Pour une nouvelle historiographie marxiste. Entretien avec Jairus Banaji

Nombre de gardiens du temple du « matérialisme historique » considèrent que l’histoire humaine se résume à une succession d’étapes bien démarquées : esclavage, féodalisme, capitalisme. Pour ce marxisme canonisé, le capitalisme s’identifierait en outre au salariat – à une forme de travail « libre » – et exclurait les formes « archaïques » que sont l’esclavage ou le salariat bridé. Le travail de Jairus Banaji s’inscrit en faux contre ces lectures dogmatiques. Pour Banaji, les modes de production ne sont pas des mondes clos : le salariat a existé dans l’antiquité, et l’esclavage de plantation a permis l’essor du capitalisme. Une historiographie marxiste doit donner sa part à la richesse empirique des sociétés humaines et fournir des conceptualisations complexes sur les transitions historiques. Une telle démarche implique de repenser le travail d’hier à aujourd’hui, à envisager la pluralité irréductible des formes de travail qui constituent le prolétariat global. Jairus Banaji revient avec nous sur son cheminement intellectuel, de son histoire magistrale de l’antiquité tardive à ses textes d’intervention sur le fascisme en Inde.

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Tes travaux publiés manifestent une grande variété d’intérêts, allant de la théorie de la forme valeur, aux théories critiques du fascisme, ainsi qu’à l’histoire et l’historiographie marxiste1. Faut-il considérer ces intérêts comme autant d’interventions dans des champs de recherche hétérogènes, ou peut-on y trouver une continuité, voire une systématicité ?

Jairus Banaji : La continuité est tout simplement celle de la théorie marxiste elle-même. Le matérialisme historique tel que le concevait Marx était une conception, ou un domaine de recherche, intégré, et non un ensemble de disciplines disparates. Par exemple : peut-on penser le capitalisme en termes purement économiques, en faisant abstraction de l’État ? Et peut-on penser l’État abstraction faite des cultures qui inculquent à la grande masse des individus l’acceptation passive (« l’acceptation sérielle » dirait Sartre) de l’autorité et de toutes les valeurs que l’État présuppose et maintient? Si Hitler était possible, c’est qu’il existait un milieu qui permettait son émergence et son succès (un milieu qui lui permit de se présenter comme l’ « incarnation » d’un « peuple » formaté par des décennies d’assujettissement au nationalisme, au militarisme, etc.) C’est précisément cette conception de la théorie marxiste comme d’une discipline essentiellement intégrée, si l’on tient à ce terme, qu’essayait de cartographier Sartre dans Questions de méthode. Je vois donc mon travail comme une intervention unifiée à différents niveaux, dans des domaines de recherches passablement différents. Par exemple, pour saisir où en était le capital en Inde, l’un des mes collègues – qui dirige maintenant une confédération de syndicats indépendants – et moi-même avons mené près de 200 entretiens avec des représentants des secteurs industriels et financier (des  gestionnaires de fonds, des cabinets d’audit, des dirigeants d’entreprise, des analystes, etc.). Or, cette intervention devait être de quelque manière structurée : l’occasion nous en fut fournie par les circonstances uniques dans lesquelles se trouvaient alors les capitalistes. Ils étaient forcés de discuter de la manière dont ils gèrent leurs affaires, de leur gouvernance d’entreprise. C’est là-dessus que nous avons centré notre étude, sans pour autant y réduire nos entretiens : ceux-ci couvraient de vastes enjeux, comme celui du contrôle des entreprises (des mécanismes utilisés pour structurer le contrôle des promoteurs sur les grandes entreprises) ou de la menace que l’afflux de firmes étrangères sur le marché fait planer sur le capital indien.

 

Dans l’introduction de Theory as History, tu opères une distinction entre « rapports sociaux de production » et « formes d’exploitation ». Pourrais-tu nous la développer et nous expliquer pourquoi l’incapacité à distinguer ces concepts condamne le matérialisme historique au formalisme ?

Les rapports sociaux de production, ce sont tous les rapports d’un mode de production donné, y compris ceux qui se nouent dans la sphère de la concurrence, un sujet que Marx n’a jamais réellement traité. Marx construit le Capital par couches successives dont chacune se rapproche de l’« effectivité » par inclusion de déterminations initialement laissées de côté. Le cœur du Livre I, c’est l’exploitation, parce que Marx voulait monter comment le capital émerge en premier lieu – comme du travail et du surtravail incarnés sous une forme fétichisée, comme une forme inversée et objectivée du travail vivant. Marx a besoin de commencer par la valeur et par expliquer ce qu’est l’argent pour ensuite se tourner vers le procès de travail en tant que lieu où sont produites la valeur et la survaleur. Mais réduire la richesse des déterminations qui appartiennent aux « rapports de production » à ce premier niveau d’abstraction, c’est faire comme si Marx n’avait pas eu besoin d’écrire le reste du Capital, comme s’il avait pu s’arrêter au Livre I. Dans cette perspective, on ne comprend tout simplement plus ce qu’il entend par « capitalisme ». Je m’explique. Marx a (inévitablement) identifié le capitalisme avec le capitalisme moderne qui se développait rapidement de son vivant. Mais le capitalisme pré-moderne était largement développé dans de nombreuses régions du monde, de la Chine des Song du Sud jusqu’à de vastes secteurs du monde musulman. C’est ce que montre Valensi dans son étude de cas brillante de la production de Chachia à Tunis au XVIIIe et XIXe siècles, une industrie purement domestique et dispersée, mais étroitement organisée et contrôlée par le capital2 (voir la Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1969). On a là un exemple prototypique du capitalisme florissant dans les économies urbaines du moyen-âge, voire de l’antiquité. Dès lors qu’on est au clair sur le fait qu’il ne s’agit pas là du capitalisme moderne tel que l’a défini Marx, on peut caractériser ce type de rapports économiques de « capitalistes » sans risque de confusion. Ce que l’on y gagne, c’est la conscience du fait que les travailleurs ont été exploités par des capitalistes depuis bien plus longtemps qu’on ne l’imagine habituellement.

 

Au chapitre V de Theory as History (« The fictions of Free Labour »), tu soutiens que le salariat ne représente aucun « progrès » par rapport à l’esclavage ou au servage, en t’appuyant sur la Critique de la raison dialectique de Sartre. Quel est l’apport de Sartre à une critique démystifiante du salariat par rapport à celles proposées par Marx en termes de fétichisme, ou par Lukács en termes de réification ?

Je n’ai jamais soutenu que le salariat ne représente aucun « progrès », quel que soit le sens qu’on accorde à ce terme. Ce que je dis dans le chapitre auquel vous vous référez, c’est que le salariat n’est pas moins coercitif que les formes précédentes de domination du travail. La coercition fonctionne différemment, et elle est évidemment éprouvée différemment, mais je conteste la manière superficielle dont on comprend habituellement et dont on investit politiquement le travail libre/non-libre. Dans des pays tels que l’Inde, de très nombreux travailleurs informels et contractuels, notamment à la campagne et dans la communauté Dalit (intouchables), connaissent une situation proche de l’esclavage, même s’ils ne sont pas des esclaves. À suivre la vision modérément optimiste de Marx, le salariat a ceci de progressiste qu’il éduque les travailleurs concentrés sur de vastes lieux de production, les rend combatif et conscients de leur solidarité collective, de leur force, de leur potentiel antagonique, non seulement face au capital, mais aussi à la société capitaliste en tant que totalité. Dans son travail, Serge Mallet a perpétué cette vision de la classe ouvrière3. Mais déjà à son époque (soit environ un siècle après Le Capital), cette approche le forçait à distinguer différents « types » de classes ouvrières, et à faire une croix sur les secteurs (tels que l’industrie automobile de masse), où la déqualification du travail ne permettait que des formes temporaires de solidarité, qui – parce qu’elles ne se fondaient pas sur une compréhension organique plus large de l’entreprise et de son insertion dans la société – étaient aisément brisées. C’est là un recul majeur par rapport à la conception développée par Marx dans les années 1860, parce qu’elle ne reconnaît de potentiel révolutionnaire qu’à un segment très particulier de la classe ouvrière (les travailleurs des industries automatisées) et ce, sans doute sous l’influence du travail de Naville sur l’automation et de la vision évolutionniste de l’industrie promue par Touraine4, mais aussi, bien sûr, de la conjoncture française (notamment caractérisée par l’investissement des deux confédérations syndicales principales dans la formation) qui devait mener à Mai 68.

 

Au chapitre II (« Modes of Production in a Materialist Conception of History ») de Theory as History, tu soutiens que les plantations esclavagistes dans les états du Sud des États-Unis étaient essentiellement capitalistes, de sorte que le capitalisme ne sauraient être exclusivement défini par le salariat. Tu rappelles ainsi, au chapitre IV (« Workers Before Capitalism »), que le salariat était une forme d’exploitation du travail très répandue à Rome qui donnait lieu à des organisations et à des revendications spécifiquement salariales. Qu’est ce qui caractère alors en propre le capitalisme selon toi ?

Ce qui caractérise le capitalisme, c’est la pulsion à l’accumulation, quelle que soit la forme de domination du travail et d’extraction de surtravail. Du point de vue du capitaliste individuel, le fait que le travailleur soit libre ou non-libre, travaille à domicile ou à l’usine, etc. importe peu. Il s’agit là de différences purement économiques et techniques qui relèvent de problèmes tels que les coûts de production, la disponibilité du travail, et le type de travail (féminin, à domicile) le plus adéquat à telle ou telle production. À ce niveau (celui du capital individuel), même la construction de « compétences » est une question subjective. Du point de vue du capital social total, cependant, la mobilité du travail est évidemment importante, puisque les capitalistes sont en concurrence et que le marché doit autoriser cette concurrence dont l’enjeu est le travail disponible. L’esclavage dans le monde moderne (la traite atlantique) était une création purement capitaliste, mais qui impliquait principalement ce que Marx appelait le capital marchand. Les planteurs du Sud des États-Unis étaient de toute manières lourdement endettés auprès des institutions financières du Nord, de même que les plantations esclavagistes à Cuba étaient inséparables des comptoirs de La Havane, ainsi que des banques et des courtiers états-uniens.

 

Tes plus récentes interventions sont centrées sur la financiarisation du capitalisme. Dans ce cadre, tu t’es intéressé à deux références au sein du marxisme : d’une part, les travaux de Marx sur les Guerres de l’opium et d’autre part, sur les textes de Sartre sur la sérialité. Quels sont les avantages et les limites de ces deux approches pour analyser la financiarisation ?

Ma récente conférence sur la crise financière5 cherchait à corriger une certaine inflexion des discours marxistes aujourd’hui, qui insistent de façon exagérée et unilatérale sur le « capital productif » comme s’il s’agissait d’une sorte de « capitalisme pur ». Mon papier tend à rééquilibrer les rapports entre finance et production. Une partie de ce travail a consisté à donner une place centrale dans l’analyse au concept de « capital fictif ». Quand on se penche sur le Livre III du Capital, on se rend compte que le capitalisme ne saurait fonctionner sans crédit : le crédit est son fondement essentiel nous dit Marx. Une fois qu’on s’est convaincu de ce point, il nous faut intégrer cette dimension à toute l’analyse et non faire comme si de rien n’était ! Si le crédit est la base des économies capitalistes modernes, alors les marchés financiers ont une place centrale dans l’accumulation et il est essentiel de comprendre comment ils fonctionnent.

Du côté du concept sartrien de « sérialité », je crois qu’on trouve là une ressource potentiellement à même d’éclairer de façon riche et subtile la manière dont l’État et le capital parviennent à dominer la société, contribuant ainsi à la théorie marxiste de l’État. Peut-on séparer le capital et l’État, l’État et les médias, ou même les médias et le capital ? Si l’on s’accorde sur le fait que ces trois termes sont totalement interdépendants, alors nous avons besoin de nouveaux concepts pour définir la structure de ces rapports de détermination mutuels. Avons-nous vraiment une théorie marxiste de l’État moderne ? Les deux plus puissants États capitalistes aujourd’hui (la Chine et les États-Unis) tirent leurs origines de deux trajectoires historiques incommensurables, et ils sont pourtant tous deux des « matérialités » spécifiques du capital. Si je dis « spécifiques », c’est simplement pour préciser que la domination est mise en œuvre de diverses façons, et que les rapports entre politique, idéologie et culture ne reflètent pas un seul et unique schéma qui rassemblerait toutes les expériences.

 

Quand on met en évidence la variété des « formes d’exploitation » ou encore des « rapports de production » que le capitalisme peut articuler ensemble (ou subsumer), et quand on refuse, comme tu les fais en tant qu’historien, tout le récit classique d’une succession de modes de production (communisme primitif, esclavage, féodalisme, capitalisme, socialisme), comment théorise-t-on les sauts qualitatifs et les ruptures historiques ? En d’autres termes : comment penser la transition quand on a rompu avec tout historicisme ? Et quelles conclusions peut-on tirer d’un matérialisme historique désormais « multilinéaire » ?

Ce que je refuse, c’est une conception excessivement rigide de la succession des modes de production. Même si on se limite à l’échelle de l’Europe, l’histoire de la « transition » entre l’antiquité et le Moyen-Âge est beaucoup plus complexe qu’un simple passage de l’esclavage au servage. Il y eut des siècles au cours desquels la zone ouest de l’ancien Empire romain était caractérisée par des travailleurs agricoles qui ne pouvaient ni être décrits comme des esclaves ni comme des serfs, mais qui étaient soumis à de nouvelles formes de domination considérablement coercitives. Décrire ces formes de domination comme des figures « transitoires », c’est réintroduire une énorme dose de téléologie dans notre conception de l’histoire. Marx ne dit pas autre chose dans sa fameuse réponse à Mikhailovsky6. Et que dire encore de ces zones du Proche-Orient et de la Méditerranée conquises par l’Empire islamique entre la moitié et la fin du VIIe siècle et du début du VIIIe siècle (en Espagne) ? Le modèle pour tout historien marxiste est le travail de Manuel Acien Almansa, qui refuse toutes les caractérisations traditionnelles et repense les formations sociales du monde islamique d’une façon totalement originale, sous l’influence partielle de Guichard. La principale victime de son entreprise révisionniste est l’idée simpliste du « féodalisme » comme catégorie historique fourre-tout, aussi universelle que l’est le capitalisme. Cette universalité n’est pas de mise en histoire, et les trajectoires historiques sont beaucoup plus riches, y compris si on se limite au niveau du matérialisme le plus réducteur, c’est-à-dire à l’histoire sociale et économique. Bien sûr, il y a des « transitions », mais elles ne sont pas forcément gouvernées par les lois définies par Marx à propos du capitalisme, et elles ne devraient pas donner un schéma aussi téléologique à notre compréhension de l’histoire et du matérialisme historique. Pour prendre un exemple évident, comment penser les transformations spectaculaires des économies soviétiques et chinoises des dernières décennies ? Si les « transition » est une catégorie d’analyse fondamentale, de quelles transitions parle-t-on ici ?

 

Mais qu’est-ce qui différencie ton approche de la notion althussérienne d’« articulation des modes de production » (que tu sembles pourtant rejeter dans tes livres et articles) ? Et comment caractérises-tu, justement, les économies dites « socialistes » en Chine ou en Russie soviétique ?

Quand je souligne la pluralité irréductible de « transitions » qui affecte toute totalisation historique (par exemple, l’émergence du capitalisme qui prend des formes très variées en des lieux et temporalités distincts), je veux simplement dire qu’on ne peut réduire aucune des trajectoires à un ensemble défini de « lois ». Je ne pense pas ce que cela ait à voir avec le concept structuraliste d’« articulation ». Althusser est bien plus pertinent quand il parle des appareils idéologiques d’État (AIE) que quand il intervient sur les « modes de production ». Sur ce dernier point, il ne se démarque pas vraiment d’une série de lieux communs (« l’unité des forces productives et des rapports de production ») répandus dans les cercles théoriques staliniens d’après-guerre. Il est frappant que, sur les rapports de production capitalistes, Althusser n’ait rien d’autre à dire que : ce sont « simultanément » des rapports capitalistes d’exploitation. Althusser n’a même pas voulu examiner plus avant cette formulation (« simutalément ») ! Il est clair que, pour lui, penser en termes de « déterminations » du capital revenait à glisser vers l’hégélianisme (la « totalité expressive »). Mais quand Althusser parle de rapports qui sont « simultanément » des rapports d’exploitation, il s’engage effectivement dans la complexité qui traverse tous les trois volumes du Capital. Le principal symptôme des faiblesses théoriques d’Althusser est qu’il ne dit pas grand chose de l’accumulation et occulte toute perspective dynamique sur le capitalisme (c’est-à-dire les lois d’accumulation et de concurrence). L’ironie du sort, c’est que quand Althusser s’intéresse à l’État, il fait de la « reproduction » une catégorie centrale. Comme je le disais, Althusser est vraiment bon sur l’État et les appareils d’État, et nous avons beaucoup à apprendre de cette partie-là de son travail.

Quant à l’Union soviétique et la Chine, j’ai toujours considéré ces pays comme des « capitalismes d’État » mais je l’ai fait par défaut. Ce que je veux dire, c’est que ces sociétés étaient tellement loin d’être « postcapitalistes » de quelque façon que ce soit, et encore moins en mouvement vers le « communisme » (la société des « producteurs associés ») que l’on pouvait s’accorder sur le « capitalisme d’État » comme expression la moins charitable pour décrire ces sociétés. Mais bien que cette expression soit valable en un sens assez large, elle n’est pas suffisante pour comprendre ces sociétés. Si l’État constitue un unique capitaliste (ou une multiplicité de capitalistes combinés), le capitaliste doit aussi être pensé comme « État ». C’est ce second aspect qui est à même d’expliquer la trajectoire des économies capitalistes issues des soi-disant révolutions « trahies ». La Chine est une figure particulièrement complexe mais la Chine comme la Russie ont une histoire longue liée à la domination de l’État sur la société. Ce qui semble se produire à l’échelle mondiale aujourd’hui, c’est la dernière étape de la soumission complète des campagnes au capital : pas seulement en éliminant la paysannerie en tant que telle (les villages se désintègrent très rapidement à peu près partout dans le monde, l’Inde étant un exemple canonique de ce processus) mais en transformant les campagnes elles-mêmes en « moment de l’histoire du capital ». La Chine constitue une forme exemplaire de cela, dans la mesure où l’État est le principal vecteur de la domination du capital, de cette « disparition des lucioles » comme disait Pasolini7. Le cinéma de Jia Zhangke (Still Life, Touch of Sin, etc.) est une exploration absolument saisissante de ce mouvement gigantesque d’« accumulation primitive », et c’est entre autre parce qu’il capture ces instants sous une forme semi-documentaire. Le capitalisme prend beaucoup plus de sens si on observe la Chine d’aujourd’hui, au point d’aboutissement de plusieurs décennies d’accumulation sous supervision (et répression) étatique, que dans de très nombreux textes qui se contentent de répéter des banalités théoriques. Nous n’avons tout simplement pas les catégories à la hauteur d’un capitalisme à cette échelle-là !

 

Quelle peut être la contribution du « marxisme occidental » (Marcuse, Reich, Sartre) pour comprendre le fascisme aujourd’hui ?

Cette contribution est essentielle. La gauche radicale n’a pas de théorie suffisamment puissante et cohérente du fascisme, et encore moins de la façon de le combattre. Le travail de Reich permet de porter notre attention sur les synergies entre autoritarisme et fascisme, en s’attardant aussi bien sur les aspects psychologiques et culturels que sur le caractère « inerte » de ces phénomènes (ce que Sartre appellerait le « pratico-inerte »). En Inde, il n’est pas difficile de voir comment des masses de jeunes hommes déracinés, dont le sort a été totalement ignoré par les partis de gauche, gravitent de plus en plus autour de l’extrême droite. La culture qui les informe est faite des comportements et des idées les plus violentes et autoritaires (la caste, le sexisme, le confessionnalisme), incorporant une dose de répression sexuelle qui avilit l’existence de la jeunesse, homme et femme. Le travail de Sartre nous permet de comprendre les formes de domination qui alimentent la montée du fascisme et son emprise sur les « masses ». L’emprise sur le masses est au fondement de tous les régimes fascistes, mais la théorie marxiste n’a pas encore vraiment entrepris d’analyser son fonctionnement ni même comment elle peut être brisée.

 

Pour conclure, quel est le rôle stratégique de la théorie aujourd’hui à gauche de la gauche (en Inde et ailleurs, en Europe) ?

La théorie est fondamentale, indispensable, mais elle ne tombe pas du ciel. Elle ne pourra éclore qu’à partir du moment où une nouvelle culture politique et un nouveau mouvement émergeront à gauche de la gauche, lui donnant l’occasion de se renouveler (abandonner le scolasticisme, le nivellement académique, l’appauvrissement dogmatique, etc.) Une gauche qui ne prend pas assez au sérieux la théorie, qui ne s’en imprègne pas tout en élargissant ses frontières sera, réciproquement, incapable de faire naître une culture et un mouvement révolutionnaire d’un type nouveau. Chacun des deux aspects (le renouvellement de la gauche et celui de la théorie) s’implique l’un l’autre – et, entre les deux, c’est le problème de la stratégie qui est posé. Mais la gauche radicale ne pourra pas se ressaisir par un simple volontarisme. La condition fondamentale pour qu’elle progresse et devienne une force d’ampleur à l’échelle mondiale repose sur l’émergence de nouvelles classes laborieuses et sur le fait que de nouvelles couches de la classe ouvrière prennent conscience de leur puissance collective, de ce que veut dire être une classe sociale aspirant à transformer la société. Le capital a fait de son mieux pour empêcher cette condition de se réaliser, ayant appris de l’après-guerre et des luttes de cette période (jusqu’à la fin des années 1960) combien le malthusianisme décrit par Sartre dans la Critique de la raison dialectique (à propos de la bourgeoisie française de l’entre-deux-guerre) est la meilleure des solutions, même si elle implique de briser les États providences, de rompre le contrat social, et d’atomiser la production à tel point que les économies d’échelles ont disparu. La classe ouvrière décrite dans le Capital existe, mais elle est beaucoup moins puissante et concentrée aujourd’hui que du temps de Marx. L’optimisme du Manifeste communiste repose sur le fait que le capital ne joue aucun rôle pour façonner la production selon ses propres intérêts, c’est-à-dire pour éviter de se confronter à une classe ouvrière unifiée par des lieux de travail. Dès lors, si la sphère de la production reste un élément central dans les stratégies de la gauche radicale, nous devons partir de là. Quelles formes devront prendre les « syndicats » de demain ? Comment les chômeurs prendront-ils part à un mouvement organisé ? Comment organiser la solidarité quand la masse des salariés est si fragmentée et divisée ?

Entretien réalisé par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Frédéric Monferrand

 

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  1. Voir Jairus Banaji, “From the commodity to Capital: Hegel’s dialectic in Marx’s Capital” in Diane Elson (dir.), Value: The Representation of Labour in Capitalism. Londres, CSE Books, 1979; Fascism: Essays on Europe and India Gurgaon, Three Essays Collective, 2013 et Theory as History: Essays on Modes of Production and Exploitation, Chicago, Haymarket, 2011. []
  2. Voir L. Valensi, « Islam et capitalisme » in Revue d’histoire moderne, Tome XVI, 1969. []
  3. Voir Serge Mallet, La nouvelle classe ouvrière, Paris, éditions du Seuil, 1963. []
  4. Voir Pierre Naville, Le nouveau Léviathan, 1957-1989, 6 volumes ; et Alain Touraine, La société post-industrielle. Naissance d’une société, Paris, Denoël, 1969. []
  5. Conférence désormais disponible dans Jairus Banaji, « Seasons of Self-Delusion: Opium, Capitalism and Financial Markets (2012 Deutscher Memorial Lecture) », Historical Materialism, vol. 21, n° 2, p. 3-19. []
  6. Voir Karl Marx, Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1968, p. 1552-1555. []
  7. Sur cette métaphore pasolinienne voir Georges Didi-Huberman, La Survivance des lucioles, Paris, éditions de Minuit, 2009. []
Jairus Banaji