Situation d’Ouvriers et Capital

Paru en 1966, Ouvriers et Capital a été un événement théorique sans précédent. Mario Tronti, son auteur, y a condensé l’expérience, la pratique et la théorisation du premier opéraïsme italien, de la systématisation de l’enquête militante aux pratiques de sabotage et d’indiscipline ouvrières. Ce texte majeur opérait un renversement absolu de l’orthodoxie marxiste en plaçant l’antagonisme ouvrier-capital au cœur de l’histoire de la modernité. Dans cette préface écrite à l’occasion de sa réédition pour son cinquantième anniversaire, Andréa Cavazzini et Fabrizio Carlino reviennent sur la conjoncture de ce texte, sur sa place dans l’historie du marxisme, pour mieux en circonscrire l’actualité : l’irréductibilité du « point de vue de classe » à toute téléologie historiciste et progressiste, seule susceptible de maintenir ouverte la perspective de l’émancipation.

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Le grand livre de Mario Tronti, paru en 1966, est le texte philosophique le plus ambitieux produit par la « séquence rouge » italienne1 : expression du travail théorique et politique de Tronti depuis sa participation aux activités des Quaderni Rossi et la création de la revue Classe operaia, Ouvriers et capital (dorénavant : OC) formule systématiquement les positions aujourd’hui associées au terme « opéraïsme » : en particulier, la « centralité ouvrière » que Raniero Panzieri et les Quaderni Rossi avaient érigée en principe fondamental à la fois théorique et politique, devient dans l’ouvrage trontien un axiome spéculatif, fondant à la fois une appropriation critique de Marx, une théorie du capitalisme avancé des années 1950 et 1960, une ligne politique et une interprétation de l’histoire de l’Occident moderne. Tronti affirme le primat des luttes ouvrières sur l’histoire du développement capitaliste, l’irréductibilité de la Classe ouvrière aux structures sociales « totalitaires » propres au capitalisme moderne, la partialité assumée du « point de vue » ouvrier qui, seule, rend possible d’appréhender le système social du point de vue de son renversement. Il est impossible de reconstruire ici l’influence de ces positions sur les mouvements antagonistes depuis les années 1960, en Italie et ailleurs. Notre but sera de suggérer quelques éléments de problématisation de l’ouvrage et de son contexte afin de faciliter un bon usage d’OC dans une conjoncture – la nôtre – bien différente de celle de 1966.

Dans les textes qui composent le livre, Tronti vise à esquisser un bilan critique à la fois du marxisme, du mouvement communiste, de la pensée politique moderne et de la société capitaliste contemporaine : Marx et Lénine y côtoient les critiques pessimistes de la culture et les grands « antimodernes », en particulier Nietzsche, Max Weber, Ernst Jünger, Martin Heidegger, Carl Schmitt… Du coup, une conjonction est opérée entre le marxisme (et le léninisme) et la pensée bourgeoise de la « crise ». Cette opération n’a rien d’anodin : l’autre philosophe d’envergure issu de l’expérience opéraïste, Antonio Negri, choisira de s’inscrire dans la lignée du matérialisme triomphant et immanentiste de la Renaissance et des Lumières. OC est donc un livre de philosophie : il appartient à cet archipel de théoriciens que l’historien Perry Anderson appelle « marxisme occidental » et pour lequel « l’œuvre entière de Marx est considérée comme la source de matériaux d’où une analyse philosophique pourrait tirer les principes d’une utilisation systématique du marxisme, permettant d’interpréter (et de transformer) le monde – principes qui ne furent jamais explicitement et complètement exposés par Marx lui-même2 ». Selon P. Anderson, le marxisme occidental substitue la recherche du fondement philosophique de l’œuvre marxienne et la confrontation avec la culture bourgeoise au lien direct avec la pratique politique : « L’unité organique de la théorie et de la pratique réalisée par la génération classique des marxistes d’avant la Première Guerre mondiale, qui assumèrent une fonction politico-intellectuelle inséparable dans leurs partis respectifs en Europe de l’Est et en Europe centrale, devait faire place, en Europe de l’Ouest, à une séparation de plus en plus marquée au cours du demi-siècle qui s’étend de 1918 à 19683. »

Le jugement un peu rapide de P. Anderson devrait être nuancé en rappelant que le « besoin de la philosophie » surgit de la scission, du blocage douloureux de la pratique. Le retour au fondement caché correspond à une situation où la pratique politique communiste est devenue une réalité incontournable mais dont la signification est devenue opaque. La vocation philosophique du marxisme occidental est une manière de déplacer – et de retrouver par un détour – les fins de la politique, et non simplement de s’en séparer. P. Anderson finit par le reconnaître implicitement en ce qui concerne les trois fondateurs du marxisme occidental – Georg Lukács, Karl Korsch et Antonio Gramsci furent des dirigeants importants des partis communistes et des soulèvements révolutionnaires de l’époque : « Les deux grandes tragédies qui de manière si différente submergèrent le mouvement ouvrier pendant la période de l’entre-deux-guerres, le fascisme et le stalinisme, se combinèrent donc pour disperser et détruire les porteurs potentiels d’une théorie marxiste autochtone unie à la pratique de masse du prolétariat occidental. La solitude et la mort de Gramsci en Italie, et l’isolement de Korsch et Lukács en exil aux États-Unis et en URSS marquèrent la fin d’une phase pendant laquelle le marxisme occidental était encore lié aux masses4. » La haute spéculation est ici moins l’effet passif d’une impasse qu’une manière de ne pas céder devant une crise historique tragique. D’où la possibilité toujours ouverte de re-politiser les problématiques spéculatives du marxisme occidental.

Lorsque les Quaderni Rossi commencent leur activité à la fin des années 1950, le communisme international peine à sortir des impasses politique et théorique de l’époque stalinienne, et la recherche intellectuelle portant à la fois sur l’héritage marxiste et sur la conjoncture présente occupe une place de plus en plus difficile et ambiguë face à la pratique politique organisée : que l’on songe à Sartre et aux Temps modernes ou à l’École de Francfort. En outre, la « glaciation » du communisme et du marxisme coïncide avec une « consolidation objective sans précédent du capitalisme dans tout le monde industriel développé5 » : c’est l’essor du capitalisme avancé, dont l’articulation entre rationalisation technologique, institutionnalisation des organisations représentant la force-travail et la consommation de masse semble avoir définitivement liquidé tant les crises économiques que le conflit des classes. L’activité des Quaderni Rossi et du premier opéraïsme préfigure les luttes qui auraient brisé cette pacification dans les années 1960 et semble renouer avec la phase « militante » du marxisme occidental, celle des révolutions conseillistes. La « centralité ouvrière » retrouve les problématiques du Gramsci des années 1919-1921 – le théoricien-organisateur des « soviets à Turin » – et OC présente de nombreuses analogies avec le livre lukácsien de 1923, Histoire et conscience de classe : le prolétariat ou la Classe incarnent un principe philosophique, l’Idée d’un sujet qui accède à l’autonomie et à la vérité par son action s’opposant à la « fausse totalité » du monde capitaliste.

Si les liens d’OC avec la première phase du marxisme occidental sont évidents, et s’expliquent par l’ancrage commun dans les luttes ouvrières, le rapport qui relie les positions de Tronti et celles de Louis Althusser est plus complexe et insaisissable. La relecture althussérienne de Marx est contemporaine des activités des Quaderni Rossi, et les ouvrages principaux du philosophe français précèdent OC d’un an. Pourtant, aucun rapport n’a existé entre ces trajets, alors même que Tronti et Althusser étaient tous les deux membres des deux plus grands partis communistes en Occident, et que de relations existaient entre Althusser et les philosophes marxistes Galvano Della Volpe et Lucio Colletti, dont Tronti était assez proche. Cette indifférence réciproque est d’autant plus frappante que Tronti et Althusser avaient des objectifs partiellement communs : il s’agissait pour l’un comme pour l’autre de surmonter les impasses théoriques et politiques du mouvement communiste en découplant le marxisme de toute philosophie évolutionniste de l’histoire, et de reformuler la théorie comme une pensée du moment actuel, de l’intervention dans la conjoncture présente. En outre, leur statut de philosophes membres des PC italien et français revêtait une signification particulière. Comme le souligne P. Anderson, la France et l’Italie occupaient une place singulière dans la géographie politique d’après-guerre: alors même que la perspective communiste cessait d’exister comme orientation politique concrète en Allemagne, et que le marxisme devenait idéologie d’État en Europe centre-orientale, en Italie et en France des partis communistes de masse devenaient hégémoniques dans es classes laborieuses6.

La non-rencontre entre la relecture althusserienne de Marx et l’aire Quaderni Rossi-opéraïsme ne s’explique pas seulement par les liens de l’opéraïsme avec les marxistes occidentaux des années 1920 qu’Althusser avait liquidés sommairement. Le vrai obstacle était l’écart entre deux manières très différentes d’organiser le rapport entre pratique politique et fonction intellectuelle. La démarche althussérienne visait à exercer sur le PCF des effets indirects, qu’aurait rendus possibles une transformation des coordonnées intellectuelles sur lesquelles se fondait l’unité entre la vision officielle de Marx et la ligne du parti. D’où le choix de revendiquer l’autonomie de la Théorie face aux instances dirigeantes du Parti, ce que permettait la territorialisation du groupe althussérien au sein de l’École Normale Supérieure. Pour Tronti, en revanche, il s’agissait de forcer la ligne du PCI à partir des luttes ouvrières que le Parti négligeait ou refoulait, la théorie ne pouvant s’amender que par la participation directe à l’action de la Classe. L’écart entre ces deux démarches relève de plusieurs circonstances : d’abord le faible degré d’institutionnalisation des intellectuels italiens, ce qui a empêché les effets sur lesquels pouvait compter Althusser – influencer le Parti depuis l’espace de liberté (et d’autorité) que lui fournissait l’ENS. Pourtant, le facteur décisif a été la différence entre le PCF et le PCI en ce qui concerne leur rapport à la fonction intellectuelle. Le PCF se voulait « théoricien collectif », porteur d’une philosophie officielle et d’une interprétation de Marx qui étaient inséparables de la légitimation de la ligne politique : d’où le terrorisme à l’égard des intellectuels mais aussi la possibilité de (croire) transformer le Parti en agissant sur sa légitimation théorique. Au contraire, le PCI laissait à ses adhérents une très grande liberté intellectuelle à condition de ne pas mettre en question la ligne et l’autorité de la direction politique. Il s’en suivait que la seule possibilité d’influencer le PCI était de lui opposer une intervention directement politique susceptible de modifier sa ligne. C’est pourquoi Tronti choisira – contrairement à Althusser – de côtoyer des groupes externes au PCI, mais qui avaient reconnu le potentiel politique du nouveau cycle de l’antagonisme ouvrier : c’était par le repérage d’une alternative politique concrète que la Théorie allait être régénérée, alors que pour Althusser il s’agissait de sauvegarder l’espace autonome de la Théorie pour agir indirectement sur la politique. On pourra formuler cette différence dans des termes plus théoriques. Les points qui séparent l’opéraïsme de l’althussérisme portent finalement sur le statut de la théorie et de son rapport à la politique : alors que pour Tronti la distance entre théorie et politique tend à s’annuler dans le « point de vue » de la Classe qui fait coïncider agir et savoir, pour Althusser l’autonomie de la Théorie se fonde sur l’écart inéliminable entre connaissance et réalité. Il est clair que chacune de ces deux options rencontre des apories peut-être insurmontables dans des périodes historiques où l’évidence des luttes et de l’action des classes exploitées faiblit ou s’éclipse. La position opéraïste tend à effacer l’autonomie de la réflexion théorique, et à faire de la théorie un simple outil contingent de la ligne politique : du coup, la politique elle-même tend à se réduire à la simple tactique, dont l’intervention théorique ne fournit que la légitimation après-coup7. Cette dérive est bien visible aussi dans les positions de Negri, tendant à ériger immédiatement en référentiel théorique et stratégique tout foyer de conflit social, fût-il le plus superficiel et éphémère. Chez Althusser, en revanche, le risque inévitable est de fétichiser une Théorie autoréférentielle qui finirait par être non seulement séparée de la pratique politique, mais aussi incapable de toute réflexion critique sur son statut, son inscription institutionnelle et son « mandat social ». L’idéal de la Théorie pouvait avoir une signification politique chez Althusser uniquement à condition de l’articuler à l’idée de l’intervention de la pensée « en conjoncture » que le philosophe français élabore depuis Pour Marx comme un thème parallèle par rapport à la rupture épistémologique et à la Théorie des pratiques théoriques. Faute de cette articulation – dont la condition est l’existence d’un mouvement organisé dans lequel « intervenir » – la Théorie risque de perdre tout lien au marxisme et de devenir une épistémologie des sciences sociales ou une philosophie de l’histoire des sciences. Ou alors la Théorie devient un processus de réforme de l’esprit qui débouche sur un communisme – impolitique ou proto-politique – des esprits : c’est l’inspiration spinozienne et malebranchienne d’Althusser qu’on retrouve aujourd’hui dans les énoncés les plus platonisants d’Alain Badiou.

La conjoncture actuelle est caractérisée par l’éclipse des conditions de possibilité des démarches tant de Tronti que des autres marxistes occidentaux. Les luttes sociales n’ont pas retrouvé la capacité de transformation et de projet qui avait caractérisé la contradiction entre capital et travail au XXe siècle : à la « centralité ouvrière » succède une dissémination de la conflictualité qui débouche difficilement sur des changements durables des rapports de forces et de la structure sociale. Les institutions et les appareils du mouvement ouvrier ont largement disparu, et ce qu’il en reste ne garde plus aucun lien avec la perspective communiste. L’Université en tant que lieu de la production et d’une certaine mise en commun des savoirs est une institution en crise, de plus en plus marginalisée dans les sociétés contemporaines, dont la spécialisation technocratique et l’industrie culturelle semblent avoir occupé tous les espaces du travail intellectuel. Dans ces conditions qui rendent impossibles les articulations traditionnelles entre théorie et politique, on peut se demander si l’ouvrage de Mario Tronti peut-il toujours nous parler autrement que comme un document historique. On fera l’hypothèse – entièrement provisoire, partielle et partiale – que OC contient deux concepts décisifs qui restent à méditer aujourd’hui, et que Tronti a essayé de développer dans le contexte actuel8. Ces deux concepts sont le « point de vue de classe » et la nature « antimoderne » et antiprogressiste des luttes ouvrières : l’idée que la pensée « vraie » ne saurait se définir qu’en fonction d’un antagonisme irréductible, et que la Classe ouvrière n’est pas le moteur d’un progrès ou d’une modernisation linéaires, mais bien plutôt ce qui fait obstacle à cet immense processus relevant de l’histoire naturelle qu’est le développement capitaliste. Tout le problème de Tronti aujourd’hui consiste à trouver un usage possible pour ces deux concepts à une époque où la Classe ouvrière comme acteur politique décisif a cessé d’exister9. La territorialisation dans le « point de vue partiel » d’une Classe désormais absente permet de continuer à s’orienter face à l’Ennemi – das Kapital – qui, lui, n’a jamais cessé de mener sa propre lutte contre le travail vivant. La contradiction peut rester ouverte même en l’absence de luttes sociales en acte : mais, alors, il faudra dépasser l’horizon du présent et du moment actuel – qui est celui de l’éclipse et de l’absence – et entretenir un rapport d’anamnèse avec les luttes du XXe siècle, des luttes appartenant à un passé dont la méditation prolonge la contradiction par-delà son incarnation politique immédiate. C’est tout un rapport déterminé avec le temps historique qui est impliqué dans ces positions, que Tronti exprime en se démarquant de Negri : « [Negri] soutient le paradigme eschatologique, moi j’assume au contraire le paradigme katéchontique. Je pense que nous ne pouvons plus dire ou croire qu’il y a une idée linéaire de l’histoire, et donc que, quoi qu’il arrive, nous devons aller de l’avant dans le développement parce que celui-ci impliquera de nouvelles contradictions. Je crois qu’il faut retenir, ne pas laisser s’écouler le fleuve de l’histoire. Il faut ralentir l’accélération de la modernité. Parce que ce temps plus lent permet de recomposer nos forces. Assumer comme nôtre l’entre-temps : ce n’est que là que tu peux redécouvrir tes forces, retrouver les subjectivités alternatives et les composer en des formes organisées, historiquement nouvelles. L’accélération produit, certes, des multitudes potentiellement alternatives, mais celles-ci se consument immédiatement10. »

Le katéchon est un concept que Tronti emprunte à Carl Schmitt : « Le concept décisif qui fonde historiquement [la continuité de l’Empire chrétien médiéval] est celui de la puissance qui retient, du kat-echon. Empire signifie ici la puissance historique qui peut retenir l’apparition de l’Antéchrist et la fin de l’ère actuelle, une force qui tenet, selon les mots de l’apôtre Paul dans sa deuxième Épître aux Thessaloniciens 11. » Cette figure a été évoquée aussi par l’un des principaux intellectuels d’Allemagne de l’Est dans son bilan du siècle des Révolutions et de la chute du Mur de Berlin : « Carl Schmitt parle de la figure de l’empereur du Saint-Empire romain comme katéchon, comme celui qui tente d’arrêter l’avancée des puissances maritimes, des thalassocraties, de l’industrie. La classe révolutionnaire, au sens matérialiste, c’est la bourgeoisie, c’est le capital. La révolution communiste, abstraction faite des représentations millénaristes de ses débuts, a été la tentative du grand arrêt. En ce sens, il est logique que le katéchon, tout comme les empereurs byzantins, construise un mur. Le lien qui unit la révolution communiste à la Russie rend cela évident. Les révolutions n’ont jamais été des forces d’accélération mais la tentative de retenir le temps12 ». L’idée d’une révolution qui retient le temps contre l’accélération capitaliste permet, pour Heiner Müller comme pour Tronti, de rejouer les conditions de l’action – retenir le temps veut dire gagner du temps : « H. Müller : (…) Il y a cette représentation classique de la révolution vue comme un moment d’accélération. Peut-être que ce n’est pas du tout ça, peut-être qu’il s’agit toujours d’arrêter le temps, de ralentir le temps. A. Kluge : Pour ce qui est des guerres paysannes [à l’époque de la Réforme], il s’agit bien d’un ralentissement. H. Müller : Pour la Commune aussi, il s’agissait d’un ralentissement (…). Suspendre le temps, c’est aussi gagner du temps et cela veut dire retenir l’effondrement et suspendre la fin ou la repousser. A. Kluge : C’est bien ce que fait la vie. Vue ainsi, la vie entière se résume à un processus de freinage. Un capteur d’énergie qui ralentit tous les processus sur notre belle planète bleue13. » Et ralentir les processus permet de construire une alternative : « Ce qui m’importe, c’est de savoir comment faire du ralentissement une qualité – ce qui est impensable dans le capitalisme. Il faut trouver et développer cette différence, cet Autre du capitalisme14. » L’Autre du capitalisme est peut-être la capacité à tisser des liens entre les êtres et les époques et à entretenir la force de durer contre l’accélération des processus sociaux soumis à l’accumulation capitaliste. Adopter le point de vue de la contradiction voudrait dire savoir reconnaître, dans l’immanence conjoncturelle du moment actuel, les traces d’une persistance cachée, invisible dans l’immédiateté mais qui définit une prise de position possible. Cette persistance relève d’une temporalité longue, apparemment immobile, dont les mouvements ne peuvent qu’apparaitre comme faibles et ténus du point de vue de la sphère de l’événement bruyant : tant Tronti que Müller et Kluge semblent suggérer qu’elle renvoie à un noyau anthropologique entièrement immanent, et néanmoins susceptible de constituer une réserve de pratiques, de dispositions, d’affects, de vertus dont l’efficace ne deviendrait visible que par-delà le bruit et la fureur de l’actualité.

Ces spéculations relèvent sans aucun doute d’une réflexion méta-politique sur l’époque post-communiste, et il est peut-être paradoxal qu’elles soient évoquées à l’occasion de la réédition d’un ouvrage aussi intensément politique et conjoncturel que le livre de Mario Tronti. Pourtant, on a déjà pu constater que le marxisme occidental a été aussi une grande tentative de prolonger les raisons ultimes de la politique émancipatrice par delà les impasses de la constellation présente : que la reprise d’une telle tentative passe aussi par la relecture de cet ouvrage pourrait témoigner de sa grandeur, et de son excès persistant sur son époque.

 

Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Entremonde (https://entremonde.net/ouvriers-et-capital).

 

 

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  1. Sur le contexte historique et politique de la « séquence rouge » italienne, le lecteur français dispose désormais de nombreuses contributions : Mario Tronti, Nous opéraïstes, traduit par M. Valensi, Paris, L’Eclat, 2013 (avec des excellentes notes) ; Andrea Cavazzini, Le printemps des intelligences. La Nouvelle gauche en Italie : introduction historique et thématique, Bibliothèque de philosophie sociale et politique, Europhi­losophie-Éditions, 2009 (http://www.europhilosophie-editions.eu/fr/spip.php?article18); Marcello Tarì, Autonomie ! Italie, les années 1970, Paris, La Fabrique, 2010 ; Cahiers du GRM, II, La séquence rouge italienne Europhi­losophie-Éditions, 2012 (http://www.europhilosophie-editions.eu/fr/spip.php?article77). Sur les luttes ouvrières des années 1960, les Quaderni Rossi et l’opéraïsme, voir A. Cavazzini, Enquête ouvrière et théorie critique. Enjeux et figures de la centralité ouvrière dans l’Italie des années 1960, Liège, PULg, 2013 ; sur l’opéraïsme et la pensée de Tronti, Andrea Cavazzini, « La Classe contre le peuple. Marxisme et populisme selon l’opéraïsme italien », dans Tumultes n°40, Dossier « Noms du peuple » dirigé par Thomas Berns et Louis Carré, Paris, Kimé, 2013, p. 259-274. []
  2. P. Anderson, Sur le marxisme occidental, traduit par D. Letellier et S. Niémetz, Paris, Maspero, 1977, p. 75-76. []
  3. Ibid., p. 45-46. []
  4. Ibid., p. 49. []
  5. Ibid., p. 68. []
  6. Cf. ibid., p. 64. []
  7. Il faut préciser que cette tendance représente un renversement radical des positions d’OC, qui assigne à la théorie une fonction d’anticipation incompatible avec tout « suivisme » tactique. On peut parler ici d’un retournement involontaire qui relève tant de faiblesses internes que d’effets de conjoncture. []
  8. Dans ses interventions plus récentes, comme Nous opéraïstes et La Politique au crépuscule, traduit par M. Valensi, Paris, L’Éclat, 2000. []
  9. L’absentement de la Classe ne concerne que son statut de Sujet politique. Tronti n’a de cesse de rappeler que les ouvriers continuent à exister, et que le travail industriel reste la forme dominante de l’activité laborieuse à l’échelle mondiale. []
  10. M. Tronti, Nous opéraïstes, op. cit., p. 155. []
  11. C. Schmitt, Le Nomos de la Terre, traduit par L. Deroche-Gurcel, révisé, présenté et annoté par Peter Haggenmacher, Paris, PUF, 2012, p. 64 []
  12. H. Müller, « Le siècle de la contre-révolution. Entretien avec G. Dietze et O. Kallscheuer  », in Fautes d’impression. Textes et entretiens, textes choisis par J. Jourdheuil, Paris, L’Arche, 1991, p. 171. []
  13. Heiner Müller-Alexander Kluge, « L’entretien de Garath », in Esprit, pouvoir et castration. Entretiens inédits (1990-1994), traduit par M. Beauviche et E. Rossi, Paris, Éditions théâtrales, 1997, p. 20-21. []
  14. H. Müller, « Arracher l’utopie au terrorisme. Entretien avec F. M. Raddatz », in Fautes d’impression, op. cit., p. 155. []
Fabrizio Carlino et Andrea Cavazzini