Par quoi et comment Viewpoint a commencé ? Autour de quels enjeux politiques et théoriques ?
Salar Mohandesi : Notre travail en commun a commencé avant les débuts de la revue, mais Viewpoint Magazine est né en octobre 2011, en plein mouvement Occupy. L’idée derrière cette publication était de penser, de façon assez directe, notre propre intervention dans les luttes en cours. Bien que ces luttes aient certainement nourri d’autres publications de la gauche radicale, quelque chose faisait défaut à cet espace éditorial.
D’une part, le marxisme académique qui s’était développé dans les dernières décennies constituait certes une ressource importante, mais il s’agissait d’élaborations trop éloignées institutionnellement des mouvements sociaux. Comprendre et théoriser les nouvelles luttes par la participation active nécessitait d’expérimenter de nouvelles formes d’écriture. D’autre part, si une nébuleuse de nouvelles revues radicales a bien vu le jour, pour raconter les luttes dans les lieux de travail, dans la rue, dans les salles de classe, celle-ci prenait trop de distances vis-à-vis du travail théorique. Sans espace d’invention théorique – et les mouvements suscitent et ont besoin de tels espaces – nos mots d’ordre comme nos concepts ne sont plus adaptés à la réalité historique. La gauche se contente de répéter de vieux slogans, ou reproduisent ceux de l’ordre existant en leur donnant une inflexion socialisante. Viewpoint tente de contribuer à la démarche collective qui consiste à surmonter cette lacune.
Asad Haider : J’ajouterais que nous avons l’intention de défendre une certaine forme de production théorique qui, tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, a été décrite comme « scientifique » – en dépit des connotations variées qu’a eu ce terme, nous souhaitons nous en réclamer. Il y a pour nous une différence importante entre l’écriture scientifique et le travail universitaire, tout comme il y a une grande différence entre l’enquête militante et le simple reportage. Notre objectif est de combiner ces deux dimensions : contraindre la théorie à apprendre des mouvements eux-mêmes, et qu’elle se saisisse de ces mouvements avec un intérêt stratégique très prononcé – une sorte de circulation dynamique entre la production théorique scientifique et l’enquête militante. Il s’agit-là d’une approche relativement instable et incertaine, qui nécessite de se tenir entre le langage technique propre aux analyses matérialistes, et le langage pratique des situations concrètes.
Pourquoi ce recentrage sur des problèmes stratégiques du mouvement (l’État, le rapport théorie-pratique, l’enquête ouvrière) ? Qui plus est dans un pays où le mouvement ouvrier est en crise ?
AH : Il est en réalité très important de mettre en avant la question stratégique dans le contexte des États-Unis. Sans cette préoccupation, le marxisme finit par se réduire à une défense doctrinale, contre les prétendues déviations postmodernes – ou contre tout autre cheval de Troie de la pensée bourgeoise, désigné par ces marxistes effrayés par les nouveaux courants théoriques, notamment parce qu’ils élaborent leur principes politiques à partir de concepts académiques. Le marxisme n’a jamais eu à craindre la pensée bourgeoise, et s’est même constitué à partir d’une confrontation avec les courants du XIXe siècle, guidé par une réflexion sur la période, ses luttes et ses antagonismes. Il est d’ailleurs assez ironique que ce marxisme anglophone (défensif) accuse de capitulation à la pensée bourgeoise, de déviation structuraliste, postmoderne, des théoriciens dont se sont très récemment réclamés les gouvernements de pays dans lesquels le socialisme a désormais pris racine dans la population – Althusser et Poulantzas en Grèce, Laclau en Espagne, Negri au Venezuela… Quoiqu’on pense de la pratique du socialisme dans ces pays, s’il s’agit ou non d’un modèle adapté à la situation – ceci doit être évalué par une analyse stratégique et conjoncturelle –, on ne peut nier que la théorie marxiste soit capable d’inventivité théorique. C’est en réalité le cœur de la théorie marxiste, et si la question stratégique reste au centre de nos approches, il n’y a rien à craindre de la pensée bourgeoise.
SM : Il nous semble qu’en général cette dimension stratégique est assez rare dans les productions marxistes contemporaines. J’irais jusqu’à dire que nous avons plus ou moins oublié comment penser stratégiquement – et, à mon sens, c’est fortement lié à la défaite des mouvements sociaux dans les dernières décennies. Pour cette raison, je crois qu’il ne s’agit pas seulement de « décider » d’écrire stratégiquement, comme s’il ne s’agissait que d’une question de volonté ; nous avons besoin de réapprendre à le faire, et cet apprentissage est l’une de nos tâches les plus urgentes.
Ce travail collectif de redécouverte permet de mieux cerner les thèmes de nos publications. Dans le deuxième numéro, par exemple, nous avons essayé de montrer en quoi les penseurs les plus abstraits, comme Althusser, concevaient leur travail théorique comme une intervention dans une conjoncture – aux enjeux particulièrement élevés. D’importantes questions stratégiques sont sous-jacentes à chacun de ces textes théoriques. Ces derniers sont malheureusement lus aux États-Unis de façon largement décontextualisée – ce qui permet d’oublier leurs enjeux politiques à peu de frais. Pour résumer, notre texte sur Althusser dans le numéro Theory and Practice [théorie et pratique] était là pour travailler à une forme de lecture « symptomale » de ces travaux théoriques, pour en tirer les implications stratégiques plus profondes.
Le troisième numéro, Workers’ Inquiry [enquête ouvrière], était une exploration des pratiques qui sont pour nous une méthodologie fondamentale de la pensée stratégique. Pour écrire stratégiquement, il faut s’investir dans les mouvements sociaux avec une compréhension attentive de leur projet politique implicite.
Le quatrième numéro (sur l’État) vise à mettre en lumière une question apparemment rebattue, mais en lui donnant une tournure résolument stratégique. Nous connaissons tous cette banalité selon laquelle il n’y aurait pas de théorie « marxiste » de l’État. S’il est vrai que Marx n’a jamais écrit de théorie cohérente de l’État, il y a eu de très vastes recherches sur ces questions. Le seul problème est que, ces dernières années, une grande partie de ces travaux était déconnectée des luttes et des mouvements. Cette nécessité de relier le débat sur l’État aux mouvements sociaux représente, plus que jamais, une tâche du moment. Comme nous l’avons dit dans l’introduction au numéro, alors que toutes les luttes sociales actuelles ont l’État pour enjeu, la gauche reste très confuse sur la position à tenir à cet égard.
Comment expliquer votre focale internationale, voire européenne, dans vos choix de publication d’inédits ou de republication ?
SM : Nous sommes convaincus qu’il est impossible de répondre aux enjeux du présent si l’on se retranche sur des traditions politiques ou nationales étriquées. C’est l’un des problèmes spécifiques du contexte étatsunien, déjà caractérisé par une forme de provincialisme. Il est par exemple notable qu’aucune traduction complète en anglais n’existe d’Ouvriers et capital de Mario Tronti. Les textes opéraïstes disponibles en anglais sont déconnectés les uns des autres, sont parfois incomplets, et ont été introduits au public étatsunien de façon décontextualisée. C’est ce qui explique une série d’appropriations très étranges de ces travaux. C’est une des raisons pour lesquelles nos traductions sont souvent accompagnées d’introductions détaillées, expliquant clairement les conditions de production historiques des textes, les enjeux politiques, et l’intérêt de ces textes pour les débats contemporains.
Ce dernier point est tout à fait crucial. Nous ne traduisons pas pour constituer des archives ou par nostalgie, mais parce que nous sommes convaincus que ces textes ont à voir avec des questions politiques qui nous tiennent à cœur. Il y a par exemple beaucoup à apprendre des débats en Allemagne sur l’abstraction et la forme-valeur ou sur les travaux des Italiens sur la restructuration et la décomposition politique, bien que ces expériences soient presque entièrement inconnues de la plupart des militants aux États-Unis.
Par ailleurs, il n’est pas suffisant qu’une revue marxiste fasse de la théorie marxiste ; son rôle est tout autant de revisiter de façon critique notre propre corpus théorique. Il est dès lors nécessaire d’opérer une déconstruction théorique qui problématise les hypothèses perpétuées par notre tradition, qui prenne nos cadres analytiques comme objets de recherche en tant que tels. Une des meilleures manières de faire cela, c’est de revisiter les traditions marxistes hétérodoxes qui ont elles-mêmes cherché à repenser le marxisme – on peut citer le travail des opéraïstes face au marxisme conservateur du Parti communiste italien. Mieux encore, on peut mettre en parallèle ces traditions théoriques les unes par rapport aux autres, afin d’offrir des perspectives inattendues du point de vue de la théorie marxiste dans son ensemble. C’est la raison pour laquelle nos numéros s’efforcent de rapprocher des courants théoriques qui ont habituellement été séparés. Il ne s’agit pas d’une forme d’éclectisme, mais d’une manière critique d’enrichir l’ensemble du champ théorique marxiste.
Après avoir dit tout cela, il faut reconnaître qu’au-delà de notre intérêt pour les débats internationaux, nous sommes particulièrement portés sur les courants européens. L’histoire longue des luttes en Europe exerce une certaine fascination sur la gauche aux États-Unis – nous n’avons jamais eu de mouvement ouvrier de masse comparable, de Mai 68, ou d’une longue vague de politique extraparlementaire comme en Italie. De surcroît, le marxisme est devenu une sorte de langage dominant en Europe, ce qui a renforcé un climat propice aux expérimentations théoriques révolutionnaires. Ça ne s’est jamais produit aux États-Unis où, de façon générale, la production théorique marxiste a suivi avec retard les développements théoriques auxquels on assistait en Europe.
AH : C’était aussi le point de vue de nombreux marxistes britanniques qui, dans les années 1960, se sont tournés vers le « marxisme occidental » d’Europe continentale. Cela a amené beaucoup d’aigreur par la suite à mesure que chaque pays développait sa propre orientation au sein du marxisme et que les divergences stratégiques donnaient lieu à d’importantes différences méthodologiques. Aux États-Unis, nous sommes tributaires du marxisme britannique, bien que ce legs et les débats stratégiques qui lui sont sous-jacents soient souvent méconnus, en raison des réactions défensives dont j’ai déjà pu parler. Avec Viewpoint, nous essayons, en un sens, de reconduire le déplacement par rapport à la tradition marxiste « nationale » qu’a entrepris, en son temps, la New Left Review en Grande-Bretagne, en publiant des traductions qui altèrent notre généalogie habituelle des concepts. Le caractère défensif du marxisme anglophone présente « le marxisme » comme quelque chose de donné – et quant à nous, nous considérons que c’est ce contenu qui doit être mis en question, historicisé, dont il faut développer la résilience. C’est même pour nous la condition nécessaire pour redécouvrir le contenu du marxisme américain !
SM : Exactement ! Et cela nous amène aux exceptions à cette « spécificité américaine », c’est-à-dire aux recherches marxistes créatives qui se sont développées sur notre sol. Je pense en particulier aux théories révolutionnaires de la race et du racisme, qui sont bien plus avancées que ce qu’on trouve en Europe continentale. À ce propos, il faut souligner que le renouvellement de nos outils doit commencer par revisiter les élaborations étatsuniennes. Effectivement, une grande partie de la « tradition américaine radicale » a été oubliée ou est inconnue de nombreux jeunes militants. Il est pourtant de plus en plus évident pour nous qu’il est impossible de comprendre les problèmes politiques ou stratégiques actuels sans revenir sur l’histoire de la gauche aux États-Unis, dans un esprit de réinvention critique et non sectaire. Je me permets d’annoncer à cette occasion que Viewpoint donner bientôt davantage d’espace à cette tradition américaine radicale, sans abandonner pour autant notre intérêt singulier pour le débat marxiste international.
Quel est votre point de vue sur le marxisme académique anglophone ? Est-ce que cet espace a une vraie existence aujourd’hui ? Est-ce qu’on peut penser la récente (ré)émergence de revues théoriques en anglais comme une manière de tirer ce marxisme vers sa gauche ? de le déborder ?
SM : Si par « marxisme académique », il s’agit d’évoquer le marxisme produit à l’université, alors il faut bien admettre que ce phénomène existe et constitue un problème considérable. Il est évident que la plupart de ceux qui produisent du marxisme – qu’il s’agisse de théorie, d’histoire, d’articles militants, etc. – s’appuient sur l’université. Il y a quelques conséquences à cela. En premier lieu, il y a la tendance à écrire dans un registre académique : un langage technique, difficile d’accès, et souvent déconnecté des mouvements sociaux. Il y a une réelle ambiguïté politique dans ce type de travaux. D’une part, le lien organique entre ces travaux académiques et les mouvements est relativement distendu. De nombreux auteurs prennent des positions politiques qui contredisent totalement les implications de leur travail académique ! D’autre part, dans la mesure où les universitaires sont formés à chercher des concepts à la mode ou à revenir à des schémas dont ils ont hérité – plutôt que de s’adonner à de véritables enquêtes –, ces chercheurs peuvent à la fois disposer d’une bonne « politique » et avoir des effets contraires à leurs intentions.
Dès lors, pour résumer, le premier problème du marxisme académique est qu’il est produit dans un langage qui peut se révéler dommageable politiquement. De ce point de vue, je considère que des revues radicales comme Viewpoint peuvent jouer un modeste rôle pour aider à résoudre ce problème. À partir du moment où ces revues ne sont pas seulement destinées à des universitaires, mais à un public bien plus large, elles peuvent pousser les auteurs à réfléchir à leur style d’écriture. En tant qu’éditeurs, nous faisons très attention au langage académique, en invitant les auteurs à revenir sur le sens de leur propos plutôt qu’à plaquer le concept universitaire qui les arrange. C’est évidemment compliqué pour une revue scientifique comme la nôtre, mais comme ça a déjà été précisé, il y a pour nous une différence entre l’écriture académique et scientifique, et nous pensons qu’il n’y a pas de contradiction entre écrire scientifiquement et à l’adresse d’un public plus large.
En deuxième lieu, les universitaires ont eu tendance à devenir des entrepreneurs. Il y a une incitation à publier, aller à des colloques, réseauter, faire sa promotion, distribuer des cartes de visite – pour le dire succinctement, devenir célèbre. Ce genre de comportement a aussi contaminé les universitaires marxistes. Ils et elles contribuent à des revues pour ajouter une ligne sur leur CV, pour étendre leur lectorat, être connu et reconnu. Effectivement, le travail de recherche passe au second plan par rapport aux logiques de carrière – c’est a fortiori vrai pour la politique. Et cela produit de la mauvaise recherche marxiste ! Cette mentalité a eu des effets désastreux. Le marxisme est devenu, aux États-Unis, une sorte de business. On y observe la montée des marxistes professionnels.
Je déteste le dire, mais je pense vraiment que les revues peuvent faire empirer la chose quand elles tendent à encourager le comportement entrepreneurial. Elles nourrissent ainsi le besoin de célébrité, elle poussent les auteurs à prioriser la quantité sur la qualité et, quand elles sont faites pour un plus grand public, elles permettent aux auteurs de sacrifier la rigueur à l’accessibilité. En d’autres termes, les revues peuvent être débordées par cette logique quantitative – il nous faut tant d’articles par mois, il nous faut tant de clics par article, il nous faut tant d’abonnés à la fin de chaque année. Et c’est là la raison pour laquelle il nous faut garder une certaine vigilance, car cette culture entrepreneuriale est, en dernière analyse, et comme la technologie, loin d’être neutre.
Le troisième problème est que, à l’exception majeure de l’université en tant que telle, le marxisme académique est aujourd’hui physiquement séparé du reste du monde du travail. Dans les années 1970, par exemple, cette difficulté était surmontée à la porte des usines. C’était là que les universitaires pouvaient apprendre des travailleurs, les aider à écrire des tracts, construire des comités, organiser des actions. C’était un enjeu crucial pour les intellectuels car cela leur permettait de se lier aux mouvements, de mener des enquêtes, de tester leurs théories dans les luttes ouvrières – seules ces dernières sont à mêmes de vérifier ou d’informer des théories, on ne peut pas en dire autant des likes sur Facebook. Aujourd’hui, ce qu’on appelait les « portes des usines » a disparu.
En dernière analyse, c’est un problème structurel. Le capitalisme a changé, comme la composition sociale du prolétariat, et il nous faut encore trouver des formes appropriées d’organisation politique. Les revues radicales jouent un rôle là-dedans, mais il n’est pas certain qu’un article de blog produise les mêmes effets qu’un tract écrit collectivement et mis en circulation dans les usines FIAT dans les années 1960.
Du point de vue d’une revue théorique marxiste, dans un contexte anglophone, comment parler de race et de féminisme, c’est-à-dire : comment en parler en évitant les identity politics et les anti-oppression politics très importantes dans la gauche américaine, qui présentent l’aporie d’être à la fois extrêmement focalisées sur les rapports interindividuels (et très maximalistes dans ce domaine) et complètement indéterminés politiquement ?
AH : Vous posez une question très difficile pour des marxistes étatsuniens. Quand j’étais un peu plus jeune, j’ai fait la découverte du marxisme en lisant simultanément le Manifeste communiste et les mémoires de Huey P. Newton, tous deux aussi importants de mon point de vue, en tant qu’immigré de la deuxième génération, pour faire du marxisme un outillage approprié à l’étude de la société américaine. Et en effet, la lutte contre le racisme a constamment joué un rôle crucial dans les combats liés à l’histoire du marxisme aux États-Unis, qu’il s’agisse des contributions des membres noirs du Parti communiste jusqu’à la radicalisation de grande échelle rendue possible par le tournant marxiste-léniniste du black power – amenant dans son sillage vers le marxisme une large partie de la nouvelle gauche (une histoire sur laquelle il reste sans doute beaucoup à écrire). Bien entendu, dans toute son histoire le marxisme s’est vu concurrencé par d’autres théories (bourgeoises) de l’identité. Le premières polémiques des communistes noirs étaient dirigées contre l’idéologie de la race, promue par le réformisme de la bourgeoisie noire, qu’il s’agisse de versions libérales ou séparatistes de ces visions. Le black power avait un rapport ambigu à cela. Ce mouvement a représenté une innovation stratégique, rompant avec la problématique des droits civiques – mais il faut bien dire que les rapports entre nationalisme noir et communisme sur le plan théorique est resté ambivalent. C’est probablement cette incertitude qui a été exploitée par l’idéologie réactionnaire des identity politics qui neutralisent cette subversion interne du marxisme qu’on été les luttes anticoloniales et antiracistes.
Malheureusement, les polémiques menées par les marxistes contre les « politiques identitaires » se résument souvent à des débats théologiques et sur un plan « éthique » à propos de la prépondérance de la race ou de la classe, sur l’existence d’une nature humaine qui transcenderait les différences, sur la possibilité de fonder toutes les formes d’injustice sur la base des rapports de production. De telles réactions ne sont le plus souvent que de la chicane académique, qui semble plutôt appréciée des deux côtés de la polémique. La stupidité des débats reste pour autant inexcusable tant que le racisme et l’exploitation demeurent des forces matérielles et engendrent encore la ségrégation, l’appauvrissement de quartiers entiers, l’incarcération d’êtres humains à une échelle de masse, ou tant que ces forces matérielles tuent des enfants.
Pourquoi, malgré l’urgence de la situation, sommes-nous toujours piégés par ces discussions sans intérêt ? Il faut commencer par dire que les identity politics constituent un discours extrêmement technique et académique, difficile à étudier étant donné son incohérence. Son jargon a réussi à sortir des frontières de l’université précisément à cause des implications individuelles dont vous avez parlé : c’est une doctrine basée sur la mobilité sociale, dont on peut comprendre l’attrait du côté d’une population élitaire au sein des subalternes, mobilisant ces idées contre les discriminations bien réelles qu’ils et elles subissent en cherchant à monter dans l’échelle sociale. J’ai bien entendu fait toute ma vie l’expérience de ce genre de discriminations et n’ai aucune envie de les relativiser. Cependant, une grande partie de ceux qui se réclament de l’héritage des Black Panthers sont totalement indifférents (voire sont opposés) à l’émergence de mouvements de masse qui attaquent le racisme à sa racine. Il s’agit donc en un sens d’une appropriation opportuniste des Panthers, mais c’est aussi le fruit des ambiguïtés des mouvements passés.
À la différence de l’attitude à avoir vis-à-vis des développements dans la théorie sociale bourgeoise, les marxistes n’ont pas grand chose à apprendre des identity politics qui vont rarement au-delà de la posture « morale ». Ces courants sont essentiellement une neutralisation des mouvements de masse de lutte contre le racisme. Ils ne sont pas simplement non marxistes, mais correspondent au fond à l’idéologie de l’ennemi de classe. Les identity politics ayant pour horizon et base matérielle la réussite individuelle, elles visent finalement à contenir et désamorcer les mouvements qui seraient à même d’éliminer les racines systémiques du racisme – à partir du moment où une telle démarche donnerait le pouvoir aux masses dans leur ensemble et non à une élite intellectuelle.
Au-delà de ces considérations, notre méthode reste la même. Nous considérons qu’une théorie du racisme nécessite d’abord d’étudier les mouvements de masse antiracistes, leur histoire, les forces et les limites qui caractérisent leur production théorique. Comme je l’ai déjà expliqué – et toute personne ayant une connaissance historique superficielle en conviendra –, ces mouvements de masse ont toujours eu parmi eux des marxistes, qui ont été amenés à jouer un rôle de cadre ou de théoricien. Il faut revisiter cette histoire avec ouverture et créativité, et ne pas abandonner le précieux héritage des luttes antiracistes à l’élite subalterne qu’on connaît aujourd’hui. Sous cet aspect, le marxisme étatsunien est digne d’intérêt pour quiconque (quel que soit son contexte géographique) cherche à formuler une théorie du racisme, et comme l’a dit Salar nous en traiterons prochainement au sein de Viewpoint.
Un important manque au sein des approches marxistes aux États-Unis concerne la question migratoire. Malgré le rôle essentiel des immigrés (majoritairement latino-américains) dans la classe ouvrière étatsunienne, nous sommes en retard sur le marxisme européen dans notre prise en compte des migrations en tant que question théorique. Cet enjeu n’est pas réductible à la « race ». Il nous faut travailler cette question de manière approfondie.
Je n’ai pas encore parlé de féminisme car c’est une autre affaire. L’une des distorsions des identity politics contemporaines est d’ailleurs justement de proposer cette formulation « race et genre » comme s’il s’agissait de deux attributs d’une même substance (« l’identité ») !
Les relations du féminisme à la pensée révolutionnaire, et sa cooptation dans le féminisme bourgeois, constituent une histoire autonome et singulière qui doit être étudiée dans ses propres termes. Pour nous, les productions féministes au sein de l’opéraïsme italien sont universellement utiles pour développer une compréhension actuelle du marxisme. Ce n’est pas une élaboration secondaire mais l’un des aspects principaux d’une théorie des formations de la classe ouvrière.
Il est d’ailleurs manifeste que la gauche radicale a de sérieux problèmes du côté du genre, ce que la récente crise au sein du Socialist Worker’s Party britannique a encore une fois prouvé de façon irrévocable. Les marxistes continueront à avoir des difficultés à résister au féminisme bourgeois tant qu’ils seronts représentés par des sexistes. Ces tendances inexcusables ne peuvent être combattues que par la direction concrète et théorique du travail politique par des féministes révolutionnaires.
Quel est le rôle de l’université et, plus généralement, de la jeunesse scolarisé dans la composition de classe d’aujourd’hui ? Est-ce que les espaces intellectuels peuvent participer d’une nouvelle figure sociale et militante selon vous ?
SM : Les universités sont devenu un lieu incontournable de la reproduction élargie du capitalisme aux États-Unis. Si l’on prend, par exemple, l’Université de Pennsylvanie où je travaille : avec plus de 20 000 employés et plus de 11 000 doctorants et étudiants professionnalisés, lesquels ont pour la plupart des missions d’enseignement, c’est le plus grand employeur de la ville de Philadelphie. Cette « entreprise » dispose d’un budget de 7,7 milliards de dollar par an, c’est-à-dire plus que dix budgets d’États américains. Les frais d’inscription sont environ de 50 000 dollar par an, sans parler du fait que l’université ne paie pas de taxe foncière auprès de la ville, laquelle fait partie des plus pauvres des États-Unis. Avec une telle concentration de pouvoir, de richesse et de travail, il y a là un potentiel politique considérable.
En outre, les universités sont de plus en plus dirigées comme des entreprises, avec des branches administratives qui s’étendent presque aussi rapidement que la prolétarisation des enseignants. Et en effet, la conséquence immédiate de cette transformation des universités, c’est la constitution d’une population gigantesque de travailleurs très précaires. Plus de 75 % des enseignants des universités américaines sont des employés « complémentaires » ou « contingents ». Certains gagnent moins que des vigiles, d’autres ont besoin de coupons alimentaires. Il y a même des doctorants qui dorment dans des abris pour SDF.
Dans ce contexte, il y a désormais une forte tendance à la syndicalisation des étudiants et des précaires. Et je ne pense pas trop m’avancer en disant que les travailleurs précaires de l’université sont en passe de devenir le secteur du mouvement ouvrier américain le plus dynamique et ayant l’expansion la plus rapide. En ce sens, leur auto-organisation de plus en plus fréquente constitue un tournant majeur dans la composition de classe du prolétariat aux États-Unis.
Mais cette configuration pose également de considérables défis. En premier lieu, les universités restent très hétérogènes : des universités prestigieuses de l’Ivy League aux universités par internet, des petits community colleges aux écoles publiques de masse. Deuxièmement, il est de plus en plus nécessaire à mon avis de s’organiser au-delà des travailleurs académiques précaires. Il faut commencer à réfléchir à la façon de rapprocher tous les travailleurs de l’université dans un front commun – les bibliothécaires, les agents de sécurité, les cuisiniers de fast food et même ceux qui travaillent près du campus mais ne sont pas formellement liés à l’université, comme les salariés des librairies indépendantes qui fournissent les étudiants de l’université. La difficulté est bien entendu que l’université, par sa logique, sa structure, et même son architecture, est faite pour séparer les gens, pour atomiser cette immense population d’employés. Nous ne faisons pas le même travail, nous avons des besoins différents. Pour mener la moindre lutte à l’université, il nous faut articuler ces divers combats. Enfin, nous sommes confrontés au danger de rester prisonniers dans l’université. L’université peut être un lieu politiquement explosif, mais les luttes sont le plus souvent maintenues (et contenues) entre ses murs. C’est un problème majeur quand on s’intéresse aux universités comme Upenn qui sont localisées dans d’immenses villes. Le défi est de lier les luttes menées à l’université à ce qui se passe en dehors.
Entretien mené et traduit de l’anglais par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem.