Salvioli et la controverse du capitalisme antique – entretien avec Jairus Banaji

Selon un certain dogme, il est courant de découper les grandes époques historiques en stades universels et intangibles : esclavagisme, féodalisme, capitalisme. Par ailleurs, on a coutume d’imaginer que cette évolution est aussi une progression du moindre vers le plus grand développement économique. Pourtant, pendant plus d’un siècle, les historiens économiques de l’antiquité ont débattu sur l’existence ou non d’un capitalisme dans l’Empire romain. Nous avons voulu revenir avec Jairus Banaji sur un ouvrage marquant de ce débat, Le Capitalisme dans le monde antique de Giuseppe Salvioli, dont nous publions des extraits à la suite de l’entretien. Banaji défend une lecture moderniste du livre, en critique les faiblesses et les contradictions, mais montre surtout combien un regard non-eurocentrique sur Rome révèle de profondes analogies avec l’impérialisme moderne : enrichissement d’une oligarchie financière par la guerre et la colonisation, division et standardisation du travail industriel et agricole, combinaison complexe d’esclavagisme, de métayage et de salariat bridé, réseaux commerciaux basés sur le putting out et la domination formelle par le capital. Banaji dessine un paysage saisissant du capital commercial comme catalyseur de la domination politique économique des peuples sur la longue durée.

[Guide de lecture] Pour une historiographie du capitalisme marchand

Dans les débats sur l’histoire du capitalisme, il est de plus en plus répandu de déconsidérer le rôle des riches marchands dans l’émergence d’une accumulation du capital à grande échelle. Souligner l’importance des échanges serait s’inscrire dans une sociologie éclectique de l’économie moderne. Pourtant, le concept de « capitalisme commercial » (ou « marchand ») appartient à une riche tradition au sein du marxisme. Largement développé par les historiens soviétiques avant que ne tombe la longue nuit stalinienne, le concept de capitalisme marchand permet de penser la pluralité des trajectoires économiques et le développement inégal, à l’échelle de plusieurs siècles. Banaji propose ici quelques repères de lecture annotés de la question ; elle s’avère d’une importance cruciale à l’heure où la petite production marchande, ou encore le travail domestique, sont intégrés aux circuits mondialisés de la production capitaliste. De la société des Indes orientales à Uber et Unilever, le prolétariat d’aujourd’hui a peut-être des airs de famille avec les multitudes bigarrées et rebelles de la Renaissance et l’âge classique.

Pour une nouvelle historiographie marxiste. Entretien avec Jairus Banaji

Nombre de gardiens du temple du « matérialisme historique » considèrent que l’histoire humaine se résume à une succession d’étapes bien démarquées : esclavage, féodalisme, capitalisme. Pour ce marxisme canonisé, le capitalisme s’identifierait en outre au salariat – à une forme de travail « libre » – et exclurait les formes « archaïques » que sont l’esclavage ou le salariat bridé. Le travail de Jairus Banaji s’inscrit en faux contre ces lectures dogmatiques. Pour Banaji, les modes de production ne sont pas des mondes clos : le salariat a existé dans l’antiquité, et l’esclavage de plantation a permis l’essor du capitalisme. Une historiographie marxiste doit donner sa part à la richesse empirique des sociétés humaines et fournir des conceptualisations complexes sur les transitions historiques. Une telle démarche implique de repenser le travail d’hier à aujourd’hui, à envisager la pluralité irréductible des formes de travail qui constituent le prolétariat global. Jairus Banaji revient avec nous sur son cheminement intellectuel, de son histoire magistrale de l’antiquité tardive à ses textes d’intervention sur le fascisme en Inde.