Dans votre livre — Ragged Revolutionaries (University of Massachusetts Press, 2017) — vous vous intéressez à la manière dont des écrivains africains-américains et notamment des membres du Parti Communiste des États-Unis, ou proches de celui-ci, ont repensé le concept de Lumpenproletariat afin de « mieux mettre en lumière les structures socio-économiques et culturelles des États-Unis modernes » (p. 3). Il est intéressant de constater que, bien que le concept de Lumpenproletariat ait plutôt une connotation péjorative dans le marxisme « classique », les militants africains-américains de gauche l’ont reconceptualisé. Pourquoi vous être focalisé sur des écrivains et sur la littérature, mais aussi sur la période de la Grande Dépression (Depression-Era) ?
Je souhaitais apporter un nouvel éclairage sur les écrivains africains-américains de gauche pendant la Grande Dépression. Des militants, intellectuels et écrivains affiliés à la gauche communiste africaine-américaine sont à l’origine d’innovations théoriques et politiques remarquablement variées dans la pensée marxiste, la littérature, la théorie culturelle africaine-américaine et la culture radicale. En tant que critique littéraire, je voulais explorer la manière dont ces innovations ont façonné la littérature africaine-américaine de la Grande Dépression : quel type d’explorations de la pensée politique et sociale les écrivains noirs ont-ils entrepris dans leurs œuvres et au travers de celles-ci ? Quels jalons conceptuels du marxisme peuvent aider à comprendre ces explorations, tout en étant à leur tour mis en valeur par ces dernières ? Comment comprendre l’affiliation d’écrivains noirs au mouvement communiste des années 1930, sans la réduire à son ancrage dans une radicalité liée au climat politique et social de la Grande Dépression, ou comme étant essentiellement influencée par celle-ci — ce qu’affirment la plupart des chercheurs à propos d’écrivains comme Ralph Ellison et Margaret Walker — mais en l’envisageant comme une contribution active à de nouveaux champs d’investigation au sein du corpus de la pensée marxiste ? Ce sont là des questions majeures, qui m’ont guidé tout au long de mon projet. Aujourd’hui encore, je pense qu’il existe une tendance à voir les particularités culturelles et politiques des Africains-Américains comme adjacentes, ou bien opposées au marxisme. Cette tendance se révèle réductrice vis-à-vis de la diversité conceptuelle du marxisme et vient effacer les perspectives proposées par les écrivains et artistes africains-américains. On ne peut ignorer l’aveuglement eurocentrique du marxisme, de même que le traitement inégal réservé à la question raciale. Mais les écrivains africains-américains ont souvent travaillé sur ces lacunes, afin d’en extraire des modèles et des vecteurs théoriques utiles. C’est ce que l’on peut observer dans les œuvres des auteurs noirs du mouvement communiste du milieu du XXe siècle, qui, selon les premiers travaux universitaires effectués sur ce sujet et qui font toujours autorité, n’ont été que temporairement induits en erreur ou aveuglés par la gauche (blanche). Mon livre constitue donc un effort supplémentaire — après des contributions similaires de la part de chercheurs comme Alan Wald, Mary Helen Washington, William Maxwell, Bill Mullen, Brian Dolinar, et d’autres — pour corriger cette perception déformée.
Une autre raison qui m’a poussé à travailler sur la question du Lumpenproletariat dans la littérature est liée aux possibilités qu’offre la forme littéraire elle-même. Le mépris et le faible intérêt théorique de Marx et Engels pour le Lumpenproletariat résultent non seulement d’une sorte de moralisme victorien, mais également de doutes très pragmatiques quant aux tendances politiques objectives du Lumpenproletariat. Si des individus se situant aux marges de la production doivent prioriser leur propre intérêt afin de survivre, il n’y a que peu de raisons pour que ceux-ci se joignent à un mouvement prolétarien qui s’organise en fonction des rapports de production auxquels ils ne participent pas. Par ailleurs, ils sont également plus enclins à se laisser corrompre par les forces réactionnaires présentes dans la lutte des classes. Pour le dire simplement, Marx et Engels ne voyaient pas ce qui, dans la vie des criminels, des vagabonds ou des figures de la pègre, aurait pu en faire des porteurs d’une agentivité (agency) ou d’une vision transformatrice. Étant donné les circonstances historiques dans lesquelles écrivaient Marx et Engels, ces conclusions se justifiaient sans doute. Wright, Ellison et Walker étaient également conscients du fait que les vies des dépossédés ne tendaient pas souvent vers une conscience politique progressiste, mais que les représentations littéraires de ces vies pouvaient imaginer l’existence du Lumpenproletariat comme une source de nouvelles méthodes et perspectives révolutionnaires. Ce travail de l’imaginaire pouvait donc fournir l’opportunité et les ressources nécessaires à une reconsidération, d’un point de vue théorique, du Lumpenproletariat — ainsi que des vies, pratiques et mondes sociaux inhérents au fait que le Lumpenproletariat se situe hors des rapports de production et de classes — qu’il serait compliqué de concevoir autrement. Pour résumer, les œuvres de Wright, Ellison et Walker m’ont permis de percevoir la manière dont la forme littéraire peut ouvrir des possibilités pour penser ce que le discours sociopolitique pourrait négliger. Étant donné l’absence relative de considérations théoriques solides sur le Lumpenproletariat dans la théorie marxiste canonique (à quelques exceptions près), les prérogatives de la forme littéraire semblent offrir de nouvelles voies pour penser ce concept. Il est clair qu’en affirmant que la forme littéraire possède des prérogatives particulières, mon livre va à l’encontre du sens commun d’une grande partie de la pensée matérialiste sur l’esthétique, mais je pense qu’une prise en considération du potentiel formel distinct qu’offre la littérature s’avère cruciale si l’on veut démontrer quel peut être l’apport de la littérature radicale à la théorie marxiste. Ne considérer la littérature écrite par des écrivains de gauche que comme la simple illustration de positions théoriques et politiques — c’est-à-dire comme de la propagande, quand bien même on ôterait la connotation bourgeoise péjorative associée à ce terme — est, selon moi, inadéquat. Tout d’abord, une telle position viendrait reléguer les écrivains africains-américains de gauche au rôle de simples pédagogues ou illustrateurs, plutôt que comme de véritables producteurs théoriques, du marxisme — une idée qui, au final, conforterait la supposition selon laquelle les écrivains communistes noirs subordonnent, hélas, leur art à des fins politiques étrangères à l’histoire et à l’expérience noire. Ainsi, plus généralement, mon livre s’intéresse à ce que la littérature peut offrir en tant que littérature et grâce à sa capacité à poser et à résoudre des problèmes théoriques, à l’arsenal épistémologique de la gauche. Bien que Wright, Ellison et Walker n’aient jamais produit de textes théoriques expliquant la place qu’occupe le Lumpenproletariat dans la société étasunienne, ni sur le fonctionnement croisé du capitalisme, de Jim Crow et du patriarcat aux États-Unis, leurs fiction et poésie ont accompli ce projet et leurs efforts apparaissent collectivement, non pas en tant qu’envolées créatrice de l’imagination, non pas en tant que simple modèle littéraire accessible des thèses marxistes déjà existantes, mais comme une révision et une extension de l’œuvre théorique du marxisme.
Trois auteurs sont au cœur de votre livre : Richard Wright et notamment son livre Un enfant du Pays (Native Son), Ralph Ellison et Margaret Walker. Pourquoi vous être concentré spécifiquement sur ces trois auteurs ? Comment expliquer la moindre reconnaissance dont a bénéficié Margaret Walker vis-à-vis de ses homologues masculins ?
Je me suis intéressé à ces écrivains-ci non seulement parce qu’il m’a semblé possible de détecter, dans leurs œuvres, des sensibilités similaires concernant le Lumpenproletariat, mais aussi parce qu’ils entretenaient personnellement des liens entre eux. Walker et Ellison n’étaient que de vagues connaissances, mais tous deux ont été de proches amis de Wright durant les années 1930. C’est en tant que groupe qu’ils m’ont intéressé, un groupe ayant en commun des influences et des tendances, alors que leurs approches respectives de l’écriture littéraire engagée divergeaient. Ce choix m’a également amené à me confronter à la réputation académique de chacun de ces écrivains. Wright, bien sûr, a longtemps été considéré comme le principal écrivain africain-américain communiste de la Grande Dépression, et la nature politique de son œuvre a longtemps constitué l’élément-clef des critiques positives comme négatives de son œuvre. En d’autres termes, il est apparu comme la figure paradigmatique — en fonction de l’orientation de la critique — soit de la manière dont le marxisme et la gauche ont déformé et simplifié les productions esthétiques noires en simples didactismes masculinistes, ou bien de la centralité organique des protestations de la littérature africaine-américaine elle-même. En revisitant l’œuvre de Wright des années 1930 à travers le prisme du concept marxiste de Lumpenproletariat, je voulais aller à l’encontre de certaines hypothèses très ancrées quant aux composantes politiques et esthétiques de son travail au cours de cette période. Walker et Ellison sont tous les deux devenus célèbres après les années 1930, lorsqu’ils se sont éloignés (pas totalement cependant) des discours et ambitions politiques de cette période. Ces deux auteurs, tous comme les universitaires travaillant sur leurs œuvres, ont souvent tendu à enfouir ou à sous-estimer cette première phase de leur carrière, la réduisant à une phase d’apprentissage et d’immaturité. Après la Grande Dépression, dans le contexte de la guerre froide, Elisson a été canonisé en tant que libéral, défenseur des valeurs américaines et comme artiste supérieur d’un point de vue esthétique à des écrivains contestataires comme Wright. Walker a quant à elle été associée aux courants du nationalisme culturel noir de la période des droits civiques, ainsi qu’à une esthétique nourrie par l’attention portée à la culture noire (opposée, de nouveau, aux écrits de révolte, que les critiques décrivent souvent comme étant définis par une esthétique purement instrumentale). Néanmoins leurs œuvres, en tant qu’écrivains de gauche des années 1930, ont longtemps été sous-estimées par les chercheurs du fait que nombre des textes écrits au cours de la Grande Dépression sont restés inachevés, non publiés ou à l’état de notes. Ainsi, associer Ellison et Walker à leur camarade Wright m’offrait l’occasion d’aller chercher dans les archives et de reconstituer la masse de travaux qu’Ellison et Walker ont produite en tant qu’artistes de gauche pendant la Grande Dépression. En montrant qu’à leurs débuts ces deux écrivains étaient, comme leur ami Wright, engagés dans une révision complexe de la pensée marxiste, à la lumière des ressources culturelles et désirs sociopolitiques modernes des Africains-Américains, j’entends remettre en question certaines hypothèses émises de longue date quant à la séparation entre la littérature et la théorie marxiste, mais aussi entre la politique et l’esthétique de manière générale, dans le canon africain-américain.
Dans votre livre, vous expliquez que le Lumpenproletariat a souvent été l’objet d’une certaine suspicion dans la littérature prolétarienne. Pourriez-vous expliquer comment celui-ci a été conceptualisé dans la littérature africaine-américaine à laquelle vous vous intéressez ?
Mon livre montre que ces trois auteurs considéraient que l’image — que l’on retrouve souvent dans la culture de gauche — de l’ouvrier qui devient révolutionnaire ne correspondait pas à l’idée qu’ils se faisaient de l’endroit où gisait un potentiel de transformation, au sein de la communauté africaine-américaine, mais aussi, de façon plus générale, dans la société étasunienne. Compte tenu de l’histoire de l’asservissement et de l’exploitation des Africains-Américaines, il semble avoir été difficile pour ces auteurs d’accorder du crédit à la dialectique marxiste classique, dans laquelle le travail se situe sur une trajectoire dialectique progressiste. Selon Richard Wright, le désir des individus africains-américains d’être reconnus en tant que sujets dans une société raciste — qui s’est construite sur la perpétuation du déni d’une telle reconnaissance — était un désir qui dépassait, dans sa signification révolutionnaire, les intérêts des ouvriers étasuniens. Pour Ralph Ellison, la relative instabilité et fluidité des rapports et des hiérarchies de pouvoir aux États-Unis ouvrait des opportunités en termes d’actions et de rencontres qui semblaient avoir un potentiel davantage transformateur (du moins dans leurs implications) que les activités des ouvriers sur le lieu de la production. Enfin, pour Margaret Walker, les ressources de la culture africaine-américaine fournissaient un lexique plus riche d’opportunités révolutionnaires que la classe ouvrière, dans son identité et son organisation. Pour chacun de ces écrivains, le Lumpenproletariat était le concept marxiste qui désignait les sources ou les agents alternatifs du potentiel politique qu’ils apercevaient, ce qui les a conduits à créer un corpus d’écrits marxistes radicaux paradoxalement remarquables par l’absence relative de portraits positifs de l’identité et du militantisme de la classe ouvrière.
Le prolétariat occupe ainsi une place incertaine dans les écrits de ces trois auteurs, ce qui les place, selon moi, en marge du mouvement de la littérature prolétarienne, qui constituait une composante majeure de l’esthétique de gauche durant la Grande Dépression aux États-Unis. Pour commencer, il est important de noter que dans nombre de leurs œuvres, une différence apparaît entre le concept de prolétariat — vecteur, dans le marxisme, de la transformation historique produite par les rapports capitalistes de production — et les membres empiriques de la classe ouvrière industrielle étasunienne ; et une certaine distance est établie entre le premier et les seconds. En ce qui concerne la tendance objectivement révolutionnaire qu’assigne Marx au prolétariat, ces trois écrivains tendent à situer cette dernière non pas chez les ouvriers de l’industrie (qu’ils considéraient plutôt comme pleinement intégrés au capitalisme et engagés dans des mesures de sauvegarde, anticipant en cela des arguments développés plus tard par les Black Panthers et la New Left), mais chez les vagabonds, gangsters, prostituées, délinquants, etc., africains-américains. Des membres de la classe ouvrière noire apparaissent, par exemple, dans Un enfant du pays, mais leur désir de défendre leur modeste situation dans l’économie de la Grande Dépression les oppose aux désirs sociopolitiques plus radicaux qui motivent le lumpenproletaire Bigger Thomas qui n’a, lui, aucune situation économique valant la peine d’être défendue. Dans deux romans d’Ellison restés inachevés, les protagonistes africains-américains ne parviennent à une conscience radicale ou n’adoptent — littéralement comme allégoriquement — la résistance révolutionnaire qu’une fois passés des rangs du salariat de la classe ouvrière au monde précaire du Lumpenproletariat. Pour Walker, la vie de la classe ouvrière implique souvent un asservissement au travail qui ne fait que perpétuer le labeur sans fin auquel ont toujours été assujettis les Africains-Américains. On trouve malgré tout, dans les œuvres de chacun de ces écrivains, des représentations positives de personnages de la classe ouvrière comme du militantisme, mais contrairement à la plupart des écrits prolétariens des années 1930, de telles représentations ne sont pas centrales dans l’esthétique radicale de Wright, Ellison ou Walker.
En lisant votre livre, j’ai été très intéressé par votre façon de mobiliser certains concepts de Louis Althusser afin d’analyser une partie des œuvres étudiées. Vous utilisez notamment le concept d’« interpellation » afin de montrer la manière dont Bigger Thomas, le personnage principal du roman de Wright Un enfant du pays (Native Son), est interpellé négativement — ou plutôt non-interpellé —, induisant une non-subjectivité. Pourriez-vous revenir sur la pertinence de l’œuvre d’Althusser dans votre travail et la manière dont celle-ci peut être mobilisée pour analyser certaines questions liées à la race, quand bien même Althusser n’a jamais écrit sur la question du racisme ?
J’ai toujours trouvé que l’itinéraire conceptuel d’Althusser pouvait offrir de nouvelles manières productives de penser les questions liées au pouvoir, aux formes sociales ainsi qu’aux pratiques politiques aux États-Unis. Bien qu’il n’ait jamais directement écrit sur le racisme, ni beaucoup écrit sur les États-Unis, son œuvre fournit des concepts permettant de rendre compte de processus sociaux, culturels et idéologiques américains — y compris la racialisation et l’oppression raciale — sans pour autant les réduire à de simples illustrations des rapports économiques entre classes ou en les définissant comme des manifestations historiques de quelque forme idéaliste dialectique. Je pense notamment à l’utilisation qu’il fait de concepts comme la conjoncture, la surdétermination, l’articulation et la structure « à dominante ». De plus, la théorie althussérienne de la subjectivité et de l’interpellation semble tout à fait adaptée à la compréhension des dynamiques de formation des sujets racialisés aux États-Unis. En mobilisant Althusser de cette manière, j’ai essayé de le lire comme lui-même lisait Marx, c’est-à-dire en extrayant de son œuvre des concepts mobiles et producteurs pouvant être appliqués à une série d’analyses situées afin de produire de nouveaux savoirs. Dans Ragged Revolutionaries, l’œuvre d’Althusser apporte un vocabulaire théorique qui permet de mettre en lumière les analyses sophistiquées de Wright, Ellison et Walker au cours des années 1930. En étant un peu réducteur, on peut dire que les penseurs marxistes noirs de la période de la Grande Dépression ne pouvaient jamais isoler nettement les rapports économiques de production de leur imbrication aux processus socioculturels et de subjectivation (Jim Crow, les normes de genre, etc.) – ils savaient également que se saisir de telles questions comme n’étant que des reflets des luttes économiques revenait à effectuer cette isolement d’une manière qui sonnait juste un peu plus marxienne. En effet, on pourrait spéculer sur le fait de savoir si le cadre historique américain de la blancheur (whiteness) permet que la lutte des classes aux États-Unis soit pensée ou représentée comme une question purement économique, étant donné la façon dont la codification idéologique de la blancheur en tant que non-particularité créé une sphère conceptuelle dans laquelle les acteurs peuvent être définis à travers les rapports de production indépendamment d’autres interpellations en sujets. Dans Ragged Revolutionaries, Althusser — et, dans une moindre mesure, Gramsci, Arendt et Sartre — sert à expliquer et à théoriser ce que Wright, Ellison et Walker cherchaient à mettre en œuvre dans leurs écrits : élaborer une ontologie de la forme sociale américaine qui serait assez complexe et fluide pour prendre en compte les particularités de la forme sociale étasunienne, l’histoire et la culture africaine-américaine, ainsi que les divers types de pratiques pouvant émerger de celles-ci.
Un point intéressant que vous soulevez dans votre livre, qui s’avère d’ailleurs particulièrement pertinent vis-à-vis de la situation actuelle, concerne le fait que la lutte pour la reconnaissance individuelle de personnages noirs — parfois perçue comme une lutte assez conservatrice ou à travers le prisme de « politiques de l’identité » (identity politics) dépolitisées — est analysée comme un aspect capable de mener au changement social et donc pouvant avoir un caractère révolutionnaire. Pourriez-vous revenir sur ce point ? Comment la lutte pour une reconnaissance individuelle peut-elle être liée avec la lutte pour le communisme dans ce type de littérature ?
Les critiques émises par la gauche à l’encontre des « politiques de l’identité » semblent présumer du fait que les identités spécifiques de groupes organisés autour de la race, du genre ou de la sexualité, résistent forcément au type de changement universel auquel aspire la révolution. On pourrait dire que cela est dû à l’influence du marxisme classique dans la théorisation du prolétariat comme classe universelle dont les intérêts politiques ne sont pas vraiment spécifiques en ce qu’ils requièrent un changement révolutionnaire total afin d’être réalisés. On pourrait aussi attribuer cela à diverses formes d’humanismes émancipateurs qui font de la catégorie de l’humain une base organisationnelle universelle devant supplanter les différences identitaires. Par conséquent, les politiques organisées autour d’identités autres qu’économiques ou humanistes sont souvent perçues comme des déviations restreintes et particularistes d’un changement social plus vaste — « les politiques de l’identité ». L’histoire de la pensée radicale africaine-américaine fournit de nombreuses de critiques de cette manière assez réductrices de penser, et nombre d’entre elles se regroupent autour d’une même assertion, à savoir qu’en raison des dynamiques croisées du pouvoir et de l’exploitation aux États-Unis, les intérêts particuliers des Africains-Américains ne pourront être atteints qu’au travers d’une révolution sociale, culturelle et économique massive. C’est une sensibilité qui se retrouvait communément chez les penseurs noirs de gauche pendant la Grande Dépression. Cela nous renseigne par exemple, comme l’a montré Nikil Pal Singh, sur la manière dont W.E.B. Du Bois a articulé la politique noire de la guerre civile et la période de la Reconstruction (Reconstruction-era) dans Black Reconstruction. Elle se manifeste dans la thèse de la « ceinture noire » (Black belt) du Parti Communiste, qui considère que les Africains-Américains du sud des États-Unis formaient une nation réprimée dont la lutte pour l’autonomie nationale était une composante clef d’une lutte internationale, plus large, contre le capitalisme. Elle se manifeste également dans Un enfant du pays de Richard Wright, l’œuvre noire de gauche la plus célèbre de la période de la Grande Dépression. Bigger Thomas désire une société qui le reconnaisse en tant que sujet capable d’agir librement. On pourrait penser qu’il s’agit là d’un désir davantage existentiel que politique, mais la perspective de Wright est qu’une société dans laquelle cette reconnaissance pourrait être étendue aux Africains-Américains ne serait ni raciste ni capitaliste. Wright insiste sur le fait que les communistes doivent apprendre à comprendre et à exploiter ce désir spécifique des Africains-Américains, qui possède néanmoins une visée transformatrice universelle. Il me semble qu’aujourd’hui, les « politiques de l’identité » faisant barrage à la voie du changement révolutionnaire structurel ne sont certainement pas le mouvement féministe, le mouvement LGBTQ, les politiques transgenres ni Black Lives Matter. C’est la blancheur. Nous avons vu, durant les élections présidentielles de 2016, comment la défense de la blancheur et du privilège blanc par un segment de la classe ouvrière blanche a mené à une politique réactionnaire. Ragged Revolutionaries ne s’attaque pas directement à la question des « politiques de l’identité », mais le livre porte l’empreinte de mon sentiment, selon lequel la revendication d’un dépassement des « politiques de l’identité » est souvent un nom de code pour l’abandon des intérêts des non-blancs, non-mâles et non-hétérosexuels. Une telle protection du privilège blanc masculin pris comme lieu d’intérêts politiques « universels » est régressive et est aujourd’hui le fait de groupes réactionnaires aux États-Unis. Il est particulièrement malheureux que les « politiques de l’identité » soient connotées péjorativement par la gauche, étant donné que la réalisation des intérêts « particuliers » ou des « minorités » — les intérêts de celles et ceux réprimés par l’État et par les idéologies normatives — porte en elle une énergie politique réellement universelle, inclusive et transformatrice.
Existe-t-il des différences dans la manière dont Wright, Ellison et Walker appréhendent et utilisent dans leurs œuvres le concept de Lumpenproletariat ?
Chacun de ces écrivains situe dans ses écrits le Lumpenproletariat — en tant que figure littéraire et que concept — de différentes manières, selon des agendas politiques et littéraires analogues, mais finalement distincts. Pour Wright, la pratique du crime par le Lumpenproletariat fonctionne comme un vecteur par lequel les Africains-Américains qui se situent en dehors de la loi d’État comme de la « loi » idéologique de la subjectivité peuvent imposer la reconnaissance de leur humanité. Utiliser le crime pour imposer une reconnaissance n’est sans doute pas toujours très efficace, mais que des communistes rejettent de telles activités, du fait qu’elles relèveraient simplement d’un intérêt personnel prenant une forme illégale, revient à sous-estimer la source (inhabituelle) d’un potentiel politique vital. Pour Ellison, la mobilité des vagabonds et des clochards lumpenprolétaires — mobilité engendrée par le chômage et l’absence d’intégration socioéconomiques dus à la grande dépression — met en lumière la manière dont les fossés et les incohérences dans les dispositions du pouvoir des structures sociales américaines ouvrent de nouvelles voies à la résistance politique. Que des communistes rejettent cette mobilité du fait qu’elle serait éphémère et politiquement inconsciente constitue, selon Ellison, une erreur stratégique. Chez Walker, le Lumpenproletariat nous renseigne sur deux de ses projets principaux pendant la Grande Dépression. Dans sa poésie non publiée sur les prostituées et les gangsters des bas-fonds, tout comme Wright, elle plante le décor de modes d’existence alternatifs, de liberté et de résistances par le crime. Walker s’intéresse notamment aux expériences des femmes africaines-américaines des bas-fonds urbains, et à la manière dont le crime leur procure des libertés sociales et personnelles, au-delà des restrictions économiques, raciales et patriarcales. Dans la ballade populaire qu’elle a écrite pour son premier recueil de poèmes For My People (1942), Walker synthétise le concept de Lumpenproletariat par des récits de « badman » de la culture populaire américaine pour imaginer une sorte de militantisme révolutionnaire allégorique : les expériences d’hommes et de femmes noires refusant le régime du travail et l’asservissement sous le capitalisme racial illustrent de nouveaux modes de stratégie et de conscience politiques. Pris ensemble, les projets de ces trois écrivains laissent selon moi apparaître trois convictions. Premièrement, ils font tous trois preuve d’un scepticisme quant à la vie de la classe ouvrière et la vraisemblance du travail nécessaire pour mener à une conscience et à une pratique révolutionnaires, et se tournent plutôt vers les marges de la production — dont Marx qualifiait les sujets grâce au concept de Lumpenproletariat — afin de penser la révolution. Deuxièmement, ils gardent tous, dans leurs écrits, une conscience de la différence entre l’importation figurative de l’expérience du Lumpenproletariat pour la théorie et la politique de gauche et la réelle paupérisation de ceux qui se situent aux marges socioéconomiques, sans salaire régulier et sans structure sociale pouvant les aider et qui doivent faire face à d’autres formes d’exploitation. La tension entre ce que je définis, dans mon livre, comme les pôles romantiques et réalistes du Lumpenproletariat anime une bonne partie du drame et de la complexité des textes de Wright, Ellison et Walker. Enfin, ils situent tous le Lumpenproletariat comme un concept de la théorie économique marxiste qui, lorsqu’il est pris en compte, permet au marxisme d’incorporer des personnes et des lieux de la vie moderne négligés par le marxisme classique. Le concept de Lumpenproletariat est utilisé, dans les écrits de Marx et Engels, pour nommer ce qui ne rentre pas dans leur pensée ou n’a pas d’importance. En redéfinissant ce qui avait été rejeté théoriquement du marxisme, Wright, Ellison et Walker repoussent tous trois les frontières du marxisme afin qu’il puisse incorporer et être éclairé par l’expérience africaine-américaine et les conditions sociales des États-Unis durant la Grande Dépression.
Vous faites référence à la manière dont les Black Panthers ont, par la suite, reconceptualisé le Lumpenproletariat dans une veine révolutionnaire. Les Black Panthers ont-ils été influencés par la littérature africaine-américaine de la période de la Grande Dépression ?
Les théoriciens du Black Panther Party comptent parmi les rares penseurs et militants marxistes du XXe siècle à s’être saisis sérieusement du Lumpenproletariat en tant que concept, comme point de départ d’une pensée critique. Marx et Engels ont forgé le terme, mais lorsqu’ils ne l’utilisaient pas comme une sorte d’insulte gauchiste, ils le mobilisaient principalement pour écarter les individus qui ne participaient pas à la production, les traitant non seulement comme s’ils n’étaient d’aucun intérêt théorique, mais aussi comme moralement et politiquement suspects. Ce n’est qu’avec les travaux de penseurs et militants des Panthers tels que Huey Newton, Kathleen Cleaver et Elrdige Cleaver, dans les années 1960 et 1970, que l’on trouve un vrai corpus de travaux théoriques marxistes organisés autour du Lumpenproletariat. L’un des points sur lesquels Frantz Fanon s’est écarté de l’orthodoxie marxiste, dans Les damnés de la terre (1961), est sa révision positive du Lumpenproletariat en tant qu’agent révolutionnaire en contexte colonial, et les Black Panthers se sont basées sur l’analyse de Fanon pour appréhender des segments de la population africaine-américaine d’après-guerre en tant que Lumpenproletariat colonisé de l’intérieur (internally-colonized) possédant un potentiel révolutionnaire. En élaborant cette révision, ils ont conservé nombre de caractéristiques épistémologiques du marxisme tout en replaçant le Lumpenproletariat dans son propre réseau de concepts. En d’autres termes, le Lumpenproletariat opère, dans leurs travaux, comme une sorte de catalyseur, non pas pour abandonner ou dépasser le marxisme, mais pour réagencer ses propriétés conceptuelles en son sein. C’est, pour ainsi dire, ce qu’avaient fait Wright, Ellison et Walker dans les années 1930. Ainsi, les Black Panthers sont présents, dans Ragged Revolutionaries, d’abord en tant qu’interlocuteurs théoriques des analyses littéraires proposées : je mobilise leurs analyses du Lumpenproletariat, aux côtés d’arguments empruntés à des philosophes ou théoriciens critiques qui ont également repris ce terme, afin de rendre lisibles les enjeux conceptuels des contributions créatives de Wright, Ellison et Walker. Bien que j’argue du fait que les Black Panthers ont fait l’expérience, dans leurs écrits théoriques comme dans leur militantisme, du type de refonte du concept de Lumpenproletariat que Wright, Ellison et Walker avaient exploré dans leur littérature des décennies auparavant, je pense qu’il est compliqué d’établir dans quelle mesure les Panthers ont été consciemment influencées par ces œuvres littéraires. La fiction qu’écrivait Richard Wright pendant la Grande Dépression a certainement apporté une forte dose de crédibilité politique dans les cercles radicaux de la période du Black Power et on retrouve, par moments, des références à Bigger Thomas dans les écrits des Black Panthers, en tant que représentation populaire du lumpenprolétaire africain-américain. Mais je ne suis pas certain que les Panthers aient établi des liens théoriques entre leurs travaux et les écrits de Wright. Nombre des œuvres d’Ellison et Walker dans lesquelles on pouvait trouver les traitements les plus originaux du concept de Lumpenproletariat pendant la période de la Grande Dépression n’étaient pas encore publiées ou alors peu connues durant les décennies qui ont suivi. Par ailleurs, dans les années 1960, la réputation d’apologiste conservateur de l’État-nation étasunien d’Ellison tendait à le maintenir à l’écart du discours radical du Black Power. Je ne pense pas qu’il y ait suffisamment d’éléments permettant de dire qu’il y a eu une filiation maintenue de façon consciente dans la pensée radicale noire concernant le Lumpenproletariat, des années 1930 aux années 1970. Mais ce sont des problèmes similaires et des efforts identiques pour y répondre à travers le Lumpenproletariat qui ont inspiré les écrivains communistes noirs dans les années 1930 tout comme les militants radicaux noirs des années 1960-70. Bien sûr, ce ne sont pas les seuls éléments à travers lesquels on peut comprendre cette tendance. La compréhension, par exemple, du Lumpenproletariat africain-américain urbain semble n’être qu’une des voies par lesquelles le rap et le hip-hop contemporains ont remplacé et recomposé les sensibilités noires radicales. Je pense que saisir tout cela devrait nous conduire à explorer comment et pourquoi ce concept marxiste relativement mineur et — selon Marx et Engels eux-mêmes — insignifiant semble émerger, à divers moments historiques, pour fixer la pensée révolutionnaire et l’expression noires.
Entretien réalisé par Selim Nadi. Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.