1 – Le style n’est pas un concept que les marxistes ont immédiatement le désir de s’approprier. Non seulement parce qu’on n’en trouvera pas trace dans les œuvres des pères fondateurs, mais moins superficiellement parce que c’est un concept qui, à première vue, nous contraint à partir de l’individuel (voir l’interprétation romantique de la formule de Buffon, « le style c’est l’homme même»), alors que le marxiste se préoccupe d’abord du social.
2 – On doit pourtant nuancer cette position. On pourra partir de la célèbre lettre de Marx à Annenkov, qui avec la sixième thèse sur Feurbach informe l’anthropologie marxienne de Lucien Sève et dans laquelle on trouve la formule suivante : « l’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel1 ». Prendre au sérieux cette formule, c’est ouvrir la possibilité d’une psychologie marxiste, qui a eu d’illustres représentants, de Politzer et son concept de drame, à Vygotski et Sève lui-même2.
3 – Doit-on aller jusqu’à reprendre, dans le cadre du marxisme, le concept de style ? Il présente en fait au moins un intérêt, celui de combiner le collectif et l’individuel. L’intérêt majeur du concept est en effet l’ambiguïté du terme, qui désigne également le style de groupe (du style rococo au Jugendstil) et le style individuel (le style, à nul autre pareil, de Proust ou de Cézanne). Pour le marxiste, l’intérêt est de voir dans cette ambivalence la possibilité d’une contradiction dialectique.
Et il est au moins un penseur marxiste important qui y a eu volontiers recours : Raymond Williams, qui fait jouer au concept un rôle important, autour de deux thèse centrales : 1) le style est un rapport social et 2) le style est caractéristique non d’un individu mais d’une génération, ou plutôt d’une structure de sentiment, terme qui lui-même inscrit la dialectique du collectif et de l’individuel (une structure, certes – nous sommes dans le social -, mais une structure de sentiments, tels qu’ils sont éprouvés par des individus – nous ne sommes pas loin de la lettre à Annenkov)3. Ces deux propositions ouvrent le champ d’une politique du style. Reste le problème de l’articulation dialectique, au sein du concept de style, de l’individuel et du social, puisque si Williams définit le style comme un rapport social, il s’intéresse néanmoins au style individuel des écrivains qu’en tant que critique littéraire il étudie.
4 – Ce problème est abordé par un de ses plus perspicaces lecteurs, Daniel Hartley, au livre fondamental duquel (The Politics of Style) j’ai emprunté mon titre4: il décrit en particulier, outre des « idéologies stylistiques » caractéristiques d’un artiste singulier, des « structures de sentiment individuelles », par où le social percole dans l’individuel. C’est pourquoi, pour définir ma propre conception d’une politique du style, je vais partir d’un article de Hartley, où il travaille sur des romanciers brésiliens et sur les romans de Thomas Hardy. Voici comment il définit le style (je traduis) :
Qu’est-ce que le style ? Pour aller au plus simple, c’est la mise en forme artistique d’un langage commun préexistant. Ce langage commun est fait d’une multitude de pratiques linguistiques structurées et traversées par les divisions et contradictions de la formation sociale, dont il est un élément immanent et relativement autonome. J’appelle « situation linguistique » l’état du langage tel qu’un écrivain ou un groupe d’écrivains en font l’expérience, ce qui inclut les tensions internes et les stratifications sociales qu’on y rencontre5.
On a donc ici les éléments d’une théorie du style, autour des concepts de situation linguistique, de structure de sentiment individuelle et d’idéologie stylistique, définie, de nouveau en allant au plus simple, comme l’ensemble des conceptions que l’auteur a de sa façon d’écrire (de comment il peut et/ou doit écrire)6. On voit ici que le style individuel est contraint par le collectif (par quoi il faut entendre le social) de la situation linguistique, et que l’idéologie stylistique, qui est propre à l’écrivain individuel, a néanmoins une origine sociale, contrainte qu’elle est par les limites sociales du dicible (le style est dépendant de la définition conjoncturelle du bien dire, même s’il se construit contre elle). On a donc affaire à une définition du style qui est politique dans un sens très large, le politique étant ici le lieu de l’articulation de l’individuel et du social : l’histoire sociale de la langue n’est jamais que l’histoire de son appropriation par des locuteurs individuels.
5 – Je vais développer ces analyses de Hartley dans des termes voisins, mais différents des siens. En particulier, je vais étendre le concept de style au-delà de la « mise en forme artistique », car le concept de style opère au-delà de la littérature (Cézanne a lui aussi son style, et pas seulement Proust), et au-delà de l’art, puisqu’on nomme « styles » des formes de vie (sur ce point on lira l’ouvrage de Marielle Macé)7. J’espère par là donner un contenu plus précis à cette « politique du style » (ce que bien entendu Hartley fait lui aussi et dans son livre et dans l’article que je viens de citer). Et je vais le faire en commentant deux passages tirés de deux romans du même auteur, écrits à vingt ans d’intervalle. Les voici :
Harris is a fellar who likes to play ladeda, and he like English customs and things, he does be polite and say thank you and he does get up on the bus and the tube to let woman sit down, which is a thing even them Englishmen don’t do. And when he dress, you think is some Englishman going to work in the city, bowler and umbrella, and briefcase tuck under the arm, with The Times fold up in the pocket so the name would show, and he walking upright like if he is alone who alive in the world. Only thing, Harris face black8.
I left Brenda with a heavy heart. Woe is me. I had barely recovered from Galahad’s criticisms when this had to happen. I wince as I thought about it. First he condemn my material, which was one thing, but now Brenda had ridiculed the very foundation and structure, hurling contempt and defamation on my usage of the Queen’s language, which had always been my forte, as I have tried to show.
I plod dejectedly up the basement steps, weighed down with the double-barrel barrage she had fire at me. My burden was not only her spitefulness and calcumny which Time would heal – I have been sorely pressed by vicissitudes ere this and am an old hand at turning the other cheek9…
The Lonely Londoners, écrit par un écrivain antillais natif de l’île de la Trinité, est un des premiers romans diasporiques et à mon avis le chef d’œuvre du genre. Il conte l’arrivée et l’installation, dans un Londres guère accueillant, de la première vague d’émigrés noirs antillais. Parmi une multitude de personnages, conduits en cette terre d’exil par le héros, Moses, il en est un, Harris, qui fait des efforts désespérés pour s’intégrer : il cède son siège aux femmes dans le métro, ce que les autochtones ne font pas ; il s’habille comme une caricature de gentleman, avec chapeau melon, parapluie et copie du Times. Le premier texte cité est la vignette qui décrit Harris et dont la chute superbe, dans la dernière phrase, qui est ce qu’en rhétorique on appelle une pointe, dégonfle comme une aiguille la baudruche qu’est Harris, car cette caricature d’Anglais reste, au pays des visages pâles, un visage noir.
Je pense que l’on me concèdera que cette dernière phrase, dont la force illocutoire est considérable, est une grande réussite stylistique. Et ce « style » de Selvon, cette mise en forme artistique de son matériau linguistique, se fait aux dépens de l’anglais standard, car si ce texte m’avait été rendu par un étudiant dans un cours de thème, il aurait fini couvert de rouge, tant le passage se moque des règles les plus élémentaires de la grammaire de l’anglais standard. Pour s’en rendre compte, il suffit de mettre en regard la phrase de Selvon, « Only thing, Harris face black » et sa « traduction » en anglais standard, « The only thing is that Harris’s face is black ». La désinvolture grammaticale de Selvon est synonyme d’efficacité stylistique, au point que sa phrase est une illustration parfaite de la célèbre formule de Shakespeare, « Brevity is the soul of wit ».
Ici, on se demandera, dans les termes de Hartley, quelle est la situation linguistique de Selvon écrivant ce roman, et quelle est son idéologie stylistique. Selvon était membre de la communauté indienne de la Trinité et journaliste de son état avant d’être romancier. Sa situation linguistique est faite d’anglais standard (qu’il a appris dans sa famille ou au plus tard à l’école et qu’il utilise dans ses activités professionnelles), d’anglais de la Trinité, qu’il a entendu autour de lui dans son enfance (c’est un de ces New Englishes, en état de séparation virtuelle avec l’anglais de la métropole) et sans doute aussi de créole trinidadien, langue issue de l’anglais mais déjà séparée de lui, avec lequel il a dû être en contact, bien qu’il ne fasse pas partie de la communauté noire (contrairement à ses personnages). Son idéologie stylistique est le langage qu’il tire de ce mélange potentiel, la mise en forme artistique qu’il lui impose.
6 – On a ici une analyse du style en termes au fond assez traditionnels, du type « le style c’est l’homme ». L’auteur individuel, ce créateur stylistique, s’approprie la langue commune en lui imprimant sa marque, en en faisant sa langue, à nulle autre pareille. On se souvient de la phrase de Proust, que Deleuze ne se lasse jamais de citer, selon laquelle l’écrivain écrit sa langue comme si c’était une langue étrangère. Selvon écrit bien l’anglais, tel que nous le connaissons (et l’on peut raisonnablement supposer que l’immense majorité de ses lecteurs pratiquent l’anglais standard mais ni l’anglais de la Trinité ni le créole trinidadien), mais il l’écrit comme si c’était une autre langue, tant il la déforme et la re-forme pour y imprimer la marque de son style. On sera alors tenté d’analyser ce style avec les instruments que nous offre la théorie deleuzienne du style, avec les métaphores du bégaiement (dans le style, la langue bégaie – on devrait plutôt dire : le style bégaie la langue), du roulis et du tangage, du passage à la limite de l’agrammaticalité, petite (c’est-à-dire ne gênant pas la compréhension) ou grande (voyez Artaud), et à la limite du langage, dans le rythme, la musicalité et l’image10.
On pourra même envisager dans ce cadre une politique du style, dans la mesure où le style individuel du créateur minore la langue, inquiète la langue majeure par son dialecte mineur. Et c’est bien une caractéristique définitoire de la langue mineure qu’elle est fondamentalement politique11. Reste à donner un contenu plus précis à cette politique. On le fera en passant de la formule de Proust à une formule similaire employée par Edouard Glissant, pour qui écrire, c’est se faire « immigrant dans sa propre langue12 ». Et on passera par là de l’individuel au social. Car le style de Selvon (et notre passage est bien typique du style de Selvon, car tout le roman est écrit dans ce style d’immigré dans sa propre langue) n’est plus alors seulement l’idiolecte d’un auteur particulièrement talentueux, nouvelle recrue au canon de la grande littérature (la stylistique de Deleuze est foncièrement canonisante, même si le canon en question est plutôt idiosyncrasique), mais aussi, et principalement, l’expression de la structure de sentiments d’un groupe d’immigrés antillais dans une conjoncture historique et géographique déterminée. Le style de Selvon reflète et inscrit l’hybridation de leur dialecte d’origine (l’anglais de la Trinité ou de la Jamaïque, voire les créoles de ces îles) et du langage de leur nouvel environnement, qui est lui-même un mixte de dialectes (de l’anglais standard des bureaucrates de l’assistance sociale au dialecte cockney de leurs voisins, car bien sûr ils ne sont pas logés dans les quartiers chics). Le « style » collectif de ce dialecte selvonien n’est pas seulement une marque d’appartenance et d’identité (contrairement à Harris, la plupart des personnages cherchent à préserver leur identité d’origine), c’est l’expression d’une conception du monde. Gramsci disait déjà qu’une langue n’est pas seulement un système grammatical mais aussi une conception du monde13.
On en conclura que l’objet du roman est le contraste entre des conceptions du monde, ou des structures de sentiment, tels qu’elles s’expriment dans le choc et le mélange des dialectes. Et ici il est clair que le style de Selvon n’est pas simplement l’expression de la position de l’auteur à l’égard du langage de sa communauté et du dialecte standard dominant, telle qu’elle est portée par son extraordinaire habilité rhétorique (dans la « mise en forme artistique » de ses langages), mais qu’il implique une forme de réalisme social, par où il prend valeur directement politique, étant l’expression d’une structure de sentiment toujours déjà collective. Ce que le roman, et le style de Selvon, représentent, c’est la corrélat subjectif d’une contradiction objective, entre les exploiteurs et les exploités, car les antillais sont victimes et d’exploitation (on les confine dans les emplois les plus durs et les moins bien payés) et d’exclusion raciste.
On pourra reprendre ici la description que donnent Deleuze et Guattari du processus de minoration du dialecte majeur dominant par un dialecte dominé. On se souvient que le dialecte mineur a trois caractéristiques : il est déterritorialisé (il s’ouvre à de nouveaux espaces), il est politique (c’est une intervention dans une conjoncture historique) et il est collectif (il ne trouve pas sa source dans un auteur individuel mais dans un agencement collectif d’énonciation). Et la verve rhétorique, l’étonnante force illocutoire de mon premier extrait possède bien ces trois caractéristiques. Le langage y est bien déterritorialisé, car il inscrit la voix d’un groupe d’immigrés, les « londoniens solitaires » du titre, dont la solitude est celle de l’exil, et il l’est précisément en ce qu’il n’appartient ni au dialecte standard, ni aux divers dialectes ou langues antillais dominés (ce n’est ni vraiment de l’anglais de la Trinité, ni à plus forte raison du créole trinidadien). La déterritorialisation est la marque d’une voix singulière. Qui n’est pas seulement celle de Selvon, là est le caractère directement politique de ce style : c’est la voix d’une communauté opprimée et qui résiste à l’oppression, ce qui fait de la subversion de l’anglais standard un acte directement politique. Enfin ce style est collectif, il porte une voix à la fois individuelle et ethnique, la voix d’une communauté (et ici on se souviendra que Selvon, dont le style singulier fait parler la voix de la communauté antillaise, noire est lui-même d’origine indienne). Cette voix, qui est celle du narrateur du roman, qui a accès à la conscience du principal personnage, Moses (qui conduit son peuple en cette terre d’exil), est l’incarnation de la voix de la communauté
7 – On montrera cela en opposant mon premier extrait au second. En effet, The Lonely Londoners est le premier volume d’une trilogie, dont Moses reste le personnage principal. Mais si le premier roman est esthétiquement très réussi, en particulier à cause de son style, les deux autres n’ont guère eu de succès, et l’on considère généralement que ce sont des romans ratés. Dans le second roman, Moses Ascending, Moses ne guide plus son peuple. Il a pris l’ascenseur social, il est devenu un ayant droit, en quittant sa condition de prolétaire exploité pour celle de propriétaire d’immeuble, dont il loue les appartements. Et il n’est plus la conscience d’une communauté opprimée et résistante, il est présenté comme un idiot crédule, et l’atmosphère est carrément réactionnaire : on y trouve une satire un peu facile du mouvement Black Power et des mouvements féministes (au point que Selvon fut publiquement agressé par une féministe qui ne supportait pas le sexisme grossier du roman). Mais il y a plus grave, car chacun a droit à ses opinions politiques, même les plus sottes : la langue du texte, son style, ont radicalement changé. La minoration de la langue standard est beaucoup moins perceptible, et le style a perdu toute sa verve. Dans mon second extrait, Moses, qui aspire à devenir écrivain, a montré le manuscrit de son œuvre à sa locataire féministe, Brenda, qui se moque de lui. Revoici donc l’extrait :
I left Brenda with a heavy heart. Woe is me. I had barely recovered from Galahad’s criticisms when this had to happen. I wince as I thought about it. First he condemn my material, which was one thing, but now Brenda had ridiculed the very foundation and structure, hurling contempt and defamation on my usage of the Queen’s language, which had always been my forte, as I have tried to show.
I plod dejectedly up the basement steps, weighed down with the double-barrel barrage she had fire at me. My burden was not only her spitefulness and calcumny which Time would heal – I have been sorely pressed by vicissitudes ere this and am an old hand at turning the other cheek14…
Le style de ce passage est, comme c’était déjà le cas pour le premier extrait, caractéristique de l’ensemble du roman : il s’agit bien du style du roman, et pas seulement de la voix d’un personnage. Et la différence avec le premier extrait est éclatante. Nous n’avons plus affaire à un dialecte mineur subvertissant le dialecte majeur mais à une déformation pas si habile que cela du dialecte standard à des fins comiques, attribuée à un locuteur semi-lettré. Moses a toujours le même mépris pour les marques temporelles (le ‘s à la troisième personne du présent des verbes : « he condemn » ; ou les marques du prétérit : « I plod ») mais en matière de petite agrammaticalité c’est à peu près tout.
Tentons de sauver ce qui peut l’être. Le second roman est censé se passer plusieurs années après le premier : Moses s’est intégré socialement, et donc aussi linguistiquement, comme l’ont fait tous les autres personnages, même ceux, comme les adeptes du Black Power, qui refusent l’intégration. Chez Moses, cette intégration linguistique prend la forme du recours à un langage biblique, avec ses archaïsmes (« ere this »), et à toutes sortes de clichés, qu’il cite avec plus ou moins de précision (la métaphore du « double-barrelled barrage », malgré l’allitération, ne fonctionne pas). On pourrait donc considérer ce nouveau style comme la marque de la voix singulière de Moses, sa signature, car après tout il est la voix narratrice de ce roman en première personne. Dans la dernière scène du premier roman, Moses avait décidé de devenir écrivain : ceci pourrait être le résultat de ses efforts, une tentative ratée de reproduire le dialecte standard (« the Queen’s English), ratée tant du point de vue de la correction que de celui de l’originalité. Mais cet argument ne tient pas, car se style est celui de la totalité du roman, et tous les personnages, dans leurs dialogues, parlent le même langage. Nous devons donc conclure que le rapport social que ce style marque n’est plus le même. Et c’est ici que, de nouveau, le style prend une valeur directement politique.
Dans The Lonely Londoners, le rapport social que la voix singulière, le style, inscrit est une structure de sentiment, ce qui fait de la voix narrative une voix collective, celle d’une communauté ou d’une génération. Car chez Raymond Williams une structure de sentiment inscrit la conception du monde d’une génération de trois façons : la sédimentation d’une tradition, le reflet de la conjoncture idéologique et linguistique du présent et la prise de conscience de l’émergence de nouveaux sentiments et de nouvelles expressions. La grandeur du style de The Lonely Londoners est qu’il inscrit ces trois moments, à l’intérieur d’une communauté ethnique plutôt que d’une génération : les modes de parler traditionnels des Antillais exilés ; leur différence, de langage comme de comportement, avec le milieu blanc dans lequel ils vivent ; et le Londres, un Londres fantasmé, qu’ils créent par hybridation, ce qui se marque par un nouveau dialecte, un anglais original, le style du roman. Appelons cette voix remarquable Selvon-en-1956.
Mais lorsque nous lisons le second roman, Selvon-en-1975, la situation est toute différente. Nous n’avons plus affaire à une structure se sentiment originale, qu’il s’agisse d’une génération ou d’une communauté ethnique, mais à la voix du sens commun de l’idéologie dominante, une voix d’exclusion, qui relègue la communauté antillaise aux marges sociales et linguistiques et par là l’opprime, qui en fait un ensemble d’idiots exotiques, parfois sympathiques et parfois dangereux, mais toujours objets d’un sourire condescendant que le lecteur, comme dans l’analyse freudienne du mot d’esprit comme jeu à trois, est amené à partager. Je me sens poussé à pasticher Selvon et à m’écrier : « Only thing, Selvon style white ».
Reste cependant un problème. Mon jugement sévère sur le second roman n’est pas dû à ses positions réactionnaires, mais au fait que je pense qu’esthétiquement parlant, c’est un échec. Il apparaît que le concept de style de Williams, en tant qu’inscription d’un rapport social et d’une structure de sentiment ne traite pas le contraste entre la singularité d’un style et sa nature sociale comme une véritable contradiction dialectique. Plutôt que d’articuler les deux aspects comme une unité de contraires, il privilégie un des aspects, l’aspect social du style, aux dépens de l’autre. De même qu’on peut reprocher à la conception deleuzienne du style, en termes de bégaiement de la langue, de roulis et de tangage et de petites agrammaticalités de privilégier l’aspect individuel, de même on peut faire à Williams le reproche inverse, avec toutefois un bémol, qui est que comme nous venons de le voir, un concept de style comme rapport social permet de véritablement penser une politique du style. Je propose toutefois une nouvelle conception et du style et de sa politique, inspirée de la théorie althussérienne de l’idéologie
8 – Pour être bref, la théorie althussérienne de l’idéologie vise à rendre compte de l’émergence de sujets par l’opération d’interpellation : l’idéologie interpelle les individus, tous les individus, en sujets, c’est-à-dire en sujets assujettis, mais aussi en sujets de plein exercice, centres de conscience, de responsabilité et d’action. La chaîne de l’interpellation va des Appareils Idéologiques d’Etat aux rituels, aux pratiques et aux sujets. J’ai proposé deux additions à cette théorie. La première consiste à intercaler un nouvel anneau de la chaîne, entre les pratiques et les sujets, les actes de langage, pour insister sur le fait que la forme première et principale de l’interpellation est langagière. La seconde est la proposition qu’il n’y a pas d’interpellation qui ne suscite une contre-interpellation, par laquelle le sujet affirme sa liberté de sujet face à l’instance interpellante – les sujets ne sont pas de simples porteurs (Träger) des rapports sociaux, ils sont doués de ce que la langue anglaise appelle agency, de capacité d’agir. On peut donc décrire l’opération d’interpellation comme une dialectique de l’interpellation et de la contre-interpellation. Je contre-interpelle l’idéologie qui m’interpelle à ma place dans les rapports sociaux, et je peux le faire parce que l’interpellation est plurielle (il y a plus d’un Appareil qui m’interpelle comme sujet) et continue (le processus de subjectivation rebondit sans cesse, comme le désir freudien). Cette dialectique de l’interpellation et de la contre-interpellation nous aide à comprendre le fonctionnement du langage et éclaire le concept de style. Car il est clair que le locuteur d’une langue naturelle est un sujet au sens d’Althusser, dans la mesure où il est un sujet d’énonciation, comme disent les linguistes énonciativistes à la suite de Benveniste. Et la position d’un tel sujet est déterminée par la dialectique de l’assujettissement (par interpellation) et de la subjectivité (par contre-interpellation). D’un côté, en tant que locuteur d’une langue naturelle je dois me conformer aux règles du système, qui limitent ce que je peux dire. En un sens important, je suis parlé par la langue que je m’efforce de parler – c’est la langue qui parle à travers moi. Mais d’un autre côté, c’est bien moi qui parle la langue. Je me l’approprie (on reconnaît ici l’Aneignung de Marx et Sève, appropriation d’un monde humain sédimenté que le sujet hérite des générations précédentes). Je l’utilise pour satisfaire mes besoins expressifs. La langue me parle jusqu’à un certain point, mais au bout du compte, à moins que je ne limite mon expression aux clichés et phrases toutes faites, je parle la langue comme un sujet conscient, actif et responsable. En d’autres termes, je suis, en tant que locuteur, interpellé à ma place par l’institution de la langue, mais, en tant que locuteur, je contre-interpelle la langue qui m’interpelle. J’en fais un usage créateur, d’une créativité qui n’est pas seulement conforme aux règles (la rule-governed creativity de Chomsky), mais qui n’hésite pas à les enfreindre. Et ici nous sommes arrivés au style. Et nous comprenons les deux caractéristiques apparemment incompatibles du style, pourquoi il est à la fois collectif, en tant que rapport social, et hautement individuel, marque de l’originalité linguistique d’un locuteur si habile que son dialecte propre mérite la canonisation littéraire. L’écrivain est interpellé par les institutions qui fixent les limites de ce qu’on peut dire dans une conjoncture historique déterminée. Il est soumis non seulement à des règles grammaticales, mais aussi à des maximes pragmatiques et à des normes génériques, et il finit par inscrire dans ses textes toute une structure de sentiment. Son style est, par nécessité, le style collectif d’une période ou d’un milieu social (la combinaison de ces deux éléments définit ce que Williams appelle une génération). Mais, en tant que fin styliste, il contre-interpelle la langue qui l’interpelle. Il écrit avec et contre le dialecte standard que les conventions lui imposent, avec et contre les normes et préceptes littéraires qui sont autant de contraintes sur son écriture, et le résultat de cette contre-interpellation est son propre dialecte, son idiolecte, c’est-à-dire son style.
Et nous pouvons revenir ici à Selvon et à Harris. Pour ce qui est du portrait de Harris, qui veut tellement s’intégrer, c’est-à-dire répondre positivement à son interpellation par l’idéologie dominante, bien qu’il soit explicitement exclu par ladite idéologie du bénéfice de l’anglicité, la fonction du langage, telle qu’elle se manifeste dans le style de l’extrait, est double. D’un côté, parce qu’il sombre dans un anglais délibérément et grossièrement « incorrect », ce style dénie à Harris tout espoir d’intégration, pour cause d’incapacité linguistique (il est trahi par son accent, par sa grammaire approximative, etc.), qui renforcera l’exclusion due à la couleur de sa peau. Mais d’un autre côté ce style offre une porte de sortie aux Antillais victimes de l’exclusion : la minoration du dialecte standard ouvre la voie à la fierté ethnique et nationale de la communauté opprimée, une forme d’indépendance linguistique qui annonce l’indépendance politique. Et par ce qu’on pourrait appeler une métalepse stylistique, la même contradiction concerne la position de l’auteur, qui est interpelé, en tant que romancier, par le dialecte standard (on se souvient que Selvon n’était ni noir ni prolétaire, mais un petit bourgeois qui s’était familiarisé à l’école avec le canon de la grande littérature anglaise) et qui contre-interpelle cette interpellation linguistico-littéraire par son dévoiement créateur de l’anglais standard, une fois qu’il s’est rendu compte, comme il nous le confie, que l’anglais littéraire standard dans lequel il avait commencé à écrire son roman, « ne marchait pas15 ». Cet idiolecte créateur que nous qualifions de style est le résultat de la contre-interpellation de la langue, avec ses styles collectifs, par le locuteur individuel. Et il est clair ici que le style n’est pas seulement un rapport social mais également un rapport politique. C’est bien pourquoi le second roman de Selvon est politiquement réactionnaire : non parce qu’il attaque le féminisme et le Black Power, mais parce que, dans son style individuel, il adopte les normes imposées par le style collectif de l’idéologie dominante, dont l’interpellation réussit trop bien et étouffe la singularité du locuteur individuel, sujet d’énonciation qui est simplement assujetti à des contraintes idéologiques et linguistiques qui ne sont plus du tout ce que Judith Butler appelle des « empowering constraints », des contraintes capacitantes.
9 – Je conclus en proposant trois thèses.
Thèse 1. Le style est une intervention directement politique. Il est ce par quoi le personnel est politique, en ce qu’il marque la contre-interpellation qui fait passer le sujet de la situation d’assujetti à celle de sujet de plein droit, c’est-à-dire de sujet libre. A ceci près que si en un sens l’interpellation ne rate jamais (chez Althusser, elle affecte nécessairement tous les individus), ce qui n’interdit pas le jeu entre les diverses interpellations par où s’introduit la possibilité d’une contre-interpellation, la contre-interpellation n’est pas toujours un franc succès : comme on vient de le voir, Selvon-en-1975 n’est pas Selvon-en-1956.
Thèse 2. Inversement, la politique passe par le style. Pratique collective, la politique doit passer par le personnel en tant qu’elle est pratiquée par des sujets individuels. On revient ici à la lettre à Annenkov et à la possibilité, et même à la nécessité d’une psychologie marxiste. Traditionnellement, cette thèse prend la forme d’une thèse sur la prise de conscience (de classe) : je propose de la remplacer par la thèse sur le style comme, contradictoirement, contre-interpellation individuelle et rapport social.
Thèse 3. Cela suppose un élargissement du concept de style (par rapport aux théories du style de Williams et de Hartley). Le style n’est pas seulement un phénomène littéraire, pas seulement un phénomène langagier. Il y a autant de formes d’interpellation qu’il y a de sens, et nous aurons donc un style visuel, un style gustatif, etc. – on comprend pourquoi, par exemple, on parle de style vestimentaire. Et l’élargissement ne s’arrête pas là : le style c’est aussi un style de vie. Tous ces styles dans un sens élargi inscrivent la dialectique de l’interpellation, et de la contre-interpellation, qui est la dialectique de la subjectivation.
- K. Marx & F. Engels, Etudes philosophiques, Paris : Editions Sociales, 1961, p. 148. Voir aussi L. Sève, « L’ homme » ?, Paris : La Dispute, 2008 [↩]
- G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie, Paris : PUF, 1967 ; L. Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, Paris : La Dispute, 2014 ; L. Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris : Editions Sociales, 1969. [↩]
- R. Williams, Marxism and Literature, Oxford: Oxford University Press, 1977. [↩]
- D. Hartley, The Politics of Style, Leiden. Brill, 2017. [↩]
- D. Hartley, « Combined and uneven styles in the modern world-system”, in EJES, The Politics of Form, vol 20, 3, Londres: Routledge, 2016, p. 224. [↩]
- Ibid., p. 225. [↩]
- M. Macé, Styles, Paris : Gallimard , 2016. [↩]
- S. Selvon, The Lonely Londoners, Londres: Penguin, 2006 (1956), p. 103. [↩]
- S. Selvon, Moses Ascending, Londres : Penguin, 2008 (1975), p. 139. [↩]
- G. Deleuze, « Bégaya-t-il », in Critique et clinique, Paris : Minuit, 1993, pp.135-43. [↩]
- G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, Paris : Minuit, 1975. [↩]
- Cité dans H. Bentouhami-Molino, Races, cultures, identités, Paris : PUF, 2015, p. 125. [↩]
- A.Gramsci, Quaderni del carcere, vol. 2, Turin : Einaudi, 2007, pp. 1375-6. [↩]
- S. Selvon, Moses Ascending, Londres : Penguin, 2008 (1975), p. 139. [↩]
- Selvon, 2006, op. cit., p. vi. [↩]