Parler de transition, en ces temps d’émeutes qui sont également des temps de stagnation, de réaction, de contre-révolutions-sans-révolutions, est presque une affaire de mauvais goût, un peu comme, pour reprendre la vieille expression situationniste, parler avec des cadavres dans la bouche. Non seulement la discussion paraît déplacée, dans l’espace et le temps, étant donné le rapport de forces global, mais toutes les principales variantes de ce que l’on pourrait appeler une « orientation communiste » dans la pensée politique semblent fondées sur le rejet de la transition ; un rejet valant pour tous les éléments qui composent ce concept.
Le temps de la transition, compris en termes d’étapes se succédant de façon linéaire. L’espace de la transition, qu’il s’agisse d’une commune, d’un État, d’une enclave ou d’une zone. La forme politique et la subjectivité de la transition, incarnées par le parti et les institutions afférentes. À la négation, ou la déclaration d’obsolescence de ces éléments, s’ajoute un rejet plus large de la philosophie « progressiste » de l’histoire qui sous-tend l’image classique de la transition, établissant une analogie entre institution et destitution du capitalisme, révolution bourgeoise et révolution prolétarienne.
Il serait relativement aisé, quoique futile peut-être, de plonger dans le désordre des archives des révolutions réelles, pour montrer comment ce stéréotype héroïque de la transition fut ouvertement dénoncé par ses partisans supposés, pour ses liens trop ténus avec la pratique révolutionnaire réelle. Ironie de l’histoire, dans certaines niches exiguës de l’extrême-gauche, on astique encore les idoles de Lénine pour mieux ignorer comment la pratique politique a rompu, en diverses circonstances, avec presque tous les éléments de la logique linéaire de la transition – en sautant des étapes réputées nécessaires, en reconnaissant la disparition sociologique de la classe ouvrière qu’elle devait représenter, en rétablissant partiellement le capitalisme après l’avoir démantelé de façon accélérée dans le communisme de guerre, et ainsi de suite.
Je n’ai pas l’intention de m’étendre plus longtemps sur les exemples de transitions dans l’histoire, mais cette dernière remarque tend vers une importante vérité dialectique, concernant la transition en particulier, et la modernité politique en général : la force symbolique de la transition linéaire fut le pendant du caractère inégal et désynchronisé de toutes les expériences révolutionnaires du vingtième siècle. On pourrait affirmer que la modernité révolutionnaire du vingtième siècle fut sur-déterminée par la persistance de modes de production non-capitalistes, et d’une paysannerie non-capitaliste, qui semblaient pourtant n’être que l’ombre tenace de cette modernité. Ces révolutions furent toutes des révolutions « contre Le Capital », selon l’expression du jeune Gramsci. Voilà le fond de vérité dans l’interprétation cynique des révolutions comme ruses de la modernisation capitaliste, et du communisme (pour reprendre la plaisanterie est-européenne) comme plus long chemin du capitalisme au capitalisme, avec la Chine contemporaine comme plus vaste confirmation de la chute de la plaisanterie.
Réciproquement, ce que certains ont pris pour la base d’une véritable révolution, la subsomption réelle de la vie par le capital, la disparition de tout en-dehors et de tout décalage, se révèle en fait comme la Méduse de la révolution. Henri Lefebvre l’exprime ainsi, dans La Production de l’espace : « L’espace qui contient les conditions [d’une vie autre] coïncide avec celui qui interdit ce qu’elles permettent. » Il semble que la transition était à l’ordre du jour lorsque les conditions n’en étaient pas réunies, et qu’elle n’y est plus dans des situations où le capital a saturé nos mondes vécus par le rapport social qu’il constitue, en faisant disparaître les autres modes de production. Passons sur l’ironie de cette situation, qui est loin d’être une découverte récente : y a-t-il des raisons de retenir l’idée de transition ?
La réponse que je propose est l’affirmative. Malgré la saturation, l’ossification et la perversion du schéma classique du 20e siècle, que recouvre souvent l’appellation trompeuse de « léninisme », si la transition sans communisme est vide, le communisme sans transition est aveugle. Même si nous abandonnons (et il le faut) la conviction que l’histoire entraîne avec elle, fût-ce en secret, et jusque dans ses pires moments, toutes les recettes de la transformation – que l’acte de saisir et d’accélérer les tendances du présent a des vertus salvatrices – nous ne pouvons pas ne pas chercher à articuler les mutations en cours dans les formes sociales du capitalisme avec des tactiques et des stratégies pour surmonter ce dernier ; du moins, dans la mesure où nous voulons encore donner un contenu pratique à nos idées du communisme. Pourtant, si le capitalisme ne porte pas en lui le communisme à naître, et si nous ne pouvons nous contenter d’indiquer la forme politique qui pourrait présider au passage progressif de l’un à l’autre dans un mouvement d’expansion d’un territoire libéré à un autre, comment pouvons-nous nous représenter la transition ?
Nous ne pouvons pas le faire sous la forme d’un programme facile à résumer et uniformément applicable – bien que cela puisse être nécessaire localement, ce n’est certainement pas la prérogative de la théorie. Aujourd’hui, la transition n’est pas un programme. C’est un problème. Je l’entends à la fois au sens négatif – la transition comme point aveugle ou « mauvais objet » de la radicalité contemporaine – et en un sens positif – la théorie étant avant tout une tâche de problématisation, de définition de problèmes dont les résolutions sont une affaire d’activité pratique et collective. Dès lors, pour esquisser le problème de la transition, et pour entreprendre de réfléchir aux moyens de dépasser le traitement de la transition comme talisman d’un dogmatisme ou comme objet d’une phobie, je veux identifier sans les classer quatre thèmes, quatre mots-clés d’un lexique contemporain de la transition – lexique qui demeure encore imaginaire et que nous pourrions également appeler lexique pour une politique en mode dialectique.
Premièrement, la tragédie. L’une des principales opérations qui permettent de déclarer close – même et surtout pour la gauche – la question de la transition, de la transformation orientée et généralisée, d’une émancipation qui soit autre chose qu’une résistance ou une apocalypse, est l’appel à accepter notre sort dans ce qu’il a de plus tragique, généralement formulé au nom des leçons de la défaite et de l’immuable fait de la finitude. Je propose de ne pas rejeter la tragédie, mais de l’assumer au contraire comme élément dans lequel projeter notre pensée de la politique et du communisme : penser à travers la tragédie comme forme expérientielle, narrative et politique, peut nous permettre de rompre avec une lecture défaitiste et déflationniste de notre sinistre présent, sans nous condamner à un optimisme superficiel. Le tragique en tant que forme politique moderne – comme le montre sa place dans les écrits de C.L.R. James sur la révolution et la décolonisation haïtienne comme dans ceux de W.E.B. Du Bois sur la Black Reconstruction – émerge de réflexions sur la trajectoire des idées politiques anti-systémiques dans un monde capitaliste dont les forces motrices sont la crise et le développement inégal, dans lequel la pureté subjective ou la volonté collective ne suffisent pas à assurer la victoire. Le sujet politique de la transition doit retourner contre lui-même l’appareil qui assure sa sujétion, tout en sachant bien que le moment de l’émancipation peut être transmué en médiateur éphémère de l’auto-ajustement du système, mais également que la rébellion sans perspective de transition est trop facile à transformer en démonstration concrète de sa futilité (par ses adversaires) ou en esthétique de la défaite (par ses partisans). Dans son remarquable ouvrage Modern Tragedy, Raymond Williams nous rappelait que la perspective tragique envisage la révolution comme une longue transition, plongée et prise dans les héritages et les contradictions de la société capitaliste qu’elle cherche résolument à nier. La tragédie se situe à la fois dans la nature de la société contemporaine et dans le déroulement de tout processus de démantèlement, de réorganisation et de fondation :
Une société dans laquelle la révolution est nécessaire est une société dans laquelle l’incorporation de tous ses membres, en tant qu’êtres humains entiers, est impossible en pratique sans changement fondamental dans la forme de ses rapports sociaux – [c’est pourquoi l’action révolutionnaire doit encourager] le changement dans la forme de l’activité d’une société, dans sa structure relationnelle et émotionnelle la plus profonde.
Deuxièmement, le travail mort. L’une des plus saisissantes représentations de la transition comme tragédie se trouve dans le scénario non réalisé écrit par Sartre, L’engrenage, qui montre – d’une façon qui n’a été vraiment théorisée que dans la Critique de la raison dialectique – la contre-finalité de la révolution, lorsqu’une révolution dans une puissance pétrolière sous domination extérieure voit l’action collective aussi bien qu’individuelle se retourner contre elle-même, sous l’emprise de la pratico-inertie, de la matérialité d’un ordre impérial à base carbonique. Hanté par la crise du couple travail/énergie (Caffentzis) et l’installation de l’anthropocène, aussi bien que par le gigantisme du capital fixe qui l’accompagne et par le déploiement planétaire de ce que Lefebvre avait pressenti et qu’on pourrait nommer État logistique, tout projet politique contemporain se trouve subjugué par l’écrasante disproportion entre l’échelle de l’action collective et de l’expérience humaine, d’un côté, et les conditions matérielles de la reproduction sociale, de l’autre. Cette condition, qui fonctionne comme une sorte d’inconscient social et économique paralysant, est pour moi la principale raison – dépassons le vieux soupçon porté sur les réformismes moribonds et compromis – de la tendance de la radicalité contemporaine à s’intéresser à l’événement, à la perturbation, à l’interruption, comme autant de moments décisifs, ou du moins de catalyseurs, de toute transformation révolutionnaire. L’échelle proprement écrasante des flux matériels et énergétiques dans le contexte d’un marché mondial, ainsi que la dimension destructrice de cette « méga-machine », jouent un grand rôle dans le scepticisme courant à l’encontre de la transition. Les apparences suggèrent qu’il faudrait d’abord que la mobilisation de tout et de tous soit interrompue, pour qu’ensuite la véritable tâche d’émancipation puisse commencer.
Le troisième terme est la reproduction. La reproduction sociale, dans ses supports matériels et dans ses formes sociales, se trouve au centre de l’orbite des problèmes critiques de la transition. Si certains dispositifs d’abstraction et d’exploitation – de l’usine à l’argent, en passant par l’armée et les banques – font partie intégrante de la reproduction des rapports sociaux capitalistes mais aussi des vies qui en sont radicalement dépendantes, qu’arrive-t-il à la reproduction sociale dans la transition ? Il semble que nous nous trouvions ici face à une (tragique ?) antinomie : maintenir la continuité de la reproduction sociale risque de perpétuer les formations sociales qu’un processus anticapitaliste cherche précisément à décomposer (ou comment utiliser l’État pour abolir l’État, l’argent pour abolir l’argent, etc.). La fin catastrophique de la reproduction sociale risque d’être simplement une catastrophe. Derrière ses masques, le capitalisme se fait constamment ventriloque : « Sans moi, tu mourras de faim ». Déclencher des famines et chercher à les éviter, tel semble être le destin historique des révolutions. La plupart des théories et des expériences de la transition qui n’ont pas à leur disposition l’optimisme des réformismes socialistes à l’égard de l’histoire, semblent bien dépendre d’une rupture radicale, mais il s’agit souvent d’une rupture dans les dimensions idéologiques et politiques de la reproduction, pas toujours dans ses dimensions sociales et matérielles – précisément celles qui ne sont pas affectées par les récentes « révolutions ».
En joignant ces trois termes, on peut mesurer que la tragédie de la transition est bien plus qu’une question de violence, ou d’introjection partielle des instruments de l’ennemi, ou même d’influence, dans l’émergence du sujet de la transition, du monde qu’il désire quitter (même si elle est tout cela également). Le problème n’est pas simplement que ceux qui ont ignoré cette dimension tragique étaient de grands naïfs, ou des rêveurs. La forme tragique de la transition est profondément incorporée dans ce problème des formes et de la continuité de la reproduction sociale, et des vastes structures hiérarchisées de travail mort, ces appareils de domination dont la vie humaine est radicalement dépendante sous le capitalisme. Voilà la leçon de L’engrenage.
Mais s’agissant de reproduction, cette thèse serait purement spéculative et indéfendable, comme le meilleur du féminisme marxiste l’a montré, si elle traitait ce problème comme absolument interne au capital, conçu comme une sorte de Moloch autopoïétique et imperméable. Quand bien même toute vie humaine serait forcée de prendre des formes capitalistes, l’idée d’une subsomption totale est exagérément dystopique et métaphysique. En effet, le capitalisme combine des structures de dépendance radicale avec – surtout dans les crises – l’abandon de la reproduction sociale à des circuits, des lieux et des labeurs situés hors de l’accumulation, au-delà de l’État.
D’où mon quatrième et dernier terme, le double pouvoir. Un point d’appui possible pour commencer à penser la transition concrètement serait de prendre en considération le phénomène crucial de ce que l’on pourrait appeler une sorte de double biopouvoir – c’est à dire la tentative collective de s’approprier politiquement des aspects de la reproduction sociale que l’État et le capital ont abandonnés ou rendus insupportablement excluants, qu’il s’agisse de logement ou de médecine par exemple. Ces aspects – qui sont aussi, d’ailleurs, des sites privilégiés pour toute réforme non-réformiste que l’on pourrait proposer à l’heure actuelle – sont les principales bases sur lesquelles s’organisent les mouvements populaires qui obtiennent des succès aujourd’hui, que ce soit sous le signe du progrès ou de la réaction. Ce sont également les pivots d’une pensée du démantèlement des formations sociales et rapports sociaux capitalistes qui ne prenne pas pour préalable une rupture politique dans les opérations de pouvoir, qui n’attende pas « le jour d’après », la prise ou l’« évaporation » de l’appareil répressif. Alors qu’on pourrait en faire une lecture modeste, en termes d’amélioration de la vie quotidienne, je pense que les expériences – violemment réprimées – des Black Panthers dans le domaine de la santé en direction du « lumpen » noir (cette terminologie était la leur) en sont un exemple, et leur conception de l’auto-défense n’a pas perdu sa pertinence dans notre temps. À mesure que nous commençons à voir des « dualités » spatiales et temporelles dans le domaine de la reproduction sociale, et la formation de collectivités à travers ces dualités, dans la grande irrégularité temporelle et spatiale de la crise, nous pouvons également commencer à nous demander lesquelles de ces expériences peuvent être propagées ou élevées à une échelle supérieure – pas dans le fantasme de la sécession, ni dans l’illusion que le post-capitalisme soit réellement possible dès maintenant, mais comme autant de façons d’enraciner le besoin de défaire les relations capitalistes dans l’expérience réelle (quoique partielle), dans le but de limiter les pouvoirs du capitalisme et de donner une nouvelle utilité à son (à notre) travail mort. Le réalisme d’une conception « tragique » de la transition sera alors indispensable, surtout lorsque l’affirmation d’un modèle différent de reproduction sociale se confrontera, sous des formes explicitement politiques, à la nécessité pour le capitalisme de se reproduire.
Traduit de l’anglais par Mathieu Bonzom