Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai pu voir l’article classique de Garrett Hardin, « La tragédie des communs », utilisé comme un argument imparable en faveur de l’efficacité du droit de la propriété privée en ce qui concerne la terre et l’utilisation de ses ressources, et, par conséquent, servir de justification irréfutable à la privatisation. Cette lecture malencontreuse de la thèse de Hardin trouve en partie son origine dans l’utilisation qu’il fait de la métaphore du bétail : plusieurs individus, désirant maximiser l’utilité individuelle de leur propriété privée, décident de faire pâturer leurs troupeaux sur une parcelle de terre commune. Si le bétail était lui aussi « propriété commune », cette métaphore, bien sûr, ne tiendrait plus, dans la mesure où il serait alors clair que ce sont bien la propriété privée du bétail et les comportements de maximisation de l’utilité individuelle qui constituent le cœur du problème. Mais ce n’était pas là le problème fondamental de Hardin. Son problème, c’était la croissance démographique. Il craignait que la décision personnelle d’avoir des enfants ait à terme pour conséquence la destruction pure et simple du bien commun mondial (ce qu’a également soutenu Thomas Malthus). C’est dans la nature familiale et privée de cette décision que résidait le problème crucial. Selon lui, la seule manière d’y remédier était de mettre en place un contrôle autoritaire afin de réguler la population.
Un problème d’échelles
Si je restitue ici la logique de Hardin, c’est afin de mettre en lumière le fait que la réflexion sur les communs eux-mêmes se fonde trop souvent sur un ensemble trop étroit de présupposés le plus souvent inspirés de l’exemple du processus d’enclosure des terres mis en œuvre au XVIe siècle en Angleterre, ce qui a pour résultat que les solutions proposées aux problèmes posés par les communs se sont le plus souvent organisées autour de deux pôles : la propriété privée d’une part et une intervention autoritaire de l’État de l’autre. D’un point de vue politique, l’ensemble du problème est brouillé par une réaction épidermique en faveur de l’enclosure, ou contre elle, généralement saupoudrée d’une bonne dose de nostalgie pour une prétendue économie morale de l’action commune digne des contes de fées.
Dans La Gouvernance des biens communs, Elinor Ostrom semble rompre avec un certain nombre de ces présupposés. Fondant sa réflexion sur des données historiques, sociologiques et anthropologiques, Ostrom montre que les individus sont capables d’inventer des moyens ingénieux et tout à fait efficaces de gérer les ressources relevant de la propriété commune (common property resources) afin de maximiser les bénéfices individuels et collectifs. Ses études de cas « font exploser en mille morceaux la conviction – fermement enracinée chez la plupart des analystes politiques – selon laquelle la seule manière de résoudre les problèmes posés par la gestion des ressources communes consiste à l’imposition par une autorité extérieure d’une régulation centralisée ou d’une privatisation complète de ces ressources ». Comme le démontre Ostrom, de telles solutions mettraient en œuvre « un savant mélange de moyens privés et publics1».
Toutefois, la plupart des exemples qu’elle utilise ne concernent quasiment jamais plus d’une centaine de « co-propriétaires » (appropriators). Tout groupe plus large (l’un des cas qu’elle étudie implique mille cinq cents utilisateurs) nécessite une structure hiérarchique de prise de décision, plutôt que des négociations directes entre individus. Nous avons ici clairement affaire à un « problème d’échelle » qui a échappé à l’analyse d’Ostrom. Les possibilités inédites de gestion des ressources communes qui existent à une certaine échelle, par exemple la constitution d’un accès à l’eau partagé pour une centaine de fermiers vivant près du bassin d’une petite rivière, ne doivent pas et ne peuvent pas être exportées à des problèmes comme celui du réchauffement climatique, ou bien même celui posé par le rejet d’un dépôt acide par les centrales électriques dans leur environnement immédiat. Si nous faisons un « saut d’échelle » (comme aiment à dire les géographes), les problèmes posés par la gestion des ressources et les solutions qu’il est possible de leur apporter changent radicalement de nature. Ce qui semble être une bonne solution à une certaine échelle ne l’est plus à une autre. Pire, les bonnes solutions à une certaine échelle (disons, locale) ne s’additionnent pas pour former ce qui pourrait être ne serait-ce que des ébauches de bonnes solutions à une autre échelle (disons à l’échelle mondiale). C’est pour cette raison que la métaphore de Hardin nous fourvoie : il utilise des exemples à une toute petite échelle pour expliquer un problème mondial. Incidemment, c’est aussi la raison pour laquelle les leçons tirées de la gestion des ressources naturelles à travers l’expérience des petites communautés d’économie solidaire ne peuvent pas être traduites en solution mondiale, à moins, une nouvelle fois, d’avoir recours à une structure hiérarchique de prise de décision. Malheureusement, de nos jours, « hiérarchie » est un anathème pour une grande partie de la gauche radicale.
Le fétichisme associé à une préférence organisationelle (la pure horizontalité, par exemple) empêche trop souvent de réfléchir à des solutions plus appropriées et plus efficaces. Précisons que je n’insinue absolument pas que l’horizontalité est mauvaise – je pense au contraire qu’elle est un excellent objectif –, mais je pense qu’il est important de reconnaître ses limites en tant que principe organisationnel hégémonique afin d’être prêt à adopter de nouveaux modèles d’organisation quand cela est nécessaire.
Des formes différentes de communs
Les questions des communs sont contradictoires et de ce fait toujours contestées. Derrière ces contestations se cachent des intérêts sociaux conflictuels. En effet, comme le remarque Jacques Rancière, « la politique, c’est la sphère d’activité d’un commun qui ne peut être que litigieux2». En fin de compte, l’analyste se retrouve face à une décision simple : dans quel camp est-il ? Quels intérêts cherche-t-il à protéger ? De nos jours, les riches ont pris l’habitude de s’emmurer dans des gated communities3 au sein desquelles sont définis des biens communs à usage exclusif. Il arrive également que des collectifs de la gauche radicale – parfois par le biais de l’exercice du droit de propriété privé (par exemple, quand des militants rachètent un centre d’action communautaire) –, créent des espaces dans lesquels ils peuvent mettre en œuvre des politiques d’intérêts communs. Ils peuvent aussi créer un soviet ou une communauté au sein d’un espace protégé.
Toutes les formes de communs ne sont pas en libres d’accès. Certains, comme l’air que nous respirons, sont accessibles à tous, tandis que d’autres, comme les rues des villes, ouvertes en principe, sont en réalité régulées, policées, et même gérées de manière privée sous la forme de « zones d’amélioration commerciales4 ». D’autres, enfin, comme par exemple une source d’eau commune contrôlée par une cinquantaine de fermiers, sont dès le départ destinées à l’usage exclusif d’un groupe social particulier. La plupart des exemples d’Ostrom relèvent de ce dernier cas. Plus encore, elle limite son enquête à des ressources prétendument naturelles, comme la terre, les forêts, l’eau, les pêcheries, etc. (Si je dis « prétendument naturelles », c’est que toute ressource n’est que le fruit d’une évaluation technologique, économique et culturelle, et que par conséquent, toute ressource est définie avant tout par son utilité sociale.)
Par la suite, à l’instar de beaucoup de mes collègues, Ostrom s’est intéressée à d’autres formes de communs : le matériel génétique, la connaissance, ou encore la culture, tous aujourd’hui en grand danger du fait de leur enclosure et de leur marchandisation. Il suffit par exemple de penser à la manière dont les communs culturels sont transformés en marchandise (et le plus souvent expurgés) par l’industrie du tourisme historique. La propriété intellectuelle et le brevetage du matériel génétique et de la connaissance scientifique en général constituent clairement l’un des enjeux les plus importants de notre époque. La question de savoir ce qui doit ou non faire partie des communs de la connaissance devient particulièrement évidente si l’on pense au fait que les maisons d’édition font payer les lecteurs pour lire des articles tirés de leurs publications techniques et scientifiques.
Contrairement à la plupart des ressources naturelles, la logique de la rareté et de l’usage exclusif ne s’applique pas aux communs culturels et intellectuels, comme l’ont souligné Toni Negri et Michael Hardt dans Commonwealth. Nous pouvons tous, au même moment, écouter la même émission de radio ou regarder la même émission télévisée. Le commun culturel, écrivent Hardt et Negri, « est dynamique, et implique à la fois le produit d’un travail et les moyens de la production future. Ce commun, ce n’est pas seulement cette terre que nous partageons, mais aussi les langages que nous créons, les pratiques sociales que nous établissons, les modes de socialités qui définissent nos relations, et ainsi de suite ». Ce commun est construit à travers le temps, et, en principe, est accessible à tous. Selon cette logique, il est même possible de considérer « la métropole comme une usine destinée à la production du commun5. Par leurs activités quotidiennes et leurs luttes, les individus et les groupes sociaux créent le monde social de la ville, et, ce faisant, créent une sorte de commun, un cadre au sein duquel nous pouvons tous vivre. Même si ce commun issu de la créativité culturelle ne peut être détruit par son usage, il peut tout de même se retrouver dégradé et banalisé s’il subit trop de mauvais traitements.
Derrière le problème des communs, celui de la propriété individuelle
Il me semble que le vrai problème ici, ce ne sont pas les communs en eux-mêmes, mais bien plutôt l’échec du droit de propriété privé individualisé à satisfaire nos intérêts communs comme il est censé le faire. Pourquoi, par exemple, quand on parle de la métaphore de Hardin, l’accent est-il toujours mis sur le pâturage en tant que commun, et jamais sur le troupeau en tant que propriété individuelle ? Après tout, ce qui dans la théorie libérale justifie le droit de propriété privée, c’est que ce droit peut servir à maximiser le bien commun quand il est intégré à la société par le biais d’institutions garantissant un marché libre et équitable. Comme le soutient Hobbes, les intérêts privés concurrentiels produisent effectivement une sorte de communauté de biens (commonwealth) quand ils sont encadrés par un pouvoir étatique suffisamment fort. Cette opinion, soutenue et développée par des théoriciens libéraux comme John Locke ou Adam Smith, continue à être ardemment défendue, même si l’on a tendance à minimiser la nécessité d’un pouvoir d’État fort. En s’appuyant quasiment exclusivement sur les thèses de Hernando de Soto, la Banque mondiale continue à soutenir que pour supprimer la pauvreté mondiale, il suffirait d’accorder des droits de propriété privée aux habitants des bidonvilles et de développer l’accès à la microfinance (et plus particulièrement aux institutions de microfinance qui garantissent un taux de rendement juteux aux acteurs de la finance mondiale). Une fois que, grâce à la microfinance et à la propriété, les pauvres auront appris à libérer leur instinct naturel d’entrepreneur, alors tout sera pour le mieux, et le drame de la pauvreté chronique sera enfin éradiqué.
Pour Locke, la propriété individuelle est un droit naturel qui se manifeste à l’instant où l’individu crée de la valeur en travaillant la terre : dès ce moment, le fruit de son travail n’appartient qu’à lui, et à lui seul. Voici, résumé en une phrase, l’essentiel de la théorie de la création de la valeur par le travail de Locke. Les échanges sur le marché socialisent ce droit dans la mesure où chaque individu reçoit de nouveau la valeur qu’il a créée en l’échangeant contre une valeur équivalente créée par un autre individu. En réalité, les individus maintiennent, étendent et socialisent leur droit de propriété privée à travers la création de valeur et les échanges sur un marché supposé libre et équitable. C’est à la fois la manière la plus simple de créer la richesse des nations et la meilleure manière de servir le bien commun.
Cela induit bien sûr que les marchés peuvent être libres et équitables, et l’économie politique classique présuppose que cela est rendu possible par l’intervention de l’État – du moins, c’est bien là ce que préconisait Adam Smith aux dirigeants politiques. Mais il existe un horrible corollaire à la théorie de Locke : les individus qui n’arrivent pas à créer de la valeur n’ont aucun droit à la propriété. À titre d’exemple, la dépossession des populations indigènes d’Amérique du Nord par des colons « productifs » fut justifiée par le fait que les populations indigènes ne produisaient aucune valeur.
Que pense Karl Marx de tout ceci ? Il semble faire sienne la fiction de Locke dans les chapitres introductifs du Capital – même si cette acceptation semble bien souvent ironique, par exemple quand il souligne l’étrange rôle du mythe de Robinson Crusoé dans la pensée politico-économique : dans ce mythe, un homme retourné à l’état de nature agit comme s’il n’avait jamais quitté le sol de l’Angleterre. Mais quand Marx explique comment la force de travail est devenue une marchandise individuelle susceptible d’être achetée et vendue sur un marché libre et équitable, la fiction de Locke dévoile son vrai visage : un système fondé sur l’égalité de la valeur d’échange produit une plus-value pour le capitaliste propriétaire des moyens de production grâce à l’exploitation du travail vivant.
La formulation de Locke est encore plus violemment dénoncée lorsque Marx s’intéresse à la question du travail collectif. Dans un monde où il n’y aurait que des artisans individuels, propriétaires de leurs moyens de production et qui échangeraient sur des marchés relativement libres, la fiction de Locke aurait encore un sens. Mais, selon Marx, l’apparition du système des usines à la fin du XVIIIe siècle rend les formulations théoriques de Locke définitivement caduques. À l’usine, le travail est organisé collectivement. Si un droit de propriété doit être associé à cette forme de travail, il doit en toute logique être collectif ou associatif, et non individuel. La définition du travail produisant de la valeur, qui fonde la théorie de la propriété privée de Locke, ne relève donc plus des individus mais revient aux collectifs de travailleurs. Le communisme devrait ici émerger sur la base d’une « réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social6 ». Marx ne défend pas une propriété étatique mais une forme de propriété investie par la production collective des travailleurs en vue du bien commun.
Marx établit la manière dont un tel type de propriété peut apparaître retournant lui-même l’argument de Locke sur la production de la valeur. Supposons, nous dit-il, qu’un capitaliste démarre sa production avec un capital de mille dollars, et qu’il fasse, la première année, une plus-value de deux cents dollars grâce au travail de la terre par ses employés, et qu’il consacre cette plus-value à sa consommation personnelle. Après cinq ans, ces 1000 dollars devraient appartenir aux travailleurs collectifs, puisque ce sont eux qui ont travaillé la terre. Le capitaliste a consommé l’intégralité de son capital d’origine. En effet, tout comme les populations indigènes d’Amérique du Nord, les capitalistes méritent de perdre leurs droits de propriété, puisque, comme ces derniers, ils n’ont produit aucune valeur.
Si cette logique peut sembler un peu tirée par les cheveux, c’est pourtant bien elle qui est à l’œuvre dans le plan que proposa le Suédois Rudolf Meidner à la fin des années 1960 : l’instauration d’une taxe sur les profits de l’entreprise dont le fruit – à condition que les syndicats acceptent que les salaires soient gelés – serait placé dans un fonds contrôlé par les travailleurs et destiné à investir dans leur entreprise pour, à terme, la racheter, et donc la mettre sous le contrôle commun des travailleurs associés. Le capital rejeta cette idée de toutes ses forces, et ce plan ne fut par conséquent jamais appliqué. Mais cette idée mérite d’être reconsidérée. Ce qui en ressort, c’est que le travail collectif et créateur de valeur doit servir à fonder un droit de propriété collectif et non plus individuel. La valeur, le temps de travail socialement nécessaire, voilà le bien commun capitaliste. Il est représenté par l’argent, l’équivalence universelle grâce à laquelle il est possible de mesurer la richesse commune. Le commun, par conséquent, n’est pas quelque chose qui aurait existé à une certaine époque et qui se serait par la suite perdu dans les limbes, mais quelque chose qui, à l’instar des communs urbains, est en permanence en train d’être produit. Le problème, c’est que le capital est également en permanence en train de confisquer ce commun sous sa forme monétaire ou marchande. Une communauté qui se bat pour maintenir une certaine diversité ethnique dans un quartier et refuse la gentrification, par exemple, peut voir les prix de l’immobilier de son quartier monter en flèche, pour peu que les agents immobiliers centrent justement leur stratégie commerciale sur ce « caractère » multiculturel pour attirer les potentiels nouveaux arrivants. Ce qui a pour résultat, écrit Marx, que le capital, contraint par les dures lois de la concurrence à maximiser (comme les propriétaires de bétail dans l’histoire de Hardin) l’utilité (c’est-à-dire la profitabilité), produit « un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps [produit] un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur7 ».
Cette « tragédie » est similaire à celle que décrit Hardin, mais elle découle d’une logique complètement différente. Le problème des communs est ici redéfini, en même temps qu’est proposée toute une gamme de solutions possibles. Abandonnée à elle-même, sans régulation, l’accumulation individuelle du capital menace en permanence de détruire les deux ressources fondamentales de propriété privée qui sous-tendent toutes les formes de production : le travailleur et la terre. Et, dans la mesure où l’accumulation du capital connaît elle-même un fort taux de croissance (généralement, le niveau d’acceptation minimal est de 3 %), plus le temps passe et plus cette double menace gagne en intensité et en virulence.
Aux violentes attaques néolibérales menées, du Chili à l’Angleterre, et depuis les années 1970, contre les droits et la puissance du travail syndiqué s’ajoute aujourd’hui un plan mondial d’austérité extrêmement sévère qui, de la Grèce jusqu’à la Californie, entraîne une perte de droits et de valeurs pour une grande partie de la population, le tout associé à l’absorption prédatrice par la dynamique capitaliste de populations jusqu’ici marginalisées. Vivant avec moins de deux dollars par jour, ces populations, qui représentent plus de deux milliards d’humains, sont considérées par la microfinance comme les cibles potentielles de « prêts à haut risque les plus risqués de tous les prêts à haut risque » : il s’agit en un mot de dépouiller ces populations de leur richesse pour mettre du marbre dans les palais des riches. C’est exactement ce qui s’est passé sur le marché immobilier des États-Unis avec la politique prédatrice des prêts hypothécaires à haut risque (subprimes), immédiatement suivie de saisies. Les communs environnementaux ne sont pas moins en danger : pour s’en convaincre, il suffit de comprendre que les solutions envisagées, comme les échanges de droit d’émission de carbone ou le développement des nouvelles technologies environnementales, reviennent à proposer de sortir de l’impasse en se servant des outils mêmes qui nous y ont acculés, à savoir l’accumulation du capital et la spéculation. Malheureusement, c’est là une vieille, très vieille histoire : toutes les initiatives majeures qui ont vu le jour depuis 1945 pour résoudre le problème de la pauvreté mondiale ont maintenu l’usage exclusif de moyens – l’accumulation du capital et le marché – qui sont à l’origine de la pauvreté relative, et parfois de la pauvreté absolue. Ce n’est par conséquent pas une grande surprise qu’il y ait encore des pauvres, ni même qu’il y en ait toujours davantage.
Le démantèlement des cadres régulateurs et des outils de contrôle destinés à brider – sans grand effet, avouons-le – le penchant de l’accumulation du capital aux pratiques prédatrices a rendu possible la mise en pratique d’une logique du type « après moi, le déluge », c’est-à-dire une spéculation financière et une accumulation du capital devenues folles, et qui se sont aujourd’hui transformées en un véritable fléau. Les dommages qui s’en suivent ne peuvent aujourd’hui être limités que par la socialisation de la plus-value associée à la production et à la répartition, c’est-à-dire par l’établissement d’une nouvelle communauté de biens accessible à tous.
Ce qui importe ici, ce n’est pas tant une combinaison spécifique d’arrangements institutionnels – une enclosure par ci, l’extension de droits de propriété collectifs par là – que la somme des effets désignant le capital comme seul responsable de la détérioration galopante des ressources communes en terre et en travail (y compris les ressources rattachées à la « seconde nature » de l’environnement construit). Dans cette optique, le « savant mélange de moyens » qu’Ostrom a commencé à identifier – des moyens non seulement publics et privés, mais aussi collectifs et associatifs, hiérarchiques et horizontaux, exclusifs et ouverts à tous – va bientôt être amené à jouer un rôle central dans la recherche de nouvelles manières d’organiser la production, la distribution, l’échange et la consommation capables de répondre aux besoins humains. L’idée, ici, ce n’est pas de satisfaire aux exigences d’accumulation du capital, au seul nom de l’accumulation du capital, pour le bien de la classe qui s’approprie le commun aux dépens de celle qui le produit. C’est bien plutôt de tout changer, d’inventer de nouvelles manières d’utiliser la puissance du travail collectif pour le bien commun.
Traduit de l’anglais par Aurélien Blanchard.
Initialement publié sous le titre « Quel avenir pour les communs ?», publié dans la Revue des Livres, n° 3, Janvier/Février 2012.
L’équipe de Période remercie RdL, La Revue des livres pour avoir autorisé cette republication. Nous tenons à saluer l’immense travail mené par la Revue internationale des livres et des idées puis par la RdL pour diffuser des pensées critiques inédites en France, l’importante entreprise de traduction et de recension d’auteurs non francophones et sa contribution à populariser un marxisme ouvert, dépourvu de tout provincialisme et sans sectarisme vis-à-vis des courants de la critique postcoloniale, queer et des cultural studies. Retrouvez tous les numéros de la RdL : https://issuu.com/revuedeslivres.
- Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 182 [La Gouvernance des biens communs, révision scientifique de L. Baechler, Bruxelles, De Boeck, 2010]. [↩]
- Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 34-35. [↩]
- NdT : Sans équivalent en français, les gated communities sont, pour reprendre la définition d’Edward J. Blakely, « des quartiers résidentiels dont l’accès est contrôlé, et dans lesquels l’espace public est privatisé. Leurs infrastructures de sécurité, généralement des murs ou des grilles et une entrée gardée, protègent contre l’accès des non-résidents ». [↩]
- NdT : Les « zones d’amélioration commerciale » (business improvement district), nées aux États-Unis dans les années 1970, mais qu’on retrouve également en Angleterre, en Irlande ou en Allemagne, sont des quartiers de la ville dans lesquels les commerçants payent des taxes supplémentaires, en échange de quoi des sociétés privées se chargent de nettoyer les rues, d’en assurer la sécurité, etc. [↩]
- Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Cambridge, The Belknap Press, 2009, p. 350.) )». Les qualités humaines d’une ville émergent des pratiques que nous mettons en œuvre dans les divers espaces de celle-ci, même si ces espaces sont sujets à des enclosures, qu’elles soient d’ordre privé ou le fruit d’une propriété étatique, du contrôle social, des appropriations, et des contre-mouvements des habitants destinés à exercer ce que Henri Lefebvre a appelé « le droit à la ville » ((Henri Lefebvre, La Révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970. [↩]
- Karl Marx, Le Capital, Livre I, section 1, trad. J. Roy, Paris Maurice Lachâtre, 1872, p. 31. [↩]
- Ibid., Livre I, section 4, p. 218. [↩]