Adresse et interpellation

Qu’est-ce que lire une image ? Pour Jean-Jacques Lecercle, répondre à la question, c’est repenser la dialectique entre le texte et le visuel. De la photographie journalistique à Fellini, en s’inspirant aussi bien de Gramsci, Walter Benjamin, que de Deleuze, Lecercle propose de décrire minutieusement l’apparition d’une idéologie, dans et par l’imbrication entre discours et image. C’est par ce procédé que l’idéologie prend corps, et interpelle ses auteurs et ses destinataires. C’est aussi de cette manière que la société, comme champ de forces et de luttes, voit chacun assigné à sa place et soumis aux mots d’ordre des forces hégémoniques.

Print Friendly

Introduction

Je vais tenter de penser ensemble trois sens du mot « adresse » : l’adresse en tant qu’indication de lieu de résidence ; l’adresse en tant que façon de s’adresser à autrui (les linguistes parlent de « formes d’adresse », qui varient selon les langues), mais aussi comme genre textuel (on publie une « adresse » aux autorités, à ses électeurs potentiels, etc.) ; enfin, l’adresse en tant qu’habileté gestuelle ou, par métaphore, intellectuelle. Cette dernière forme d’adresse sera ici restreinte à l’habileté esthétique de l’auteur du texte ou de l’image considérés.

Il ne s’agit pas bien sûr de trois mots différents, mais de trois sens d’un même mot, qui a subi dérive et sédimentation historiques. L’étymologie du mot  est éclairante : il provient d’un verbe latin tardif, directiare, lui-même issu du participe passé directus, de dirigere. Donc, adresse, dresser, diriger, direction, direct, droit (et même en anglais dress) ont une même origine. On peut tenter de trouver un sens unifié à cette origine, qui persiste sous les divagations imposées par la dérive métaphorique : « adresser », c’est impulser une force vers un objectif ou une cible, par le chemin le plus court, c’est à dire le plus droit. Ne pas se tromper d’adresse, c’est aller droit au but et c’est le faire selon les règles, de la géométrie et du droit. On pourra interpréter ce sens originel et global dans les termes de la théorie de la métaphore de Lakoff et Johnson, comme une métaphore orientationnelle, dont l’origine est dans le corps humain, en ce qu’il distingue et hiérarchise une main droite et une main gauche1. Celle qui est adroite n’est pas gauche ; celui qui est de droite n’est pas de gauche : les familles de métaphores sédimentées auxquelles cette opposition a donné naissance sont innombrables.

Et l’on voit en quoi les trois sens du mot dont je m’occupe appartiennent à ce champ sémantique. L’adresse-texte ou forme d’adresse est le lieu d’un processus d’impulsion de force, pour influencer le destinataire ou établir le contact avec lui ; l’adresse-lieu de résidence est un des résultats de cette impulsion, en ce qu’elle place l’adressé et contribue à constituer son identité (dis moi où tu habites et je te dirai qui tu es) ; l’adresse-habileté est une qualité de qui applique l’impulsion d’adresse. L’objet de mon texte est de décrire cette force et d’en proposer une explication, sous la forme d’une théorie de l’interpellation. Je suis en train, par anticipation, de vous livrer ma conclusion. Cette adresse est la force qui interpelle les individus en sujets ; cette force qui est communiquée, qui va droit au but, est une force qui identifie, et qui subjectifie et le destinataire visé et le destinateur visant (et je vous rappelle que ces deux concepts linguistiques et narratologiques sont traduits en anglais par les mots addresser et addressee).

Comme le deuxième sens du mot « adresse » le suggère, cette force est langagière, portée par le langage en tant qu’il est vecteur d’affect. Et l’on se souviendra que les fonctions du langage chez Jakobson ne se limitent pas à la fonction référentielle, mais comprennent ces deux fonctions explicitement affectives que sont la fonction conative, centrée sur le destinataire, et la fonction émotive, centrée sur le destinateur, et qu’elle comprennent également une fonction spécifique d’adresse, chargée d’établir le contact langagier avec autrui,  que Jakobson nomme fonction phatique2.

Toutefois, comme ma théorie de l’adresse se veut une théorie générale de la subjectivation par interpellation, je vais élargir le champ d’action de la force d’adresse, du linguistique au pictural : car une image s’adresse à nous autant qu’un texte ; car ce qui remplit ma tête et la vôtre, et fait de nous des sujets individuels, ce ne sont pas seulement des mots, c’est-à-dire au départ des impressions auditives, mais aussi des impressions visuelles, des images autant que des mots imprimés sur la page. C’est même par une image que je vais commencer, pour établir une phénoménologie de la force d’adresse, dont le premier cadre sera une dialectique de l’image et du texte.

Toffs and toughs

Le vendredi 9 juillet 1937 a lieu à Lord’s, célèbre terrain de cricket londonien, le match annuel entre Eton et Harrow, qui attire les foules endimanchées de l’aristocratie et de la bourgeoisie. Deux élèves de Harrow attendent leurs parents devant Grace Gate, l’entrée du stade qui porte le nom du légendaire champion du siècle précédent, W.G. Grace. Ils sont habillés selon le Sunday dress de Harrow : haut de forme, frac, gilet de soie, fleur à la boutonnière, pantalon rayé et cane, et munis de valises en prévision du week-end qu’ils vont passer à la campagne. L’un regarde vers la gauche, vers l’extérieur de la photo : il attend l’arrivée de la voiture de ses parents – l’histoire ne dit pas s’il s’agit d’une Rolls-Royce ; l’autre, la main négligemment posée sur une borne de pierre, regarde dans le vide, mais toujours vers l’extérieur de la photo, ce qui lui donne un air blasé. Sur fond de mur de pierre blanc, ce groupe occupe les deux tiers de la photo que je suis en train de décrire. Le tiers restant, sur fond de grille fermée, est occupé par un autre groupe, de trois adolescents (les cinq personnages de la photo ont entre douze et quinze ans). Ils sont habillés comme tout le monde, c’est-à-dire comme des prolos : veste trop large probablement héritée du père, culottes courtes, pas de cravate. Ils sont là pour porter les paniers de pique-nique des aristos et se faire un peu d’argent de poche. Ils regardent vers l’intérieur de la photo, vers les singes savants de Harrow, et l’un d’entre eux, je ne trouve pas d’autre mot, se marre.

g4rh3id

Vous aurez noté la chute de registre, et la vulgarité de mes propos. Elle m’est en quelque sorte imposée par la scène que je viens de décrire, ou plutôt par la manière dont elle est photographiée, et par le mythe que cette prise de vue, qui est aussi une prise de parti, engage, sous la forme de l’opposition, à vrai dire simplette, entre « aristos » et « prolos ». Autrement dit, mon langage est le reflet de la force d’adresse de la photo, il témoigne de ce que, en s’adressant à moi en tant que spectateur, elle ne s’est pas trompé d’adresse. Et cette adresse est mythique, porteuse de mythe : ainsi, les trois gamins sur la droite de la photo ne sont certes pas des fils de bourgeois, mais ce ne sont pas non plus des prolétaires de l’East End, plutôt les fils de cette respectable working class sur le point de prendre l’ascenseur social. Ils sont habillés comme tout le monde, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas miséreux : l’histoire nous dit qu’ils reviennent de chez le dentiste et en profitent pour récolter un peu d’argent de poche.

Cette photo mythique est devenue rapidement célèbre. Elle fut publiée le lendemain de la prise de vue en première page du News Chronicle, sous le titre : « Every picture tells a story ». Le photographe, Jimmy Sime, était là au titre de la rubrique des chiens écrasés, pour couvrir un événement mondain qui n’était plus, un siècle après son inauguration, de première importance. Il en profita pour prendre la meilleure photo de sa carrière. On sait qu’il demanda aux trois gamins de se rapprocher pour entrer dans le cadre ; on soupçonne qu’il demanda à l’élève de Harrow qui est au centre de la photo de ne pas fixer directement l’objectif. La photo a été reproduite d’innombrables fois, par exemple en couverture d’ouvrages de sociologie ou de sciences de l’éducation, chaque fois que l’on souhaite rappeler que la société britannique est divisée en classes séparées par des barrières infranchissables, séparation qui commence dès l’école. Elle est donc devenue l’image d’un mot, le mot « class », dans son acception anglaise, c’est-à-dire le vecteur d’une notion (de sens commun) plutôt que d’un concept. Car pour atteindre le concept, il faut aller jusqu’à la théorie marxiste de la lutte des classes, et de la constitution de deux classes antagonistes, bourgeois et prolétaires, dans cette lutte : les « classes » britanniques, comme l’on sait, sont plus que deux, dans une stratification multiple de groupes sociaux hiérarchisés, qui occulte la division entre exploiteurs et exploités. Mais cette dichotomie n’est pas tant occultée que déplacée par le mythe qui, comme toute formation idéologique qui se respecte, est un mélange d’illusion et d’allusion. Elle est en effet au coeur de la photo, et elle est exprimée dans le titre allitératif que la tradition a rétrospectivement donné à une image qui n’en avait pas : toffs and toughs, aristos et prolos. C’est d’ailleurs sous ce titre que la photo est cataloguée dans les archives photographiques Getty.

Cette photo raconte donc une histoire, ou plutôt deux. Elle raconte l’histoire éternelle qui est le contenu du mythe, celle de la stratification sociale en classes étanches. Mais elle raconte aussi, car c’est le privilège d’une photo de ne pas se limiter au symbolique et à l’universel, mais de nous livrer aussi l’individuel et le particulier, l’histoire des individus photographiés. La photo étant célèbre, on les a retrouvés, et l’article dont je m’inspire souligne l’ironie dramatique (à moins qu’il ne s’agisse de justice poétique) dont cette histoire est le lieu3. Car une photo, une fois que l’on a raconté l’histoire qu’elle dissimule en la montrant, devient, comme dit Ian Jack, « poignante » : elle saisit (empoigne) ou interpelle le lecteur au niveau de l’affect. Les trois ruffians, qui, on l’a vu, en réalité n’étaient pas si miséreux que cela, ont plutôt réussi dans la vie. Ils eurent des métiers stables, des revenus, tout au long des Trente Glorieuses, bien supérieurs à ceux de la génération précédente, une vie familiale riche et fructueuse. Bref, ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Le dernier survivant de ces cinq personnages, le gamin qui rit au milieu du groupe de trois, passe une retraite paisible au bord de la mer après une carrière de civil servant, ce qui suggère une position sociale supérieure à celle du fonctionnaire moyen, et il ne veut bien sûr plus entendre parler de cette photo, qui lui assigne un rôle social qu’il a dépassé et souhaite oublier : cette adresse, dans les deux premiers de mes trois sens, ne lui convient plus. Mais les deux jeunes gentlemen ont eu une vie moins heureuse que celle des trois ruffians. Celui de gauche fut banquier comme son père, mais ne réussit guère dans ce métier et mourut dans les années soixante interné dans un asile de fous. Celui du centre, fils d’un officier de l’armée des Indes, rejoignit ses parents, un an après la photo, dans les contreforts de l’Himalaya, où il mourut immédiatement de diphtérie, à l’âge de seize ans.

Le choix que j’ai fait de cette photo n’est pas innocent : elle me semble propre à illustrer les trois sens du mot « adresse » que je cherche à penser, en ce qu’elle décline et entrelace trois types d’adresse.

Cela commence par une adresse géographique, Lord’s, qui est hautement symbolique. C’est le terrain de cricket du MCC (originellement Marylebone and Middlesex Cricket Club), le plus prestigieux des clubs de cricket anglais, « the first cricket ground of the world », comme dit l’histoire du sport que j’ai consultée4. Cet ancien terrain de sport, situé au cœur de la capitale, non loin de ce qui est aujourd’hui la gare de Paddington, devint pour la première fois terrain de cricket en 1805, pour le premier match entre Harrow et Eton, que Byron contribua à organiser, avant de se spécialiser dans ce sport. Cette adresse dans la West End est donc socialement symbolique : nous sommes sur le terrain de jeu, littéralement comme métaphoriquement, des classes dominantes. Mais cette adresse géographique est symbolique dans un sens plus large : le cricket est le sport qui est censé incarner la dialectique de la séparation des classes et de leur unité retrouvée dans l’anglicité nationale. Avec le cricket, « the two nations » n’en font plus qu’une, tout au moins au niveau du mythe. Le cricket est en effet un passe temps originellement populaire (dans sa préhistoire), transformé en sport par l’aristocratie des gentlemen (par qui il fut organisé et codifié : le MCC en est le meilleur exemple), et adopté par le peuple comme son sport national : à chaque village son équipe (et on notera ici que le peuple n’est pas le prolétariat industriel mais la paysannerie mythique de l’Angleterre, that green and pleasant land). Le cricket est donc aussi le vecteur de l’unité nationale : lors du match entre gentlemen et villageois, sur le terrain du village (the commons ou the village green), les différences de classe sont, le temps d’un après-midi d’été, abolies. Cette idéologie nationale, dont on trouve l’illustration comique chez P.G. Wodehouse, a eu son incarnation sérieuse dans un roman aujourd’hui oublié de Hugh de Selincourt, The Cricket Match5. Et je vous fais remarquer que nous sommes insensiblement passés de l’adresse géographique à l’adresse sociale, celle qui assigne et fixe une identité.

Je ne vous apprends pas qu’une adresse géographique est toujours aussi une identité sociale, les agents immobiliers le savent bien, et leurs clients. L’essentiel de ma photo tient dans cette identification : toffs and toughs, gentlemen and ruffians, Eton et Harrow contre la banlieue de Londres (même et surtout si les ruffians en question proviennent du centre de Londres plutôt que de l’East End). L’opposition se décline presque indéfiniment, par corrélation : upper v. working class ; riche et bien mis v. pauvre et scruffy ou shabby ;  arrogant et blasé v. moqueur mais sans doute inquiet (de sa position sociale dominée). Chaque individu est ici interpellé, à sa place, à sa classe, comme sujet social, en tant que membre des classes dominantes ou des classes subalternes (pour parler le langage de Gramsci). Que cette interpellation se préoccupe peu des individus et beaucoup de leur place ou rôle est montré par le fait que les deux jeunes toffs sont toujours qualifiés par la légende d’élèves de Eton, alors qu’il venaient de Harrow (la distinction entre les deux types de Sunday dress est fine et requiert l’œil du spécialiste). La photo s’adresse donc à ses cinq personnages en les interpellant, et nous comprenons la commune origine étymologique de « address » et de « dress ». Mais elle s’adresse aussi à nous, qui la regardons, en tant qu’elle nous transforme en sujets destinataires (addressees) d’un mythe social par et dans lequel nous reconnaissons et les personnages et nous-mêmes. Et elle le fait parce qu’elle est traversée de discours. Ce qui m’intéresse en effet dans cette photo est que l’adresse y est, inséparablement, visuelle et langagière. Il est facile de concevoir des adresses-interpellations purement visuelles (un panneau de sens interdit) ou purement linguistiques (une quelconque injonction, par exemple mon nom prononcé sur un ton comminatoire, qui indique que c’est moi, entre tous, que l’enseignant a décidé d’interroger). Il est facile aussi de concevoir des formes d’adresse qui combinent le visuel et le langagier par juxtaposition, comme cette célèbre affiche de recrutement pour l’armée britannique au début de la première guerre mondiale, avant que les anglais n’introduisent la conscription, et qui représente le ministre de la guerre, le maréchal Kitchener, pointant un doigt vengeur vers le spectateur, au dessus du célèbre slogan : « Your country needs YOU ». Où il apparaît, par le biais de ces majuscules, que le linguistique est toujours aussi visuel. Et la réciproque est vraie dans ma photo, et c’est cela qui m’intéresse : le fait que les deux formes d’adresse y sont entrelacées.

Donc, cette photo est traversée de discours. Elle nous livre, à l’état imagé, une notion qui n’est pas encore (ou qui ne veut pas être) un concept, et par là elle mobilise un affect (cette séparation en classes étanches et opposées est source d’injustice). Elle nous raconte une histoire (every picture tells a story), qui en 1937 n’est plus ce qu’elle aurait été cinquante ans auparavant : la guerre et la grande dépression sont passées par là, et le sentiment d’injustice se double d’une conscience d’anachronisme qui nous fait sympathiser avec le rire du gamin de gauche et non avec l’arrogance supposée de l’adolescent du centre. Elle s’inscrit dans un slogan, toffs and toughs, qui est devenu son titre. Je dis « slogan » parce que ce titre remplit la fonction poétique de Jakobson et par là interpelle le spectateur/lecteur à sa place, comme un mot d’ordre : il faut que cela cesse, ou encore, « si vous ne voulez pas que les toughs fassent la révolution, débarrassez vous des toffs ». Toute l’idéologie du réformisme, c’est-à-dire tout un discours, est ici convoquée, sous la forme de ce que Gramsci appelle un sens commun.

Ici intervient le troisième sens du mot « adresse », déjà sous-entendu dans mon allusion à la fonction poétique du langage. Ces discours sont tenus non seulement dans le paratexte de la photo (dans le titre qu’on lui a donné, dans les discours obligés qu’elle suscite) mais dans la photo elle-même, sous la forme de sa composition. Je n’ai guère besoin de vous dire à quel point cette image est soigneusement composée. La division en classes qu’elle met en scène, et qui s’est déjà exprimée une fois dans la corrélation d’oppositions identifiantes, s’exprime une seconde fois dans une série d’oppositions visuelles, de nouveau formulées sous la forme d’une corrélation : deux personnages occupent les deux tiers de la photo, les trois autres seulement un tiers ; les deux élèves de Harrow se détachent en noir sur le fond blanc d’un mur de pierre, les trois gamins ne se détachent pas vraiment, gris sur gris, sur fond de grille (ces classes ne séparent pas seulement, elles emprisonnent) ; les habits d’apparat crèvent la surface de la photo, mais ceux qui les portent ne regardent pas, ni les autres personnages, ni nous, les spectateurs, tandis que les habits de tout le monde passeraient inaperçus hors de ce contraste, mais ceux qui les portent regardent autrui et participent d’un lien social qui ne nous exclut pas, nous, les spectateurs; les deux élèves de Harrow sont tournés vers l’extérieur de la photo, ce qui leur donne un air d’indifférence teintée de mépris (le commun des mortels n’existe pas pour eux), les trois gamins sont tournés vers l’intérieur de la photo, dont ils regardent le centre, comme nous, les spectateurs ; les deux élèves de Harrow sont distincts et séparés, des autres personnages, de nous, mais aussi l’un de l’autre et peut-être d’eux-mêmes, tandis que les trois gamins forment un groupe (et l’on notera que celui de gauche ne regarde pas les deux singes déguisés – adresse, dressage, même étymologie – mais le gamin du centre, qui rit, faisant ainsi de ce rire le centre affectif du tableau).

Je viens de décrire ce que Barthes appelle le studium d’une image : sa composition en tant qu’elle est étudiée6.Cette photo est une étude, même si cette étude est aussi un instantané, la composition, dans l’art photographique, étant liée, comme dans l’art de la politique, à la saisie du kairos, du moment juste. Dans ce moment photographique, la nature, en quelque sorte, se compose artistiquement elle-même (avec un peu d’aide de la part du photographe, comme on l’a vu : il n’y a pas de naturalisation de l’art sans artialisation de la nature, pour parler comme Alain Roger)7. Cette composition semi involontaire est bien sûr ce qui fait la force de la photo, et son succès. Mais, dans la terminologie de Barthes, ce qui fait la vraie réussite d’une photo, ce n’est pas son studium  mais le punctum qui vient le mettre en crise de sa pointe acérée – ce petit détail qui échappe à la composition et donne à la photo sa force poignante. Dans cette photo, pour moi, le punctum se lit dans le vide du regard de l’adolescent du milieu. Une fois connue son histoire, on ne peut plus l’interpréter comme simple arrogance ou indifférence, mais comme l’inscription d’un destin sur un visage, à l’insu de celui qui en sera la victime. La vie, sous la forme du destin, échappe à sa propre composition (qui est, on le voit ici, une composition sociale, un placement dans une hiérarchie de classes, une adresse par interpellation), elle l’excède et la met en crise.

Je conclus sur ce point. Ce qui est commun à ces trois formes d’adresse est que (i) elles mêlent et distinguent le visuel et le linguistique, dans un entrelacs, concept dont le penseur fut Merleau-Ponty (on se souvient par exemple de l’entrelacs, pensé sous la figure du chiasme, entre le corps et le monde, ou entre parole parlante et parole parlée)8; (ii) elles relèvent d’une sémiologie générale au sens de Saussure : l’adresse géographique combine code linguistique et code visuel cartographique ; l’adresse-interpellation est codifiée dans  des maximes pragmatiques, qui gouvernent la transmission d’une force qui est du domaine de l’affect ; l’adresse-composition artialise la nature et la vie, selon des oppositions distinctives qui produisent des valeurs au sens de Saussure, qui sont aussi des valeurs idéologiques, c’est-à-dire des éléments de mythe (on en trouvera maints exemples dans le Barthes des Mythologies)9. C’est pourquoi, pour comprendre la nature et la fonction de cette force d’adresse, il me faut passer par la formulation d’une dialectique de l’image et du texte, telle qu’elle se lit dans cette photo et l’anime (c’est-à-dire en fait le vecteur d’une force d’interpellation qui subjectifie et les personnages et les spectateurs)

La dialectique de l’image et du texte

L’idée qui m’anime est qu’il y a toujours du texte dans une image, même si ce texte reste à l’état implicite. Que le texte et l’image se combinent, comme on l’a vu avec Lord Kitchener, est une banalité. Que la simple juxtaposition puisse faire place à la substitution (comme dans l’ekphrasis) ou à l’invasion (de l’image par le texte, comme dans la peinture de Cy Twombly) est un phénomène bien étudié10.Mais ces combinaisons restent statiques : elles juxtaposent, substituent ou mêlent des éléments (une image et un texte) indépendants et préexistants. Ce qui m’intéresse ici, c’est la possibilité dynamique d’un entrelacs. Le lieu canonique d’un tel entrelacs est bien sûr le cinéma, et ma dialectique commence par une expérience de pensée11. Je viens d’acquérir un lecteur de cassettes vidéo et je regarde un film de Fellini, I Vitelloni. Je perçois, selon un certain rythme, et de l’image (le montage donne ce rythme) et du langage (les personnages conversent, accompagnés par la musique de Nino Rota). A un certain moment, j’appuie sur la touche « arrêt sur image » : reste l’image, maintenant statique, et le son disparaît. Mais pas le texte : au fond de la scène un panneau dit : « Tabacchi ». Je suis donc bien dans une ville italienne, et l’italianité, ce discours idéologique, envahit cette image, qui ne pourrait pas être située ailleurs qu’en Italie. Ainsi commence une dialectique, qui se poursuit lorsque j’appuie de nouveau sur le bouton et que le film redémarre.

Au départ, donc, cela ressemble à la dialectique de la perception dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel12.La première étape de cette dialectique est l’étape de la pure sensation. C’est le moment de l’immédiateté, du « Ça ! » de la pure présentation. A ce stade, la photo ne me donne que des formes non encore identifiées, et des plages de couleur, des variations de gris, de noir et de blanc. Dans le cas de ma photographie, qui représente une scène et des personnages et raconte une histoire, cette étape est toujours déjà dépassée. Pour la retrouver, il faut que je pratique une forme d’epochè husserlienne, par exemple en ôtant mes lunettes. Si j’avais devant moi un tableau de Jackson Pollock, le passage nécessaire par ce stade de la simple présentation redeviendrait une évidence : c’est une des fonctions de la peinture que de nous ramener à ce stade, où le visuel fournit la totalité des sensations, et où le linguistique ou le discursif est entièrement, mais provisoirement, absent.

Le discursif apparaît cependant dès le second stade de la dialectique, lorsque la sensation cède la place à la perception. Le simple « Ça ! » de la sensation brute devient le « C’est  bien ça ! » de la reconnaissance. L’image représente et ce qu’elle représente peut et doit être nommé ; elle représente une scène et sa composition articule dans une syntaxe des éléments visuels qui sont aussi des éléments sémiotiques et, comme on l’a vu, les oppositions visuelles que produit la composition sont porteuses de valeurs distinctives au sens de Saussure; elle raconte une histoire qui peut et doit être mise en discours. A ce stade de la dialectique, le langage domine : un art mimétique ne mime pas la réalité telle que les sensations nous la donnent, il la dit. Cependant, le visuel n’est pas absent : il est simplement sémiotisé . Au point de capiton de la nomination correspond le moment de la reconnaissance de la scène, c’est-à-dire le moment où la circulation du regard, organisée et imposée par la composition, entraîne la perception de la scène dans son ensemble, et comme une unité : c’est donc bien cette scène là que je vois. Ainsi, l’Annonciation de Piero della Francesca que l’on peut voir au musée de Pérouse comporte les deux personnages obligés, l’Ange et la Vierge, dans leur position et attitude habituelles. Mais entre les deux personnages, au lieu du lis coutumier, s’ouvre, en profondeur perspective, une colonnade, fermée au fond par un mur de marbre. Le regard du spectateur est attiré par cet abyme, il rebondit sur le mur qui le clôt, et revient aux deux personnages, dont les positions et les relations sont ainsi distribuées. Cette circulation du regard est l’équivalent visuel de la progression le long de la chaîne de Markov qu’est la séquence linguistique, bouclée et close par le point de capiton qui donne rétroactivement sens à la suite des signifiants. On est donc bien dans une forme de domination du linguistique, sous la forme du sémiotique.

Mais cette domination du linguistique sur et dans le visuel n’est qu’une étape, et la dialectique passe à son troisième stade. Car l’image ne se dit pas seulement, elle s’impose. Elle s’adresse au spectateur avec une force que, par analogie avec la force illocutoire ou illocutionnaire des pragmaticiens, je propose d’appeler force invisionnaire. La simple reconnaissance (« C’est bien ça ! ») se fait épiphanie (« C’est donc ça ! », ou, comme disait le commissaire Bourrel à la fin des cinq dernières minutes, « Mais oui, mais c’est bien sûr… »). Toute la force invisionnaire, qui est communication d’affect, se situe dans le point d’exclamation qui termine ces pauvres traductions langagières d’une émotion épiphanique qui est par définition indicible. Mais cette force a deux modes d’opération. Elle opère directement, par sidération : l’image s’impose au spectateur, elle lui impose l’histoire qu’elle raconte, le mythe qu’elle porte et transmet. C’est ainsi que fonctionne l’idéologie : à l’évidence. Car ce que notre photo nous montre, c’est l’évidence de la stratification en classes, et qu’elle est une survivance grotesque, dans une société aujourd’hui presque émancipée où chacun peut aspirer à faire partie de la middle class, dont on nous affirme qu’elle a fini par envahir la totalité du corps social. Mais la force invisionnaire opère aussi indirectement : l’évidence du studium, on l’a vu, est percée par un punctum qui rend la photo poignante et véhicule lui aussi un affect, mais pas aussi attendu et pour ainsi dire objectif que l’affect mythique de la sidération. Derrière ce regard vide où s’inscrit un destin, un individu apparaît, pour porter ce destin, et l’affect, qui était plutôt de l’ordre de l’indignation vertueuse se teinte de pathos. Ce que j’appelle ici épiphanie est la combinaison de cette sidération et de ce punctum, qui fait la force de l’image.

La dialectique pourtant ne s’arrête pas là. Le punctum pathétique réintroduit le langagier sous la forme de l’histoire de ce destin individuel. Cette photo, cette image arrêtée, devient une unité dans une chaîne syntagmatique qui est une chaîne discursive, la chaîne des cinq histoires réelles des cinq personnages, que j’ai esquissée, mais aussi la chaîne des discours idéologiques qui s’enchaînent sans fin (c’est le propre du discours idéologique, en tant qu’il est illusion, de n’avoir pas de résolution, et c’est aussi son propre, en tant qu’il est allusion, de toujours recommencer, le problème qu’il masque et évoque tout à la fois ayant tendance à persister). Le titre que le journal a donné des le lendemain à la photo, « Every picture tells a story », s’impose.

On voit ici le rôle du discursif dans l’adresse photographique (et l’on comprend la distinction qu’opère Lyotard entre le discursif et le figural)13: il reformule en termes mythiques ce que l’instantané photographique pouvait avoir de poignant, c’est-à-dire d’individuel, il ramène le punctum possible à son studium.

Mais on peut, et on doit aller plus loin, et ne pas laisser le dernier mot au discursif. On doit atteindre le stade où image et langage sont effectivement, et inextricablement, entrelacés comme lorsque j’appuie de nouveau sur le bouton de ma machine et que le film se remet en marche. Nous atteignons alors le cinquième et dernier stade de la dialectique, le stade du rythme et de l’extase. C’est bien sûr dans le cinéma que ce cinquième moment est le plus clairement et le plus directement atteint. Lorsque j’ai appuyé sur le bouton, ce qui était immobile et silencieux redevient sonore et mobile, et retrouve son rythme : le rythme des images (le montage y pourvoit) et le rythme des sons, conversations des personnages et musique de fond. Au troisième stade de la dialectique, la force invisionnaire de l’image produisait chez le spectateur une intuition, comme peut en produire une métaphore réussie. Au cinquième stade, cette intuition acquiert un dynamisme, elle prend conscience du rythme de l’image et devient rythmique elle-même. Ceci nous sort du discursif, mais pas du langagier, car si le rythme échappe dans un premier temps à la double articulation du langage, celui-ci réapparaît lorsque la séquence linguistique se fait elle-même musicalement ou visuellement rythmée, dans l’écriture poétique (prosodie, métrique, images poétiques). Cette traduction langagière du rythme est perçue, pour ainsi dire, à retardement, car le rythme est d’abord une intuition corporelle (et ici la dialectique du texte et de l’image acquiert ce que Merleau-Ponty nomme une chair) et cette intuition précède la compréhension analytique et l’articulation langagière. Mais cette intuition visuelle s’entrelace avec sa traduction langagière, par quoi il faut entendre non une simple transposition dans un autre médium d’un rythme préalablement existant, mais l’apparition en parallèle d’un autre rythme, le rythme des paroles, qui double le premier et s’entrelace avec lui dans ce que, pour changer de langage philosophique, Gilles Deleuze appelle une synthèse disjonctive. Cet effet du rythme sur le spectateur, ce moment où la forme invisionnaire produit un effet pervisionnaire est ce que Walter Benjamin nomme extase. Le processus dynamique de l’image en mouvement nous mène de la simple cristallisation ou de l’épiphanie de l’intuition statique, dans le troisième stade de la dialectique, au climax rythmique de l’extase, et l’on peut décrire l’ensemble de la dialectique de l’image et du texte comme un mouvement qui va de la sensation à l’extase en passant par la perception et l’épiphanie.

On m’objectera que dans le cas du cinéma, l’aspect rythmique de l’image est évident. Et l’on m’accordera volontiers que l’art de la peinture s’est toujours préoccupé du rythme, des compositions en tourbillon du Tintoret (je pense à l’Annonciation de la Scuola di San Rocco à Venise où une nuée d’angelots entoure la colombe dans son vol), aux compositions en contre plongée du Caravage, de la ligne serpentine de Hogarth à l’enseignement de Kandinsky au Bauhaus. Mais ma photo, elle, est figée, aussi figée que la division de la société britannique en classes étanches, elle refuse tout rythme, c’est un instantané, dont la fonction est précisément d’arrêter tout mouvement. Mais c’est précisément ainsi que Walter Benjamin décrivait l’image digne de ce nom, l’image qui sait se faire porteuse de mythe : comme une dialectique arrêtée. La photo a pour but de briser un rythme, celui des mouvements des personnages, car l’adolescent du centre ne va pas éternellement rester immobile, le regard vague et distant ; son petit camarade finira par apercevoir la Rolls de ses parents ; et les trois ruffians se précipiteront pour porter les paniers du pique-nique. L’image ne fige donc pas seulement, elle fixe, c’est-à-dire arrête : ce qui est figé dans l’éternité du mythe peut n’être qu’un arrêt provisoire sur image, gros du rythme qu’il implique au sens étymologique, c’est-à-dire enveloppe dans ses plis. On peut donc concevoir un mythe progressiste, dont l’image suscite, comme un slogan, le rythme extatique de la lutte à laquelle il appelle. C’est bien ce que Benjamin appelle une image dialectique14.

La dialectique de l’image et du texte peut être dite dans le langage théorique de Walter Benjamin, auquel je viens d’emprunter les deux concepts d’extase et d’image dialectique. Je m’appuie cette fois sur une oeuvre de jeunesse, dans laquelle il expose une théorie du langage, dont l’intérêt pour moi est qu’elle ne se limite pas au langage articulé15.Il y pour lui une hiérarchie de langages, une Grande Chaîne des Langages, qui va du langage muet et inarticulé des choses au langage silencieux de Dieu, qui saisit tout par intuition. Entre les deux se situe le langage articulé des humains, qui fait le lien entre les deux précédents : étant situé dans l’entre deux, ce langage humain a des caractéristiques contradictoires. D’un côté il a hérité de Dieu le pouvoir de nommer les êtres, ce qui lui permet d’intercéder entre le Créateur et ses créatures en traduisant le langage muet des choses dans un langage articulé où elles reçoivent leur nom (vous avez reconnu le célèbre passage de la Genèse : cette nomination est ce qui rapproche le plus l’homme de Dieu). De l’autre côté, la Chute a fait retomber le langage humain dans la triste pratique du jugement, c’est-à-dire du mot qui énonce une sentence, dans les deux sens du mot (et nous nous souvenons ici que « sentence » en anglais veut dire « phrase »). La traduction, d’un langage dans l’autre, est donc le propre et la fonction spécifique du langage humain (et nous nous souvenons ici que Benjamin est l’auteur d’un célèbre essai sur la tâche du traducteur)16.Cette traduction produit deux effets contradictoires : en nommant les choses, elle intercède en leur faveur auprès de Dieu ; en jugeant et en communiquant ce jugement elle les fixe, les fige et les trahit. L’extase dit le moment de l’intercession, lorsque le langage humain réussit à capturer le rythme propre des choses et à le dire, sous une forme qui se rapproche du haut langage intuitif de Dieu. C’est bien pourquoi elle ne dépend pas de l’articulation linguistique, mais de la capacité que le langage a de transmettre directement l’affect lorsqu’il se fait musique et image (et l’on se souviendra ici que Deleuze définit le style comme la capacité qu’a le langage articulé d’atteindre sa propre limite et de passer dans un autre médium, musique ou image).

La dialectique du texte et de l’image

Arrivé à ce point, on me fera une nouvelle objection. Ma dialectique de l’image et du texte manque de généralité en ce qu’elle est orientée, vers l’image, dialectique de l’image (d’abord) et (ensuite) du texte. On peut résumer les cinq stades de la façon suivante : de l’image (pure présentation), mais du texte dans l’image (représentation implique reconnaissance et nomination), mais de l’image au-delà du texte (épiphanie et force invisionnaire), mais du texte au-delà de l’image (istoria et narration), et enfin un entrelacs de l’image et du texte (extase et rythme). Si je veux donner à ma dialectique une valeur générale, il faut que j’envisage la dialectique inverse, qui part du texte et se dirige vers l’image : du texte (présentation), mais de l’image dans le texte (représentation), mais du texte au-delà de toute image (épiphanie de la donation de sens), mais de l’image au-delà de tout texte (la narration comme visualisation de scènes), et enfin un entrelacs de texte et d’image (rythme et image poétiques).

Au départ donc, c’est le premier stade, il n’y aura que des sons : les borborygmes des barbares, le babble de Babel, à moins que je n’ai affaire à l’équivalent littéraire de Jackson Pollock, une poésie lettriste. Ou bien, si l’on introduit un élément visuel et que l’on considère la page imprimée, il n’y aura qu’un labyrinthe de traces graphiques. C’est une expérience simple que de regarder la page d’un livre hors focalisation, pour y voir apparaître des chemins tracés par les blancs, et des formes données par les paquets de caractères qu’ils séparent. Dans un de leurs ouvrages, Arakawa et Gins, qui sont poètes autant qu’architectes, suggèrent, pour nous sortir de nos routines visuelles et comportementales, d’imaginer une page imprimée comme une architecture, et de circuler en pensée entre les lignes comme si c’étaient des rues17.

Cette étape naturellement est brève, et bientôt ces sons ou ces formes se mettent à faire sens : l’articulé s’arrache de l’enfance. On comprend donc que même lorsque l’on veut partir du texte, on part toujours en fait d’un mélange de sensations, auditives et visuelles, et qu’il faut attendre le second stade de la dialectique pour que le texte se forme et devienne dominant. Ce sont maintenant bien des mots que j’isole et qui font texte. Mais cette métaphore du tissu réintroduit des éléments spatiaux dans cette intellection : je comprends ces mots en tant qu’ils sont discrets, c’est-à-dire qu’ils font chaîne mais qu’ils sont séparés comme des chaînons indépendants. La science du langage me dit qu’à ce stade, le texte est structuré comme une chaîne de Markov, c’est-à-dire comme une suite d’éléments dont la sélection obéit à des contraintes croissantes.

Au troisième stade, celui de l’épiphanie, le langage domine : c’est le moment de la donation de sens, où la chaîne de Markov est à la fois interrompue et bouclée par le point de capiton lacanien (cela peut se représenter comme une version simplifiée du célèbre schéma de l’ouvre bouteille). Le sens se donne par illumination, comme lorsqu’on comprend un mot d’esprit ou une métaphore vive, et le texte transmet une force illocutionnaire qui est porteuse d’affect. Ici, l’image n’a qu’un rôle secondaire, sinon totalement absent : cette intuition du sens n’est en aucune façon une intuition visuelle.

Arrive le quatrième stade, qui est celui de la narration. Ici, si ma dialectique est cohérente, l’image doit réapparaître. Et pourtant, il semble que la narration soit par essence le domaine exclusif du discours, c’est-à-dire du langage. Le texte se fait histoire, sédimentation de discours, porteur de lieux communs et de clichés. Ces deux métaphores doivent nous faire dresser l’oreille. La narration est une suite de scènes, le cliché est immédiatement intelligible parce qu’il fait image, et image toujours déjà reconnue : le cliché est commun parce qu’il est lieu. A ce stade, qui est celui de la pleine maîtrise de son langage par le locuteur ou scripteur (c’est moi qui parle la langue), je suis maître de la chaîne langagière que je produis parce que je lui donne l’ordonnancement d’une suite de représentations, et il y a dans cet ordonnancement, sinon directement du visuel, du moins du spatial, lorsque les représentations s’organisent linéairement en syntagmes discursifs ou narratifs.

Le langage et l’image s’entrelacent définitivement au cinquième stade, dans le rythme et l’image poétiques, et ce stade, puisqu’il est celui de l’entrelacs irréductible, n’est pas différent dans cette dialectique et dans la précédente. On dira, pour aller vite, que, dans le texte poétique et imagé, c’est la langue qui parle, la fonction poétique de Jakobson désignant le moment ou langage et image excèdent la représentation.

Il ne m’échappe pas que la seconde dialectique est plus hasardeuse que la première, que la démonstration y est quelque peu forcée et que son pouvoir de conviction est moindre. Pour le dire d’un mot, si je pars de l’image, je suis vite contraint d’introduire du langage ; tandis que si je pars du langage et du texte, cette nécessité est moindre, et la route qui va de la présentation à l’extase en passant par l’épiphanie peut se pratiquer sans sortir du langage : au Babel du premier stade de la dialectique succédera la chaîne de Markov du second, le point de capiton du troisième, la sédimentation et le sens commun du quatrième (c’est moi qui parle la langue) et le style comme passage à la limite du dernier. Et je pourrais traduire cette dialectique dans les termes de deux philosophies du langage : celle qu’esquissa Deleuze dans Logique du sens (ordre primaire du cri, issu des profondeurs du corps, organisation secondaire du sens à la surface du langage, ordonnancement tertiaire du bon sens et du sens commun dans les hauteurs du jugement – trois strates de la genèse du langage qui sont corrélés avec, respectivement, la satire, l’humour et l’ironie)18;ou celle que j’ai exposée naguère dans The Violence of Language (concept de « reste » ; opposition entre « Je parle la langue » et « C’est la langue qui parle » ; théorie de la métaphore vive en termes d’illumination, d’exagération, d’ouverture et d’indirection – quatre caractéristiques qui définissent l’image poétique)19. Je pourrais donc décider que la force d’adresse que je cherche à décrire est une force langagière (que l’idéologie est purement linguistique). Mais ce serait perdre le pouvoir de généralisation qui est au cœur de la théorie du langage de Walter Benjamin, cette solidarité cosmique entre le langage muet des choses, le langage articulé des humains et le langage silencieux de Dieu. Je vais donc tenter de généraliser ma dialectique, au-delà de l’image et du langage.

Interpellation

La première étape est la généralisation de la dialectique, en oubliant ses deux types de matérialisation. Cela ressemble donc, en cinq étapes, à une version déformée de la dialectique hégélienne : 1) sensation ; 2) perception ; 3) intuition ; 4) narration ; 5) rythme. Ces termes sont facilement traduisibles dans ceux de mes deux dialectiques.

La seconde étape décide que le moment important de cette dialectique est le troisième, le moment de l’intuition, qui est son centre de symétrie. C’est le moment où l’on passe de la sensation et de la perception d’un sujet individuel à l’impulsion d’une force, force illocutionnaire ou invisionnaire qui n’est pas subjective (c’est-à-dire qui n’a pas pour origine un sujet) mais subjectifiante (elle interpelle un sujet). Il y a là un renversement copernicien, qui nous fait quitter la métaphysique occidentale, constituée autour de la dyade sujet/objet, et qui a pour centre un sujet individuel, sujet de conscience, d’action et de responsabilité. Cela se nomme « individualisme méthodologique », et c’est le fondement philosophique de tous les libéralismes. La force d’interpellation qui constitue un sujet nous sort de cet individualisme méthodologique et nous fait entrer dans le collectivisme méthodologique où le sujet n’est plus centre mais effet, de fin de chaîne et de fin de course. On trouve des versions classiques de ce collectivisme méthodologique dans le marxisme (qui raisonne en termes de classes et de lutte des classes) ou bien la sociologie de Bourdieu (où l’agent inscrit son action dans un champ de contraintes sociales). On en trouvera une version plus complexe et indirecte dans la métaphysique de Gilles Deleuze (qui est l’un des philosophes contemporains qui a cherché à se débarrasser, de la façon la plus systématique et la plus cohérente, du concept de sujet). Mais il est un  domaine où l’individualisme méthodologique est particulièrement intenable, c’est celui du langage, et la science du langage a été fondée par Saussure sur le collectivisme méthodologique : la langue est un système qui ne dépend pas de la conscience du locuteur individuel, qui le précède logiquement et chronologiquement, et dans laquelle il doit entrer pour sortir de son enfance étymologique. La langue est un champ de forces qui circulent et interpellent des individus en sujets d’énonciation, en locuteurs. Si je généralise cette position, comme mes deux dialectiques m’y encouragent, je soutiendrai que le Lebenswelt que l’individu construit autour de lui et qui lui permet de vivre et d’agir comme un sujet indépendant, est un champ de forces, et de rapports de force, qui véhiculent des affects impersonnels qui constituent des sujets, et donc ce sujet-ci, en les plaçant, en s’adressant à eux et en leur imposant une adresse. Je tente donc de décrire un affect social spécifique, un affect d’adresse, par lequel, dans un pliage ou une invagination deleuzo-leibnizien (vous avez compris que je fais allusion au pli de Deleuze et à la monade de Leibniz), l’extérieur social produit de l’intériorité, l’intériorité d’un sujet, qui n’est pas tant centre de conscience et d’action qu’effet d’un rapport de force, c’est à dire rôle social, moins personne que persona au sens théâtral du terme. Cet affect d’interpellation n’est pas seulement social (dans son origine) ou psychologique et moral (dans son résultat), il est aussi corporel, dans son effet : on parlera donc d’effet perlocutionnaire, effet de la force illocutionnaire d’interpellation qui saisit le corps de l’individu qu’elle subjectifie (et l’on parlera aussi d’un effet pervisionnaire). Je suggère deux lieux théoriques où ce saisissement corporel de l’interpellation par adresse a déjà été décrit. Dans la scène primitive de l’interpellation althussérienne, le coup de sifflet de l’agent, à la cantonade, m’interpelle, dans les deux sens du terme, en sujet, car ce ne peut être que moi qui est par lui visé, et c’est mon corps qui le premier réagit à cette agression : je m’arrête pile, je me retourne, mon coeur bat la chamade, etc20.Et, deuxième lieu théorique, on relira la description que donne Favret-Saada, dans Les Mots, la mort, les sorts, de la prise de l’ensorcelé par la force vitale du sorcier21.

La troisième étape doit être une théorie de l’interpellation, de cette force d’adresse. Comme il s’agit d’un work in progress, je me contente de l’esquisser sous la forme de quelques thèses.

Première thèse. La société (le collectivisme méthodologique interdit toutes les robinsonnades philosophiques et impose de partir du collectif) est un champ de tensions dans lequel circulent et entrent en rapports (de force) des forces matérielles (corporelles, affectives). Un des noms généraux de ces forces est « religion », c’est-à-dire la force qui crée du lien social.

Seconde thèse. Ces forces sont produites par des appareils, c’est-à-dire par des agrégats humains structurés (de la famille à l’Etat).

Thèse trois. Ces forces ont pour effet d’interpeller les individus (tous les individus) présents dans le champ en sujets.

Thèse quatre. Cette interpellation se fait par deux média privilégiés, qui au départ sont des sens corporels : le visuel et le sonore, l’image et le texte.

Thèse cinq. Cette interpellation opère par implication au sens étymologique : elle plie et replie en une intériorité (subjective et individuelle) l’extériorité collective du social.

Thèse six. Bien que le processus d’interpellation ait pour effet de constituer des sujets individuels, une interpellation n’interpelle jamais un seul sujet, mais toujours au moins deux, aux deux pôles de la tension (le destinateur de l’acte d’interpellation et son destinataire). Ce qui veut dire qu’un acte d’interpellation semble avoir un auteur (celui qui prononce l’insulte ou forge le slogan), mais que cet auteur est en réalité le produit de l’interpellation, dont l’origine est toujours un appareil22.

Thèse sept. Le sujet n’est pas constitué une fois pour toutes par un acte d’interpellation, mais par une composition de tels actes, dans des conjonctures sans cesse renouvelées, venant des appareils multiples qui constituent la société. Ce qui veut dire que la composition des interpellations du sujet est à la fois diachronique (historique : pour le dire comme Gramsci, le sujet est un « site archéologique vivant»)23et synchronique (il y a toujours plusieurs interpellations, provenant d’appareils différents).

Thèse huit. L’interpellation est donc un processus continu, et la constitution subjective n’est jamais achevée.

Thèse neuf. Parce qu’elle n’est jamais achevée et parce qu’elle est multiple, la constitution subjective et la personnalité ou persona qui en résulte sont fragiles. Des processus d’interpellation différents et même contradictoires peuvent cliver le sujet.

Thèse dix. Parce que cette interpellation est multiple et virtuellement contradictoire, chaque interpellation ouvre la possibilité d’une contre-interpellation. La liberté du sujet ainsi interpellé se développe dans les interstices des interpellations.

Il ne m’échappe pas que ces thèses sont provisoires et ont besoin d’être précisées et plus amplement défendues. Je me contente pour le moment de conclure en proposant quatre illustrations.

Conclusion

La première illustration est une lettre de prison de Gramsci, écrite à sa belle soeur, après une de ses visites, le 6 mars 1933. Gramsci, qui est emprisonné depuis sept ans, essaie de faire comprendre à sa belle soeur en quoi les circonstances extérieures changent une personnalité, et il utilise pour ce faire un apologue. Un navigateur peut imaginer son naufrage et décider que s’il avait le choix entre la mort de faim et la survie par anthropophagie, il choisirait la mort. Naufrage fait, dit Gramsci, il n’est pas sûr qu’il ne changerait pas d’avis et ne mangerait pas le mousse. La question que pose Gramsci est : s’agit-il du même homme ? Et la réponse qu’il donne est qu’une « transformation moléculaire » a eu lieu, qui fait que les deux états de l’individu auxquels on a affaire ne font plus un sujet unique que parce que l’interpellation continue par l’appareil juridique et étatique assure cette unité. L’interpellation est donc multiple, changeante et continue, et le sujet qui en résulte fragile, ce que la tradition anglo-saxonne de la question de l’unité de la personne savait bien depuis Locke, Hume et Reid24.

La seconde illustration  nous est donnée par le monstre de Frankenstein. Pourquoi donc est-il méchant, lui qui a débuté son existence animé des sentiments les plus amicaux à l’égard de l’humanité, et s’il l’est parce qu’il est malheureux, pourquoi est-il malheureux ? La réponse que ma théorie propose est simple : parce qu’il n’est pas, ou pas suffisamment, interpellé et que ce manque lui interdit d’être un sujet, manque à être qui a des effets dévastateurs. On comprend qu’il tienne tellement à ce que Victor lui fabrique une compagne : il se créera alors le début d’un appareil d’interpellation, à savoir une famille, qui lui donnera une identité. On peut d’ailleurs, c’est ce que fait le tableau de l’annexe 1, calculer le degré d’identité corrélé au degré d’interpellation, en se demandant jusqu’à quel point le monstre peut renseigner les rubriques d’une demande de carte d’identité. Et l’on comprendra que la meilleure définition d’un personnage fantastique est qu’il ne subit pas les interpellations nécessaires : la liste des rubriques non renseignées nous livre une typologie des personnages fantastiques. Et il apparaît alors que le monstre de Frankenstein est plus intensément fantastique que le comte Dracula, parce qu’il est moins interpellé. Ce qui en fin de compte, en fin de comte, cause la perte de Dracula, c’est qu’il a une adresse.

La troisième illustration est fournie par le quatorzième des Sonnets sacrés de John Donne, qui n’est pas le moins connu (cf. annexe 2). Il s’agit d’une adresse à Dieu, qui est une demande d’interpellation. La religion est bien le domaine, longtemps privilégié, de l’interpellation, et l’on se souviendra que dans l’essai sur l’idéologie et ses appareils, Althusser, quand il aborde un exemple, prend celui de l’appareil religieux et de la dialectique du sujet et du Sujet. Ce qui me frappe dans le sonnet de Donne, et en particulier dans les deux paradoxes des derniers vers, qui forment conceit dans la meilleure tradition de la poésie métaphysique, c’est le caractère violent de l’interpellation, qui n’est pas seulement subjectifiante mais assujettissante, et sa nature corporelle et affective, car l’assujettissement sollicité est décrit comme un viol.

Et puisque je suis dans le domaine de la religion, je vais y rester, mais passer à l’interpellation par image. La tradition picturale ne manque pas de scènes d’interpellation, par exemple la vocation de Mathieu, du Caravage (ce tableau mériterait une description en termes de mise en scène de l’interpellation, qui n’est pas seulement linguistiquement grammaticalisée – il y a effectivement dans la langue des marqueurs d’interpellation – mais picturalement  « grammaticalisée », c’est-à-dire matérialisée, inscrite matériellement dans le tableau). Mais il y a une scène, issue du Livre et sans cesse reproduite, qui est explicitement une scène d’interpellation : c’est la scène de l’Annonciation.

Je propose de regarder une Annonciation célèbre, celle de Francesco del Cossa, qui se trouve au musée de Dresde. Je tire de cette contemplation les six remarques suivantes.

Premièrement, cette scène illustre bien ma première dialectique, celle de l’image et du texte. Elle n’est pas seulement tirée d’un texte, le Nouveau Testament ; elle n’est pas seulement tout entière gouvernée par les mots d’un texte, les paroles de l’Annonciation qu’elle doit évoquer visuellement (et on se souviendra que dans l’Annonciation de Simone Martini, aux Offices, les mots adressés par l’Ange à la Vierge sont sculptés, en relief sur la surface du tableau) ; elle n’est pas seulement caractérisée par la présence en son centre d’un livre, l’Ancien Testament, que la Vierge est en train de lire (et dans lequel elle lit, par référence intertextuelle, la prophétie qui annonce qu’une vierge enfantera) : elle contient dans sa structure picturale même une lettre, plus précisément l’initiale M, dessinée par les deux arches situées au dessus de la Vierge.

Deuxièmement le texte en question est bien une adresse-interpellation, où l’interpellation est grammaticalisée dans les mots de l’Ange (« Ave ! », équivalent verbal du cas dit « vocatif »), comme dans ceux de la Vierge, dont le « Ecce (ancilla domini) » grammaticalise la réception de l’interpellation, le fait qu’un sujet est interpellé à sa place par ces mots, qui sont aussi une interpellation par nomination (« Ave Maria, gratias plena »). Et cette interpellation est matériellement inscrite sur la surface du tableau dans les gestes qui se répondent de l’Ange et de la Vierge.

Troisièmement, la dialectique spécifique de l’interpellation par l’appareil religieux, la dialectique Sujet/sujet, qui est à l’origine du fétichisme, est inscrite dans le tableau par la présence lointaine de la figure paternelle et barbue, avec son auréole triangulaire, et par la présence proche du messager angélique, même si, dans cette version de la scène, la colombe qui va pratiquer la conception auriculaire est encore loin : mais qui osera nier que l’interpellation linguistique a des effets corporels ?

Quatrièmement, cette interpellation qui a des effets affectifs mais aussi des effets corporels est grosse de violence virtuelle. La Vierge n’est pas violée, comme est le sujet dans le sonnet de Donne, mais les positions traditionnelles de la Vierge de l’Annonciation, qui sont codifiées en termes des « Cinq Louables Conditions de la Sainte Vierge », en comportent au moins une, le trouble ou conturbatio, qui indique que la nouvelle n’est pas simple communication d’un message et que l’adresse est bien vecteur de force et de rapport de forces. Dans notre tableau, le peintre a choisi la moins violente de ces conditions, la cogitatio, qui marque la  prudence de la Vierge, laquelle se demande comment répondre à l’adresse angélique25.

Cinquièmement, l’interpellation interpelle toujours plus d’un sujet. Que le spectateur est interpellé par l’Annonciation autant que la Vierge, que cette nouvelle s’adresse à lui et lui donne une adresse est inscrit dans le tableau par le fait que l’architecture représentée devrait s’écrouler, faute du pilier de soutènement qui aurait dû se trouver à la place exacte fixée au spectateur par la vision perspective (c’est une des caractéristiques de la vision perspective que de s’adresser au spectateur en l’interpellant à sa place, comme tout spectateur des Ambassadeurs de Holbein en aura fait l’expérience)26.

Enfin, sixièmement, l’interpellation picturale joue sur la dialectique présentation/ représentation (c’est-à-dire les deux premiers stades de ma première dialectique), et interpelle des individus non tant en sujets qu’en personas, comme le suggère Gramsci, terme qu’on entendra dans son sens théâtral. Un détail du tableau l’indique : l’auréole de l’ange est un disque de métal fixé sur une sorte de casque par un boulon. Cet Ange qui a l’air d’un beau jeune  homme est donc en réalité un beau jeune homme qui joue le rôle de l’ange dans une représentation dramatique religieuse; cette Vierge qui a les traits d’une jeune italienne de la fin du quinzième siècle est en réalité une jeune italienne qui tient le rôle de la Sainte Vierge. Et l’on a même un public, hors du tableau avec le spectateur, mais aussi dans le tableau avec la femme qui, au balcon, sinon au poulailler, contemple la scène, son bambin dans les bras. Cet entrelacs entre série figurative (le tableau) et série spectaculaire (le drame liturgique, à la porte de l’église) est un lieu commun de l’art de la renaissance (les peintres étaient souvent les imprésarios des liturgies dramatiques), mais notre tableau illustre de façon particulièrement claire ce jugement d’Hubert Damisch, qui a consacré de belles pages à ce rapport : «Tel est le paradoxe de la représentation qu’elle ne soit jamais mieux assurée, en tant que telle, que là où elle se donne ouvertement pour une représentation, voire pour la représentation d’une représentation »27.

Il ne me reste plus, vous ayant destiné cette adresse, sans me tromper d’adresse, c’est-à-dire en vous interpellant en tant que destinataires d’une construction philosophique (et corrélativement moi-même en tant que son destinateur ou auteur), et espérant, tout en vous remerciant pour votre longue patience, avoir fait preuve de suffisamment d’adresse dialectique, qu’à signer ce texte, c’est-à-dire à indiquer mon nom et mon adresse universitaire. Ce qui est fait : Jean-Jacques Lecercle, CREA, Paris-X-Nanterre.

 

Annexe 1

Carte d’identité Contribution à la constitution de l’identité Type de personnage fantastique Frankenstein Dracula
1. Photo Reconnaissance Vampire +
2. Nom Insertion dans la tribu Monstre de Frankenstein, Them +

 

3. Prénom Insertion dans la lignée Monstre de Frankenstein, Rosemary’s baby +
4. Date de naissance Insertion dans histoire, génération, destin individuel She, Dracula, C.D.Ward
5. Lieu de naissance Droit du sol Alien + +
6. Nationalité Droit aux papiers Secret Sharer +
7. Domicile Supporter équipe de foot, bureau de vote, etc. Juif errant, Melmoth +
8. Signature Capacité légale, sujet de droit Blob, tentacules, fou +
9. Cachets Garantie officielle Criminel, outlaw

 

Annexe 2

Batter my heart, three-person’d God ; for, you
As yet but knocke, breathe, shine, and seeke to mend ;
That I may rise, and stand, o’erthrow me, and bend
Your force, to break, blowe, burn and make me new.
I, like an usurpt towne, to’another due,
Labour to’admit you, but Oh, to no end,
Reason your viceroy in mee, mee should defend,
But I captiv’d, and proves weake and untrue.
Yet dearely’I love you, ‘and would be loved faine,
But am betroth’d unto your enemie:
Divorce mee, ‘untie, or break that knot againe
Take mee to you, imprison mee, for I
Except you’enthrall mee, never shall be free,
Nor ever chast, except you ravish mee28.

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
  1. G. Lakoff & M. Johnson, Metaphors We Live By, Chicago : University of Chicago Press, 1980. []
  2. R. Jakobson, « Concluding Statement : Linguistics and Poetics », in T.A. Sebeok, ed., Style in Language, Cambridge, Mass. : The MIT Press, 1960, pp. 350-77. []
  3. I. Jack, « The real story behind this picture », Guardian, G2, 24/03/2010, pp. 8-11. []
  4. D. Birley, A Social History of English Cricket, Londres : Aurum Press, 2000, p. 315. []
  5. H. de Selincourt, The Cricket Match, Londres : Jonathan Cape, 1924. []
  6. R. Barthes, « La Chambre claire », in Œuvres complètes, V, Paris : Seuil, 2002, pp. 785-895. []
  7. A. Roger, Nu et paysage, Paris : Aubier, 1978. []
  8. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris : Gallimard, 1964, p. 182. ; La prose di monde, Paris : Gallimard, 1969, p. 17. []
  9. R. Barthes, Mythologies, Paris : Seuil, 1957. []
  10. L. Louvel, L’œil du texte, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1983 ; Texte/image, Rennes : Presses Universita Rennes, 2002 ; Le Tiers pictural, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2010. Dans ce dernier ouvrage, on consultera, p. 220 le tableau des relations entre textuel et pictural. []
  11. J.J. Lecercle, To Do or Not to Do Without the Word : Ecstasy and Discourse in the Cinema, New Formations, 16, Londres : Lawrence & Wishart, 1992, pp. 80-90. Cf. également J.J. Lecercle, Epiphany to Ecstasy –The dialctic of image and Text, or : Toffs and Toughs and a Wall in Naples, in A. Locatelli, ed., The Knowledge of Literature/ La conoscenza della letteratura, 10, Bergamo : Bergamo University Press, à paraître. []
  12. G.F.W. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris : Aubier, 1939. []
  13. J.F. Lyotard, Discours figure, Paris : Klincksieck, 1978. []
  14. W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, Paris : CERF, 2000, pp. 478-9. []
  15. W. Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain », in Mythe et violence, Paris : Denoël, 1971, pp. 79-98; voir aussi J. Roberts, Walter Benjamin, London : Macmillan, 1982, p. 145. []
  16. W. Benjamin, La tâche du traducteur, in op.cit., pp. 261-67 []
  17. Madeleine Gins & Arakawa, Architectural Body, Tuscaloosa : The University of Alabama Press, 2002, p. 88. []
  18. G. Deleuze, Logique du sens, Paris : Minuit, 1969, chapitre 34. []
  19. J.J. Lecercle, The Violence of Language, Londres : Routledge, 1990. []
  20. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », in Positions, Paris : Editions sociales, 1976. Voir aussi J. Butler, The Psychic Life of Power, Stanford : Stanford university Press, 1997. []
  21. J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris : Gallimard, 1977. []
  22. Cf. J. Butler, Excitable Speech, Londres : Routledge, 1997. []
  23. Cf. P. Thomas, The Gramscian Moment, Leiden : Brill, 2009, p. 394. []
  24. A. Gramsci, Lettere del carcere, Turin : Einaudi, 1965, pp. 757-9; on trouvera une analyse de cette lettre, et de la conception gramscienne du sujet et de la persona dans P. Thomas, op. cit., pp. 398-402. Sur la philosophie anglaise de l’identité personnelle, on consultera J. Perry, ed., Personal Identity, Berkeley : University of California Press, 1975. []
  25. M. Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy, Oxford : Clarendon Press, 1972, p.51. []
  26. Cf. D. Arasse, L’annonciation italienne, Paris : Hazan, 1999, pp 202-205. []
  27. H. Damisch, Théorie du /nuage/, Paris : Seuil, 1972, p. 93. On lira sur ce point les pages 91 à 114. []
  28. J. Donne, « Batter my heart… » in Complete Verse and Selected Prose, Londres : The Nonesuch Press, 1929, p. 285. []
Jean-Jacques Lecercle