« L’héritage culturel n’est acceptable qu’à la condition d’être la somme de la pensée universelle »
André Breton
Entretiens
« Que ces os soient les sifflets de la révolution »
Benjamin Peret
Peau de tigre
La fin du XIXe siècle fut marquée par des transformations radicales du fonctionnement du capitalisme. Il revint à John A. Hobson, un économiste proche du socialisme libéral, d’en donner le premier une interprétation synthétique dans son ouvrage Imperialism: A Study (1902), qui distingue soigneusement l’impérialisme moderne des anciens empires. Les marxistes développèrent, sur des chemins parfois parallèles, leurs propres analyses de cette nouvelle période historique.
Cette « première mondialisation », ainsi que l’a qualifiée l’historien économiste P. Bairoch, a été induite par une augmentation des flux de marchandises, et plus encore par un développement considérable des exportations de capital-argent, investi dans des opérations industrielles – donnant naissance aux entreprises multinationales – ainsi que sous forme de prêts aux États dépendants. La comparaison entre le comportement de la France et celui de la Grande-Bretagne, qui réalisaient la plus grande partie des exportations de capitaux (respectivement, 20 % et 42 % du total en 1913, loin devant l’Allemagne, 13 %), renseigne sur les physionomies nationales de l’impérialisme. En effet, les exportations de capitaux de la France, qui se sont considérablement accélérées à partir des années 1890, exhibent des caractéristiques différentes de celles de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne. La préférence y est nettement donnée aux prêts plutôt qu’aux investissements directs dans la production. De plus, ils sont pour une large partie dirigés vers des pays peu développés, comme la Russie (27,03 %), l’Empire ottoman et les pays balkaniques, très loin devant d’autres régions, telles que les États-Unis et les autres pays à fort dynamisme industriel.
En France, cet attrait pour la rente est ancien. La classe des rentiers s’est consolidée sous l’Ancien Régime grâce aux prêts octroyés aux souverains pour leurs activités somptuaires et les guerres, puis sous la monarchie de Juillet et le Second Empire, compte tenu de la nécessité de financer les dépenses militaires et les guerres. À partir de la fin du xixe siècle, le déclin relatif des émissions d’emprunts par l’État incita les épargnants français à investir dans des emprunts d’État étrangers, considérés comme sûrs et rentables, ce qui dynamisa le compartiment étranger de la Bourse de Paris. Les travaux de Jean Bouvier le montrent, les banques françaises tirèrent des profits considérables du montage de ces prêts aux États étrangers et se montrèrent frileuses dans leur politique de prêts à l’industrie. L’écart de développement industriel avec l’Angleterre s’accrut régulièrement, et alors que l’industrie allemande était en 1860 d’une dimension inférieure de plus de moitié à celle de l’industrie française en 1860, en 1913 elle était devenue deux fois et demie plus importante. En 1917, l’historien P. Mantoux notait que non seulement dans la chimie et la métallurgie, mais également dans ce qu’on appelait les « articles parisiens » (articles de luxe, mais aussi jouets, articles de quincaillerie, etc.), la France avait un déficit commercial béant.
La consolidation des groupes sociaux vivant alors de la rente doit être mise en relation avec la faible tradition entrepreneuriale des élites françaises. Les rentiers français n’hésitaient pas à privilégier les placements à l’étranger plutôt que l’investissement industriel en France : les actifs étrangers représentaient au seuil de la première guerre mondiale 21,5 % du patrimoine financier des ménages les plus riches1.
Les prêts gouvernementaux massivement accordés par la France étaient généralement utilisés par les pays emprunteurs pour financer le développement de chemins de fer, mais plus fréquemment pour engager des dépenses improductives, parmi lesquelles l’achat de matériel militaire tenait une part essentielle. Les prêts massifs à l’État russe revinrent sous forme d’intérêts, mais aussi d’importantes commandes d’armes aux groupes français. Le même processus joua avec la Turquie, la Grèce et la Serbie. Une bonne partie des crédits consentis à ces pays par des consortiums organisés par les banques françaises servit à la veille de la guerre mondiale à commander six destroyers et deux sous-marins construits par la société Le Creusot.
L’exportation de capitaux, qui relaie sans les entraver les exportations de marchandises, n’est pas le seul trait distinctif de l’impérialisme. La « main invisible du marché », qui était censée produire la concurrence optimale, engendre son contraire, la tendance à la formation de grandes entreprises – des monopoles au sens de grands groupes dominants – qui se partagent les marchés mondiaux à l’aide de cartels et d’autres formes plus discrètes d’entente mondiale. Ensuite, ces grandes entreprises prennent la forme de sociétés par actions, marquant le contrôle de la bourse sur les activités industrielles. Hilferding théorisa cette évolution en soulignant l’émergence du capital financier, « fusion du capital industriel et du capital bancaire sous le contrôle des banques2 ». Sa définition centrée sur la banque a conduit une majorité de marxistes à rejeter le concept de capital financier, qu’ils jugent obsolète en raison de la domination actuelle des marchés financiers. C’est sans doute une manière de « jeter l’enfant avec l’eau du bain » car la domination écrasante de la finance contemporaine rend au contraire plus nécessaire encore une réflexion – certes critique – sur le concept de capital financier et sa pertinence contemporaine3.
La période de l’impérialisme fut aussi celle du partage du monde entre quelques grandes puissances, et en particulier, mais pas seulement, sous forme de colonisation (cf. Encadré 1). En 1900, 90 % de l’Afrique, 99 % de la Polynésie, 56 % de l’Asie et 27 % de l’Amérique appartenaient aux grandes puissances européennes et aux États-Unis. La conquête du monde reflétait déjà les tendances du capital à déborder de ses frontières nationales. Cependant, son partage, qui était tout sauf consensuel, aiguisait les rivalités interétatiques qui débouchèrent sur la guerre mondiale.
Parmi les définitions de l’impérialisme qui ont été proposées, celle de R. Luxemburg, selon laquelle « l’impérialisme, c’est l’expression politique de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux », retient l’attention. Elle insiste en effet sur l’interaction entre, d’une part, la dynamique internationale du capital – dès les années 1840, Marx et Engels avaient noté que « le marché mondial est contenu dans la notion même de capital » – et, d’autre part, l’organisation géopolitique mondiale. Cette méthode permet à Luxemburg de s’intéresser au rôle du militarisme, qui est un moyen de conquérir des territoires et des marchés, mais « fournit également au capital un champ -d’accumulation privilégié » pour le capital en quête de profits4. Bien que cette analyse soit critiquée par certains marxistes, parce que fondée sur une interprétation « sous-consommationniste » des crises capitalistes, elle demeure un travail pionnier, anticipant sur les débats qui eurent lieu après la Seconde Guerre mondiale autour du « keynésianisme militaire » et le rôle des dépenses militaires dans la forte croissance économique des pays développés.
Cette interaction entre la dynamique du capital et l’organisation géopolitique – ce qu’on peut appeler le système interétatique – constitue une problématique centrale de cet ouvrage. Certes, l’État avait déjà joué en Europe un rôle déterminant, d’abord dans les phases initiales d’expansion du capitalisme, puis au moment de la révolution industrielle. En France, la bourgeoisie, effrayée par les forces populaires qu’elle avait déclenchées dans son combat contre l’absolutisme royal, particulièrement entre 1789 et 1793, s’en était remise une nouvelle fois à l’État, de forme royaliste (Louis-Philippe, 1830-1848) puis bonapartiste (Second Empire, 1852-1870) pour défendre ses intérêts économiques et se protéger contre le mouvement ouvrier. Pour ces raisons, les relations entre les classes dominantes et les institutions étatiques y étaient plus fortes que dans les autres pays européens.
L’impérialisme moderne donna néanmoins à cette interaction entre le capital et « son » État national une importance accrue. La nouvelle période historique combinait en effet à l’échelle mondiale les effets ravageurs de la concurrence intercapitaliste et le choc explosif des rivalités politiques. Elle ne produisit donc pas seulement le marché mondial, mais également les guerres interétatiques. Les dernières décennies du xixe siècle furent rythmées par les conflits armés, qui avaient pour objectif l’annexion pure et simple de nouveaux territoires par la Grande-Bretagne et la France, et secondairement par l’Allemagne. Prendre le contrôle de territoires et de ressources stratégiques était un objectif majeur. Les conflits entre pays européens se multiplient également, soit de façon directe – sur ce plan, la guerre franco-allemande de 1870 est emblématique, mais la guerre Russie-Japon de 1905 eut des conséquences tout aussi importantes –, soit de façon indirecte (en particulier dans les Balkans).
L’enracinement du militarisme
Le militarisme prend à cette époque une nouvelle épaisseur, puisqu’il est promu par les pays qui dominent la planète et qu’il prend appui sur les utilisations militaires des découvertes scientifiques et des innovations technologiques civiles. La formation des officiers dans les écoles spécialisées acquiert une forte spécificité et une « science de la guerre » se met en place à la fin du xixe siècle. En France, l’École polytechnique, créée sous la Révolution et placée sous statut militaire par Napoléon, est transformée dans les années 1880 afin de donner aux officiers une meilleure formation scientifique. L’école continue toutefois de préparer indistinctement aux fonctions d’ingénieur dans l’armée et dans les entreprises civiles, une singularité par rapport à la plupart des autres pays développés qui confirme le poids du militaire dans le système de formation des élites françaises5. L’organisation de la division du travail au sein de l’armée et dans les arsenaux fournit de précieuses indications à F. Taylor lors de la rédaction de son Organisation scientifique du travail, confirmant ainsi le point de vue du sociologue Max Weber pour qui la discipline enseignée à l’armée devait servir de modèle à l’usine capitaliste moderne6.
Un autre tournant décisif dans le militarisme prend place à la fin du xixe siècle. Les critiques du capitalisme notent qu’à cette époque, l’armée et le militarisme ne sont pas seulement utilisés pour la défense du territoire contre les agressions extérieures, mais aussi contre l’« ennemi intérieur », d’abord celui qui, dans les colonies, refuse le joug métropolitain, puis celui des métropoles elles-mêmes, identifié aux classes exploitées7. Les historiens confirment cette évolution. En France, les fonctions assignées à l’armée ont profondément changé au cours du xixe siècle, la Commune de Paris marquant une date charnière dans son rôle de répression des grèves et insurrections ouvrières8.
On peut également mentionner le rôle de la gendarmerie, présente depuis des siècles en France et introduite dans de nombreux pays européens à la suite des guerres menées par la France en Europe après la Révolution. Ses fonctions politiques de maintien de l’ordre intérieur augmentent, bien qu’elle soit rattachée à l’armée. La France se distingue à cet égard, puisqu’elle disposait au milieu des années 1880 d’un effectif de gendarmerie bien supérieur à celui de l’Allemagne (25 835 gendarmes contre 9 500 en Allemagne) pour une population moins nombreuse. Des débats parlementaires eurent d’ailleurs lieu en France dès les années 1880 sur la nécessité de rattacher ce corps au ministère de l’Intérieur (une mesure qui ne sera finalement prise qu’en 2008, sous la présidence Sarkozy). Finalement, la création d’une gendarmerie mobile, avec l’objectif précis de mobilisation sur les lieux de conflits sociaux potentiels, a lieu en 1921. À côté des gendarmes, l’armée de Terre est elle-même mobilisée pour briser les grèves et manifestations ouvrières.
Sur le plan idéologique, le militarisme est adossé à une exploitation apparemment illimitée des aspirations nationales et du « patriotisme », souvent transformés en chauvinisme. Il garde le même contenu dans les autres pays européens, mais varie en fonction de leur histoire propre. En Allemagne, l’armée exalte les valeurs de la monarchie et du conservatisme social. Au contraire, la République française, « patrie de la Déclaration des droits de l’homme », ne peut que transmettre aux peuples, fût-ce par des moyens militaires, les valeurs universelles de liberté et de fraternité. La Marseillaise a pour charge de cimenter l’union sacrée. L’institution militaire conforte sa légitimité. La loi sur la liberté de la presse mise en œuvre par les gouvernements républicains inclut des dispositifs permettant de poursuivre les écrits antimilitaristes, et les lois de 1893 et 1894, qualifiées de « scélérates » par Léon Blum9, aggravent les peines contre l’antimilitarisme. À partir des années 1900, l’utilisation de ces lois augmente face aux écrits antimilitaristes.
Cependant, l’enracinement de plus en plus profond de l’armée dans la société française et l’acceptation de son rôle bienfaiteur posent problème. Les attitudes des français vis-à-vis de l’armée sont fonction du degré plus ou moins élevé de confiance qu’ils ont dans l’impartialité de l’État. Le mouvement ouvrier, instruit par la répression qui le vise, est généralement méfiant, voire hostile à l’État, qui agit souvent et sans fard en défenseur des classes dominantes.
C’est une banalité de constater que le militarisme repose sur le développement d’armes destinées à vaincre l’adversaire. Pourtant, sur ce terrain également, la période de développement de l’impérialisme moderne à partir des années 1880 a marqué une rupture. La multiplication des guerres et le développement technologique interagissent pour fonder une véritable « course aux armements », expression utilisée pour la période de Guerre froide mais déjà pertinente pour cette période. Les transferts de technologies mises au point pour les marchés civils ont peu à peu été utilisés pour perfectionner les armements. La machine à vapeur, puis l’électricité, les découvertes dans le domaine de l’optique, les progrès réalisés dans l’acier ont amélioré la puissance destructrice des navires et des chars, mais les capacités exterminatrices doivent plus encore aux applications militaires des découvertes faites en chimie organique (explosifs).
Bien que la course aux armements ait principalement concerné les quelques pays les plus puissants, Allemagne, France, Grande-Bretagne, elle a aussi impliqué les pays de second rang, d’abord en tant qu’importateurs et parfois comme adaptateurs des armes produites par les pays du centre. Les exportations d’armes des trois grands pays européens ont donc dès cette époque servi de stimulant aux guerres « locales » en Europe centrale (Serbie-Autriche), aux conflits armés avec la Turquie, et même en Asie où les importations d’armes et de technologies occidentales alimentèrent la guerre sino-japonaise de 1893, puis russo-japonaise de 1905.
L’accentuation du militarisme conjugué au nationalisme devient telle à partir des années 1870-1880 que Friedrich Engels discerne, près de trente ans avant le début de la barbarie de 1914-1918, « une guerre mondiale d’une ampleur et d’une intensité jamais connue [où] 8 à 10 millions de soldats s’entre-égorgeront en vidant l’Europe de toute substance10 ». Dans son analyse de ce « militarisme [qui] domine et dévore l’Europe11 », Engels trouve plusieurs causes à cet embrasement qu’il juge inévitable : les rivalités géoéconomiques forment la trame explicative ; ensuite, la « course à la technologie militaire » est désormais sans limite, bien qu’elle égalise les capacités destructrices des États dominants ; enfin, elle pèse de plus en plus sur les finances publiques, au risque de conduire à la banqueroute des États, menaçant par là-même l’édifice capitaliste tout entier.
L’essor de l’industrie d’armement
L’écrasement de la France par les armées allemandes avait marqué durablement le triomphe de Krupp et de ses productions d’armes qu’il fallait désormais concurrencer, sans oublier la puissante industrie britannique. En dépit des lourdes indemnités de guerre dues à l’Allemagne (5 milliards de francs), les gouvernements français bénéficièrent donc de budgets militaires considérables. Sur la période 1870-1913, les dépenses militaires de la France représentèrent 3,68 % du PIB, contre 2,63 % pour le Royaume-Uni, 2,56 % pour l’Allemagne, et 0,74 % pour les États-Unis12. Seule la Russie avait un ratio dépenses militaires/PIB plus élevé. Toutefois, alors que le réarmement français prenait de l’ampleur, la place de la France dans l’économie mondiale, mesurable par sa part dans la production manufacturière mondiale, commençait à décliner : entre 1860 et 1913, elle passa de 7,9 % à 6,1 %, quand celle de l’Allemagne passait de 4,9 % à 14,8 %13.
L’essor du militarisme fut accompagné par celui de l’industrie d’armement, même si les dépenses d’équipement militaire, qui alimentent les plans de charge des industriels, ne représentaient avant 1914 qu’une petite partie du budget militaire (moins de 10 % contre 40-50 % depuis les années 1960), car les dépenses de fonctionnement des armées captaient l’essentiel du budget militaire. Dotée d’une expérience ancienne qui remontait aux manufactures royales, l’industrie française développa au lendemain de la guerre de 1870 une production d’armes qui la plaça en position dominante avec l’industrie britannique et allemande. La société Le Creusot développait des aciers à canons et blindages, et d’autres sociétés sidérurgiques connurent un tel essor que certains caractérisent cette période comme étant celle de « la formation d’un complexe militaro-industriel puissant, diversifié et indépendant à la veille de la Première Guerre mondiale14 ». La concentration des bénéficiaires des commandes d’armes du ministère était déjà forte, puisque, à la fin du xixe siècle, 10 grandes entreprises recevaient 77 % des commandes des armées, une proportion qui est du même ordre que celle d’aujourd’hui. L’influence de ce « complexe » sur les structures productives de l’industrie française était néanmoins sans commune mesure avec celle qu’il a acquise à partir des années 1950 (cf. chap. 3).
L’ère des « marchands de canons », dont le cœur était concentré dans l’industrie de la sidérurgie, commençait. Un emblème en fut la société Schneider, dont l’histoire est documentée. Après avoir fortement soutenu Napoléon III dans sa prise de pouvoir, elle développa après 1870 une production militaire significative à la demande des gouvernements républicains. Le rôle de la demande militaire sur l’essor de l’industrie sidérurgique française est d’ailleurs indéniable. Certes, la part des « productions spéciales » – expression désignant les productions destinées aux armées – dans le chiffre d’affaires de cette industrie restait modeste. La demande militaire exerça néanmoins un effet « contra-cyclique », en particulier dans les années qui suivirent la grande dépression de 1873. Plus généralement, l’augmentation des « productions spéciales » coïncida avec la stagnation de la valeur ajoutée dans la construction mécanique et la métallurgie15 et elle soutint l’activité des grandes entreprises (par exemple Schneider, Marin et Chemin de fer ou Châtillon-Commentry).
Peut-être plus important, le soutien étatique permit à ces grandes entreprises de développer une stratégie agressive -d’exportations d’armes. À cet égard, la montée des tensions dans la décennie qui précéda la guerre de 1914-18 fut très positive pour l’industrie d’armement. La société Schneider est encore une fois représentative. Elle construisit un réseau international afin de vendre ses armes et bénéficia d’une forte implantation en Russie. Développant une recherche orientée vers les spécialités militaires, elle réalisa des transferts de technologies sous forme d’octrois de licences sur ses brevets (système d’artillerie, fusées et autres explosifs, torpilles automobiles, etc16.), avec des entreprises britanniques, puis russes, en particulier les usines Poutilov. L’utilisation des matériels Schneider dans les guerres balkaniques qui précédèrent la guerre mondiale dynamisa les exportations de la société.
Alors que les exportations de matériels de guerre représentaient 10 % de la production sidérurgique française entre 1870 et 191417, ce qui n’est déjà pas négligeable, leur progression fut forte pour le groupe Schneider à partir du xxe siècle : les exportations représentaient ainsi entre 60 % et 80 % de sa production d’armes en 1909-1911.
Le marché international des ventes d’armes était structuré autour de quelques pays vendeurs et d’une série d’intermédiaires commissionnés, dont le plus connu est Basile Zaharoff. Les grandes entreprises mobilisaient dans leur pays la presse et les partis politiques afin de créer une union nationale contre leurs concurrentes. Ceci ne les empêchait pas de recourir si nécessaire aux mêmes intermédiaires, ni même d’adopter un comportement parfois collusif. La société Schneider avait un rival insurpassable, la firme allemande Krupp, qu’elle rencontrait sur la plupart des marchés des clients potentiels.
Le Second Empire favorisa le militarisme cosmopolite. Napoléon III, dont Victor Hugo disait qu’il « ternirait le second plan de l’histoire [et] souille[rait] le premier18 », entretenait néanmoins de bonnes relations avec Alfred Krupp, qu’il avait décoré de la légion d’honneur lors de l’Exposition universelle de Paris. En 1868, alors que la tension entre la France et l’Allemagne devient très forte, -l’empereur écrivait à Krupp, qui lui avait envoyé son nouveau catalogue : « L’empereur […] vous remercie de cet envoi et […] vous fait savoir qu’ [il] souhaite vivement le succès et le développement d’une industrie appelée à rendre à l’Humanité de signalés services19. »
Ainsi, bien que la tension entre la France et l’Allemagne allât croissant au début du siècle dernier, les deux sociétés rivales étaient capables de surmonter leurs rivalités pour s’ouvrir ensemble de nouveaux marchés : elles s’allièrent afin de renforcer leur présence sur le marché russe qui, en matière d’importations d’armes, était pour les marchands d’armes français de l’époque aussi important que l’Arabie saoudite et le Qatar le sont aujourd’hui pour Dassault, Thalès et les groupes français de l’armement. La société Schneider acheta même les licences de Krupp en Russie et Skoda, la filiale tchécoslovaque de Krupp, lui consentit un crédit, après le refus de la Société générale. La banque française défendait en effet les intérêts du groupe britannique Vickers, qui était la deuxième société la plus valorisée à la City avant la Première Guerre mondiale et l’autre grand rival de Schneider20.
On mesure ici le rôle essentiel des banques, non seulement dans le financement de l’exportation de capitaux des grands pays, mais aussi dans l’essor du militarisme. La famille Schneider, consciente de leur importance, avait participé à la création de la Banque de l’Union parisienne, afin de disposer des mêmes atouts que Vickers. Le rôle des banques était de monter les financements indispensables aux pays clients, souvent en banqueroute potentielle, et de peser sur les gouvernements des pays vendeurs afin qu’ils soutiennent également par des prêts aux pays acheteurs les achats d’armes à leurs entreprises nationales.
La guerre de 1914-1918 marqua le triomphe des affaires de -l’industrie d’armement. Alors que l’indice de production industrielle de la France passa de 100 en 1913 à 57 en 191921, les bénéfices des sociétés produisant des armes explosèrent, grâce aux marges parfois exorbitantes gagnées sur les contrats passés avec l’État français. La guerre permit également des percées technologiques et l’émergence d’un nouveau secteur industriel, l’aéronautique. Après la Première Guerre mondiale, la France était le deuxième exportateur mondial d’armes, réalisant selon les données de la Société des nations (SDN, précurseur de l’ONU), 12,9 % du total des exportations entre 1921 et 1930, loin derrière la Grande-Bretagne (30,8 %).
Les groupes d’armement français ont parfois fait peu de cas des intérêts militaires de leur pays dans leurs stratégies internationales. Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, les exportations d’armes vers des pays ennemis, tels le Japon, se développèrent au point qu’en 1933, l’agence de presse américaine United Press rapportait que « les usines françaises travaillent jour et nuit pour le Japon » et citait en exemple Breguet et Potez (aviation), Renault (chars) et Hotchkiss (armes automatiques)22. La société Schneider acquit l’entreprise Skoda après la Première Guerre mondiale et en fit une plateforme d’exportation vers des pays ennemis, tels que la Hongrie et le Japon. On apprit même par les déclarations à l’Assemblée de Paul Faure, député socialiste du Creusot, que la société française commerçait avec l’Allemagne nazie et livrait des munitions à la firme Mauser (Leipzig)23.
De fait, les registres tenus avec beaucoup de difficultés par la SDN montrent que les exportations de la France vers l’Allemagne ont représenté 7 % de ses exportations totales entre 1927 et 1931. On apprend également que 30 % des exportations allemandes de munitions ont été livrées à la France entre 1929 et 193324. Quant aux importations de munitions de la France, la proportion venant -d’Allemagne s’élevait à 27,6 % en 1934 et encore à 13,2 % en 1936 (pour mémoire, Hitler accéda au pouvoir le 30 janvier 1933). Il est vrai que les marchands d’armes britanniques continuaient leurs affaires avec l’Allemagne nazie avec autant d’entrain que les Français.
Finalement, durant la Seconde Guerre mondiale, l’industrie française d’armement travailla intensément pour l’armée allemande. En effet, la stratégie des autorités d’occupation combinait le pillage pur et simple des ressources disponibles avec la reconstruction d’équipements industriels nécessaires à la poursuite d’une guerre longue, puisque Hitler avait confiance dans la soumission des élites françaises. Dès juillet 1940, le IIIe Reich reçut l’appui du régime de Vichy pour accompagner le flux de commandes de matériels de guerre. À partir de 1943, le gouvernement Laval intensifia son aide à l’Allemagne, grâce à un « plan pour l’extension de la production des industries mécaniques et aéronautiques travaillant en France dans l’intérêt de l’économie de guerre européenne25 ». En fait, le gouvernement français se montra particulièrement zélé dans la collaboration, la France assurant à elle seule la majorité des livraisons de biens industriels à l’armée allemande. Cette implication franche et directe dans la collaboration industrielle avec le régime nazi laisse « -l’historien rêveur face aux innombrables récits colportés après coup par les entreprises intéressées d’un sabotage indirect, grâce à un freinage délibéré26 ».
L’armée et la question sociale
Depuis la Révolution française, la question de la place et du rôle de l’armée dans la vie sociale et politique française n’a cessé de se poser. En 1792, la mobilisation populaire (« le peuple en armes ») avait fait reculer les puissantes armées d’Europe coalisées contre la Révolution, mais rapidement la consolidation de l’État (via le Comité de salut public) se doubla de l’aiguisement des rivalités politiques qui reflétaient en partie des divergences sur le cours de la révolution. Ce fut d’ailleurs son aile gauche, et en son sein les « enragés » et les « hébertistes », qui combattit cette « dictature effrayante27 ». L’armée, professionnalisée dès 1794 sous la direction de Carnot, joua un rôle essentiel dans la conquête du pouvoir par Bonaparte, le Consulat d’abord, puis le premier Empire (1804). Durant le règne de Napoléon, la bourgeoisie d’affaires connut l’« âge d’or », et les militaires furent eux aussi comblés puisqu’ils composaient 59 % de la noblesse créée par l’empereur28.
La défaite subie à Waterloo (1814) mit un terme aux ambitions de conquête militaire de l’Empire, mais elle ne marqua nullement une minorisation du rôle de l’armée dans la société française. L’absence de guerre entre les grandes puissances européennes pendant plusieurs décennies après le retour de la monarchie en France (1815) se traduisit par de nouvelles missions pour l’armée française. On peut reprendre la formule de R. Girardet selon qui le profil du militaire de carrière évolua « du soldat de la liberté [la Révolution française] au soldat de l’ordre29 », mais il faut immédiatement préciser qu’il s’agissait de l’ordre colonial et social, dont la défense par l’armée fut un trait permanent tout au long du xixe siècle.
Un homme incarne d’ailleurs ce double rôle de l’armée, à la fois extérieur (colonisateur) et intérieur (maintien de l’ordre). Désigné de façon bonhomme comme le « père Bugeaud », le maréchal Bugeaud, duc d’Isly est célèbre pour une chanson militaire (« La casquette du père Bugeaud ») que les sites internet classent négligemment parmi les chansons enfantines et comptines. Sans doute par ignorance, car s’il est resté célèbre pour son rôle dans la colonisation de l’Algérie et du Maroc, on connait moins son activité de répression des mouvements populaires à Paris en 1834, en particulier le massacre de la rue Transnonain. En 1848, Bugeaud proposa à Louis-Philippe d’en finir avec la révolution, rappelant qu’il « n’avait jamais été battu, que ce soit sur le champ de bataille ou dans les insurrections » ; cette fois encore, il promettait d’en finir rapidement avec « cette canaille rebelle » que formait le peuple de Paris30. Il avait tenu des propos aussi radicaux à propos de -l’Algérie. Un de ses subordonnés ayant muré vivants dans des grottes, puis « enfumé » 700 membres de la tribu des Ouled Riah, il déclara lors d’une interpellation à la Chambre : « Je considère que le respect des règles humanitaires fera que la guerre en Afrique risque de se prolonger indéfiniment31. »
De façon plus générale, on peut dire que l’armée est intervenue pour rétablir l’ordre dans tous les grands mouvements populaires qui ont rythmé le xixe siècle : l’arrivée du duc d’Aumale à la tête de 20 000 hommes de troupes afin de briser la grève des canuts de Lyon en 1930 (il combattit également Abd-el-Kader dont il obtint la reddition), la répression contre les ouvriers qui exigeaient la « République sociale » en 1848 et qui provoqua, en juin, près de 1 500 morts, ont été suivies par la prise en charge du coup d’État de Louis Bonaparte (2 décembre 1851). Le Second Empire ne se contenta pas de réinstaller l’armée au cœur du pouvoir, il lui offrit de nouvelles aventures en Europe (Crimée en 1854, Italie en 1859), en Chine (en 1860), au Liban (1861) et au Mexique (en 1862). Le militarisme du Second Empire remplaçait ainsi, comme le disait Marx, « Liberté, Égalité, Fraternité ! par les termes non équivoques de : Infanterie, Cavalerie, Artillerie32 ! »
La première tâche de l’armée après la défaite subie en quelques mois seulement face à l’Allemagne fut d’organiser, à la demande du gouvernement de défense nationale (les « Versaillais ») présidé par A. Thiers, la répression de la Commune de Paris, dont le nombre de morts est estimé à 10 000 à 20 000 et celui des condamnés et proscrits à une dizaine de milliers. Le maintien de l’ordre social n’était pas une mission nouvelle pour l’armée, mais cette fois-ci, il s’agissait d’opérer au nom de la République et de ses valeurs. En somme, l’armée fut invitée par les politiques à consolider la République contre « l’ennemi intérieur » de l’époque. Le duc d’Audiffret-Pasquier, un parlementaire « porte-parole des hobereaux provinciaux et des bourgeois conservateurs qui constituaient la majorité de l’assemblée », invoquait lors d’une des premières séances de l’Assemblée le souvenir de l’armée « qui nous a sauvés en 1848 [et] qui nous a sauvés en 187133 ». Sauvés, certes, mais de la Commune, pas de la défaite face à l’Allemagne !
La répression contre le peuple de Paris était un point de départ dans la régénération de l’armée mais elle était insuffisante pour la rétablir comme colonne vertébrale de l’État au sein de la IIIe République, dont le premier Président élu le 25 mai 1873 en remplacement de Thiers fut le maréchal de Mac Mahon, un de ses plus brillants éléments. Un des principaux atouts qui le firent élire à la quasi-unanimité était son statut de « commandant de l’armée, [de] vainqueur de la Commune, [de] celui qui avait rétabli l’ordre public et l’autorité du gouvernement légal sur Paris ; il était devenu le garant indispensable de l’ordre intérieur34 ». Mais l’élection d’un des leurs ne suffisait pas, car la tradition antirépublicaine était profondément enracinée dans l’institution militaire, majoritairement monarchiste ou impériale.
Le processus d’intégration de l’armée dans la République fut facilité par l’expansion coloniale, puisque les conquêtes militaires se faisaient au nom de la mission civilisatrice de la République française. Les gouvernements de la IIIe République transformèrent également l’institution militaire afin de la mettre sous le contrôle des institutions républicaines. Les mesures prises furent notamment la conscription obligatoire, individuelle (1872 et 1873), qui avait pour objectif d’éviter les pratiques de remplacement et de faire ainsi jouer un rôle d’intégration sociale au service militaire, l’interdiction du droit de vote pour les militaires et leur inéligibilité à Chambre en 1875 et leur exclusion du Sénat à partir de 1884, enfin la démocratisation du recrutement des cadres de l’armée. Dans ces conditions, l’utilisation de l’armée par le pouvoir politique dans les conflits sociaux n’alla pas sans problème, puisqu’elle était désormais composée de soldats qui, très souvent en interaction avec la police, étaient contraints de participer directement aux mesures d’ordre et de répression dirigés contre leurs « frères de misère35 ». Il en va différemment pour les officiers d’état-major, qui soulignent « le bénéfice de grèves dont ils déplorent la fréquence mais qui présentent l’avantage de tenir […] les officiers en haleine et [qui] sont en quelque sorte, pour eux, un apprentissage de ce qu’ils auraient à faire en campagne36 ».
De fait, les interventions de l’armée contre le mouvement ouvrier conduites à la demande du gouvernement furent fréquentes. On citera, sans souci d’exhaustivité, les interventions dans le Gard (1881), à Anzin (1885), à Fourmies (1er mai 1891), à Carmaux (1892), à Limoges (1905), à Draveil et Narbonne (1907), à Villeneuve-Saint-Georges (1908). Cette accumulation nourrissait un profond antimilitarisme ouvrier, porteur de risques d’explosions sociales et politiques incontrôlables, dont l’expression la plus célèbre, mais loin d’être isolée, fut la révolte du 17e régiment d’infanterie qui mit « crosse en l’air » plutôt que de tirer sur les vignerons du Languedoc-Roussillon. En fait, ainsi que R. Paxton le précise, « la France n’était certes pas, à la fin du xixe siècle, le seul pays en Europe où les troupes régulières réprimaient les grèves industrielles […]. Mais ce n’est qu’en France qu’on vit l’armée reconquérir la capitale à la manière d’une forteresse ennemie, et cela par deux fois : 1848 et 1871. La flétrissure que sa réputation d’« armée de classe » avait laissée sur l’armée française demeura comme une blessure ouverte37. La création en 1921, après des décennies de débat, d’un corps de gardes mobiles exclusivement orienté vers l’intervention dans les manifestations a tenté de pallier les difficultés d’emploi de l’armée régulière.
L’acceptation progressive par l’armée du parlementarisme républicain, fût-ce à contrecœur, est allée de pair avec le maintien de son autonomie au sein de l’appareil d’État ; en plusieurs occasions, elle a ouvertement recherché le conflit avec les institutions légitimes de la République. Le général Boulanger, conforté par sa fonction -d’ancien ministre de la Guerre, organise une mobilisation populaire afin de renverser le gouvernement. Quelques années après, en 1894, l’organisation du procès du capitaine Dreyfus par l’état-major grâce à la fabrication de faux documents et témoignages permet d’en appeler au rôle vital de l’armée contre l’ennemi extérieur et intérieur – dans ce cas, les juifs et ceux qui les soutiennent – et de mener, en conjonction avec les courants monarchistes, une campagne antiparlementaire visant à déstabiliser les institutions de la République, appelée la « gueuse » par les royalistes puis l’extrême-droite dans les années 1930.
Les pressions de l’armée, confortées par des mouvements de droite xénophobes et antirépublicains de masse autour de l’affaire Dreyfus, furent telles que le gouvernement radical de Waldeck-Rousseau nomma en 1899 le général Galliffet comme ministre de la Guerre, après avoir, quelques années auparavant, nommé pour la première fois un civil (Freyssinet) à ce poste. Le général fut accueilli par les socialistes aux cris d’« assassin », de « fusilleur », de « canaille38 ». Il avait été, en effet, l’un des plus actifs dans la répression des communards. Lissagaray, dans son histoire de la Commune, raconte l’anecdote suivante : « Le dimanche 28, Gallifet dit “Que ceux qui ont des cheveux gris sortent des rangs”. Cent onze captifs s’avancèrent. “Vous, continua Gallifet, vous avez vu Juin 1848, vous êtes plus coupables que les autres” ; et il fit rouler leurs cadavres dans les fossés des fortifications39. »
Au début du xxe siècle, les partis républicains « radicalisèrent » leurs actions afin de faire définitivement accepter les principes de la République à l’armée et à l’Église. Cela n’empêcha pas le Parti radical, axe politique des gouvernements républicains, de modifier sa position sur la question du rôle de l’armée dans les conflits sociaux. Le jeune Clemenceau, qui, au cours des années 1880, faisait des interventions animées contre la répression des manifestations ouvrières par l’armée, atteindra, en devenant vingt ans plus tard ministre de l’Intérieur (en 1906), l’âge de raison (d’État). Ses directives musclées le firent surnommer « le briseur de grève40 ».
Du début du xxe siècle à la Seconde Guerre mondiale, la « guerre de trente ans » mit évidement l’armée au centre de la vie politique française. Si l’Allemagne, ennemi héréditaire, était la principale de ses préoccupations, l’armée intervint également dans les colonies. Au Maroc, où 120 000 Français s’installèrent dans les 15 années qui suivirent la fin de la Première Guerre mondiale, la guerre du Rif (1926) visait à réprimer le combat des mouvements indépendantistes dirigés par Abdelkrim. Ceux-ci étaient qualifiés par le président du Conseil A. Briand (prix Nobel de la paix la même année) « d’agressions fomentées contre l’œuvre de civilisation et de traditionnel libéralisme de la France ». Sur le territoire métropolitain, l’armée, forte de son prestige, se sentait en mesure de remplir un rôle face à l’« ennemi intérieur » (la « subversion communiste »), expression utilisée dans un rapport rédigé en 1932 par le chef d’état-major de la région militaire de Paris et approuvée par le maréchal Pétain, militaire le plus prestigieux à l’époque41.
Peu d’années après, le maréchal Pétain laissa des militaires de très haut rang, y compris le maréchal Franchey d’Esperey qui, avec lui, était alors le seul maréchal de France encore en vie, participer activement à la création d’un groupe d’extrême-droite décidé à en finir avec la République : le Comité secret d’action révolutionnaire, connu sous le nom « la Cagoule ». En dépit de son hostilité à la République, Pétain continua de bénéficier d’un consensus de tous les partis politiques parlementaires, à l’exception du PCF. En mars 1939, il fut d’ailleurs nommé ambassadeur de France auprès du régime de Franco, fonction dont il confia en 1941 à son aide de camp qu’elle l’avait « aidé à expier les péchés du Front populaire42 ».
C’est en tant que plus haut gradé de l’armée française, flanqué du maréchal Weygand, deuxième militaire dans l’ordre hiérarchique, que le maréchal Pétain présida le régime de collaboration avec -l’Allemagne nazie. L’ouvrage de R. Paxton sur le corps des officiers français pendant la guerre livre des enseignements incontournables. Le ralliement de l’immense majorité des officiers au maréchal Pétain fut enthousiaste. C’est ce qui explique que « le corps des officiers de carrière français, quoique dépouillé de l’essentiel de son armement et de ses hommes, survécut en tant que groupe social homogène et sûr de lui… Non content de survivre, il joua un rôle actif dans le régime de Vichy43. » Des motivations diverses ont joué dans ce choix : hostilité à la République, aux « professeurs socialistes qui avaient éduqué les officiers de réserve et leur avaient fait perdre la guerre » (déclaration de Pétain en juillet 1940), antisémitisme, anglophobie, etc. M.-O. Baruch ajoute que la période 1940-1944 « représente ainsi un point de tangence entre ordre constitutionnel et ordre militaire [car] les valeurs militaires, vantées dans les discours du chef de l’État, avaient vocation à pénétrer l’ensemble de l’État44 ».
En somme, une idée essentielle émerge : la conviction que l’armée est la colonne vertébrale de l’État, dont elle doit en permanence assurer la protection et parfois la régénération. L’ordre du jour du général Huntziger, représentant de la France aux négociations d’armistice, déclare que « l’Armée d’armistice existe avant tout pour le maintien de l’ordre ». Une fois encore, pour l’armée, l’ordre intérieur est au moins aussi important que l’ordre extérieur. La crainte de Huntzinger et de l’état-major français est que -l’annonce de l’armistice, provoque, comme en 1871, « une nouvelle Commune ». À l’été et à l’automne 1940, la tâche prioritaire de l’armée est de « prévenir une révolution sociale » et la « crainte d’un Soviet parisien […] avait contribué au départ à persuader le général Weygand de la nécessité d’un armistice45 ». Il importe moins de savoir si cette hantise était fondée sur des faits tangibles que de comprendre qu’elle éclaire l’état d’esprit profond de la hiérarchie militaire.
Le même souci de maintien de l’ordre et la conviction que l’armée demeure l’institution centrale de l’État expliquent qu’« en y regardant de plus près, l’armée française de l’après-guerre apparait comme l’héritière directe de l’Armée d’armistice [celle du régime de Vichy] et malgré des bouleversements apparents, ce furent en réalité les anciens de l’Armée d’armistice qui continuèrent à mener l’armée française pendant la période de la Libération, tout au long de la Quatrième République, et jusque sous la Cinquième46 ».
Encadré 1
Le colonialisme et l’impérialisme
En quelques décennies, une poignée de grands pays ont étendu leur emprise sur l’ensemble de la planète. La France et la Grande-Bretagne ont en particulier accaparé de nombreux territoires sur lesquels les gouvernements n’étaient pas capables de résister. Le colonialisme s’est imposé comme un mode important de domination, mais d’autres modes de contrôle des ressources et des territoires existaient, conduisant deux historiens anglais à parler d’« empire informel » pour caractériser l’influence de la Grande-Bretagne sur des pays officiellement indépendants, voire semi développés. En fait, « empires formel et informel étaient fondamentalement interconnectés et jusqu’à un certain point interchangeables47. »
La colonisation a été souvent identifiée à l’impérialisme et réduite à son intérêt économique. Sur le premier point, il faut redire que les théories marxistes de l’impérialisme sont plus englobantes et caractérisent une nouvelle ère. La colonisation n’est qu’un des outils de la domination, le Portugal ou l’Argentine (Lénine), la Turquie et la Chine (Luxemburg) étant par exemple cités comme pays indépendants soumis à la domination du capital financier (Lénine) et à l’emprunt international (Luxemburg). Sur le second point, qui concerne la rentabilité réelle du capital investi dans les colonies, les débats entre historiens anglais (initié par Patrick K. O’Brien sur le poids du « fardeau » des dépenses militaires lié à la colonisation des Indes) et entre historiens français (à la suite de la thèse de Jacques Marseille contestant la vision des historiens marxistes) ne sont pas clos, même si les bénéfices tirés de la colonisation par la France sont encore palpables, comme le montre la place de l’Afrique dans l’économie française (chap. 4).
À coup sûr, les avantages tirés de la colonisation (au sens strict) ne peuvent être seulement mesurés en termes économiques, ainsi que l’indique la colonisation française en Afrique. Les facteurs « extra-économiques » – terme trop réducteur – sont nombreux. Après 1870, les gouvernements et l’armée ont trouvé dans la conquête coloniale une réponse à l’humiliation subie en 1870 ainsi qu’à l’annexion de l’Alsace et la Lorraine par l’Allemagne, d’où une émigration significative partit pour le Maghreb. La volonté d’apaiser les tensions sociales était également un objectif des gouvernements anglais, comme le confirme la remarque de Ceci Rhodes, magnat et homme politique : « Si vous voulez éviter la guerre civile, il vous faut devenir impérialistes48. » La même hantise conduisit le ministre A. Sarraut, un des théoriciens de la colonisation, à prôner dans l’entre-deux-guerres la mise en valeur économique des colonies par la France afin d’éviter l’insurrection communiste.
Les arguments idéologiques servirent de renfort, puisque la France, nous dit-on, porte en elle comme une seconde nature « une mission civilisatrice », en particulier à l’égard des peuples encore primitifs. A. Sarraut déclare ainsi : « La France qui colonise va organiser l’exploitation pour son avantage sans doute, mais aussi pour l’avantage général du monde49. » Quant au Maréchal Lyautey, il affirme que « c’est dans l’action coloniale [que le monde] peut dès à présent réaliser une notion de solidarité humaine50. »
L’influence du « Parti colonial », apparu en 1890, et l’exposition coloniale de 1931, qui attira 33 millions de visiteurs, ne sont que deux exemples de l’intense mobilisation idéologique en faveur de cette « mission civilisatrice ». Des enjeux géopolitiques ont également présidé à la colonisation, la prise de possession de territoires étant le plus sûr moyen d’éviter qu’un autre pays européen ne s’en empare.
En somme, les facteurs politiques, sociaux et idéologiques ont interféré avec les bénéfices économiques dans la colonisation qui sont réels et substantiels. Cet entrelacement de facteurs continue de jouer aujourd’hui dans les relations entre la France et ses anciennes colonies africaines.
Extrait tiré de Claude Serfati, Le Militaire, éditions Amsterdam (2017) avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
- Adeline Daumard, « Puissance et inquiétudes de la Belle Époque », in F. Braudel et E. Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, t. I, Paris, Presses universitaires de France, 1993. [↩]
- Rudolf Hilferding, Le Capital financier, Paris, Minuit, 1970 [1910], p. 318. [↩]
- Sur la transformation des grands groupes industriels (qui sont tous des firmes multinationales) en groupes financiers, voir C. Sauviat et C. Serfati, « Emprise financière et internationalisation des groupes français : un premier état des lieux », Revue de l’IRES, n° 82, 2014/3, 2014. [↩]
- Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital, Paris, Maspero, 1969, p. 118. [↩]
- Barton C. Hacker, « Engineering a New Order: Military Institutions, Technical Education, and the Rise of the Industrial State », Technology and Culture, vol. 34, n° 1, 1993. [↩]
- Max Weber, Économie et société, Paris, Pocket, 1995. [↩]
- Karl Liebknecht, Militarism and Anti-Militarism, with Special Regard to the International Young Socialist Movement, 1907, www.marxists.org/archive/liebknecht-k/works/1907/militarism-antimilitarism [↩]
- Michalina Clifford-Vaughan, « Changing Attitudes to the Army’s Role in French Society », The British Journal of Sociology, vol. 15, n° 4, 1964. [↩]
- Léon Blum, « Comment ont été faites les lois scélérates », Revue blanche, 1er juillet 1898, www.jaures.eu/ressources/divers/les-lois-scelerates-de-1893-1894-1-comment-elles-ont-ete-faites-leon-blum/ [↩]
- Friedrich Engels,« Introduction to Borsheim », 1887, https://www.marxists.org/archive/marx/works/1887/12/15.htm. [↩]
- Friedrich Engels, Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris,1973, p.199. [↩]
- Jari Eloranta, « Struggle for Leadership? Military Spending Behavior of the Great Powers, 1870-1913 » (2002), www.appstate.edu/~elorantaj/warwick2002d [↩]
- Paul Bairoch, « International Industrialisation Levels from 1750 to 1980 », The Journal of European History, vol. 11, n° 2, 1982. [↩]
- Claude Beaud, « Les Schneider marchands de canons (1870-1914) », Histoire, économie et société, vol. 14, n° 1, 1995, p. 120. [↩]
- François Crouzet, « Recherches sur la production d’armements en France (1815-1913) », Revue historique, n° 509, 1974, p. 68. [↩]
- Claude Beaud, « Les Schneider… », art. cité. [↩]
- François Crouzet, art. cité. [↩]
- Napoléon le Petit, livre premier. [↩]
- Cité par O. Lehmann-Russbüldt, L’Internationale sanglante des armements, Bruxelles, L’Églantine, 1930, p. 39. L’auteur ajoute que « Karl Liebknecht donna à nouveau lecture de cette correspondance, au Reichstag, le 19 avril 1913 ». [↩]
- Cf. H. C. Engelbrecht et F. C. Hanheguen, Marchands de mort. Essai sur l’industrie internationale des armes, Paris, Flammarion, 1934, chap. 10 : « Le seigneur Schneider ». [↩]
- F. Caron et J. Bouvier, « Guerre, Crise, Guerre » , in F. Braudel et E. Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, t. IV, op. cit., p. 636. [↩]
- Cité par Engelbrecht et Vanheguens, Marchands de mort, op. cit., p.220. [↩]
- Ibid. C’était loin d’être inédit. Les entreprises Vickers (Grande-Bretagne) et Krupp (Allemagne) continuèrent leur coopération technique, commencée en 1902, jusqu’en 1916, alors que leurs pays respectifs étaient en guerre depuis 1914. [↩]
- Société des Nations, Annuaire statistique du commerce des armes et des munitions, Genève, 1934 et 1938. [↩]
- Arne Radtke-Delacor, « Produire pour le Reich. Les commandes allemandes à l’industrie française (1940-1944) », Vingtième Siècle, n° 70, 2001, p. 110. [↩]
- Ibid., p.115 [↩]
- Selon les mots de Théophile Leclerc, situé à l’extrême-gauche, cité par D. Guérin, Bourgeois et bras nus, 1793-1795, Paris, Gallimard, p. 206. [↩]
- Albert Soboul, « La reprise économique et la stabilisation sociale, 1797-1815 », in F. Braudel and E. Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, op. cit. [↩]
- Cité dans Robert Paxton, L’Armée de Vichy. Le corps des officiers français 1940-1944, Taillandier, Paris, 2004 [1966], p. 29. [↩]
- Cité par Marx, qui rédigea avec l’aide d’Engels un article sur Bugeaud dans The New American Encyclopedia. [↩]
- https://www.herodote.net/almanach-ID-2991.php [↩]
- K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Éditions sociales, Paris, p. 60. [↩]
- Raoul Girardet, La Société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 2001, p. 121-22. [↩]
- O. Forcade, É. Duhamel, P. Vial (dir.), Militaires en République (1870-1962). Les officiers, le pouvoir et la vie publique en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 113. [↩]
- Patrick Bruneteaux, « Le désordre de la répression en France 1871-1921. Des conscrits aux gendarmes mobiles » , Genèses, n° 12, 1993, p. 32. [↩]
- Odile Roynette-Gland, « L’armée dans la bataille sociale: maintien de l’ordre et grèves ouvrières dans le Nord de la France (1871-1906) », Le Mouvement social, n° 179, 1997, p. 49. [↩]
- Robert Paxton, L’Armée de Vichy, op. cit., p.31. [↩]
- Mattei Dogan. « Les officiers dans la carrière politique (du maréchal Mac-Mahon au général de Gaulle », Revue française de sociologie, vol. 2, n° 2, 1961, p. 118. [↩]
- P.-O. Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, Maspero, 1970 [1876], p. 362. [↩]
- Jacques Julliard, Clemenceau briseur de grèves. L’affaire de Draveil-Villeneuve-Saint-Georges (1908), Paris, Julliard, « Archives », 1965. [↩]
- Général Voiriot, « Note sur la défense de la région parisienne contre l’ennemi intérieur en temps de guerre ». Pétain pense que si les Allemands attaquent la France, « la collusion est possible dans l’agglomération parisienne entre l’émeute et des bombardements aériens ». Cité dans Georges Vidal, « L’armée française face au problème de la subversion communiste au début des années 1930 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 204, 2001. [↩]
- Jacques Szaluta, « Marshal Petain’s Ambassadorship to Spain: Conspiratorial or Providential Rise toward Power? », French Historical Studies, vol. 8, n° 4, 1974, p. 513. [↩]
- Robert Paxton, L’Armée de Vichy, op. cit., p. 486 (mes italiques). [↩]
- M.-O. Baruch, Servir l’Etat français. L’administration en France de 1940 à 1944, Fayard, Paris, p. 55. [↩]
- Robert Paxton, L’Armée de Vichy, op. cit., p. 26. [↩]
- Ibid., p.442. [↩]
- John Gallagher et Ronald Robinson, « The Imperialism of Free Trade », The Economic History Review, vol. 6, n° 1, 1953, p. 6. [↩]
- Cité par Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, chap. 6. [↩]
- Cité par Catherine Coquery-Vidrovitch, « Colonisation ou impérialisme: la politique africaine de la France entre les deux guerres », Le Mouvement social, n° 107, 1979, p. 54. [↩]
- Cité par Raoul Girardet, « L’apothéose de la “plus grande France” : l’idée coloniale devant l’opinion française (1930-1935) », Revue française de science politique, n° 6, 1968, p. 1098-1099. On trouve aujourd’hui encore trace de cette conviction dans l’incroyable glissement des discours des hommes politiques qui passent du pays de la « déclaration des droits de l’homme » à celui de « pays droits de l’homme » tout court. [↩]