« […] j’ai toujours perçu une certaine contradiction entre l’engagement politique et la rationalité. […] L’expérience et l’âge aidant, je me suis rendu compte que plus on avance dans le militantisme, plus on s’aperçoit, à chaque instant, des irrationalités qu’entraîne sa pratique courante. »
Maxime Rodinson, Entre Islam et Occident. Entretiens avec Gérard D. Khoury
C’est en 1956, alors qu’il avait 23 ans, que Mohamed Harbi – alors membre du FLN algérien – a rencontré Maxime Rodinson (1915–2004) pour la première fois. Harbi était déjà au fait des travaux et des intérêts de Rodinson. Dans un entretien avec Sébastien Boussois, Harbi explique qu’à cette époque, les chercheurs travaillant sur les pays arabes étaient principalement des islamologues conférant un rôle absolu à la religion, faisant d’elle l’alpha et l’oméga de leurs analyses. Ainsi, selon Harbi, les principaux « contre-universitaires » de l’époque que les étudiants et les militants mobilisaient étaient Claude Cahen (1909-1991) et Maxime Rodinson. Harbi, tout comme ses camarades, s’intéressait principalement à ce dernier pour sa fine connaissance non seulement des sociétés maghrébines, mais plus généralement de l’ensemble du Moyen-Orient – s’appuyant sur des compétences linguistiques exceptionnelles.
Lorsque Rodinson a rencontré Harbi, sa position vis-à-vis du Parti communiste Français (PCF), qu’il allait quitter deux ans plus tard, était déjà critique. Avec son départ du PCF (1958), Rodinson a pris de plus en plus de distance avec le militantisme politique tout en restant fermement convaincu que le marxisme proposait la méthodologie la plus pertinente pour analyser les sociétés non européennes, notamment en ce qui concernait les analyses des pays colonisés ou anciennement colonisés. C’est cet aspect de la pensée politique de Rodinson qui nous intéressera ici : sa théorisation de l’anticolonialisme – et en particulier sa réflexion sur le rôle stratégique que peut jouer l’Islam en tant qu’instrument de mobilisation. Il semble, en effet, qu’au-delà de la question coloniale, cet aspect de la pensée de Rodinson permette de revenir sur ce qu’il nommait un « marxisme indépendant » – en réponse à une question du sociologue égyptien Ibrâhim Sa’d ad-dîn, lors d’une conférence au Caire, en 1969. Car si un marxisme indépendant ne peut se confondre avec une sorte de « neutralité universitaire », il est tout de même intéressant de se pencher non seulement sur ce que cette démarche apporte à l’analyse de Rodinson – notamment à travers des dialogues intellectuels avec des militants, comme Amar Ouzegane, ou des figures intellectuelles majeures, comme Edward Said – sans pour autant occulter les limites de cette « indépendance », qui allait de pair avec l’éloignement de Rodinson de tout engagement organisationnel, mais sans jamais tomber dans un neutralisme apolitique.
Érudit polyglotte de premier ordre, Rodinson a publié nombre de travaux faisant autorité bien au-delà du cercle des sciences sociales marxisantes. Ayant publié des traductions depuis l’arabe ou encore le turc, enseignant l’éthiopien et le sudarabique ancien, capable d’écrire sur la poésie de Nazim Hikmet tout comme sur la cuisine arabe, Rodinson a également publié des études approfondies en linguistique (sur l’incompatibilité de consonnes dans les racines sémitiques par exemple), sur l’émergence du capitalisme dans les pays musulmans (son livre Islam et capitalisme reste sans doute son œuvre la plus connue et discutée) ou encore sur l’évolution historique de l’antisémitisme ; sans compter ses nombreuses recensions d’ouvrages. Une telle érudition semble extraordinaire, au sens littéral du terme, dans le contexte actuel. Mais Rodinson était également un militant politique, longtemps membre du PCF, il avait grandi dans une famille fortement politisée (son père aurait même joué aux échecs avec Trotsky). Dans ses mémoires, il raconte qu’il a participé à sa première manifestation, avec sa mère, en 1927, suite à l’exécution de Sacco et Vanzetti. Depuis ce moment, Rodinson garda sans cesse un pied dans la sphère militante. Il semblerait, néanmoins qu’au gré de ses travaux, il ait de plus en plus pris ses distances vis-à-vis du monde militant, sans jamais se dépolitiser pour autant. Il n’était d’ailleurs pas avare d’analyses de la situation internationale, par exemple lors de la guerre du Golfe de 1991. Rodinson était constamment happé par le besoin de scientificité et de rationalité.
Il nous paraît donc essentiel de nous pencher sur son analyse des questions tactiques et stratégiques, et notamment sur un élément qu’il était impossible d’ignorer dans les processus révolutionnaires dynamisant le « Tiers Monde » : le formidable outil tactique que pouvait offrir l’Islam pour mobiliser les masses contre le colonialisme et l’impérialisme. Le présent article entend non seulement se pencher sur les débats de Rodinson avec nombre de militants et d’intellectuels, mais également sur des textes qui ne se limitaient pas à des réactions face aux questions brûlantes qu’imposaient l’actualité, mais qui s’attardaient sur des problématiques stratégiques de premier ordre.
Pierre Vidal-Naquet écrivait à son propos qu’« il n’était pas seulement l’homme d’une immense bibliothèque, il avait lu et interprété les livres qu’il possédait, il était le plus grand érudit que j’aie jamais rencontré1. » C’est cet érudit qu’il nous semble essentiel de (re)découvrir, en resituant sa pensée dans les débats et enjeux politiques de la seconde moitié du XXe siècle.
L’Islam et la « psychologie des masses »
« L’idéal n’est pas lointain, il n’est pas situé dans l’autre monde, il consiste en une transformation terrestre. Mais il exige le dévouement total de l’individu. Comme dans le mazdéisme, chaque bonne pensée, chaque bonne parole, chaque bonne action a une valeur cosmique. Elle construit sur terre la Bonne Cité. Celle-ci était jadis pour Ouzegane la Cité communiste, liée à tout le mouvement communiste international. C’est maintenant, pour lui, la Cité algérienne musulmane de structure socialisante. L’insertion nationale, secondaire et assez insignifiante dans la première idéologie est devenue primordiale. »
Maxime Rodinson, « Du communisme au F.L.N »
Dans son étude sur l’anticolonialisme français depuis le XVIe siècle2, l’historien Claude Liauzu explique que durant la révolution algérienne, le facteur religieux était assez largement sous-estimé par les anticolonialistes français qui percevaient principalement l’Algérie à travers les yeux de leurs camarades arabes laïcs. Dans un tel contexte, Rodinson apparaissait clairement comme une voix dissonante puisqu’il pensait que l’imbrication de la religion musulmane dans les rapports sociaux et politiques était un élément clef des luttes anticoloniales dans les pays musulmans. Rodinson n’a jamais cherché un « idéal-type » du militant anticolonialiste, révolutionnaire et laïc, mais partait toujours du fait qu’il était nécessaire d’analyser une société réellement existante et non pas bâtir une analyse politique sur un matériau social imaginaire. C’est notamment de son dialogue intellectuel avec Amar Ouzegane (1910–1981) que ressort le rôle que confère Rodinson à l’Islam dans les luttes anticoloniales. Ouzegane, militant algérien, comptait parmi les fondateurs du parti communiste algérien (PCA), en 1936, avant de s’en faire exclure pour « déviances nationalistes » (en 1947). Dans une recension, publiée dans le Monde Diplomatique en 1962 (et republiée dans Marxisme et monde musulman), du livre d’Ouzegane, Le meilleur des combats – dans lequel Ouzegane répond longuement à un texte, datant de 1960, de Larbi Bouhali, qui lui avait succédé au secrétariat du PCA –, Rodinson discute le rôle stratégique que peut jouer l’Islam en tant qu’instrument politique. Dans son livre, Ouzegane ne convoque aucun argument théologique pour expliquer l’importance de l’Islam dans le contexte révolutionnaire algérien, mais insiste bien plutôt sur le rôle social que joue la religion musulmane dans une telle société. Dans sa recension, Rodinson cite Robespierre qui appréhendait l’athéisme comme un phénomène « aristocratique » pendant la Révolution française3 afin de commenter l’assertion du révolutionnaire algérien selon laquelle l’athéisme était une sorte de marqueur de l’aristocratie ouvrière française. Cependant, bien que Rodinson ait eu une sincère sympathie politique pour Ouzegane, il n’en restait pas moins critique quant au rôle que peut jouer la religion en tant qu’instrument politique et tactique.
En effet, si Rodinson est assez largement connu pour son étude du développement du capitalisme dans les pays musulmans, il s’intéressait également de manière approfondie à « l’usage » qui pouvait être fait de l’Islam à des fins non religieuses – et notamment au rôle que la religion musulmane pouvait jouer dans les luttes d’indépendance. Comme l’a écrit Rodinson dans un article publié par la revue Partisans, en 1963, les leaders des luttes de libération nationale, qu’ils soient athées ou non, ne pouvaient ignorer le potentiel que peut offrir la religion pour mobiliser les masses. Dans le cas des pays musulmans, par exemple, il est clair que l’oppression religieuse jouait un rôle central dans l’oppression nationale. Dans cet article, Rodinson mobilise à nouveau le cas d’Ouzegane qui ne se préoccupait guère de savoir si les dogmes musulmans étaient justes ou faux, mais qui percevait principalement dans l’Islam un instrument social et politique. Ainsi – et c’est précisément sur ce point que Rodinson se fait plus critique – selon Ouzegane, les militants athées ne se fourvoient pas forcément dans leur vision du monde, mais plutôt dans leur mécompréhension de la « psychologie sociale » des masses algériennes. On sait que Rodinson ne considérait l’Islam ni comme une bonne ni comme une mauvaise idéologie a priori, mais qu’il insistait plutôt sur le besoin d’en proposer une analyse tenant compte des conditions sociales dans lesquelles il se développe. Comme il l’écrit au début de son livre De Pythagore à Lénine, « [l]e meilleur moyen de ne rien comprendre à un phénomène, c’est de l’isoler, de le considérer, de l’intérieur ou de l’extérieur comme s’il était seul de son espèce4. »
Cependant, dans le cas des luttes de libération nationale, Rodinson était assez sceptique quant à l’utilisation de l’Islam comme principal « outil de mobilisation » ; en fait, il considérait même cette approche de la question religieuse comme potentiellement dangereuse pour les États nouvellement indépendants et rejetait le concept de « psychologie sociale » des masses, mobilisé par Ouzegane. Selon Rodinson, le danger résidait dans le fait que, « poussé à bout par quelque paysan », un politique comme Ouzegane par exemple – devenu par la suite ministre dans l’État algérien nouvellement indépendant –
devra confesser qu’il croit aux mêmes choses que lui. Peut-être, par restriction mentale, il décidera en lui-même qu’il ne croit pas aux aspects les plus choquants pour un esprit rationnel moderne de la foi du paysan, par exemple à la jument Borâq à tête de femme. Mais il se dépouillera du droit de critiquer même ces aspects. Pratiquement, il s’alignera sur la foi du paysan. Qu’importe, dira-t-on si, moyennant cette adhésion du bout des lèvres, le paysan est convaincu de construire le socialisme, de souffrir et de se dévouer, fût-ce en croyant suivre les préceptes d’Allah et du prophète Mohammad ? On a sacrifié tant de choses à la Révolution et, entre autres, la recherche de la vérité sous beaucoup d’aspects. Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout5 ?
Rodinson écrira quelque chose d’assez similaire, quelques années plus tard, à la fin de son ouvrage classique Islam et capitalisme, au sujet de l’attachement des Algériens pauvres à l’Islam et les potentielles conséquences de l’instrumentalisation politique de celui-ci :
Il faut bien voir que cet attachement, avant d’être une manifestation de foi et quoiqu’il puisse entraîner bien des âmes vers les valeurs proprement religieuses, n’en est pas moins fondamentalement un phénomène nationalitaire et un phénomène de classe. Dans l’Islam, les pauvres voyaient ce qui les distinguait de l’oppresseur étranger et des couches supérieures européanisées, infidèles en acte ou en esprit. Le « clergé » musulman, pauvre en bonne partie, déconsidéré par l’occupant, fidèle aux valeurs de la société traditionnelle où ils vivaient, était des leurs, les encadrait et leur parlait leur langage, un langage à leur niveau. Mais, avec l’indépendance, le « clergé » peu à peu remonte dans l’échelle sociale. Les couches supérieures plus ou moins exploiteuses proclament de plus en plus leur attachement à l’Islam dans leur recherche frénétique d’une garantie idéologique pour leurs avantages sociaux et matériels. Plus se réalisera pour les « clercs » une montée du niveau de vie ou même tout simplement une intégration dans la nation, moins l’Islam sera pour les déshérités un mot d’ordre exclusif6.
Dans de telles circonstances, si un conflit venait à éclater dans l’Algérie post-indépendance par exemple, le paysan suivrait, selon Rodinson, le leader religieux plutôt que le leader politique. C’est ici notamment que la « francité » de Rodinson — qui se révélera surtout dans la dernière partie de sa vie, lorsqu’il s’en prendra à la « [p]este communautaire7 » — devient explicite : selon lui, il pouvait être nécessaire, afin d’éduquer politiquement les masses anciennement colonisées, de mettre sur pieds certaines mesures laïques, comme cela avait été le cas pour les pays chrétiens avec la séparation des Églises et de l’État. Si Rodinson n’avait rien d’un « laïcard », au sens où nous l’entendons aujourd’hui, et qu’il ne percevait pas l’Islam comme une régression, ni comme une avancée d’ailleurs, il est tout de même clair qu’il s’inscrivait dans une certaine tradition de l’Aufklärung pour laquelle la vérité scientifique prime sur toute considération politique. Ainsi, à propos d’Islam et capitalisme, George Labica écrivait, en 1967 :
On ne saurait […] lui contester le mérite d’appeler et de provoquer même, comme toute pensée authentiquement généreuse, à des confrontations où les anathèmes réciproques et les procès d’intention laisseraient enfin leur place à la rigueur de l’examen scientifique8.
Ce rationalisme, parfois quelque peu teinté d’eurocentrisme, ne signifiait cependant aucunement une « lutte » contre l’Islam — ou contre « la » religion en tant que telle — ni un appel à « éclairer » les sujets coloniaux. Dans sa préface au livre de James Thrower, Marxist-Leninist “ Scientific Atheism” and the Study of Religion and Atheism in the U.S.S.R. (1983), Rodinson met en avant le fait que la critique de la religion « à l’Occidentale » ne fait que remplacer une religion par une nouvelle idéologie qui conserve pourtant les mêmes fonctions :
[…] la critique de la religion, pratiquée en Occident depuis l’âge des Lumières – les thèses marxistes et soviétiques n’en sont qu’une forme ultime, parfois plus grossière et parfois plus raffinée – n’apparaît pas seulement comme une pratique politique intéressée, une vulgaire manœuvre. C’est aussi un effort fait pour remplacer les religions traditionnelles par une idéologie nouvelle dotée des mêmes fonctions9.
Le rapport de Rodinson à la tradition des Lumières, à l’athéisme et à la religion est présent dans nombre de ses travaux – et notamment dans sa magistrale biographie du prophète10. C’est également un point sur lequel il revient dans sa préface au livre de Kazem Radjavi, La révolution iranienne et les moudjahédines (1983) :
Je suis moi-même rationaliste, fils fidèle de la tradition européenne de l’Aufklärung. Mais j’ai renoncé depuis longtemps à l’idée sur laquelle débouchait tout naturellement cette tradition, l’idée que religion équivalait à nuit absolue de l’esprit, avec pour corollaire que se débarrasser de la religion, c’était entrer dans un monde de pensée vraie, démythifiée, transparente, d’équivalence absolue entre la réalité en soi et le concept. De même, il a fallu renoncer à l’idée qu’une vision aliénée du monde ne pouvait résulter que de l’emprise d’une classe sur la propriété privée des instruments de production (ou des hommes ou de la terre), de l’exploitation qui en résulte, de l’utilisation de la religion pour la faire accepter mieux11.
Ainsi, la critique amicale qu’adresse Rodinson à la perspective d’Ouzegane porte davantage sur les conséquences politiques d’une utilisation tactique de l’Islam dans les luttes de libération nationale que sur la religion musulmane en tant que telle. De la même manière, selon Rodinson il n’y avait rien d’intrinsèquement antisocialiste dans l’Islam, ce dernier défendant même l’idée que la seule barrière au socialisme dans les pays musulmans serait la mise en place de politiques antimusulmanes.
Communisme et colonialisme
L’intérêt de Rodinson pour le rapport entre l’Islam, les musulmans et le communisme est l’une des raisons qui explique sa fascination pour le bolchevik tatar Sultan Galiev, puisque ce dernier s’opposait aux révolutionnaires qui voulaient lutter contre l’Islam, et défendait l’idée qu’il fallait, pour ainsi dire, « marxiser » la religion musulmane. Comme l’écrit Matthieu Renault :
Il n’y a pour Sultan Galiev aucune incompatibilité entre la révolution socialiste et l’Islam : il ne faut pas œuvrer à la destruction de l’Islam, mais bien plutôt à sa déspiritualisation, à sa « marxisation »12.
En 1960, Rodinson a publié un texte sur Sultan Galiev dans Les Temps Modernes. Cet article était une présentation du livre publié par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay sur le « sultangaliévisme » (Les mouvements nationaux chez les musulmans de Russie, I : le « Sultangaliévisme » au Tatarstan). Le texte en question est intéressant à plus d’un titre, notamment du fait de la fascination qu’exerçait le maoïsme sur Rodinson (il voyait en Sultan Galiev un précurseur du maoïsme), mais aussi de la référence au développement d’un bloc afro-asiatique que Rodinson comparait à l’Internationale Coloniale qu’appelait de ses vœux Sultan Galiev, afin « d’assurer l’hégémonie du monde colonial sous-développé sur les puissances européennes13 ». Si Rodinson s’intéressait tant à la figure de Sultan Galiev, c’était notamment pour appuyer le fait « qu’il y a des contradictions en régime socialiste14 », par exemple en ce qui concernait la question des minorités nationales de l’URSS, ceci dans une référence explicite au célèbre texte d’août 1937 de Mao : « De la contradiction ». Le départ de Rodinson du PCF, récent au moment où il écrit cet article, est particulièrement mis en lumière par la critique qu’il adresse aux organisations communistes15 quant à la quasi-absence de lutte visant à dépasser ces contradictions :
[…] chaque fois que quelqu’un met en lumière une de ces contradictions, concrètement, on s’attache à la nier ou à la minimiser. Naturellement, les dogmatiques ne cherchent nullement à l’analyser, à l’expliquer, à en voir les causes et les répercussions. Ils représentent la politique suivie par les dirigeants communistes dans toutes ses phases comme déterminée par une sagesse supérieure suivant fidèlement les fluctuations de la conjoncture nationale et mondiale, armée de la « boussole » infaillible de la doctrine marxiste16.
Il ajoute plus loin :
Dans l’ensemble, jusqu’à une époque toute récente, avec bien des excuses c’est entendu, les dirigeants communistes ont été aussi peu lucides que le monde capitaliste à l’égard du réveil des peuples coloniaux17.
Ainsi, pour résumer la conception qu’avait Rodinson des rapports entre communisme et colonialisme, on peut dire qu’il est évident qu’il souhaitait lutter contre l’hégémonie blanche et les contradictions raciales-coloniales au sein du socialisme et du communisme, raison pour laquelle les révolutionnaires devaient, selon lui, étudier Sultan Galiev, mais il percevait également la direction dans laquelle se développait l’Islam dans les pays fraîchement indépendants comme potentiellement dangereuse politiquement. Rodinson n’a en outre jamais été un tiers-mondiste comme il en existait en France dans les années 1960 et 1970, écrivant même dans l’avant-propos d’Islam et capitalisme :
Je n’ai pas la mystique du Tiers Monde si répandue dans la gauche actuelle et je ne me frappe pas tous les jours la poitrine en me désespérant de n’être pas né dans quelque Congo. Mais les problèmes du Tiers Monde sont capitaux […]18.
De la même façon qu’il pensait que la vérité scientifique ne devait pas être sacrifiée sur l’autel de la révolution anticoloniale, dans son petit livre La fascination de l’Islam (1978), Rodinson écrit que la solution aux problèmes que doit affronter le Tiers monde ne peut se trouver dans l’idéologie nationaliste des anciens colonisés, idéologie qui, même si Rodinson lui reconnaît une certaine pertinence, comporte plusieurs limites d’un « point de vue scientifique19 ».
Rodinson essayait donc de naviguer à travers un champ de mines politique lorsqu’il s’agissait de discuter du rapport entre la religion musulmane et les luttes anticoloniales. De 1958, date à laquelle Rodinson quitte le PCF, aux années 1970 et 1980, il évolua de plus en plus vers une perspective « indépendante », sans jamais devenir pour autant un « renégat ». Comme l’écrit Gilbert Achcar dans la préface à l’édition anglaise de Marxisme et monde musulman :
[…] tout en restant fortement impliqué dans les discussions politiques […] [Rodinson] développa une sorte de marxisme critique et ouvert, qu’il qualifia d’« indépendant ». Son rapport au marxisme évolua en une volonté de sauver la méthode d’investigation de Marx, ainsi que les préceptes clés de sa pensée, tout en se lançant dans des débats provocateurs et iconoclastes avec des marxistes organisés : tentant, en premier lieu, de les convaincre ou de les influencer […] avant de tomber dans une attitude désenchantée et âcre au fur et à mesure que le mouvement communiste ne sombre dans l’agonie20.
La révolution islamique
« De multiples cas de spiritualité ont existé. Tous ont fini très vite, en général, par subordonner les idéaux terrestres posés au départ comme découlant de l’orientation spirituelle ou idéale aux lois éternelles de la politique, c’est-à-dire de la lutte pour le pouvoir ».
Maxime Rodinson, L’Islam politique et croyance.
Un autre événement majeur a inspiré à Rodinson une réflexion sur le rapport entre les processus révolutionnaires et l’Islam : la Révolution iranienne de 1979. Afin de bien saisir les interventions de Rodinson sur l’Iran, il est essentiel de revenir brièvement sur les origines du soulèvement révolutionnaire de 1979.
Dès le début des années 1960, l’Iran du Shah a connu une crise économique, doublée d’une crise politique, sans précédent. Face à l’aggravation de la crise politique, le gouvernement du Shah ordonne en 1963 toute une série de réformes qui sont entrées dans la postérité sous le terme de « révolution blanche ». Ces réformes avaient pour objectif d’asseoir une base économique, sociale et politique stable pour le régime en favorisant principalement deux groupes : les paysans de la classe moyenne et la petite bourgeoisie de fonctionnaires. L’objectif du Shah, et de son Premier ministre Ali Amini, était de « moderniser » le pays. La grande perdante des réformes était, en premier lieu, la classe moyenne traditionnelle des bazaars. Sa position était constamment menacée par le développement capitaliste de l’Iran. En parallèle, l’exode rural s’est accéléré, et un large nombre d’ouvriers agricoles ont migré vers les villes, à la recherche de cette « grande civilisation » dont la radio leur disait qu’elle était en pleine expansion, pour n’y trouver en fait que peu de travail. Le fossé grandissait entre les promesses du régime et les attentes des Iraniens. Ce développement s’illustrait notamment par la coexistence entre la tentative de modernisation de la vie économique iranienne par l’État, via un processus impliquant le développement culturel et surtout la productivité de la population ouvrière, d’un côté, et la persistance d’anciennes formes d’exploitation, de l’autre. La politique « modernisatrice » du Shah était également fortement marquée par une volonté de « sécularisation » et une centralisation à marche forcée qui a progressivement dressé une partie des autorités religieuses contre lui, et notamment un Ayatollah qui deviendra le leader de la Révolution islamique : Ruhollah Khomeiny. Le « clergé » chiite se rangera finalement majoritairement du côté de la contestation et en prendra la tête à partir de 1975, prenant les devants d’une opposition de gauche durement touchée par la répression d’État. En effet, malgré une libéralisation politique de façade, la répression politique allait en s’accroissant, la modernisation économique de l’Iran allant de pair avec le renforcement de son appareil répressif. Dans les années 1970, les assassinats et la torture étaient le lot quotidien de la plupart des opposants. Selon Maryam Poya21, c’est la répression d’État qui a entraîné la cristallisation de l’opposition en deux tendances : un mouvement de guérilla d’un côté et le clergé chiite de l’autre. En 1975, les partis politiques existants sont dissous et seuls les syndicats supervisés par la SAVAK sont autorisés. Le Shah annonce la mise en place d’un système à parti unique, financé par « le monde libre ». Au milieu des années 1970, c’est donc le clergé chiite qui prend le leadership de l’opposition et appelle à une mobilisation massive contre le régime du Shah. Le clergé organise l’opposition autour du rejet de « l’occidentalisation » et de la soumission à l’impérialisme incarnée par le Shah. L’Islam mobilisé pour parler aux masses est un Islam de libération, traitant directement de conditions politiques et sociales de la majeure partie de la population. C’est Ali Shariati qui a sans doute fourni la formulation théorique la plus importante de cette lutte de libération, en définissant l’Islam comme une praxis révolutionnaire. C’est ce rôle révolutionnaire conféré à l’Islam qui a fait réagir nombre d’intellectuels européens – dont Rodinson.
Dans un article du Nouvel Observateur du 19 février 1979, intitulé « Khomeyni et la “primauté du spirituel” », Rodinson s’étend longuement non seulement sur la signification de la révolution iranienne, mais également sur les réactions qu’elle suscite alors chez les intellectuels français. Dans l’introduction qui accompagne la republication de cet article dans L’islam, politique et croyance, Rodinson écrit que
[l]’espoir, mort ou moribond depuis longtemps, en une révolution mondiale qui liquiderait l’exploitation et l’oppression de l’homme par l’homme, resurgissait timidement d’abord, puis avec plus d’assurance. Se pourrait-il que, de la façon la plus inattendue, cet espoir en vienne à s’incarner maintenant dans cet Orient musulman, jusqu’ici bien peu prometteur et, plus précisément, en ce vieil homme perdu dans un univers de pensée médiéval22 ?
Revenant sur la ferveur qu’avait provoqué cette révolution chez nombre d’intellectuels, Rodinson note, comme lors de son débat avec Ouzegane, « la force mobilisatrice des slogans islamistes », ajoutant plus loin que « [l]es libéraux démocrates et les marxistes iraniens se demandaient de plus en plus s’ils ne s’étaient pas trompés, s’ils n’avaient pas eu tort de mettre de côté les expressions de la ferveur religieuse traditionnelle de leur peuple23 ». La révolution iranienne semble, en effet, donner raison aux inquiétudes exprimées par Rodinson au sujet de l’Algérie post-indépendance, dans la mesure où on assiste à la désillusion des soutiens les plus fervents — iraniens ou européens — de cette révolution face au nouveau régime en place et à l’évolution de l’utilisation de l’Islam par l’État. L’article de Rodinson s’adresse notamment à Foucault. Dans leur ouvrage Foucault and the Iranian Revolution, Janet Afary et Kevin B. Anderson caricaturent cependant quelque peu la critique de Rodinson à l’égard de Foucault lorsqu’ils écrivent :
Bien que nous trouvions nombre de critiques de Rodinson sur Foucault fascinantes, nous ne pouvons pas accepter son argument d’une approche purement socio-économique dans la sphère du politique sur une approche philosophique. Dans cette étude, nous avons argué que certains aspects particuliers de la perspective philosophique de Foucault favorisèrent son chemin vers une position abstraitement acritique envers le mouvement islamiste en Iran. Si une perspective philosophie per se était le problème, alors comment expliquer que des philosophes féministes comme de Beauvoir et Dunayevskaya aient réussi à arriver à une position plus critique envers la révolution iranienne24 ?
En effet, s’il est exact que dans L’Islam, politique et croyance, Rodinson écrit que « [l]es esprits de formation philosophique […] sont parmi les plus exposés à la séduction des slogans théoriques25 », Afary et Anderson ne se réfèrent jamais aux autres textes de Rodinson – ce qui aurait pourtant permis de nuancer quelque peu leur critique. D’une part, la question de la formation philosophique de Foucault n’occupe qu’une place restreinte dans la critique que lui adresse Rodinson et, d’autre part, celui-ci est très loin d’argumenter en faveur d’une approche « purement socio-économique ». Rodinson, qui se considère en partie comme un philosophe26, vise bien plutôt les philosophes professionnels (français surtout) auxquels il reproche non seulement une propension à écrire sur tous les sujets sans être convenablement informés, mais également une certaine forme d’idéalisme :
[…] la culture actuelle dispensée dans les universités — et particulièrement à l’École normale supérieure — habitue à la dissertation philosophique sans beaucoup d’information et sans argumentation sérieuse : on prend le large par rapport aux problèmes concrets et même par rapport aux problèmes plus généraux27.
Ce que Rodinson reproche surtout à Foucault, c’est une mauvaise connaissance du sujet dont il traite. Mais, au-delà de Foucault, le texte de Rodinson publié dans le Nouvel Observateur au moment de la révolution iranienne s’inscrit dans la réflexion qu’il mène plus généralement sur la place de l’Islam dans les processus révolutionnaires. Le rôle de l’Islam et de leaders religieux dans le processus révolutionnaire iranien a fait couler beaucoup d’encre à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Ainsi dans son classique All That Is Solid Melts Into the Air (1982), le grand théoricien américain de la modernité Marshall Berman (1940–2013) fait, à plusieurs reprises, référence à la Révolution iranienne, notamment lorsqu’il écrit, à propos du quatrième acte de la seconde partie du Faust de Goethe :
Les alternatives, telles qu’elles sont définies dans l’acte quatre sont : d’un côté, un empire multinational en voie d’effritement hérité du Moyen Âge, dirigé par un empereur qui, bien que sympathique, est vénal et totalement incompétent ; de l’autre, s’opposant à ce dernier, une bande de pseudo-révolutionnaires n’ayant comme seule visée que le pouvoir et la spoliation, et soutenue par l’Église, que Goethe perçoit comme la force la plus vorace et cynique. (L’idée de l’Église comme une avant-garde révolutionnaire a toujours été perçue par les lecteurs comme exagérée, mais les événements récents en Iran semblent indiquer que Goethe avait probablement mis le doigt sur quelque chose)28.
Cette question – comment se positionner vis-à-vis du processus révolutionnaire en cours ? – est essentielle dans la réflexion de Rodinson. Dans sa préface au livre de Kazem Radjavi, cité plus haut, Rodinson ne condamne pas le processus révolutionnaire en raison de ses références religieuses – cet argument est même très loin d’être central dans sa réflexion. Il s’intéresse bien plutôt aux pratiques du gouvernement khomeiniste post-révolution :
Il est souvent très difficile d’apprécier le moment où les justifiables mesures de défense d’un nouveau régime se dégradent en procédures barbares et cruelles. Celles-ci peuvent d’ailleurs très bien coexister avec la persistance d’améliorations importantes du sort des grandes masses. On peut hésiter à compromettre ces améliorations en dénonçant ces cruautés. On est là devant des dilemmes épouvantables. Mais l’expérience nous a appris qu’il y a des seuils qu’il ne faut pas laisser franchir sans faire tout son possible pour l’empêcher, un point au-delà duquel la cruauté des moyens pervertit irrémédiablement les meilleurs des fins. Je crois que ce point a été atteint en Iran29.
Pour l’Iran, comme pour l’Algérie, loin de faire de l’Islam un facteur explicatif du processus révolutionnaire ou postrévolutionnaire, Rodinson cherche davantage à appliquer une analyse rationnelle – « seul guide relativement sûr que nous ayons30 » – du monde musulman.
Comme le note Gilbert Achcar dans Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, la fin des années 1970 marque un « tournant majeur dans les études orientales et islamiques31 ». Achcar donne trois raisons principales à cette évolution : la Révolution iranienne de 1979 et l’établissement de la République islamiste, le développement de la rébellion armée islamique contre la dictature de gauche en Afghanistan et la publication du classique d’Edward Said, L’Orientalisme, en 1978. Sur les deux premiers points, nous avons vu que Rodinson ne perçoit aucunement le caractère religieux de ce type de processus ou leur caractère « oriental » comme déterminant. Cependant, les interventions théoriques de Rodinson ne se limitaient pas à une analyse des changements sociaux en cours dans le monde musulman, il débattait également avec les intellectuels les plus importants de son époque, au premier rang desquels Edward Said.
La fascination de l’Islam, l’Orientalisme et la théorie des deux sciences
En 1980, la même année que la publication française de L’Orientalisme d’Edward Said, Rodinson publie un recueil de textes sous le titre La fascination de l’Islam. Bien que Rodinson ne soit pas la référence intellectuelle principale de Said, celui-ci semble tout de même le tenir pour un intellectuel majeur. Ainsi, lorsque Said se penche sur les « thèses canoniques soutenues par les orientalistes, dont les idées sur l’économie ne sont jamais allées plus loin que d’affirmer l’incapacité fondamentale des Orientaux pour l’industrie, le commerce et la rationalité économique32. », il mobilise le livre de Rodinson Islam et Capitalisme comme un contre-exemple, en affirmant que cet ouvrage a marqué une rupture quant à ces clichés sur les « Orientaux ». De la même manière, il classe Rodinson parmi les « érudits et […] critiques qui ont reçu une formation orientaliste [et qui] sont parfaitement capables de se libérer de l’ancienne camisole de force idéologique33. ».
Dans l’introduction à l’édition de 1993 de La fascination de l’Islam, Rodinson semble également tenir Said en haute estime :
J’engage aussi mes lecteurs à lire le livre d’Edward Said, Orientalism, dont la traduction française, parue à peu près en même temps que la première édition de mon petit livre, a eu un grand succès.
L’ouvrage de ce Palestinien devenu professeur de littérature anglaise et comparée à l’université Columbia à New York, d’une grande culture littéraire en anglais et en français, a eu un large succès dans le monde anglo-saxon. Il a suscité dans le milieu professionnel des orientalistes quelque chose comme un traumatisme. Ils avaient certes l’habitude de voir critiquer leurs travaux comme « ethnocentristes » et de se voir dénoncer eux-mêmes par les publications « indigènes » comme des agents, conscients ou inconscients, de l’impérialisme euroaméricain. Mais ces ouvrages ne touchaient pas le milieu propre où ils évoluaient. Voici tout à coup les mêmes accusations reprises en anglais par un professeur d’une valeur reconnue, familier de Flaubert et de Coleridge, invoquant les idées de Michel Foucault34 !
Pourtant, aussi bénéfique intellectuellement qu’ait pu être ce « traumatisme », Rodinson n’en gardait pas moins une attitude critique vis-à-vis de l’œuvre phare de Said. Le problème principal de L’Orientalisme ne réside pas tant, selon Rodinson, dans son interprétation de l’orientalisme en tant que telle – malgré certaines limites qu’il pointe35 – que dans l’usage pouvant être fait de la méthodologie déployée par son auteur. Rodinson défend en effet l’idée qu’en « poussant à la limite certaines analyses et, encore plus, certaines formulations d’Edward Said, on tombe dans une doctrine toute semblable à la théorie jdanovienne des deux sciences36 ». Rodinson écrit même que « poussée à l’extrême », une telle théorie « donne des Lyssenko ». Force est de constater que, malgré l’apparente évidence de la mise en garde de Rodinson, on peut affirmer, sans risquer d’être anachronique, que celui-ci anticipait certains des débats contemporains entre marxistes et tenants des études postcoloniales. Rodinson ne mettait donc pas tellement en garde contre le livre de Said lui-même que contre les usages qui pouvaient en être faits :
Quelle que soit l’importance des déviations entraînées par la situation coloniale dans le choix des données et dans le raisonnement, quelle que soit la nécessité de les combattre, quelle que soit l’importance de l’entrée en scène du jugement des colonisés ou ex-colonisés compétents, utilisant leur sensibilité normale à ces déviations, il est indispensable de ne pas se laisser aller à un dérapage vers la doctrine en question, celle des deux sciences37.
Toujours dans La fascination de l’Islam, Rodinson consacre un chapitre entier à l’évolution des études arabes et islamiques en Europe. Il critique le rejet de certains acquis des sciences sociales trop vite accusées d’européocentrisme à ses yeux. Comme nous l’avons vu précédemment, malgré toute la sympathie qu’avait Rodinson pour les mouvements de décolonisation, il refusait cette accusation et allait même plus loin :
Si sympathique ou compréhensif qu’on puisse être envers les sentiments à la base de cette tendance, il faut quand même maintenir présent à l’esprit que, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec une prétendue supériorité raciale, c’est l’Europe qui a poussé au maximum (jusqu’ici) l’application de méthodes scientifiques raffinées, même si la pratique de ces méthodes était déjà amorcée dans les civilisations non européennes étudiées38.
Si la critique de Rodinson doit cependant être considérée de manière quelque peu différente du flot de critiques auquel a dû faire face Said lors de la publication de L’Orientalisme, c’est notamment parce qu’il partageait entièrement l’anticolonialisme de Said, sans pour autant en tirer les mêmes conclusions « scientifiques ». Les critiques de Rodinson concernant le risque d’opposer une science anti-orientaliste à une science orientaliste n’ont pas laissé Said de marbre, comme le rappelle Gilbert Achcar, qui cite un entretien de Said avec Hassan Arfaoui et Subhi Hadidi, datant de 1995, dans lequel le premier invectivait Rodinson en ces termes : « […] cela ne me surprend guère d’un ex-stalinien, incapable comme il est de comprendre la nature de la critique et plus généralement de la méthode critique39 ».
Dans Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Achcar cite un article publié à l’automne 1985, dans la revue Cultural Critique. Selon Achar, Said semble tenir compte de certaines des mises en garde formulées par Rodinson, sans néanmoins se référer explicitement à lui :
si, en identifiant et en menant à bien des critiques de la domination, les groupes subalternes — femmes, Noirs, etc. — peuvent venir à bout du dilemme représenté par les champs autonomes de l’expérience et du savoir qui se trouvent créés en conséquence. Un double type d’exclusivisme possessif pourrait ici s’établir : le sentiment d’être un initié, autorisé à exclure, en vertu de l’expérience (seules les femmes peuvent écrire pour les femmes et à leur sujet, et seule la littérature qui traite bien les femmes ou les Orientaux est de la bonne littérature) ; et, en deuxième lieu, le sentiment d’être un initié, autorisé à exclure, en vertu de la méthode (seuls les marxistes, les anti-orientalistes, les féministes peuvent écrire au sujet de l’économie, de l’orientalisme, de la littérature féminine)40.
Si Said avait peut-être les remarques de Rodinson à l’esprit – au début de son article, il fait notamment référence à quelques commentaires « hostiles et parfois […] injurieux » sur son livre – il ne faut pas perdre de vue que, dans cet article, il cite nombre d’autres intellectuels qui tout en partant d’une perspective similaire à celle de l’anti-orientalisme ne semblent pas tomber dans les mêmes travers. Il reste néanmoins exact que Said regrette une telle fragmentation de la pensée et termine son article en prônant la nécessité d’une activité intellectuelle interdisciplinaire. Et il conclut son article sur ces mots : « je crois que la critique de l’orientalisme n’est qu’un passe-temps éphémère41 ».
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Nous ne nous sommes pas attardés sur le rapport de Rodinson à l’antisémitisme et au sionisme – thèmes beaucoup trop vastes, qui mériteraient que l’on y consacre un article à part – sur lesquels Rodinson avait non seulement publié de nombreux écrits, mais était aussi clairement investi politiquement. L’objet du présent article était, avant tout, de discuter concrètement de ce que signifiait, pour Rodinson, la dénomination de « marxisme indépendant » en nous focalisant principalement sur son analyse des processus révolutionnaires dans les pays musulmans.
(Re)faire de Rodinson une référence théorique – de ses débats politiques sur la question coloniale à la magistrale étude qu’il livre dans Islam et capitalisme – pour les nouvelles générations militantes est donc un enjeu de taille. À une époque où la ferveur militante semble, parfois, annihiler toute analyse rigoureuse des problématiques en jeu et où le milieu universitaire entend rester à l’extérieur de l’arène militante, l’œuvre de Rodinson peut apparaître – malgré ses limites – comme une sorte de remède méthodologique au faux dilemme entre la perspective du savant et celle du militant.
Une première version de cet article a été présentée lors de l’édition 2016 du colloque Historical Materialism à Londres.
L’auteur tient à remercier Jairus Banaji, Jamie Allinson, Jean Batou et Matthieu Renault pour leurs relectures et leurs suggestions.
- Pierre Vidal-Naquet, « En guise de préface », in Maxime Rodinson, Souvenirs d’un marginal, Fayard, 2005, p. 16. [↩]
- Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France du XVIe siècle à nos jours, Armand Collin, Paris, 2007. [↩]
- Dans l’ouvrage qu’il a consacré à Robespierre, Georges Labica explique même que le rapport de Robespierre à la religion constitue, pour les robespierriens, le « point exquis de toutes les douleurs ». [↩]
- Maxime Rodinson, De Pythagore à Lénine. Des activismes idéologiques, Fayard, Paris, 1993, p. 22. [↩]
- Maxime Rodinson, « L’Islam et les nouvelles indépendances, Partisans, n° 10, Mai-Juin 1963, p. 112-113. [↩]
- Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, Seuil, Paris, 1966, p. 234. [↩]
- Voir Maxime Rodinson, Souvenirs d’un marginal, Fayard, Paris, 2005, pp. 393–398. [↩]
- Georges Labica, « Une discussion sur Islam et capitalisme de Maxime Rodinson », La Pensée. Revue du rationalisme moderne, n° 131, février 1967, p. 96. [↩]
- Maxime Rodinson, De Pythagore à Lénine, op. cit., p. 194. [↩]
- « J’étudie un fondateur de religion, un homme qui — au moins pendant une période importante de sa vie — a été profondément, sincèrement religieux, au eu le sentiment aigu de la présence immédiate du divin. On me dira que moi, athée, je ne puis le comprendre. Peut-être, car qu’est-ce que comprendre ? J’ai pourtant la conviction qu’un athée, pourvu qu’il en prenne la peine, qu’il laisse de côté tout mépris, tout pharisaïsme, tout sentiment de supériorité, peut comprendre une conscience religieuse. […] Les fondateurs d’idéologies ont donné aux hommes des raisons de vivre et des tâches individuelles ou sociales à accomplir. Quand il s’agissait de religions, ils ont affirmé (et la plupart du temps ils ont cru) que ce message venait d’au-delà du monde ou qu’ils représentaient eux-mêmes autre chose que l’humanité. L’athée se contente de dire que rien ne démontre cette origine extra-humaine. Mais il n’a pas de raison de déprécier le message en lui-même. Il peut même lui accorder une grande valeur, y voir un effort admirable pour dépasser la condition humaine. » ; Maxime Rodinson, Mahomet, Seuil, Paris, 1994, p. 15. [↩]
- Maxime Rodinson, « Préface », in Kazem Radjavi, La révolution iranienne et les moudjahédines, éditions anthropos, Paris, 1983, p. X. [↩]
- Matthieu Renault, « L’idée du communisme musulman : à propos de Mirsaid Sultan Galiev (1892-1940) », Période, http://revueperiode.net/lidee-du-communisme-musulman-a-propos-de-mirsaid-sultan-galiev-1892-1940/ [↩]
- Maxime Rodinson, « Communisme et Tiers Monde : sur un précurseur oublié », in Maxime Rodinson, Marxisme et monde musulman, Seuil, Paris, 1972, p. 382. [↩]
- Ibid., p. 383. [↩]
- Jean Suret-Canale était particulièrement critique envers la critique qu’adressait Rodinson au PCF, écrivant : « Maxime Rodinson fut membre du Parti communiste Français. Il s’accuse d’avoir été “stalinien” ; il explique qu’il participa à certains groupes oppositionnels où il retrouva les mêmes entraves à sa liberté, et qu’il a choisi finalement d’être un homme seul. Je ne mets pas en doute la passion de Maxime Rodinson pour la vérité. Mais ce “désengagement” est-il une sûre garantie d’objectivité ? Quand, consacrant dans le journal “Le Monde” une chronique aux discussions sur le mode de production asiatique, Maxime Rodinson ne mentionne pas le C.E.R.M. qui fut le cadre de ces recherches, et les présente comme le fait d’un groupe d’intellectuels en lutte contre la direction de leur Parti, alors que ces recherches furent poursuivies avec son appui, est-il fidèle aux intentions qu’il proclame ? N’est-ce point, sous prétexte de rejeter une idéologie, tomber dans une autre à l’égard de laquelle ses anciens camarades ont le droit d’être sévères ? Il y a un fanatisme “anti-stalinien” qui ne vaut pas mieux que les autres fanatïsmes et qui n’est souvent que la forme inversée de ce qu’il prétend condamner. [↩]
- Ibid., p. 383. [↩]
- Ibid., p. 384. [↩]
- Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit., p. 7. [↩]
- Maxime Rodinson, La fascination de l’Islam, La Découverte, Paris, 1993, p. 138. [↩]
- Gilbert Achcar, « Foreword », in Maxime Rodinson, Marxism and the Muslim Word, Zed books, Londres, 2015, p. ix. [↩]
- Maryam Poya, « IRAN 1979. Long live the Révolution! Long live Islam? », in Colin Barker (dir.), Revolutionary Rehearsals, Haymarket, Chicago, 2002. [↩]
- Maxime Rodinson, L’Islam politique et croyance, Fayard, Paris, 1993, p. 301. [↩]
- Ibid., p. 302. [↩]
- Janet Afary et Kevin B. Anderson, Foucault and the Iranian Revolution. Gender and the Seductions of Islamism, The University of Chicago Press, Chicago et Londres, 2005, p. 135. [↩]
- Maxime Rodinson, L’Islam politique et croyance, op. cit., p. 305. [↩]
- « S’il me fallait absolument porter une étiquette, ce serait celle de philosophe — sans avoir, toutefois, toute l’instruction philosophique requise. Tout compte fait, je préférerais celle de sociologue ou d’anthropologue général, car j’ai écarté de mes études ce qui débordait le monde social ou humain. J’ai aussi des titres à être qualifié d’historien, car c’est l’aspect évolutif, diachronique qui m’a toujours le plus intéressé. Et, de plus, j’ai fait des travaux historiques ponctuels, limités dans le temps. » Maxime Rodinson, Entre Islam et Occident. Entretiens avec Gérard D. Khourry, Les Belles Lettres, Paris, 1998, pp. 201-202. [↩]
- Ibid., p. 205. [↩]
- Marshall Berman, All That Is Solid Melts into Air. The Experience of Modernity, Verso, Londres-New-York, 2010, p. 63. [↩]
- Maxime Rodinson, « Préface », in Kazem Radjavi, La révolution iranienne et les moudjahédines, op. cit., p. XVI. [↩]
- Maxime Rodinson, L’Islam politique et croyance, op. cit., pp. 11-12. [↩]
- Gilbert Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Actes Sud, Paris, 2015, p. 53. [↩]
- Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident, Seuil, Paris, 2005, p. 291. [↩]
- Ibid., p. 352. [↩]
- Maxime Rodinson, La fascination de l’Islam, suivi de Le seigneur bourguignon et l’esclave sarrasin, pocket, Paris, 1993, p. 13. [↩]
- « Le mérite de Said est d’avoir contribué à définir mieux l’idéologie de l’orientalisme européen (en fait, surtout anglo-français) au XIXe et au XXe siècle et son enracinement dans les objectifs politiques et économiques européens d’alors. L’analyse qu’il en donne est intelligente, sagace, souvent pertinente. Il me paraît s’égarer quelquefois dans l’interprétation qu’il fait de certains textes d’orientalistes, avoir parfois sa perception troublée par sa naturelle over-sensitiveness aux réactions des autres, des Européo-Américains installés. D’où quelques formulations excessives. Mais une large part de ses critiques à l’orientalisme traditionnel sont valides et l’effet de choc de son livre se révélera très utiles s’il pousse les spécialistes à comprendre qu’ils ne sont pas si innocents qu’ils le disent et même qu’ils le croient, à essayer de détecter les idées générales dont inconsciemment ils s’inspirent, à en prendre conscience et à porter sur elles un regard critique. » (Ibid., p. 14 [↩]
- « Toute science […] a un caractère de classe. Or ce caractère de classe n’affecte pas seulement, comme l’aperçoit le premier sociologisme venu, les conditions matérielles-sociales de la recherche, mais, ce qui est autrement plus radical, les concepts et les théories qui en sont les résultats. […] [L]a science, telle qu’elle existe au milieu du XXe siècle, est, à 99% une “science bourgeoise” : toutes ses productions sont marquées du sceau de sa classe d’origine ; elles expriment l’intérêt de cette classe à connaître la réalité pour la transformer à son avantage. » (Dominique Lecourt, Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne », Maspero, Paris, 1976, p. 33 [↩]
- Maxime Rodinson, La fascination de l’Islam, suivi de Le seigneur bourguignon et l’esclave sarrasin, op. cit., p. 15. [↩]
- Ibid., p. 111. [↩]
- « Entretien avec Edward Said. Propos reueillis par Hassan Arfaoui et Subhi Hadidi », MARS, n° 4, hiver 1995, p. 18, cité in Gilbert Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, op. cit., p. 134. [↩]
- Cité in Gilbert Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, op. cit, p. 97. [↩]
- Edward Said, « Orientalism Reconsidered », Cultural Critique, n° 1, automne 1985, pp. 89-107. [↩]