Sur l’archéologie du savoir (à propos de Michel Foucault)

Qu’est-ce qui différencie une science d’une idéologie ? Cette question paraît d’un autre âge, relevant d’un scientisme suranné. Pourtant, l’idéologie dominante se nourrit constamment d’« idéologies théoriques », sédimentées à partir de démarches scientifiques ou ayant une prétention scientifique – la psychologie comportementale, l’économie, certaines lectures du darwinisme, etc. Dans ce texte de 1970, Dominique Lecourt rend compte d’un ouvrage de Michel Foucault, « L’Archéologie du savoir ». Il s’en saisit en marxiste et en disciple d’Althusser. Avec Foucault, science et idéologie se pensent dialectiquement. Les « discours théoriques » (ayant une prétention au vrai) d’une époque donnée imposent des règles et des régularités à la production scientifique, délimitant des objets de recherche, des problèmes à résoudre. Une appropriation marxiste de Foucault est dès lors possible, à condition de repérer la limite du philosophe : son incapacité à articuler son histoire des discours avec le reste de la société, l’économie, les idéologies politiques, juridiques et morales.

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On a beaucoup écrit sur Les Mots et les choses ; le dernier livre de Foucault, l’Archéologie du savoir n’a pas, de loin, suscité pareil zèle chez les critiques.

Cette discrétion est sans doute à mettre au compte de l’étrangeté d’un ouvrage qui a toutes chances de laisser à son lecteur une impression de malaise. Les uns tourneront en effet la dernière page désabusés, avec le secret sentiment d’avoir été joués. « Toujours la même rengaine, en dépit des innovations verbales », diront-ils, « fallait-il vraiment, pour un changement de vocabulaire, écrire tout un volume ? » Légitime réaction, car enfin, à première lecture, si le « buissonnement » des mots nouveaux s’impose à l’attention et dépayse quelque peu, on a vite fait, dans ces inlassables attaques, ici cent fois reprises, contre le « sujet » et ses doubles, de se retrouver chez soi ; ou plutôt : chez Foucault. D’autres, la lecture achevée, suspendront leur jugement et attendront la suite : « Tout est nouveau, diront-ils, nous ne nous y reconnaissons plus ; mais rien n’est fait : attendons de voir fonctionner cette batterie de nouveaux concepts, et nous nous prononcerons. » Ils n’auront pas tort non plus, puisque l’auteur nous avertit plus d’une fois que l’élaboration des nouvelles catégories met en péril l’édifice ancien, que des rectifications profondes doivent être apportées : la catégorie d’« expérience » telle qu’elle fonctionnait dans l’Histoire de la folie se trouve invalidée pour cause de restauration subreptice d’un « sujet anonyme et général de l’Histoire » (pp. 27, 74), la notion décisive de « regard médical » autour de laquelle pivotait la Naissance de la Clinique se trouve elle-même répudiée. En se bornant donc au plus apparent, à l’explicite même, on ne peut manquer de soupçonner une nouveauté réelle des concepts à travers la luxuriance renouvelée du style, même si l’on éprouve quelque difficulté à étayer ce soupçon puisque les nouvelles analyses ne paraissent pas et que les anciennes ne sont qu’allusivement invoquées.

On se sera rendu compte que ces deux réactions contradictoires posaient la même question : pourquoi ce livre ? Quelle nécessité y avait-il à l’écrire ? C’est de cette question, me semble-t-il, qu’il faut partir. Michel Foucault à vrai dire, ne nous laisse pas sans réponse. Ce livre serait, selon lui, la reprise méthodique et contrôlée de ce qui avait été fait auparavant « à l’aveugle ». De fait, les références, comme on vient de l’apercevoir, ne sortent pas du cercle des ouvrages précédents. En outre, le livre foisonne de normes méthodologiques, et des chapitres entiers se présentent comme un essai de codification de certaines règles qui étaient, si on l’en croit, tacitement acceptées et chaotiquement pratiquées par le passé.

Il nous semble pourtant que cette réponse obstinément suggérée par l’auteur n’est pas suffisante : l’Archéologie a une autre portée et la problématique qu’elle met en place est d’une nouveauté réelle et radicale. Nous prendrons comme indice de cette nouveauté une absence très remarquable : celle de la notion d’épistémé, pierre angulaire du travail antérieur, et point d’appui de toutes les interprétations « structuralistes » de Foucault. On nous accordera sans doute qu’une telle absence ne peut être accidentelle. Nous nous proposons donc de prendre au sérieux ce paradoxe d’un livre qui se veut « reprise » méthodique d’ouvrages antérieurs et qui « laisse échapper » leur pièce maîtresse. Ce paradoxe fait tout l’intérêt de l’entreprise ; il pose deux questions : que signifie cette insistance à souligner une continuité qui, manifestement, n’est pas sans faille ? Quelle nouveauté s’introduit qui oblige à abandonner la notion centrale d’épistémé ?

À ces deux questions, je pense qu’on peut apporter une réponse unique : c’est l’abandon qui rend compte de l’insistance. Explicitons : Foucault sent la nécessité de laisser là une catégorie essentielle de sa philosophie, mais cet abandon ne doit pas être compris comme un ralliement au camp de ses ennemis ; mieux : la catégorie d’épistémé avait de profonds effets polémiques contre toute théorie « humaniste » ou « anthropologiste » de la connaissance et de l’histoire. Il tient à les conserver. Pourtant la notion d’épistémé qui décrivait les « configurations du savoir » comme de grandes nappes obéissant à des lois structurales spécifiques, interdisait de penser l’histoire des formations idéologiques autrement que comme « mutations » brusques, « ruptures » énigmatiques, « déchirements » soudains. C’est avec ce type d’histoire — pour des raisons que nous aurons à examiner en détail — que Foucault veut rompre maintenant. L’Archéologie enregistre ce divorce. On l’aura déjà pressenti : c’est des aspects « structuralistes » de l’épistémé que Foucault veut ici se débarrasser, sans pour autant ré-endosser les vieilles peaux de l’humanisme qu’il a toujours combattu. L’opération est périlleuse et nécessitait bien un volume ; sa complexité explique aisément le malaise des lecteurs et donne son sens à la discrétion des critiques : dans l’Archéologie, ils ne retrouvent plus leur Foucault, sage prospecteur de structures épistémiques. Bien pis : ils voient paraître l’Histoire ; non pas leur histoire, mais une étrange histoire qui refuse aussi bien la continuité du sujet que la discontinuité structurale des « ruptures » !

Nous pensons, pour notre part, que les critiques sont avisés ; ils n’ont pas tort de trembler, car le concept d’histoire qui fonctionne dans l’Archéologie a bien des consonances communes avec un autre concept d’histoire qu’ils ont de bonnes raisons de haïr : le concept scientifique d’histoire, tel qu’il figure dans le matérialisme historique. Le concept d’une histoire qui elle aussi se présente comme un processus sans sujet structuré par un système de lois. Un concept qui, à ce titre, est lui aussi radicalement anti-anthropologiste, anti-humaniste et antistructuraliste.

L’Archéologie du savoir représenterait donc, selon nous, un tournant décisif de l’œuvre de Foucault ; nous voudrions montrer que sa nouvelle position en philosophie l’a conduit, dès cet ouvrage, à mener à bien un certain nombre d’analyses d’une richesse étonnante du point de vue du matérialisme historique ; que, dans son propre langage, il reproduit – mais déplacés – des concepts qui fonctionnent dans la science marxiste de l’histoire ; enfin que les difficultés qu’il rencontre, comme l’échec relatif auquel il aboutit ne peuvent trouver de solution et d’issue que dans le champ du matérialisme historique.

 

De l’archéologie au savoir

Contre le « sujet »

On peut dire que toute la partie « critique » de l’Archéologie du savoir s’inscrit dans la continuité du travail précédent. Foucault, s’il n’a sans doute plus les mêmes alliés, a toujours les mêmes adversaires. Mais les polémiques ici s’enrichissent, s’approfondissent et font apparaître des solidarités conceptuelles qui étaient jusque-là restées cachées. C’est ainsi que les attaques contre la catégorie de sujet sont maintenant couplées avec des attaques contre le continuisme en histoire.

Voici ce qu’il répond à ses critiques humanistes néo-hégéliens au sujet de Les Mots et les choses : « Ce qu’on pleure si fort, ce n’est point l’effacement de l’histoire, c’est la disparition de cette forme d’histoire qui était secrètement mais toute entière référée à l’activité synthétique du sujet ». Lieu d’élection, parce qu’alibi parfait de l’anthropologisme : comment en effet mieux combattre l’histoire qu’en levant son drapeau ?

Exemple : L’Archéologie est le lieu d’une polémique serrée contre une discipline actuellement en faveur : « l’histoire des idées ». Foucault montre qu’elle repose sur un postulat anthropologiste qui l’oblige à être ouvertement ou honteusement continuiste. « L’Histoire des idées », selon lui, a deux rôles : d’une part, elle « raconte l’histoire des à-côtés et des marges. Non point l’histoire des sciences, mais celle des connaissances imparfaites, mal fondées, qui n’ont jamais pu atteindre tout au long d’une vie obstinée la forme de la scientificité. » Les exemples suivent : alchimie, phrénologie, théories atomistiques. Bref, « c’est la discipline des langages flottants, des œuvres informes, des thèmes non liés. » Mais d’autre part, elle se donne pour tâche de traverser les disciplines existantes, de les traiter et de les réinterpréter. Elle décrit la diffusion d’un savoir scientifique de la science à la philosophie, à la littérature même. En ce sens ses postulats sont : « genèse, continuité, totalisation. » (p. 181). Genèse : toutes les « régions » du savoir sont référées comme à leur origine à l’unité d’un sujet individuel ou collectif. Continuité : l’unité de l’origine a pour corrélat nécessaire la continuité du développement. Totalisation : l’unité de l’origine a pour corrélat nécessaire l’homogénéité des parties. Tout se tient, mais ne peut, selon Foucault, donner lieu à une histoire véritable.

Nouveau front d’attaque : toute théorie du reflet, en tant qu’elle voit dans le « discours » « la surface de projection symbolique d’événements ou de processus situés ailleurs », en ce qu’elle cherche à « retrouver un enchaînement causal qu’on pourrait décrire point par point, et qui permettrait de mettre en relation une découverte et un événement, ou un concept et une structure sociale », toute théorie du « reflet », dans son fond « empiriste » ou « sensualiste », doit se donner comme « point fixe » une catégorie de sujet et se trouve donc d’emblée suspecte d’anthropologisme (p. 215). Plus surprenant encore : la catégorie, pourtant « concrète » et évidente d’auteur est elle-même rejetée. L’auteur n’est jamais que la qualification littéraire, philosophique ou scientifique d’un « sujet » tenu pour « créateur ». De ce fait, le « livre » est une unité naïvement et arbitrairement découpée que nous imposent dans une immédiateté sans réflexion, les apparences de la géométrie, les règles de l’impression et une tradition littéraire suspecte. Le « livre » doit donc être considéré non comme la projection littérale et plus ou moins rationalisée d’un sujet porteur et instaurateur de son sens, mais comme un « nœud dans un réseau » (p. 34). Son existence réelle – non son apparence immédiate – ne tient qu’« au système de renvois » qui y prennent consistance. « Et ce jeu de renvois n’est pas homologue, selon qu’on a affaire à un traité de mathématiques, à un commentaire de textes, à un récit historique, à un épisode d’un cycle romanesque. »

Contre « l’objet »

Qu’on y prenne garde : ici apparaît, au détour d’un exemple, le plus neuf de l’Archéologie du savoir : la polémique ancienne toute entière tournée contre le « sujet » prend un tour nouveau en se portant contre la catégorie corrélative d’objet.

C’est ainsi que prennent sens les rectifications critiques – plusieurs fois reprises – contre certains thèmes de l’épistémologie bachelardienne. Tout s’y concentre autour des notions de « rupture », « obstacle », « acte » épistémologiques. Foucault découvre la solidarité entre la catégorie philosophique de l’objet ». et le point de vue descriptif de la « rupture » en histoire : c’est parce qu’on compare à une science une idéologie du point de vue de leurs objets qu’on constate entre elles une rupture (ou coupure), mais ce point de vue est étroitement descriptif et n’explique rien. Pire : comme on peut s’y attendre, la catégorie d’objet charrie avec elle son corrélat : le sujet. L’épistémologie bachelardienne en est encore un bon exemple : la notion de rupture épistémologique exige qu’on pense ce avec quoi l’on rompt comme « obstacle » épistémologique. Mais comment Bachelard propose-t-il de penser les obstacles ? Comme interventions d’images dans la pratique scientifique. Foucault peut donc affirmer que le couple objet-rupture n’est que la figure inversée, mais dans son fond identique, du couple sujet-continuité ; l’épistémologie de Bachelard est donc une anthropologie honteuse. La « psychanalyse de la connaissance objective » marque les limites de cette épistémologie, son point d’inconséquence ; le point où d’autres principes sont requis pour rendre compte de ce qu’elle décrit : certes – c’est le grand mérite de Bachelard de l’avoir compris, une science ne s’établit qu’en rupture avec un « tissu d’erreurs tenaces » qui la précède et lui font obstacle, mais se référer à la « libido » du savant pour rendre compte de la formation de ce tissu, c’est encore s’adosser à une notion de « sujet », c’est même, à la limite, laisser entendre que la scientificité pourrait s’établir par décision volontaire du (ou des) savant. Pour Foucault, il faut partir de ce qu’a décrit Bachelard, quitter le point de vue de l’objet, et poser le problème de la « rupture » sur de nouvelles bases. Très exactement examiner ce tissu que n’a pas réussi à « penser » Bachelard, en particulier, ces « fausses sciences » qui précèdent la science, ces « positivités » que les sciences une fois constituées permettent par récurrence de déterminer comme « idéologiques ». Sur ce point, on va le voir, l’Archéologie du savoir nous apporte beaucoup.

 

L’instance du savoir

La matérialité institutionnelle

Nous savons maintenant à quelles exigences répondent les catégories fondamentales de l’Archéologie : il s’agit de penser les lois qui régissent l’histoire différentielle des sciences et des non-sciences sans référence ni à un « sujet » ni à un « objet », hors de la fausse alternative « continuité-discontinuité ».

La première notion qui réponde à ces exigences est celle « d’événement discursif ». Foucault écrit :

Une fois suspendues toutes les formes immédiates de continuité, tout un domaine se trouve libéré. Un domaine immense, mais qu’on peut définir : il est constitué par l’ensemble de tous les énoncés effectifs (qu’ils aient été parlés ou écrits), dans leur dispersion d’événements et dans l’instance qui est propre à chacun. Avant d’avoir affaire, en toute certitude, à une science, ou à des romans, ou à des discours politiques, ou à l’œuvre d’un auteur ou même à un livre, le matériau qu’on a à traiter dans sa neutralité première, c’est une population d’événements dans l’espace du discours en général. (p. 38)

Ici, les questions vont s’amonceler : qu’est-ce que cet « espace du discours ? » N’est-ce pas l’objet de la linguistique ? Non, parce que le « champ des événements discursifs est l’ensemble toujours fini et actuellement limité des seules séquences linguistiques qui ont été formulées. » N’est-ce pas tout simplement « la pensée » qui est désignée par ces mots ésotériques ? Non, car il ne s’agit pas de référer ce qui est dit à une intention, à un discours silencieux qui l’ordonnerait de l’intérieur ; on se pose seulement la question : « quelle est donc cette existence singulière qui vient au jour dans ce qui se dit et nulle part ailleurs ? » Continuons de suivre Foucault pour découvrir la spécificité de cette catégorie qu’il construit et à laquelle nous nous permettrons par la suite de donner un autre nom. C’est en réalité par les avantages qu’il en attend que Foucault précise le statut de ce qu’il appelle « événement discursif ». Cette notion permettra de déterminer « les relations des énoncés entre eux – en dehors de toute référence à la conscience d’un ou de plusieurs auteurs ; des relations entre des énoncés ou des groupes d’énoncés et des événements d’un tout autre ordre (technique, économique, social, politique). »

On voit que l’essentiel est ici la notion de relation. Ce que Foucault entend par relation, c’est un ensemble de rapports de « coexistence, succession, fonctionnement mutuel, détermination réciproque, transformation indépendante ou corrélative » (cf. notamment p. 53). Mais Foucault sent que la détermination de telles relations est encore insuffisante pour désigner l’instance des « événements discursifs » : si, par une telle combinatoire, on peut espérer, en un sens, rendre compte du « discursif », on ne saurait comprendre ce qu’il appelle un événement discursif, on en resterait au niveau de l’épistémé. Disons-le d’un mot : une telle analyse ne peut rendre compte de l’existence « matérielle » et « historique » de l’événement discursif. Une question décisive hante toutes ces pages, qui pourraient paraître longues et redondantes : la nécessité reconnue par Foucault de définir « le régime de matérialité » de ce qu’il appelle le discours, la nécessité corrélative d’élaborer une nouvelle catégorie – matérialiste – de « discours » et enfin celle de penser l’histoire de ce « discours » dans sa matérialité. Telle est la triple tâche qu’essaie de remplir l’Archéologie ; c’est elle aussi, nous le verrons, qui rend compte de son relatif échec.

La preuve : se reportant aux « objets » de la psychopathologie, il pose des questions du type : « Peut-on savoir selon quel système non-déductif ces objets-là ont pu se juxtaposer et se succéder pour former le champ déchiqueté – lacunaire ou pléthorique selon les points – de la psychopathologie ? Quel a été leur régime d’existence en tant qu’objets du discours ? » (p. 56). Plus nettement encore : la tentative pour caractériser l’unité élémentaire de l’événement discursif, – l’événement-unité, si l’on peut dire – amène Foucault à proposer la notion d’« énoncé ». Or que reconnaît-il comme condition de l’énoncé ? « Pour qu’une séquence d’éléments linguistiques puisse être considérée et analysée comme un énoncé, elle doit avoir une existence matérielle. » (p. 131). La matérialité n’est pas seulement une condition parmi d’autres, elle est constitutive :

elle n’est pas simplement principe de variation, modification des critères de reconnaissance, ou détermination de sous-ensemble linguistiques. Elle est constitutive de l’énoncé lui-même : il faut qu’un énoncé ait une substance, un support, un lieu et une date. (p. 133)

Sans trop anticiper, on peut dire que la recherche du « régime de matérialité » de l’énoncé orientera plus vers la substance et le support que vers le lieu et la date : « le régime de matérialité auquel obéissent nécessairement les énoncés est de l’ordre de l’institution plus que de la localisation spatio-temporelle. » (p. 136). Ce que découvre Foucault, c’est en réalité que la « localisation spatio-temporelle » peut être déduite des « relations », ou « rapports » entre énoncés ou groupes d’énoncés, lorsqu’on a compris qu’il faut reconnaître à ces rapports une existence matérielle, lorsqu’on saisit que ces rapports n’existent pas en dehors de certains supports matériels où ils s’incarnent, se produisent et se re-produisent. Au point où nous en sommes parvenu, on pourrait donc résumer la situation ainsi : la nécessité apparaît de penser l’histoire des événements discursifs comme structurée par des rapports matériels s’incarnant dans des institutions.

Le discours comme « pratique »

On comprend que Foucault soit amené à donner du « discours » une singulière définition : « le discours est tout autre chose que le lieu où viennent se déposer et se superposer, comme en une simple surface d’inscription des objets qui auraient été instaurés à l’avance. » (p. 58). En effet, si ce qu’on a dit du « régime matériel de l’énoncé » est juste, le discours n’est pas susceptible d’être défini hors des rapports dont on a vu qu’ils en étaient constitutifs ; c’est ainsi qu’on parlera plutôt de « relations discursives » ou de « régularités discursives » que de « discours ». C’est en dernière analyse parce que ce discours est une pratique. La catégorie de « pratique discursive » telle qu’elle est ici proposée par Foucault est l’indice de cette innovation théorique, dans son fond matérialiste, qui consiste à ne se donner aucun « discours » hors du système des rapports matériels qui le structurent et le constituent. Cette catégorie nouvelle établit une ligne de partage décisive entre l’Archéologie du savoir et Les Mots et les choses. Mais il faut savoir l’entendre : par le mot de « pratique », on n’entend pas l’activité d’un sujet, on désigne l’existence objective et matérielle de certaines règles auxquelles le sujet est assujetti dès lors qu’il prend part au « discours ». Les effets de cet assujettissement du sujet sont analysés sous le chef : « positions du sujet » ; nous y reviendrons. Pour l’instant, voici la définition positive du discours selon l’Archéologie : les relations discursives ne sont pas internes au discours, ce ne sont pas les liens qui existent entre concepts ou mots, phrases ou propositions ; mais elles ne lui sont pas non plus externes, elles ne sont pas des « circonstances » extérieures qui contraindraient le discours ; au contraire, « elles déterminent le faisceau de rapports que le discours doit effectuer pour pouvoir traiter de tels ou tels objets, pour pouvoir les traiter, les nommer, les analyser, les classer, les expliquer, etc. » ; et Foucault conclut : « ces relations caractérisent non pas la langue qu’utilise le discours, non pas les circonstances dans lesquelles il se déploie, mais le discours lui-même en tant que pratique. » (p. 63). D’où la notion de règle ou régularité discursives pour désigner les normes de cette pratique. D’où la définition, à laquelle nous avons déjà fait allusion, des « objets » de cette pratique comme « effets » des règles, ou « faisceau de rapports » : il faut en effet « définir des objets sans référence au fond des choses, mais en les rapportant à l’ensemble des règles qui permettent de les former comme objets d’un discours et constituent ainsi leurs conditions d’apparition historique. » (p. 65)

L’instance du savoir

C’est ainsi qu’est construite la notion de « savoir », objet propre de l’archéologie. Qu’est-ce qu’un savoir ? C’est précisément « ce dont on peut parler dans une pratique discursive qui se trouve par là spécifiée : le domaine constitué par les différents objets qui acquerront ou non un statut scientifique. » (p. 238) « Un savoir, c’est aussi le champ de coordination et de subordination des énoncés où les concepts apparaissent, se définissent, s’appliquent et se transforment. » (ibid.) Voilà pourquoi, à la différence de l’épistémologie, l’archéologie parcourt cc l’axe pratique discursive-savoir-science ». (p. 239). La notion de rupture épistémologique se trouve ici révisée dans son statut. Le propre de l’épistémologie, selon Foucault, c’est d’élider l’instance du « savoir », l’instance de ces rapports réglés, dont l’existence matérielle constitue la base sur laquelle une connaissance scientifique s’instaure. Pour lui, ce qu’il faut montrer c’est « comment une science s’inscrit et fonctionne dans l’élément du savoir ». Il y aurait un « espace » où, par un jeu interne, aux rapports qui le constituent une science donnée formerait son objet, « [l]a science, sans s’identifier au savoir, mais sans l’effacer ni l’exclure, se localise en lui, structure certains de ses objets, systématise certaines de ses énonciations, formalise tels de ses concepts et de ses stratégies. » (pp. 241-242).

Nous aurons l’occasion de revenir sur ce « jeu » tel que le pense Foucault ; en particulier à propos d’un exemple précis, celui du rapport entre Marx et Ricardo. Il suffit d’avoir montré les principes de l’analyse, et leurs effets sur les « disciplines » existantes.

Le point de fuite de l’archéologie

Reprenons la démarche de Foucault dans son principe : elle me paraît marquer de façon très juste les limites de l’épistémologie, et démontrer la nécessité d’élaborer une théorie de ce qu’il appelle les « rapports discursifs » ; une théorie des lois de toute « formation discursive ». Or, c’est ici que les limites de « l’archéologie » apparaissent à leur tour. Si notre interprétation est juste, la tâche de « l’archéologie » serait en effet de constituer la théorie de l’instance « discursive » en tant qu’elle est structurée par des rapports investis dans des institutions et règlements historiquement déterminés. Cette tâche n’est remplie par Foucault que sous la forme de la description ; c’est lui-même qui le dit : « le temps n’est pas encore venu de la théorie » écrit-il au chapitre intitulé « description des énoncés ». Nous pensons, pour notre part, qu’il est venu, depuis belle lurette ; mais qu’il ne viendra pas pour Foucault, s’il ne se résout pas à reconnaître les principes de cette théorie qu’il appelle de ses vœux. Ces principes sont ceux de la science de l’histoire. Car enfin, le plus positif de l’Archéologie du savoir est la tentative qui y est faite d’instaurer, sous la dénomination de « formation discursive », une théorie matérialiste et historique des rapports idéologiques et de la formation des objets idéologiques. Mais, en dernière analyse, sur quoi repose cette amorce de théorie ? Sur une distinction tacitement acceptée, toujours présente, jamais théorisée entre « pratiques discursives » et « pratiques non-discursives ». Toutes ses analyses buttent sur cette distinction ; nous dirons qu’elle est pratiquée à l’aveugle ; que le dernier effort de « maîtrise » qu’il reste à faire, c’est d’en faire la théorie. Nous ne doutons pas, comme il le prévoit lui-même, que Foucault ne se retrouve alors sur un autre terrain.

Cette distinction est toujours présente : Foucault, ayant produit la catégorie de « pratique discursive », doit reconnaître que cette « pratique » n’est pas autonome ; que la transformation et le changement des rapports qui la constituent ne se font pas par le jeu d’une pure combinatoire mais qu’il faut pour les comprendre se référer à d’autres pratiques d’une autre nature. Nous avons déjà vu que, dès le début, Foucault se propose de déterminer les relations entre énoncés, mais aussi « entre des énoncés ou des groupes d’énoncés et des événements d’un tout autre ordre (technique, économique, social, politique. » (p. 41). De plus, pour suivre l’ordre de l’ouvrage, une étrange distinction apparaît dans la définition du discours comme pratique. Les relations « discursives » sont dites secondaires, par rapport à certaines relations dites « primaires » qui, « indépendamment de tout discours ou de tout objet de discours, peuvent être décrites entre des institutions, des techniques, des formes sociales, etc. » (p. 68). Quelques pages plus loin, on peut lire : « La détermination des choix théoriques réellement effectués relève aussi d’une autre instance. Cette instance se caractérise d’abord par la fonction que doit exercer le discours étudié dans un champ de pratiques non-discursives. » (p. 90).

On pourrait citer bien d’autres exemples qui prouveraient tous que Michel Foucault a besoin de cette distinction mais qu’il la pratique sous la forme de la juxtaposition. On verra en particulier que c’est elle qui fonctionne à propos de l’analyse des rapports entre Ricardo et Marx. C’est le point où le « système de renvois » de Michel Foucault révèle son inconséquence. Changeons de terrain.

 

Savoir et idéologie

Le troisième paragraphe du chapitre « Science et savoir » s’intitule « savoir et idéologie ». La confrontation des deux titres indique de quoi il s’agit : de l’examen critique des thèses proposées, dans des livres déjà anciens, par Althusser, sur les rapports entre science et idéologie. Ces thèses, dont personne ne peut nier qu’elles ont eu, en leur temps, une valeur théorique et une portée politique révolutionnaires, utilisaient à leurs fins propres une notion de « coupure » ou de « rupture » dans son fond, bachelardienne. On a vu que Foucault propose dans l’Archéologie un système de catégories pour repenser – et rectifier – cette conception de la coupure (ou rupture). Il en souligne l’étroite valeur descriptive et les connotations anthropologistes. On comprend donc que, par contre-coup, la distinction science-idéologie doive être remaniée ; c’est ce qu’il entreprend de faire en analysant les rapports de la science au « savoir » tel qu’il en a élaboré le concept au cours de l’ouvrage. Il s’oblige par là-même à penser la différence de ce qu’il appelle « savoir » et de ce qu’Althusser appelait « idéologie ». C’est précisément sur cette dernière analyse que se clôt l’Archéologie. Foucault y fait usage de trois arguments, corrélatifs des déterminations du nouveau concept de « savoir » :

a) si le savoir est constitué par un ensemble de pratiques – discursives et non-discursives – la définition de l’idéologie, telle qu’elle fonctionnait chez Althusser, est trop étroite.

Les contradictions, écrit Foucault, les lacunes, les défauts théoriques peuvent bien signaler le fonctionnement idéologique d’une science (ou d’un discours à prétention scientifique) ; ils peuvent permettre de déterminer en quel point de l’édifice ce fonctionnement prend ses effets. Mais l’analyse de ce fonctionnement doit se faire au niveau de la positivité et des rapports entre règles de formation et les structures de la scientificité.

Bref, ce qui est visé, c’est toute conception de l’idéologie comme pure et simple non-science. Pour Foucault, une telle définition de l’idéologie manque ce qu’elle vise ; si l’on veut, elle est elle-même idéologique. Elle se borne à constater de façon mécaniste, et finalement antidialectique, les effets de l’insertion de la science dans le savoir. Mais il faut déplacer l’analyse, ne pas se contenter, les yeux fixés sur la science, de faire de l’idéologie le simple envers de la science, sa pure défaillance, comme certaines pages unilatérales d’Althusser ont pu le laisser croire. Il faut au contraire, pour saisir ce qu’on appelle la « rupture », analyser le réseau de rapports dont le « savoir » se constitue, et sur la base duquel apparaît la science.

b) si le savoir est investi dans certaines pratiques – discursives et non-discursives – l’apparition d’une science ne met pas, comme par enchantement, un terme à ces pratiques. Au contraire, elles subsistent, et coexistent – plus ou moins pacifiquement – avec la science. Donc : « l’idéologie n’est pas exclusive de la scientificité. (…) En se corrigeant, en rectifiant ses erreurs, en resserrant ses formalisations, un discours ne dénoue pas pour autant et forcément son rapport à l’idéologie. Le rôle de celle-ci ne diminue pas à mesure que croît la rigueur et que la fausseté se dissipe. » En d’autres termes, si ce qu’on vise par le mot « idéologie », c’est en vérité le « savoir », il faut reconnaître que sa réalité, la matérialité de son existence dans une formation sociale donnée est telle qu’il ne peut se dissiper comme une illusion du jour au lendemain ; au contraire il continue de fonctionner et, à la lettre, d’assiéger la science tout au long du processus infini de sa constitution.

c) l’histoire d’une science ne peut être dès lors conçue que dans son rapport à l’histoire du « savoir », c’est-à-dire à l’histoire des pratiques – discursives et non-discursives – en quoi il consiste ; il s’agit de penser les mutations de ces pratiques : chaque mutation aura pour effet de modifier la forme d’insertion de la scientificité dans le savoir, d’établir un nouveau type de rapport science/savoir.

C’est pourquoi la question de l’idéologie posée à la science, ce n’est pas la question des situations ou des pratiques qu’elle reflète d’une façon plus ou moins consciente ; ce n’est pas la question non plus de son utilisation éventuelle ou des mésusages qu’on peut en faire ; c’est la question de son existence comme pratique discursive et de son fonctionnement parmi d’autres pratiques.

Il me semble qu’apparaît maintenant en pleine lumière ce « système de renvois » inavoué, mais déterminant, qui est masqué par l’auto-référence constante, et ici paradoxale, de l’auteur à son œuvre. Nous avions bien raison de suspecter ce singulier « tour » que se – et nous – joue Foucault : donner pour constitutif de son travail un système de renvois dont il invalide lui-même les éléments. Ce qui, en effet, est évident au terme de ces analyses (au terme justement, nous l’avons noté), c’est que le système de l’Archéologie est tout entier construit pour pallier l’inadéquation du couple science-idéologie lorsqu’il s’agit de penser ces « fausses sciences », ces « positivités » qui sont l’objet propre de Foucault. L’Archéologie du savoir est bâtie sur le constat d’une défaillance. Or deux voies – et deux seulement – s’offraient à Foucault : essayer par ses propres moyens de résoudre la difficulté, ou bien faire confiance au matérialisme historique, à la science de l’histoire, et voir si l’opposition science/idéologie s’y réduisait à celle que – provisoirement, et par nécessité – Althusser avait énoncée naguère. Très précisément : si les concepts fondamentaux du matérialisme historique ne permettaient pas de dégager une théorie de l’idéologie telle que la difficulté rencontrée fût déjà résolue. Michel Foucault a choisi – certains diront : courageusement – la première voie. Nous essaierons pour terminer de donner une raison, non psychologiste, de ce choix. Pour l’instant, il faut en voir les conséquences. Pour jouer cartes sur table et anticiper un peu sur nos résultats, disons que la nature de l’idéologie est telle qu’on ne peut impunément tenir, par rapport à une science constituée et vivante, un discours continûment parallèle. Arrive un moment où la contradiction se reforme, où le « déplacement » se fait sentir par ses effets, où le choix, d’abord éludé, s’impose à nouveau, plus urgent. C’est ce que nous allons montrer.

Le discours parallèle : Foucault ayant reconnu une difficulté réelle, dont les termes comme la solution appartiennent en droit – et en fait – au matérialisme historique, propose un certain nombre de concepts homologues, quoique déplacés. Pour qui sait les entendre, il énonce dans leur formulation les conditions de leur propre rectification.

Tout se joue, on vient de le voir, sur l’usage du concept de « pratique ». Dans sa littéralité, elle avoue que c’est en son point que la distance entre matérialisme historique et « archéologie » est minimale ; l’examen prouvera, sans paradoxe, que c’est aussi en ce point qu’elle y est maximale. C’est bien la catégorie de pratique en effet – si étrangère aux ouvrages précédents de Foucault – qui définit le champ de « l’archéologie » : ni langue, ni pensée, on l’a vu, mais ce qu’il appelle le « pré-conceptuel » (p. 82), « Le « niveau pré-conceptuel » qu’on a ainsi libéré, écrit-il, ne renvoie ni à un horizon d’idéalité ni à une genèse empirique des abstractions. » En effet, on cherche non les structures idéales du concept, mais le « lieu d’émergence des concepts » ; on ne cherche pas non plus à rendre compte de structures idéales par la série des opérations empiriques qui leur aurait donné lieu ; ce qu’on décrit, c’est un ensemble de règles anonymes historiquement déterminées qui s’imposent à tout sujet parlant, règles non pas universellement valables, mais qui ont toujours un domaine de validité spécifié. La détermination majeure de la catégorie archéologique de « pratique » est la « règle », la « régularité ». C’est la régularité qui structure la pratique discursive, c’est la règle qui ordonne toute « formation » discursive ; (p. 63). La fonction de la « règle » peut être aisément assignée : par elle, Foucault essaie de penser à la fois – je veux dire dans leur unité – les rapports qui structurent la pratique discursive, leur effet d’assujettissement sur les « sujets » parlants et ce qu’il appelle de façon énigmatique l’embrayage d’un type de pratique sur un autre.

Nous avons déjà analysé le premier point ; il suffira d’ajouter cette précision que la « régularité » ne s’oppose pas à l’a irrégularité » : si la régularité est bien la détermination essentielle de la pratique, l’opposition régulier/irrégulier n’est pas pertinente. On ne pourra pas, par exemple, dire que, dans une formation discursive, une « invention » ou une « découverte » échappe à la régularité : « une découverte n’est pas moins régulière, du point de vue énonciatif, que le texte qui la répète et la diffuse ; la régularité n’est pas moins opérante, n’est pas moins efficace et active, dans une banalité que dans une formation insolite. » (p. 189) L’irrégularité est donc une apparence exploitée par ces historiens des « coups de génie » qui, en bons adorateurs du « sujet » (au moins que quelques brillants sujets) sont comme on l’a vu fondamentalement continuistes. Cette apparence se produit lorsqu’une modification s’effectue en un point déterminé de la formation discursive, donc dans et sous la régularité établie à ce moment donné de l’histoire. Selon le point où elle porte elle sera plus ou moins sensible, elle aura plus ou moins d’effets (certains diront : elle sera plus ou moins « géniale »). Ainsi apparaît une nouvelle détermination de la « formation discursive » : elle est structurée hiérarchiquement. Il existe en effet des « énoncés recteurs » qui délimitent le champ des objets possibles et tracent la ligne de partage entre le « visible » et l’ « invisible », le « pensable » et l’« impensable », ou pour mieux dire (en termes « archéologiques ») : entre l’énonçable et le non-énonçable ; qui désignent ce qu’inclut telle formation discursive par ce qu’elle exclut. L’apparence d’irrégularité n’est donc qu’un effet de la modification du « rectorat ». Il faudrait ici commenter tout au long les remarquables pages 192-193 où l’analyse est faite sur l’exemple de l’histoire naturelle.

Deuxième point : cette régularité hiérarchique s’impose à tout « sujet ». Voici ce qu’écrit Foucault à propos de la médecine clinique : « Les positions du sujet se définissent par rapport aux divers ou groupes d’objets : il est sujet questionnant selon une certaine grille d’interrogations explicites ou non, et écoutant selon un certain programme d’information ; il est sujet regardant d’après une table de traits caractéristiques, et notant selon un type descriptif. » (p. 71) Et plus loin : « les diverses situations que peut occuper le sujet du discours médical ont été redéfinies au début du XIXe siècle avec l’organisation d’un champ perceptif tout autre (ibid.) ».

Le troisième point est crucial ; c’est sur lui que s’accumulent toutes les contradictions de l’entreprise « archéologique » ; c’est ici que la catégorie foucaldienne de pratique révèle son inadéquation : elle ne permet pas de penser l’unité de ce qu’elle désigne autrement que comme juxtaposition. Nous allons montrer que c’est faute d’avoir un principe de détermination. Or, si ce que nous avons dit est juste, cette absence n’est que l’effet de la voie choisie par Foucault. Elle marque donc le point où l’autre voie fait sentir sa nécessité, où la rectification peut commencer.

Foucault s’est mis dans l’obligation de penser ce qui constitue la régularité de la règle, ce qui ordonne sa structure hiérarchique, ce qui produit ses mutations, ce qui lui confère son caractère impératif pour tout sujet. Or sur chacun de ces points, il bute sur la même difficulté. Que ce soit la même difficulté n’est pas sans intérêt : cela signifie que Foucault conçoit la nécessité de référer l’ensemble de ce processus complexe à un même principe. Mais ce même principe, s’il est partout présent et désigné, n’est jamais pensé. C’est parce qu’il excède les limites de la catégorie de pratique telle qu’elle fonctionne ici. Ce principe, nous l’avons déjà découvert : c’est l’articulation des pratiques discursives sur des pratiques non-discursives.

On va nous dire : tout cela pour en arriver là, c’est-à-dire au même point énigmatique où butait le chapitre précédent ! Certainement, et c’est bien naturel puisque, passé ce point, nous sommes hors de Foucault ; mais qu’on y prenne garde : nous avons progressé, dans notre cercle apparent, nous avons d’ores et déjà déterminé les moyens d’échapper au cercle « archéologique ». En pensant le point de fuite comme tel, nous avons trouvé la voie par où en sortir sans échappatoire. De fait, nous pouvons dire maintenant à quoi répond la distinction pratique discursive/pratique non-discursive : une tentative pour re-penser la distinction science/idéologie. Mieux : une tentative pour penser dans leur unité différentielle deux histoires : celle des sciences et celle de (ou des) l’idéologie(s). Non plus souligner unilatéralement l’autonomie de l’histoire des sciences, mais marquer en même temps la relativité de cette autonomie. Or, engagé sur cette voie, Foucault doit re-connaître (et c’est son plus haut mérite) que l’idéologie (pensée sous la catégorie du « savoir » comme système de rapports structuré hiérarchiquement, et investi dans des pratiques) n’est pas à son tour autonome. Son autonomie n’est encore que relative. Mais il sait bien le danger qui le menace ; penser le « savoir » comme pur et simple effet – ou « reflet » – d’une structure sociale. Bref, pour avoir voulu échapper à l’idéalisme transcendantal, tomber dans un mécanisme empiriste qui n’est que la forme inversée du premier. D’où son extrême embarras, et le vague métaphorique des catégories qu’il propose.

Prenons ces développements pour ce qu’ils sont : la « reconnaissance », nécessairement méconnaissante, d’une faille théorique dans l’édifice « archéologique ». Première reconnaissance : le rôle des institutions dans « l’embrayage ». Reprenant des analyses de la Naissance de la clinique, Foucault écrit deux pages remarquables à ce sujet (pp. 68-69) ; je me contente d’en citer des passages en soulignant certains mots qui illustrent l’analyse que je viens d’en proposer :

Première question : qui parle ? Qui, dans l’ensemble de tous les individus parlants, est fondé à tenir cette sorte de langage ? Qui en est titulaire ? Qui reçoit de lui sa singularité, ses prestiges, et de qui, en retour, reçoit-il sinon sa garantie, du moins sa présomption de vérité ? Quel est le statut des individus qui ont – et eux seuls – le droit réglementaire ou traditionnel, juridiquement défini ou spontanément accepté, de proférer un pareil discours ? Le statut du médecin comporte des critères de compétences et de savoir ; des institutions, des systèmes, des normes pédagogiques ; des conditions légales qui donnent droit – non sans lui fixer des bornes – à la pratique et à l’expérimentation du savoir. (…) l’existence de la parole médicale n’est pas dissociable du personnage statutairement défini qui a le droit de l’articuler, en revendiquant pour elle le pouvoir de conjurer la souffrance et la mort. Mais on sait aussi que ce statut dans la civilisation occidentale a été profondément modifié à la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXe lorsque la santé des populations est devenue une des normes économiques requises par les sociétés industrielles.

« On sait aussi. » : avouons que Foucault ne nous donne guère de moyens pour passer de cette connaissance par ouï-dire à une connaissance rationnelle du processus de modification. Toujours la même énigme : celle de « l’embrayage ». Mais ce texte est exceptionnel, en ce qu’il permet de préciser – dans toute sa richesse – le fonctionnement de la catégorie de « règle » chez Foucault : elle est solidaire des notions de statut, de normes et de pouvoir. Très exactement : le statut est défini par une instance non-discursive : nous pouvons dire par une partie de l’appareil d’État, il incarne, réalise un certain nombre de normes définies en fonction d’impératifs économiques. Ce statut, littéralement, donne corps à la profession et ce corps investit le discours qui s’y tient – et donc les individus qui le tiennent – d’un pouvoir. On voit que ce dernier pouvoir – qui n’a d’autre existence que dans la pratique discursive des médecins – en tant qu’il n’est pas étranger à l’appareil d’État a quelque rapport – non précisé par Foucault – avec le pouvoir d’État. Laissons là cette analyse, pour rencontrer ailleurs le même problème.

Il tourne à l’embarras et au flou dans l’analyse à plusieurs reprises : ainsi (p. 61) décrivant la formation d’un objet du savoir comme « faisceau complexe de rapports », il procède à un amalgame sans principe : « ces relations sont établies entre des institutions, des processus économiques et sociaux, des formes de comportements, des systèmes de normes, des techniques, des types de classification, des modes de caractérisation ; ces relations ne sont pas présentes dans l’objet. »

On pourrait citer plusieurs autres textes tout aussi rhapsodiques que celui-ci (notamment p. 98).

Il est temps d’appeler les choses par leur nom et de voir pourquoi, ayant fait fausse route, Foucault devait nécessairement se casser le cou. Si nous rassemblons les éléments recueillis chemin faisant, voici le type d’analyse que nous pouvons proposer : partant de la critique de l’ancienne notion althussérienne d’idéologie – trop étroite – Foucault élabore sa propre catégorie de « savoir » et l’étaye sur un concept mal bâti de « pratique ». Mal bâti, puisque la nécessité se fait sentir de le scinder pour lui faire remplir sa fonction, sans pouvoir donner raison de cette scission. Mais, bénéficiant de ce que sa critique porte juste, il reproduit, quoique déplacées, les déterminations du concept scientifique d’idéologie tel qu’il fonctionne effectivement dans le matérialisme historique. Comme il s’est, d’entrée de jeu, privé de ce concept, lorsque surgit la difficulté essentielle du « lien » entre l’idéologie et les rapports de production, il reste sans voix, condamné à désigner de façon « mystifiée » le lieu d’un problème.

1. Le concept d’idéologie tel qu’il fonctionne dans le matérialisme historique – chez Marx et ses successeurs – n’est effectivement pas le pur envers de la science. Foucault a parfaitement raison ; la question qu’il pose du « régime de matérialité » de l’idéologie est une question réelle (matérialiste) d’une nécessité théorique urgente pour le matérialisme dialectique. On sait que l’idéologie a une consistance, une existence matérielle – notamment « institutionnelle » –, et une fonction réelle dans une formation sociale. Personne n’ignore que dans le schéma, encore descriptif, donné par Marx de la structure d’une formation sociale, l’idéologie (ou : les idéologies) figure dans la « superstructure ». La superstructure, déterminée « en dernière instance » par l’infrastructure économique, est dite avoir un « effet en retour » sur l’infrastructure. En tant que telle, l’idéologie ne peut s’évanouir du seul fait de l’apparition de la science. On comprend en quel sens Michel Foucault a raison de vouloir travailler « à un autre niveau » qu’à celui d’une épistémologie de la « rupture » :

« La rupture n’est pas pour l’archéologie la butée de ses analyses, la limite qu’elle signale de loin sans pouvoir la déterminer ni lui donner sa spécificité : la rupture, c’est le nom donné aux transformations qui portent sur le régime général d’une ou plusieurs formations discursives. » (p. 231). Déterminer l’idéologie comme « instance » de toute formation sociale, c’est en effet s’obliger à penser l’idéologie non plus seulement, en style strictement bachelardien, comme « un tissu d’erreurs tenace », ourdi dans le secret de l’imagination, comme le « magma informe » de ces « monstres théoriques » qui précèdent la science – et souvent lui survivent d’une existence pathologique –, mais c’est s’obliger à penser la constitution, le fonctionnement et la fonction de cette instance en tant qu’instance matérielle historiquement déterminée dans un tout social complexe lui-même historiquement déterminé. C’est, me semble-t-il, ce qui fait la valeur tout à fait exemplaire de l’Archéologie que de l’avoir tenté.

2. Il reste que cette tentative aboutit à un échec : les analyses « butent » sur la distinction aveugle entre pratiques discursives et pratiques non-discursives. En réalité, si ce que nous venons de dire est juste, il n’y a pas à s’en étonner : on peut montrer que par cette unique distinction Foucault voudrait résoudre trois problèmes distincts. Trois problèmes qui ne peuvent être formulés que dans les concepts du matérialisme historique. Trois problèmes dont Foucault rencontre les effets, sous forme d’embarras, faute d’avoir seulement pu les poser.

Problème n° 1 : il concerne le rapport entre une « formation idéologique » et ce que Foucault appelle « les rapports sociaux », les « fluctuations économiques », etc. Bref, ce que nous avons, à plusieurs reprises, désigné comme problème dit de « l’embrayage ». En d’autres termes : dans une formation sociale, quel type de rapports entretient l’idéologie avec l’infrastructure économique ? Question naïve, dira-t-on, à laquelle un marxiste répondra facilement par le schéma classique de l’infrastructure et de la superstructure. En vérité, la réponse pour être facile et, fondamentalement, juste n’est sans doute pas suffisante. C’est qu’elle est encore descriptive : même si elle a l’avantage inestimable de « montrer » ce qu’est l’ordre de détermination matérialiste, même si elle a une valeur polémique éprouvée contre toutes les conceptions idéalistes de l’histoire pour que ce sont les idées qui mènent le monde ; même si, pour ces raisons décisives, elle doit être résolument défendue comme un acquis théorique du marxisme, en tant qu’elle permet de tracer une ligne de démarcation entre les deux « camps » de la philosophie, entre nos adversaires et nous, on doit pourtant reconnaître qu’elle ne nous donne pas les moyens de penser le mécanisme qui lie l’idéologie en tant que système de rapports hiérarchisés produisant un effet d’assujettissement sur les « sujets » et le mode de production (au sens strict) c’est-à-dire le système constitué des rapports de production et des forces productives1, C’est justement un tel mécanisme que Foucault nous met en demeure de penser théoriquement ; par la notion d’« embrayage », il désigne le lieu d’un problème théorique urgent : passer de la théorie descriptive à la théorie tout court des rapports entre l’idéologie et l’infrastructure. Nous savons que seul le matérialisme historique peut le résoudre. Sans pouvoir apporter ici de solution, nous pouvons du moins ajouter une précision sur les termes du problème : s’il est vrai, comme l’indique le schéma classique, que c’est l’infrastructure qui est déterminante, on devra se demander : qu’est-ce qui dans le mécanisme qui règle les rapports de ces deux systèmes que sont les forces productives et les rapports de production produit la nécessité d’un système d’assujettissement idéologique ? Il faudra bien un jour répondre à cette question : le mérite de Foucault est de l’avoir « retrouvée » – quoique déplacée – et de nous en montrer mieux l’urgence.

Problème n° 2 : il concerne le statut de ces « fausses sciences » qui sont l’objet propre du travail antérieur de Foucault. Il insiste : la grammaire générale, l’histoire naturelle, etc., peuvent certainement, par récurrence, aux yeux de la science constituée, être dites « idéologiques » ; sans doute même peut-on montrer qu’il existe entre ces disciplines « idéologiques » et le système des rapports idéologiques existant dans une société donnée à un moment donné de son histoire des liens étroits. Toute l’Archéologie tend à le prouver. Toujours est-il que la « grammaire générale » ou « l’histoire naturelle » n’ont pas le même statut que l’idéologie religieuse, morale ou politique, telles qu’elles fonctionnent dans la formation sociale considérée. Indice de cette différence : ces disciplines s’attribuent – qu’on le veuille ou non – le titre de « sciences ». Bref, Foucault veut éviter une « réduction », que nous dirions volontiers « idéologiste », dans son fond mécaniste. Il propose, en fait, une distinction entre deux « formes » de l’idéologie ; tout en se gardant bien de n’y voir qu’une distinction « formelle » (les unes seraient systématisées, les autres non) mais en considérant au contraire qu’il y a entre elles une « différence de niveau ». Je propose de comprendre qu’il  désigne par là une distinction qui peut être formulée dans les concepts du matérialisme historique comme distinction entre « idéologies pratiques » et « idéologies théoriques ». Des idéologies pratiques, Althusser donnait la définition – provisoire – suivante :

nous entendons par « idéologies pratiques » des formations complexes de montages de notions-représentations-images d’une part, et de montages de comportements-conduites-attitudes-gestes d’autre part. L’ensemble fonctionne comme des normes pratiques qui gouvernent l’attitude et la prise de position concrète des hommes à l’égard des objets réels et des problèmes réels de leur existence sociale et individuelle, et de leur histoire.

Comment penser « l’articulation » de ces idéologies pratiques avec les « idéologie théoriques » ? Qu’est-ce qu’une « idéologie théorique » ? Telles sont les questions – formulées en termes matérialistes – que Foucault se pose en d’autres termes. C’est ici que la notion canonique d’archive prend tout son sens et sa portée. Il faudrait pour le montrer examiner ligne à ligne le chapitre intitulé « l’a priori historique et l’archive » (pp. 166-173). Justifiant l’emploi de la première locution, Foucault écrit : « Juxtaposés, ces deux mots font un effet un peu criant ; j’entends désigner par là un a priori qui serait non pas condition de validité pour des jugements, mais condition de réalité pour des énoncés. » D’où il suit que l’archive – pris en un sens radicalement nouveau – c’est : « d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers. » Et plus généralement : « c’est le système général de la formation et de la transformation des énoncés ».

Mais ce système général, on l’a vu, n’est pas autonome ; la loi de son fonctionnement est elle-même contrainte par un autre type de « régularité », celle des pratiques non discursives. Nous dirons que la formation des objets des idéologies théoriques subit les contraintes des idéologies pratiques. Plus précisément, nous avancerons que les idéologies pratiques assignent leurs formes et leurs limites aux idéologies théoriques. En proposant de travailler au niveau de l’archive, Foucault nous inviterait donc à penser le mécanisme qui règle ces effets ; il nous poserait ce problème : selon quel processus spécifique les idéologies pratiques interviennent-elles dans la constitution et le fonctionnement des idéologies théoriques ? ou encore comment les idéologies pratiques se « représentent »-elles dans les idéologies théoriques ? Ici encore Foucault se pose un problème réel – et urgent. La réponse qu’y apporte l’Archéologie n’est encore qu’une esquisse à re-travailler sur le terrain solide du matérialisme historique.

Problème n° 3 : Il concerne le type de rapport qui existe entre une idéologie théorique et une science. Ici Foucault apporte beaucoup : il montre qu’on ne saurait résoudre le problème si on le pose en termes d’objets. Comparer les objets d’une idéologie théorique à ceux d’une science, c’est se condamner à la description d’une rupture qui n’explique rien. En établissant la nécessité de « passer » par la catégorie du « savoir » – telle qu’il l’a élaborée – il donne une juste position du problème. Ce problème n’est pas celui des rapports d’une science déterminée à l’idéologie théorique qui semble lui « correspondre », mais celui d’une science au système constitué des idéologies théoriques et des idéologies pratiques, tel qu’on l’a mis à jour. Or, si, comme on vient de le voir, les idéologies pratiques se « représentent » dans les idéologies théoriques en leur assignant leurs formes et limites, il faudra admettre qu’une science ne peut apparaître qu’à la faveur d’un jeu dans ce processus de limitation ; voilà pourquoi Foucault propose de substituer au terme de rupture, celui, à notre avis, plus heureux d’irruption d’une science. Cette irruption se fait dans le savoir, c’est-à-dire dans l’espace matériel où joue le système des idéologies pratiques et théoriques. C’est, selon Foucault, par ce biais qu’on doit penser l’insertion d’une science dans une formation sociale ; c’est par ce biais qu’on évite à la fois l’idéalisme pour qui la science tombe du ciel, et le mécanisme-économiste pour qui la science n’est qu’un reflet de la production.

Il est temps de montrer sur un exemple, pour conclure, comment peut fonctionner un tel type d’analyse. Prenons celui des rapports entre Marx et Ricardo. Foucault écrit ce texte saisissant :

Des concepts comme ceux de plus-value ou de baisse tendancielle du taux de profit, tels qu’on les rencontre chez Marx, peuvent être décrits à partir du système de positivité qui est déjà à l’œuvre chez Ricardo ; or ces concepts (qui sont nouveaux mais dont les règles de formation ne le sont pas) apparaissent chez Marx lui-même comme relevant d’une toute autre pratique discursive : ils y sont formés selon des lois spécifiques, ils y occupent une autre position, ils ne figurent pas dans les mêmes enchaînements : cette positivité nouvelle, ce n’est pas une transformation des analyses de Ricardo ; ce n’est pas une nouvelle économie politique ; c’est un discours dont l’instauration a eu lieu à propos de la dérivation de certains concepts économiques mais qui en retour définit les conditions dans lesquelles s’exerce le discours des économistes, et peut donc valoir comme théorie et critique de l’économie politique (p. 230).

Le meilleur commentaire que l’on puisse donner de cette analyse consiste à le confronter à un passage de la Postface de la deuxième édition allemande du Capital (ES pp. 24-25) Marx y écrit :

…tant qu’elle est bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle voit dans l’ordre capitaliste non pas une phase transitoire du progrès historique, mais bien la forme absolue et définitive de la production sociale, l’économie politique ne peut rester une science qu’à condition que la lutte de classes demeure latente ou ne se manifeste que par des phénomènes isolés. Prenons l’Angleterre. La période où cette lutte n’y est pas encore développée, y est aussi la période classique de l’économie politique. Son dernier grand représentant, Ricardo, est le premier économiste qui fasse délibérément de l’antagonisme des intérêts de classe, de l’opposition entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches. Cet antagonisme, en effet inséparable de l’existence même des classes dont la société bourgeoise se compose, il le formule naïvement comme la loi naturelle, immuable de la société humaine. C’était atteindre la limite que la science bourgeoise ne franchira pas.

Ici apparaît ce qui fait l’intérêt tout à fait exceptionnel du texte de Foucault : on comprend comment les objets de Ricardo et de Marx relèvent de la même « formation discursive », comment cette idéologie théorique qu’est l’économie politique classique est déterminée dans sa constitution par un système de limites produites par les contraintes des idéologies pratiques ; on comprend par là-même l’insuffisance du point de vue épistémologiste de la rupture (ou de la coupure). Mais on voit aussi ce qui manque à l’Archéologie : un point de vue de classe. C’est bien parce que Marx se place au point de vue du prolétariat qu’il inaugure une « nouvelle pratique discursive ». En d’autres termes : les idéologies pratiques sont traversées par des contradictions de classes ; il en va de même de leurs effets dans les idéologies théoriques. Seule donc une modification dans le système des contradictions qui se constitue ainsi permet de passer de l’idéologie à la science. Ces réflexions, qui nous sont suggérées par l’Archéologie, pour rudimentaires qu’elles soient débordent l’entreprise de Foucault. Elles la débordent par nécessité et leur absence rend compte du déplacement de tous les concepts foucaldiens. De ce fait, l’Archéologie demeure elle-même une idéologie théorique. Or, d’après ce que nous venons de dire : c’est en définitive à une position de classe qu’il faut se référer pour le comprendre. On voit maintenant le sens du choix de Foucault entre le matérialisme historique et ses propres constructions : ce choix théorique est en définitif politique. Nous avons vu dans le détail les effets de ce choix : il assigne à l’Archéologie « la limite qu’elle ne pourra pas dépasser. » Que « l’archéologue » au contraire change de terrain, nul doute qu’il ne découvre beaucoup d’autres richesses. Une dernière précision : il aura cessé alors d’être « archéologue ».

 

Article paru initialement dans La Pensée, n° 152, 1970.

 

 

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  1. cf. à ce sujet l’article d’Althusser dans La Pensée, n° 151, Juin 1970. []
Dominique Lecourt