes – sombres, sinistres et menaçants – scandaient des slogans tels que : « Quelle est la voie ? L’autonomie ! » ; « Carabinier, putain de flic, la flamme sur ton béret, on va l’allumer ! » [le symbole du corps militaire des carabinieri est une petite flamme] ; « Et si un caramba [diminutif de carabiniere] tire, lupara lupara, si un policier tire, P38 [un pistolet semi-automatique] ».

Dès les premiers mois de 1976 et pendant les années suivantes, avec le soutien de militants toujours plus nombreux, notamment dans les grandes villes mais aussi en province, l’Autonomie est capable d’organiser ses propres manifestations, au cours desquelles les attaques – avec incendies, pillages, dévastations et fusillades – deviennent toujours plus fréquentes. Les cibles sont parfois institutionnelles, d’autres fois non : le siège des partis, notamment de la Démocratie chrétienne et du Mouvement social [parti fasciste], les préfectures, les casernes et les commissariats de police, les locaux des associations d’industriels, des journaux, des « repaires du travail au noir », les bars fréquentés par les militants et les sympathisants de droite, etc. Par ailleurs, des supermarchés et des magasins de luxe sont vidés, des agents de polices privées et des vigiles désarmés, des armureries dévalisées.

Ce qui restera dans l’histoire comme le « mouvement de 1977 » [grand mouvement étudiant associant manifestations massives et occupations d’universités, dans lequel les autonomes ont joué un rôle majeur] a mûri rapidement, en quelques mois, entre les grandes villes et la province, entre le Nord et le Sud, entre le centre et la périphérie. Réunissant des dizaines de milliers de personnes, il a donné lieu à une série d’émeutes et d’affrontements qui connaissent leur apogée avec les journées du 11 et 12 mars à Bologne et du 12 mars à Rome, où la situation est quasi insurrectionnelle.

Lentement mais sûrement, les membres de l’Autonomie ouvrière organisée parviennent à devenir hégémoniques dans le mouvement, mais cette situation durera très peu, et s’achèvera définitivement au printemps 1978, avec l’enlèvement et le meurtre du président de la Démocratie chrétienne Aldo Moro [qui était favorable au « compromis historique », donc à l’alliance avec le Parti communiste], par les Brigades rouges. Cet événement fracassant inaugure une phase historique dominée par les actions de groupes armés à travers tout le territoire, qui durera jusqu’à fin 1982.

Il faut bien comprendre une chose : l’utilisation de la violence dans le conflit politique révolutionnaire, dans la théorie mais surtout dans la pratique, n’était absolument pas l’apanage exclusif des Autonomes tant diabolisés. Tous les groupes extraparlementaires de cette époque théorisaient et pratiquaient publiquement l’usage de la violence, tant dans le contexte des manifestations que dans la pratique politique quotidienne, dans tous les contextes de la vie sociale. Tous les groupes avaient leur « service d’ordre », une structure plus ou moins étendue qui singeait des comportements militaires et était armée de bâtons, de barres de fer, de clés anglaises, de lance-pierres ou de cocktails Molotov.

Si, pour les groupes extraparlementaires, la pratique de la violence était habituelle, ils ne la théorisaient pas vraiment et se référaient dès lors, de façon très vague et avec gêne, aux textes classiques du léninisme, du trotskisme, du maoïsme, du guevarisme, etc. La question de la lutte armée dans le contexte de la situation politique italienne de ces années-là a été par contre abordée sérieusement, aussi bien du point de vue théorique que pratique, par certaines composantes externes qui polémiquaient avec les principales formations extraparlementaires. Ce furent d’abord les Gruppi di Azione Partigiana [Groupes d’action partisane] (qui s’éteignirent en 1972 avec la mort de leur principal animateur, l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli) et ensuite les Brigades Rouges et les Nuclei Armati Proletari [Cellules armées prolétariennes]. C’est avec ces expériences que les membres de l’Autonomie ont dès le début ouvert une discussion dialectique qui deviendra toujours plus rude, jusqu’à la rupture, après l’opération Moro. Jusque-là l’Autonomie, dans ses différentes composantes, même en soulignant ses réserves, avait toujours exprimé une solidarité inconditionnelle aux organisations armées. Il serait donc juste de dire que, jusqu’à l’enlèvement de Moro, la lutte armée a été la question qui séparait politiquement les groupes extraparlementaires classiques d’un côté et, de l’autre, l’Autonomie ouvrière et les formations armées.

Quelles différences y a-t-il entre l’Autonomie et le « gauchisme » (estremismo) ?

Je commencerai ma réponse par le passage suivant, issu de l’éditorial d’une revue de l’Autonomie en plein mouvement de 1977 :

C’est pour ça que les autonomes gagnent : non parce qu’ils portent des P 38, mais parce qu’ils sont plus intelligents et plus cultivés, plus historiquement enracinés, parce qu’ils tranchent avec la pourriture sociale-démocrate. Ils gagnent non parce qu’ils sont marginaux, mais parce qu’ils sont la pointe émergente de la nouvelle composition de la classe ouvrière et prolétarienne, les représentants – à la première personne – de tout le travail social exploité et non, comme le Parti communiste et les représentants des aristocraties ouvrières, de corporations d’employés, de mafias de boutiquiers. Les autonomes sont la représentation du communisme du prolétariat international. C’est pour cela qu’ils sont arrogants et violents : parce qu’ils représentent, sont, interprètent la vérité de la lutte de classe de notre siècle. À cette fin, ils peuvent se permettre de lutter avec une rudesse croissante : car ils sont invincibles, comme l’est toujours la représentation d’une nouvelle base productive 1.

En résumé : les autonomes sont arrogants et violents parce qu’ils sont plus intelligents et cultivés. Voilà ce que disaient d’eux-mêmes les autonomes en 1977. L’un de ses principaux théoriciens s’est exprimé un peu différemment vingt ans plus tard : « Peut-être ne sommes-nous pas de bons politiques – de fait, nous avons été vaincus – mais nous sommes de bons scientifiques : ce n’est pas rien ». Pour ajouter ensuite :

[n]ous avions tort de penser que le nouveau sujet pouvait rapidement mûrir politiquement, et avec une puissance telle qu’il puisse s’opposer, résister et dépasser la contre-attaque répressive que les forces du capital et les traîtres du mouvement ouvrier officiel avaient déclenchée. Pour le dire comme on le disait à l’époque : “nous avons surévalué nos forces”. […] Nous avons souvent aggravé cette erreur en nous montrant d’autant plus extrémistes que l’action du pouvoir contre nous se faisait plus aveugle et plus résolue. Cette escalade ne pouvait qu’accroître la violence de l’État. C’est ce qui se passa effectivement. Et nous avons été vaincus.

Voilà pour ce qui concerne le passé. Mais si l’on parle du « gauchisme contemporain », se dire héritier de l’Autonomie, cela ne peut pas vouloir dire être anarchiste, ni « néo-primitiviste » : c’est être communiste. Les opéraïstes étaient communistes. Les post-opéraïstes sont communistes. C’est clair et net.

Propos recueillis par Félix Boggio Éwanjé-Épée, Stella Magliani-Belkacem et Gianfranco Rebucini

L’équipe de Période remercie RdL, La Revue des livres pour avoir autorisé cette republication. Nous tenons à saluer l’immense travail mené par la Revue internationale des livres et des idées puis par la RdL pour diffuser des pensées critiques inédites en France, l’importante entreprise de traduction et de recension d’auteurs non francophones et sa contribution à populariser un marxisme ouvert, dépourvu de tout provincialisme et sans sectarisme vis-à-vis des courants de la critique postcoloniale, queer et des cultural studies. Retrouvez tous les numéros de la RdLhttps://issuu.com/revuedeslivres.

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  1. Rosso. Giornale dentro il movimento, n° 17-18, mars 1977. []
Sergio Bianchi