Il y a eu […] un moment philosophique français qui se tient dans la deuxième moitié du XXe siècle […], comparable toute proportion gardée […] au moment grec classique et au moment de l’idéalisme allemand. Prenons cette deuxième moitié du XXe siècle : L’Être et le néant, œuvre fondamentale de Sartre, paraît en 1943 et les derniers écrits de Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, datent du début des années quatre-vingt-dix. Entre 1943 et la fin du XXe siècle, se développe le moment philosophique français […]. Ma position particulière est, s’il y a eu un moment philosophique français, d’en être peut-être le dernier représentant.
Alain Badiou
Un jour, Zarathoustra rencontra un vieil ermite qui vivait à ce point retiré du monde qu’il n’avait pas appris la nouvelle : Dieu était mort. On n’accusera pas Alain Badiou d’un tel retrait, lui qui a tant de fois examiné une mort analogue, celle de la philosophie, et sous de multiples formes. Pourtant, il en fait encore ! Et bien sûr, il pratique aussi toutes les activités avec lesquelles s’amusent désormais les ci-devant philosophes : la critique culturelle, le commentaire historique, le blog ou l’éditorial, l’entretien, la polémique feinte, le revival ou le pastiche artificiels de genres philosophiques morts de longue date, comme l’éthique et l’esthétique, et même le chant du cygne, l’élégie pour une forme de pensée qui a vécu ; dans le même temps, il écrase ses rivaux épuisés sous une profusion de pièces de théâtre, de poèmes, de déclarations de toutes sortes, avec une productivité qui le soustrait aux jugements ou comparaisons habituels. Simultanément, il poursuit un laborieux Hauptwerk philosophique pour le moins surprenant, dont le prestige n’est guère entaché par les arguments et formulations mathématiques dont il l’entrelarde généreusement, comme usant d’une langue étrangère méconnue.
Que la notoriété dont jouit aujourd’hui Badiou soit due à sa vitalité de survivant ou à la nuée d’obiter dicta – c’est un admirateur de saint Paul ! – qui pullulent autour de ses innombrables écrits mineurs, on ne lui rend pas justice en ignorant les ambitieux monuments philosophiques qu’il a bâtis ; et un échantillonnage aussi décousu que celui que j’ai livré ne constitue pas une rétribution adéquate pour les rares et vaillants commentateurs – Peter Hallward, Bruno Bosteels – qui se sont proposés de nous guider à travers cette œuvre touffue. Par ailleurs, c’est un projet imprudent sinon dangereux que de s’aventurer dans un torrent lancé à toute allure – L’Être et l’événement date de 1988 ; Logiques des mondes, de 2006 ; et Bruno Bosteels, qui l’a traduit en anglais, nous assure, arguments à l’appui, que Théorie du sujet est aussi un ouvrage indispensable. Il est néanmoins significatif qu’un mot badiousien aussi lourd de sens que celui d’« événement » apparaisse dans le titre du premier texte philosophique post-politique (c’est-à-dire du premier texte à être sorti de la « fin de l’histoire » tardo-capitaliste – l’inauguration par Reagan et Thatcher d’une globalisation financière et néolibérale dépassant la lutte idéologique qui avait marqué la Guerre froide), de sorte que pour commencer, il ne semble pas déraisonnable de se confronter à ce premier exposé systématique de quelque 600 pages.
Le rapport de Badiou à la tradition ne se résume pas, loin de là, au contexte national qu’il revendique très justement dans la citation donnée plus haut : outre Sartre, il y a Hegel et Mallarmé, outre Lacan, Mao Tsé-toung, mais aussi Cantor, Zermelo et des mathématiques modernes dans lesquelles je ne le suivrai pas. Mais son système, comme tout nouveau système philosophique, est aussi une expérimentation linguistique : il ne sera donc pas hors de propos de se demander le rôle formel qu’y joue ce qu’il appelle le « mathème ».
On pourrait tout aussi bien partir du point que beaucoup d’autres ont choisi, à savoir l’être et le néant en tant que tels. Dans le Récit standard (si l’on me permet de lui donner ce nom), l’Être est quelque chose, et le néant, rien du tout : telle était la doctrine, ou la découverte, du plus grand des philosophes, Parménide, qui a dit le premier et le dernier mots sur ce sujet, suivi, sans être réfuté, par tous les autres, Heidegger et Sartre compris. Quant à Badiou, il semble avoir estimé qu’il était grand temps de secouer ce préjugé profondément enraciné, et d’affirmer que l’être est simplement multiplicité, la variété intotalisable des étants (ou Seienden) auxquels la vie nous confronte et que nous tentons occasionnellement d’unifier (ou de « compter pour un », pour reprendre sa propre formule). Mais il n’y a pas d’Un, et nous laisserons les mathématiciens se disputer au sujet de l’infini. À ce stade, notre seule conclusion sera que l’ontologie est la mathématique et que l’être est le nombre. Mais comme de tels « nombres » sont semblables à des atomes dans le vide, qui s’attirent et se repoussent, on en tirera tout simplement l’inférence logique (et profondément hégélienne) que l’Être est le vide, sinon le néant en tant que tel. Comme nous le verrons bientôt, notre angoisse face à ce vide et notre tentative d’y échapper seront lourdes de conséquences. Par ailleurs, il n’est sans doute pas superflu, dans le climat intellectuel actuel, de noter l’extraordinaire respect que Badiou porte à Hegel et, au-delà, de souligner que L’Être et l’événement (et plus explicitement encore, Logiques des mondes) est en quelque sorte une imitation de la grande Logique, voire une tentative de fusionner la logique et l’ontologie, de manières que ni Hegel ni Heidegger n’auraient pu imaginer.
Mais reste encore l’autre moitié, pour ainsi dire, de l’un des couples originels de contraires de la tradition philosophique, à savoir ce néant qui suit toujours l’Être comme son ombre atténuée. On aura beaucoup à dire, dans un instant, sur ces oppositions binaires ; pour le moment, on se contentera de noter que le titre de l’ouvrage de Badiou s’écarte suffisamment de son modèle sartrien pour nous livrer la clef : le contraire, officiel et reconnu comme tel, de l’Être sera non pas le néant, mais l’Événement. Lorsque l’on se souvient que, chez Sartre, le néant était en fait liberté et « réalité humaine », on s’attend vraiment à voir ici disparaître le fardeau que représentaient des choses comme la praxis et l’histoire, mais aussi la conscience, le négatif, la liberté et les hommages que l’on daigne encore rendre à ce qu’on appelle avec mépris l’« Anthropocène » et qui se trouve réduit à son expression minimale chez Latour, dans l’égalité « démocratique » entre humains et objets. En fait, si l’auteur de L’Être et l’événement marquera certaines réticences quant aux événements proprement dits, on peut s’attendre à ce que l’auteur de la Théorie du sujet se montre bien mieux disposé à l’égard des potentialités humaines. Même, il montrera qu’il a beaucoup à dire sur l’Être en tant que tel, domaine muet chez Sartre qui ne pouvait le caractériser qu’en trois maigres phrases : « L’être est. L’être est en soi. L’être est ce qui est. » (Quant à Heidegger : le fait, non seulement qu’il n’y ait chez lui pas grand-chose à dire au sujet de l’être, mais que nous l’ayons, en général, complètement oublié, n’empêche pas das Sein d’occuper une place considérable dans son système des choses.)
Toutefois chez Badiou, l’Être est le domaine, non pas nécessairement des choses, mais du multiple : c’est pourquoi il congédie sans délai l’inexpressivité absolue de la matière sartrienne et la tout aussi inexpressive splendeur de l’épiphanie heideggérienne, en nous révélant une langue neuve et différente – si l’on peut encore employer le mot « langue » –, celle des mathématiques. En tant qu’expression de la quantité, on doit considérer les mathématiques comme le seul véhicule conceptuel adéquat pour traiter des choses ; mais ici, on doit même se méfier du mot « concept », car, comme aurait pu le dire Kant, l’Être est le multiple sans concept. Mais il s’agit là du domaine des « étants » ou des Seienden heideggériens ; et pour Badiou, le seul singulier dont ils soient susceptibles n’est autre que l’Un que nous leur imposons, dans cet inimitable « compte-pour-un » qui constitue ici l’équivalent de la totalisation sartrienne.
La référence à Sartre est confirmée par le fait que Badiou désigne la représentation organisée de l’être comme « situation », mot que Sartre a vraisemblablement trouvé chez Jaspers et qui lui permettait de transformer en acte et en choix toutes les pensées et perceptions, tous les désirs et observations, dans un esprit très proche des interventions badiousiennes. Le général inspectant le futur champ de bataille réorganise son paysage en une situation, dont chaque élément nécessite un déploiement ou une contre-mesure spécifique. L’artiste réorganise le télos du moderne dans sa tête pour faire de la toile vierge qu’il a devant lui la possibilité d’une intervention décisive dans cette histoire, la solution d’un problème formel, l’invention de l’étape suivante, l’innovation qui bouleversera la logique même de la peinture. L’interlocuteur qui interprète mes gestes et remarques à l’aune de son propre projet perçoit la conversation avec moi comme une situation dans laquelle il projette un coup qui lui permettra d’orienter cette dernière dans la direction qu’il souhaite, d’imposer à la rencontre sa personnalité, de lui imprimer la marque de sa timidité, de son agressivité, de son accord, de son hostilité latente ou de son refus.
Logiques des mondes, en passant de l’ontologie à une conception de la « logique » plus proche de Hegel, traduira le mot sartrien de « situation » par un terme relevant davantage du vocabulaire de la philosophie professionnelle, celui de « monde ». Pourtant la multiplicité des mondes ici posée se rattache plus à la multiplicité des situations sartriennes qu’aux problématiques actuelles des mondes alternatifs ou « multivers ». Il est en effet frappant de constater que les analogies entre la bataille et l’œuvre d’art (déjà formulées par Proust dans Le Côté de Guermantes) formeront le socle de l’une des scènes les plus saisissantes de Logiques des mondes, à savoir l’analyse de la stratégie d’Alexandre dans la bataille de Gaugamèles, qui se solda par la destruction de l’armée perse. On pourrait en effet comparer cet exemple à la monumentale démonstration de l’unité du match de boxe, dans le second volume, inachevé, de la Critique de la raison dialectique. En un sens, c’est en effectuant un bond en avant en direction de la problématique de cet ouvrage que Badiou s’empare désormais de la possibilité du concept de situation, où il trouve non pas simplement l’occasion de l’intervention et de l’originalité, mais aussi celle de l’aliénation (chez Sartre, elle devient la « contre-finalité » qui fait retour, avec des conséquences désastreuses, sur l’agent qui l’a initiée). Mais pour saisir ce développement dans son impressionnante complexité, il faut revenir un instant au moment initial de la « présentation » : le chaos de la multiplicité, l’être incorrigible du simple nombre, auquel l’ordre d’une situation devait être, d’une manière ou d’une autre, imposé (et imposé, il faut le noter au passage, autant par le langage et la nomination que par n’importe quoi d’autre : une intervention impose son Unicité nouvelle et historique par le biais d’un mot et même d’un nom !)
Le chaos initial du Vide était essentiellement spatial : nous l’avons suggéré en passant ; auparavant, la Théorie du sujet l’avait précisé de façon plus directe et même inévitable, en introduisant le néologisme « esplace » – inséparable synthèse de l’espace et de la place. Nous devons maintenant appréhender l’espace comme étant ici le méchant, parce qu’il tend à s’emparer de la « situation » pour la réifier à nouveau et en faire quelque chose de bien plus spatial, comme un « état » ou une « structure ». La signification politique et historique de ces mots n’échappera à personne : « structure » désigne la grande période du structuralisme, qu’ont aussi traversée les années 1960, et elle constitue un refus de la manière dont il a retransformé ce qui aurait dû être des relations en entités empiriques et en termes positifs (à rebours de la formule originelle de Saussure : des « oppositions sans termes positifs »). Quant au terme « état », Badiou exploite ici son ambiguïté pour associer la retransformation de la situation en un ordre statique à un mépris quasi anarchiste de l’État politique qui s’est emparé des deux blocs de la Guerre froide, avec, d’une part, le développement du capitalisme monopoliste et, d’autre part, une bureaucratie de parti post-stalinienne. Nous reviendrons sur ce parallélisme entre développements politiques et développements philosophico-ontologiques en conclusion de cette étude.
Mais ce moment a, en quelque sorte, son mémorial dans un poème épique qui explique la position privilégiée – autrement inexplicable – occupée par Mallarmé dans le panthéon personnel de Badiou (et dans son panthéon philosophique, par-dessus le marché). Mallarmé, dans sa grande épopée en une phrase, Un coup de dés, schématise la dialectique badiousienne de l’espace et de l’événement d’une façon on ne peut plus spectaculaire et mémorable, avec son image de l’océan vide où toute trace du naufrage a disparu : l’événement est toujours passé, il ne laisse aucune trace de lui-même dans l’Être en tant que tel ; et pourtant, comme l’atteste l’existence même du poème, on aurait tort de croire que l’espace a le dernier mot, ou que, malgré toutes les preuves du contraire, Mallarmé est un nihiliste.
Car « l’espace » n’est pas seulement le vide de l’être, c’est aussi un « site » sur lequel des « événements » peuvent se produire : expliquer comment fonctionne cette ambivalence essentielle, comment quelque chose peut se produire à partir des étants dénués de sens de l’être et du nombre, voilà le problème philosophique et formel fondamental que se donne L’Être et l’événement. On peut noter que la Théorie du sujet apporte une solution sans doute hâtive et prématurée, en répondant au vide de « l’esplace » par l’intervention du « horlieu » – ce qui n’est pas du tout dans et de l’espace. Mais cela ne nous donne pas encore la dynamique grâce à laquelle, pendant un bref moment, l’agentivité [agency] de l’événement parvient à surmonter l’inertie de l’être, de l’espace, de la structure et de l’empirique. Ce dilemme est analogue à celui auquel se trouve confronté Lévi-Strauss dans son analyse du récit, qui, en partant des donnés de la situation initiale du conte, doit se débrouiller pour montrer comment ils peuvent être réagencés, transformés en cette émergence authentiquement neuve que constitue l’événement de l’histoire [story] elle-même. Le maître du structuralisme est bien sûr freiné par sa perspective méthodologique et philosophique, et son « mathème » se révèle n’impliquer guère plus que des inversions et des redistributions structurales de ses matériaux de départ (des canons à cancrizans et des palindromes plutôt que le surgissement du nouveau). Il est ironique que cette clôture idéologique de la méthode ait conduit Adorno à développer une attitude critique à l’égard de la forme sonate, bien qu’elle s’applique peut-être moins au récit qu’à la symphonie proprement dite, dont Adorno considère le retour triomphal à son motif ou à sa clé de départ comme une ratification du statu quo, faisant de cette cousine du roman dans le domaine musical la forme esthétique bourgeoise par excellence.
Mais à la différence de Lévi-Strauss, Badiou n’est pas prisonnier de l’empirique : en fait, il travaille pour ainsi dire avec deux dimensions différentes de la réalité, même si l’opposition entre elles peut de prime abord sembler de nature purement structurale (qu’il soit douloureusement tenté par l’appât du binôme et des multiplicités endiguées du schème de permutation, c’est ce qui apparaîtra avec éclat à des moments clés de son œuvre, ainsi dans Logiques des mondes ou dans les sections conclusives de la Théorie du sujet). Il y a néanmoins ce moment de vérité que constitue la médiation, où ces dimensions doivent fusionner d’une manière ou d’une autre, dans une lutte dialectique pour la maîtrise et la soumission ou pour la métamorphose. Badiou se fraie un chemin à travers cette opération en posant une nouvelle opposition entre l’« appartenance » et l’« inclusion », deux termes qui désignent des relations possibles entre les éléments d’un état et sa forme d’ensemble : ils déterminent si l’état va se solidifier dans une structure ou si, en tant que situation, il deviendra disponible comme « site » et lieu où l’événement pourra avoir lieu. Théorie du sujet apporte sur ce point encore une utile clarification, en désignant la simple « inclusion » comme un « voisinage » avec les autres éléments plutôt que comme une participation pleine et entière, un sacrifice total de son autonomie, à la structure qui embrasse tout. Cette distinction clarifie en outre le statut du « horlieu » : car cet élément vital ou dynamique ne sera pas encore absorbé dans l’espace statique de son environnement, il conservera une part de la liberté de ce qui n’est que spatialement juxtaposé aux éléments avoisinants. (Plus tard, Badiou remontera jusqu’au génie de Démocrite pour trouver un mot désignant cet atome imprévisible : ce sera le fameux clinamen, qui portera le mouvement à l’ordonné hasard-dans-l’identité de la multiplicité atomique par le biais d’une violente « diagonale », pour employer un autre des mots favoris de Badiou).
Les implications politiques de cette opération théorique devraient donc commencer à apparaître : ce qui est « inclus », le horlieu, le clinamen, l’élément imprévisible et indomesticable, c’est en fait le prolétariat – que Badiou préfère ostensiblement appeler « les masses » –, qui se trouve inclus dans notre ontologie sociale sans être assimilé à aucune place ou fonction fixes, dangereux comme l’est un canon attaché au pont et qui peut toujours rompre ses attaches, causer des dégâts, entraîner désordre et transformation révolutionnaires. Pour saisir l’esprit militant de ces analyses, nous devons revenir une fois de plus au chapitre d’ouverture de la Théorie du sujet, qui propose une lecture maoïste, merveilleusement inventive et originale, de la contradiction hégélienne. Nous demeurons, nous explique Badiou, sous l’emprise de l’espace et de la structure quand nous continuons à concevoir la lutte des classes comme une opposition entre deux entités : la bourgeoisie et le prolétariat. C’est qu’en un sens, la lutte des classes est une tension, un antagonisme interne au prolétariat lui-même : dès lors, la contradiction n’est pas une rencontre entre deux étants, mais entre un élément pur et sa forme placée. Cette analyse suggère à mon sens deux prémisses qui sont sans doute bien plus productives dans le moment historique actuel qu’elles ne l’auraient été pour le marxisme des XIXe et XXe siècles. La première, c’est que la bourgeoisie n’a jamais réellement été une classe, ce qui signifie que son absence supposée dans telle ou telle situation nationale n’est plus non plus un problème réel. Car il a toujours existé une zone grise, un écart entre la bourgeoisie fière et consciente d’elle-même dans sa patrie d’origine, la France du XIXe, et les classes vaguement « moyennes » du continent américain, où de gros et gras hommes d’affaires semblent « représenter » à eux seuls le capital en tant que tel, sans être pour autant d’essence plus bourgeoise que les autres. (C’est précisément dans cet esprit que j’ai, dans un autre texte, interprété la doctrine tristement célèbre de Kojève sur la fin de l’histoire et la convergence des États-Unis et de l’URSS, comme un développement sociologique plus qu’économique, comme une sorte de plébéianisation sociale universelle qui n’a guère de rapport avec les riches et les pauvres, ou ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas.)
Dès lors, dans ce déclin progressif d’une classe sociale spécifique, « bourgeois » en vient à désigner la culture bourgeoise en tant que telle : la marchandisation, le consumérisme, le salariat, l’américanisation. La contradiction, la lutte des classes de quelque prolétariat « pur » a donc pour cible un prolétariat situé, un prolétariat déjà profondément ancré dans la culture bourgeoise et incorrigiblement attaché à, voire dépendant de, ses bienfaits (même lorsqu’il n’en profite guère). C’est pour cette raison que les maoïstes s’en sont pris à un révisionnisme soviétique, vendu à un mode de vie d’essence bourgeoise ; et c’est pourquoi, politiquement, Badiou s’accroche à un noyau de militantisme authentiquement ouvrier et à ses luttes locales contre une classe ouvrière domestiquée (ou « révisionniste »), tombée dans le piège du « lieu » au sens mallarméen du mot. C’est cette lutte que Badiou appelle aujourd’hui « communisme » – mais nous devons ici interrompre notre analyse pour revenir à ses préconditions philosophiques : la conception badiousienne de l’événement et les quatre formes d’« authenticité » ou procédures de vérité.
Voilà qui nous conduit à l’évidence à la question de la subjectivité, dont il convient de dire non seulement que Badiou évite l’identification assez facile entre la conscience et le néant posée par Sartre (ainsi que le langage hégélien du négatif et de la négation en général), mais aussi qu’il passe sous silence la distinction pionnière, que l’on doit également à Sartre, entre la conscience pure ou vide de l’intentionnalité et celle de l’identité personnelle ou du moi qui n’est qu’un objet de conscience parmi d’autres (la première publication de Sartre, La Transcendance de l’ego, qui exerça une si grande influence sur Lacan). En effet, le problème de la conscience proprement dit n’est jamais réellement posé par Badiou, au point que l’on est souvent tenté d’assimiler le mot « sujet » (ainsi dans le titre de Théorie du sujet) au sujet militant ou engagé.
Dans L’Être et l’événement, l’« intervention » n’est pas explicitement dotée d’une agentivité spécifique ; elle est détectée par le biais de la « situation » ou du « site » qu’elle tire de l’état ou des donnés statiques de l’espace. J’ai déjà évoqué le fait qu’elle est motivée par cette horror vacui qui gît au cœur des multiplicités de l’Être ; mais on doit en outre se rappeler, d’une part, la capacité de l’Être à se réapproprier l’« intervention » et à la ramener au sein des réifications de l’empirique et de l’Être en tant que tel ; et, d’autre part, sa valeur gnoséologique essentielle.
Car force est de conclure que Badiou, malgré la délectation qu’il prend aux mathématiques, doit être classé parmi ces « marxistes occidentaux » qui, selon le diagnostic de Perry Anderson, s’engagent du côté de l’histoire par opposition à la Nature et, par conséquent, prennent le parti du social (« matérialisme historique ») plutôt que du métaphysique (« matérialisme dialectique »). Ici le fardeau réside sans doute en partie dans les cicatrices laissées par le prodigieux effort de la pensée, de la culture et de la philosophie pour se libérer de la focalisation néokantienne sur l’épistémologie (par exemple, la distinction fondationnelle entre expliquer et comprendre établie par Dilthey) ; et si la phénoménologie a eu une quelconque signification historique, c’est bien dans l’hostilité aux sciences dures et à leurs « lois » que résidait son effet symptomal. Hegel et son équivalent moderne, la psychanalyse lacanienne, pourraient sembler avoir proposé de corriger ce biais antiscientifique ; or nous avons vu que Badiou continue résolument de ranger l’épistémologique, la connaissance, ses structures et ses lois, du côté de l’Être, en tant que formes de présentation plutôt que de représentation, en tant que formes du multiple, et de traiter les mathématiques en langage du réifié, de ce que Hegel se plaisait à appeler le « fixe ».
Toutefois la connaissance consiste précisément en de tels donnés et faits fixes : dès lors, l’état et son pouvoir sont en parties fondés sur son statut d’encyclopédie (le mot est de Badiou), de dépôt de faits empiriques. Mais le fait n’est ni « verbe » ni « action », et c’est plutôt entre science et vérité qu’il faut établir une distinction (même s’il faudra préciser cette idée lorsque nous en viendrons aux procédures de vérité, puisque, paradoxalement, l’une d’elles demeure identifiée comme science). Hegel avait déjà élaboré la dialectique élémentaire de cette affaire en différenciant le « mauvais infini » – l’accumulation sans fin de positivités – et l’infini authentique. Les philosophes ont largement spéculé sur ce que Hegel tenait pour le véritable infini, mais ce que Badiou entend par là, en prenant Cantor et la théorie des ensembles pour points de repères fiables, semble bien moins ambigu.
Par ailleurs, même en l’absence d’analyse de l’agentivité, on peut identifier l’effet de l’intervention, soit rien de moins que le maître-mot tant attendu : l’Événement. « L’état ne compte nul événement » (L’Être et l’événement, Paris, Seuil, 1988, p. 203) : ce dernier s’apparente à un « ultra-un » imposé au premier avec toute la violence d’une nomination (voir encore Mallarmé). Il transforme la situation et son « état de choses » en un site, et ses faits en singularités. Il est de nature duelle, ressortissant à la fois à l’empirique et au transcendantal : « l’événement fait un-multiple d’une part de tous les éléments qui appartiennent à son site, d’autre part de l’événement lui-même » (ibid., p. 200). Nous ne sommes pas là dans le temps routinier de la science « normale » (Badiou reprend le mot de Kuhn), mais au contraire dans celui du « changement de paradigme ». Mais le plus paradoxal réside dans la limitation quasi tragique de ce triomphalisme, Badiou insistant sur le fait que l’Événement, comme l’essence chez Hegel (« Wesen ist was gewesen ist »), est toujours passé, se trouve toujours dans le passé, consigné à l’histoire, quelles que soient les irruptions imprévisibles auxquelles celle-ci pourrait nous confronter à l’avenir.
En d’autres termes, l’Événement n’a pas de présent : curieuse idée, que nous pourrons éclaircir en nous rappelant que le présent est le domaine de l’Être en tant qu’Être, et qu’en ce sens l’Événement n’est pas un étant. Il est assez étrange que Badiou ne soulève pas la question du récit dans son analyse de l’Événement : or sa position semble confortée par la totale absence de solution narrative satisfaisante au problème formel posé par des événements collectifs comme les révolutions. Des points de vue individuels brisés et fragmentés attestent seulement de la certitude que quelque chose comme un Événement était là, a été là, exista naguère. Non seulement l’océan vide, mais les salons vides de Mallarmé présentent le spectacle d’un site où il y eut jadis un habitant, ou un habitant pourrait venir à être. Perspective politique assez sinistre en apparence que celle-ci, où tous les grands moments révolutionnaires semblent appartenir au passé, et qui ne propose aucune technologie pour détecter de futures éruptions et déplacements des plaques tectoniques. L’une des raisons à cela nous permet de cerner l’une de ces approches lacaniennes asymptotiques du marxisme dont l’œuvre de Badiou constitue un registre fondamental, dans ce cas, la question du Réel, « qui résiste absolument à la symbolisation », dont on ne saurait faire l’expérience directe, que l’on ne peut même conceptualiser au-delà de cette inférence topologique : le Réel de l’Événement, pour Badiou, de l’Événement politique par excellence ou de la révolution, est en ce sens « les masses », dont l’irreprésentabilité de les désigner comme agentivité ou comme acteur sur la scène de l’histoire. Leur présence est en outre détectée après coup, dans les ruines de 1848 ou de 1917 : la collectivité ne peut constituer un actant en ce sens narratif.
Nous atteignons à présent les « procédures de vérité » et l’un des termes philosophiques badiousiens les plus énigmatiques, celui de « fidélité », qui semble moins évoquer telle ou telle analyse de la temporalité qu’une sorte de Lebensweisheit ou de sagesse populaire. C’est précisément pour cette raison qu’il est important d’appréhender le mot désignant cette « vertu » comme un terme philosophique technique qui signale l’émergence d’une temporalité proprement humaine. La fidélité est donc engagement dans l’Événement même : elle n’est pas de nature psychologique ou éthique, il s’agit au contraire d’une rétension husserlienne qui est simultanément protension : non pas mémoire ni historicité, mais plutôt conversion à l’Événement comme à la vérité, comme à une cause. On perçoit là de fortes connotations sartriennes, peut-être aussi une Entschlossenheit (ou « résolution ») proto-heideggérienne (nous reviendrons peut-être au rôle antérieur de la « décision » dans cette construction philosophique – mais aussi chez Hegel – pour mieux comprendre ces très curieux étants ontologiques non psychologiques).
Mais nous évoquions l’Événement comme s’il s’agissait toujours d’une réalité spécifiquement politique. Les quatre procédures de vérité (ou formes de fidélité) montrent clairement d’entrée de jeu que bien que la conversion politique soit un modèle privilégié de ce processus, elle n’en constitue pas le seul contenu possible. Aujourd’hui, ces procédures de vérité sont bien connues : il s’agit de l’art, de la science, de la politique et de ce que je dois continuer d’appeler [en français dans le texte] « l’amour », pour écarter toutes les connotations de pruderie victorienne attachées au terme « love », dans la mesure où, en français, le mot « amour » renvoie à l’Éros en général, de la sexologie à la sublimation, de Platon à Havelock Ellis et à Frank Harris, en passant par l’ensemble de la tradition psychanalytique. Et c’est peut-être en effet de « l’amour » qu’il faut ici partir, lui dont l’« enquête » ontologique – aux antipodes de tout humanisme et de toute psychologie – semble désigner un élargissement de l’intérêt sexuel aux formes les plus obscures de l’attention humaine et aux plus étranges diagnostics de la signification universelle et de l’omniprésence de cette pulsion, simultanément et tout à la fois empirique et transcendantale. C’est de telles « enquêtes » que Joyce et Freud se virent accusés naguère, d’une obsession consistant à traquer l’élément sexuel dans l’ensemble de la vie diurne comme dans les plus nobles de nos aspirations spirituelles. En ce sens, ce n’est pas pour rien que les formes de « vérité » sont décrites comme des procédures : le mot entend souligner que la dimension dans laquelle toutes quatre évoluent est celle de la praxis et de l’activité, et non pas simplement celle de la « connaissance » contemplative et épistémologique traditionnellement associée aux vérités de diverses sortes. Afin de mieux souligner la nature active de ces procédures, Badiou pose ici, stratégiquement, deux autres termes ayant des connotations plus paradoxales encore : « indiscernable » et « enquête ». Le second ne saurait renvoyer au catalogue de caractéristiques que l’on associe aux dictionnaires et aux encyclopédies ; mais au contraire, à la poursuite active de conséquences et d’effets, de préconditions et de dérivés. On devrait plutôt le décrire (dans des termes qui ne sont pas ceux de Badiou) comme une exploration qui est simultanément traduction dans un autre code-maître, la mathématisation de vieux concepts de la physique, par exemple, mais une exploration qui, en même temps, ouvre et « colonise » de nouvelles zones de la réalité, qui n’ont jusqu’alors jamais été théorisées (dans un esprit assez proche de la micrologie foucaldienne du pouvoir).
À ce niveau de « vérité », il est presque impossible de distinguer la focalisation diagnostique et l’impératif éthique, ou encore la présence et l’absence de la thématique pertinente : de sorte que nous sommes ici face à une immense et quasi globale dédifférenciation, au sens luhmannien du mot, ce qui, nous le verrons bientôt, contribue largement à justifier l’usage du mot « indiscernable ».
Un autre générique badiousien appelle une certaine vigilance, celui de science ou de connaissance. On sait depuis longtemps que la politique est partout, nul ne peut en douter ; quant à l’art, dans notre culture esthétisée de la marchandise – comparée aux sociétés pauvres en art et aux cultures d’antan –, on pourrait accorder qu’il est lui aussi omniprésent. Mais la science, comme procédure de vérité, n’est pas tout à fait chez Badiou ce que l’on pourrait croire au premier abord. Rappelons-nous le soin avec lequel Heidegger excluait la science de ses propres « procédures de vérité », qui étaient un peu plus nombreuses (elles comptaient notamment la fondation d’un nouvel État, l’approche religieuse de l’Absolu, en tant que « Opfer », ou le sacrifice suprême sur le champ de bataille).
Mais en fait, le fait que Badiou intègre la science parmi ses procédures de vérité ouvre une brèche significative au sein de l’idée que nous nous faisons habituellement de la « science » ou du savoir. Car il y a, d’une part, les formulations sèches des découvertes scientifiques, et, d’autre part, l’acte de découvrir lui-même, la mathématisation, la quête passionnée, l’enquête par laquelle nous tentons d’étendre notre conquête de la terra incognita du non-théorisé grâces aux héroïques spéculations de la science non normale : Cantor n’a absolument rien à voir avec les auteurs de manuels de mathématiques, et la théorie des ensembles est une intervention de la plus grande violence sur le terrain de l’Un et de ses numérologies domestiquées. Et là, nous touchons à l’exaltation deleuzienne du nouveau et de l’innovation, à la manière dont, aussi chez Deleuze, la science sous cette forme expérimentale devient presque indiscernable de l’art en tant que tel (Badiou, en ajoutant la politique à ces procédures, affirmera fortement sa différence à l’égard du philosophe de la différence).
Désormais l’attachement de Badiou au mot leibnizien, « indiscernable », sera peut-être plus évident. On sait que le philosophe de cour conduisait ses élèves dans le jardin pour y chercher – en vain – deux feuilles que l’on aurait pu tenir pour absolument identiques l’une à l’autre. Le « discernement », entendu en ce sens, est devenu pour Badiou (comme pour Luhmann, quoique d’une manière assez différente) la marque des mauvaises vieilles sciences, les sciences épistémologiques et structurales, qui recherchaient leur raison d’être dans la différenciation perpétuelle. Mais par opposition à cette prolifération auto-entretenue de la différence, à la fois substantielle et structurelle, et par opposition à sa production de corpus de connaissances (ou de facultés, aurait pu dire Kant) toujours plus spécialisés et distincts les uns des autres, la vérité voit partout le Même. Si l’on est fidèle au politique, par exemple, il n’est rien qui ne soit politique ; et rien qui ne soit plus hostile à l’authentiquement politique que la tentative de délimiter une zone comme la bureaucratie ou le management, une zone soustraite à la lutte politique au sens générique le plus noble. Il en va de même de l’amour, et il en va de même de l’art : ces passions existentielles dédifférencient nos différences modernes et civilisées, elles nous ramènent à l’identification passionnée de leur présence partout – c’est pourquoi procédure de vérité signifie aussi praxis. La fonction même du langage s’en trouve modifiée ; la manière dont la différenciation linguistique est subordonnée à quelque conquête foucaldienne de terrains et territoires nouveaux et jusqu’alors sans nom se voit violemment transformée par le fait que le langage retrouve son usage d’intervention, de forme fondamentale d’identification et de révélation par les prophètes et leurs équivalents modernes, les grands révolutionnaires. L’intervention est justement cela, indiscernabilité du verbe et de l’action, comme dans la traduction par Faust de la première phrase de l’Évangile de Jean.
Mais le dynamisme nouveau insufflé à l’identité profonde de la connaissance et de la praxis dans les procédures de vérité ne résout pas totalement le problème théorique de leur statut et de leur origine. Poser à nouveaux frais la question de la place de la psychologie dans ces distinctions sera peut-être un moyen d’épaissir le mystère. Souvenons-nous, en effet, qu’il faut compter la psychologie en tant que telle parmi les formes de la connaissance sous sa forme réifiée et structurale : les observations psychologiques, sans parler des hypothèses et explications psychologiques, relèvent des faits empiriques, quand bien même elles seraient plus tard renvoyées à des conceptions idéologiques de la nature humaine (elle-même un concept statique, qui, dans cette opposition, tombe du côté de l’être). Il est par conséquent capital de ne pas saisir les zones « génériques » (auxquelles s’appliquent lesdites procédures de vérité) sur un quelconque mode psychologique, comme des fonctions fondamentales de la nature humaine. C’est même pour conjurer ce danger que l’ontologie a réapparu à l’époque moderne (et à titre de préparation à l’ontologie, la phénoménologie, ayant pour vocation de réinterpréter les données de la psychologie d’une façon non ou anti-psychologique). Par conséquent, nous devons trouver un moyen de comprendre le « générique » sur un mode ontologique plutôt que psychologique ; mais Badiou, qui renvoie le premier au non-être ou à l’anti-être ne semble pas d’une grande aide à cet égard.
Sartre, avec sa conception du « choix ontologique originaire », du choix d’être fondamental qu’est chaque individu, semble aborder ce problème plus directement, sans toutefois la richesse des procédures de vérité badiousiennes. Leur pendant dans l’ontologie sartrienne, ce serait l’extraordinaire traitement de nos « relations concrètes avec autrui », l’un des chapitres les plus originaux et les plus influents de L’Être et le néant, qui nous alerte, comme le fameux chien qui n’aboyait pas la nuit, sur la totale absence de théorisation d’Autrui chez Badiou (sauf à supposer, bien sûr, que la problématique de l’Autre ait été entièrement absorbée dans le champ élargi de la psychanalyse lacanienne, elle-même entièrement organisée, à la différence de celle de Freud, autour de l’Autre, grand et petit).
On se souvient que le tableau sartrien des « relations concrètes » mobilise notre dualité comme être et liberté, corps et non-être de la conscience, de manière à fonder ses formes individuelles en fonction de notre attitude, passive ou active, à l’égard de la même dualité chez autrui (je laisse ici de côté les développements consacrés aux relations collectives qui furent, quelque vingt ans plus tard, l’innovation majeure de la Critique de la raison dialectique). Cette « déduction » sartrienne a notamment pour conséquence la proposition selon laquelle aucun de ces rapports structurellement inégaux ne peut « réussir », au sens de nous conduire à une coexistence harmonieuse, ou tout du moins tolérable. Notre rapport à Autrui est donc toujours conflit ; et au mieux, quelque chose comme ce « rapport sexuel » dont Lacan nous dit qu’il n’existe pas (suivant en cela le modèle sartrien qui lui a inspiré ce – tristement – célèbre jugement).
Mais chez Sartre, les « relations concrètes avec autrui » sont aussi des passions dont l’emprise ou la culture obsessionnelle peuvent devenir de quasi-choix de vie : ainsi, par exemple, du recours ordinaire au langage comme moyen de séduction, ou, d’autre part, de l’engagement de tout son être dans la haine comme solution désespérée au dilemme impossible de l’existence d’autrui. Si l’on peut, à la rigueur, assimiler le premier cas de figure à l’amour ou à l’art, on voit mal comment le second – passion triste, au sens spinoziste, s’il en est – pourrait trouver sa place dans la générique badiousienne, comme du reste la colère comme passion existentielle dantesque, ou la pitié, ou encore le retrait monastique. Ce qui revient à poser aux deux systèmes – sartrien et badiousien – une question proprement empirique : peut-il y avoir davantage de choix de ce type ? Ce nombre de relations ou de génériques est-il définitif, et est-ce là tout ce qui est théoriquement concevable ? Comme avec les catégories kantiennes ou hégéliennes, on a envie de se demander si l’on ne pourrait en ajouter de nouvelles, ou si l’histoire, à un moment ou à un autre, ne se chargera pas de le faire.
Puis il y a la question des commencements, à laquelle les deux systèmes se trouvent nécessairement confrontés. La conception sartrienne du choix originaire est on ne peut plus insatisfaisante, bien que ce soit un cadeau du ciel pour l’analyse, qui peut désormais interpréter chacun de mes gestes et la moindre de mes inclinations à partir de mon ontologie – de mon rapport individuel à l’être – plutôt que de ma psychologie ou de ma nature. Mais quant aux commencements, on se retrouve dans une situation d’antinomie kantienne, où l’on ne peut attribuer de raisons empiriques à ce qui constitue un choix absolu englobant la totalité des raisons et leur donnant d’emblée leur sens. Sur ce plan, la notion badiousienne d’événement est bien plus satisfaisante, en ceci que comme le traumatisme dans les théories qui s’agrègent autour de ce terme, on peut considérer que c’est le choc initial de l’événement primordial qui détermine ma fidélité à l’égard de ce dernier (ou, selon les cas, mon infidélité ma tentative pour, ma vie durant, oublier son primat et échapper à ses conséquences).
Mais c’est alors qu’un différent type de problème se fait jour (qui vaut tout autant pour Sartre et son Éthique restée inachevée, condamnée à l’échec pour les mêmes raisons structurelles) : la question du contenu de l’éthique, qui doit demeurer une affaire formelle et formaliste pour ne pas sombrer entièrement dans l’histoire empirique. Seul l’impératif catégorique kantien a pu faire un contenu de sa forme même (et la tentative sartrienne, qui fait de la liberté même l’objet de ma liberté, se révèle n’en être qu’une pâle imitation).
Autrement se pose la question inévitable pour toute théorie éthique : pourquoi le fascisme ne pourrait-il être le contenu légitime d’une passion existentielle, d’une procédure générique ou de vérité ? Formellement, en tout cas, ce type d’engagement est impossible à distinguer d’un engagement politiquement correct. Je dois préciser d’emblée que Badiou pose explicitement ce problème dans Logiques des mondes – qui constitue moins le second volume de L’Être et l’événement qu’un commentaire complexe de cet ouvrage, en développant avec une grande richesse nombre de ses thèmes et conséquences philosophiques. Par exemple, Badiou traitera du problème du fascisme en posant non pas une, mais trois « figures » du sujet : la première, vouée à la fidélité (sans doute un sujet révolutionnaire), la deuxième vouée à la réaction (en dernière instance, la position fasciste), et une dernière figure, qu’il qualifie énigmatiquement d’« obscure », entendant sans doute par là une subjectivité qui n’a pas encore connu d’éveil militant la poussant à s’engager (Logiques des mondes, Paris, Seuil, 2006, p. 70-71). En fait, les quatre procédures de vérité subissent ici une différenciation structurelle du même type, ce qui fait de Logiques des mondes un guide bien plus pratique et « phénoménologique » que l’ouvrage implacablement métaphysique et abstrait que constitue L’Être et l’événement et qui demeure son système de référence fondamental. Même, ce nouvel ouvrage, comme la section conclusive de Théorie du sujet bien des années plus tôt, fait proliférer les oppositions et distinctions de toutes sortes, qui ramènent l’Événement sur terre sous une multitude de formes, souvent riches en détails concrets et historiques, mais qui, en même temps, font ressurgir les questions plus profondes que nous avions tues : pourquoi seulement quatre registres ? Qu’est-ce qui distingue l’événement absolu de ses variétés banales et quotidiennes, sinon, après coup, la dévotion rétroactive que nous cultivons à son égard ? Dans cet ouvrage, Badiou réaffirme encore plus ouvertement son platonisme éhonté, décrivant ses quatre vérités comme ces constellations éternelles qui brillent froidement dans le ciel lointain des poèmes vides de Mallarmé.
Par ailleurs, le titre même du livre, Logiques des mondes, indique un changement de stratégie linguistique, puisqu’il promet de traduire la métaphysique badiousienne dans des problèmes philosophiques plus traditionnels, que l’on peut essentiellement repérer à leur terminologie. Ainsi, par exemple, nous avons vu comment Badiou pouvait, en contournant la question du récit, éviter la question traditionnelle de la temporalité, ou, à un niveau plus profond mais bien plus moderne, celle de l’identité et de la différence : à quel moment les « événements » routiniers et répétitifs de la vie quotidienne subissent-ils le bouleversement qui marque l’avènement du radicalement neuf, de l’Événement dans toute son absolue splendeur : le Rubicon, le nez de Cléopâtre, la résurrection, l’ange Gabriel dictant le Coran, les thèses de Luther, la rédaction de la constitution américaine, la Commune de Paris, la Révolution culturelle chinoise ? Je veux dire non qu’il ne s’agit pas d’événements absolus, mais que Badiou a astucieusement omis (« soustrait », pourrait-il dire) un lourd fatras de débats et de polémiques philosophiques en écartant de son analyse des termes comme ceux d’identité, de différence et de répétition (les néologismes occasionnels – « compte-pour-un », par exemple – accompliront le même genre de nettoyage terminologique).
J’avancerai toutefois qu’il n’est pas nécessaire de placer notre ultime confrontation avec les présupposés badiousiens sur le site des Idées platoniciennes. Au contraire, si vous voulez bien appréhender avec moi le texte philosophique comme une expérimentation linguistique, une approche bien plus formaliste se profile, qui implique dans le cas présent la structure et les procédures de l’allégorie. Nous pouvons laisser ici de côté l’intéressante juxtaposition des quatre niveaux de l’allégorie avec les quatre procédures de vérité badiousiennes et nous contenter d’observer l’utilité analytique de ces quatre codes ou langages spécialisés. Mais en tant qu’instrument d’analyse, l’allégorie est l’inverse de l’analogie : elle évite les comparaisons entre des champs pris dans leur globalité au profit d’un inventaire des éléments ou contenus individuels qui les constituent, les comparant un par un à leur équivalent. Ce n’est pas la forme [shape] des éléments qui est ici en question, mais au contraire leur position et leur fonction dans chacun des champs : la composante peut être simplement décorative dans tel champ, et déterminée dans tel autre ; dans tel champ, une branche, dans tel autre, un tronc ; ou alors c’est son emplacement qui peut ressortir fortement, en comparaison de son absence ou de sa négligence dans la position équivalente.
On pourra se contenter d’un exemple, mais d’un exemple privilégié s’il en est, l’éternel dialogue entre marxisme et psychanalyse. La conclusion de Théorie du sujet est consacrée à cette affaire, qui, entre les mains de Badiou, implique une comparaison de leurs dynamiques historiques plutôt que la question de leurs relations telle qu’avait pu la poser un certain freudo-marxisme. Le marxisme, nous dit Badiou, pose une émergence en trois étapes : l’éveil à la classe, l’insurrection, la proclamation de la révolution permanente (du « communisme » au sens spécifique et non étatiste que Badiou souhaite donner à ce mot). La psychanalyse connaît seulement deux moments : la découverte de l’inconscient, et le passage à la seconde topique ou à la topologie : ces deux moments se trouvent reproduits chez Lacan avec, d’abord, le système Imaginaire/Symbolique/Réel, puis le tournant vers la pulsion emprunté dans le livre XI du Séminaire. (En psychanalyse, le troisième stade serait sans doute « la cure » ; mais les analystes – Lacan, bien sûr, mais peut-être aussi Freud lui-même – ont petit à petit cessé d’y croire.) De cette façon, chaque champ nous permet de lire l’autre plus précisément, et si l’on suit, même de près, l’analyse de Badiou, il devient évident qu’il existe bien un troisième champ – la mathématique de Cantor – qui organise le processus comparatif permettant de cartographier chacune de ces « procédures de vérité ». Badiou empruntera à Freud les deux phénomènes ontologiques que sont l’angoisse et le surmoi pour clarifier la nature duelle de la dynamique politique marxienne (ou mieux encore, la dynamique révolutionnaire, puisque Badiou a de fait, dans ces analyses, abandonné la lecture marxienne du capital comme système économique), tandis que le champ politique révélera les insuffisances de la psychanalyse en tant que doctrine de la formation-sujet, en diagnostiquant l’absence d’une troisième étape qui en serait le point culminant.
Il ne fait aucun doute que l’évolution de l’amour ou de l’art fera l’objet d’une cartographie allégorique similaire : l’Événement de la lettre est par exemple illustré par le système dodécaphonique de Schönberg, tandis que le traitement de l’amour est suggéré par le célèbre tableau préraphaélite de Holliday représentant la rencontre de Dante avec Béatrice, qui orne la couverture de Théorie du sujet. Mais dans les deux cas, le recours à la fidélité passe nécessairement par la dynamique générique du système allégorique complexe de Badiou. Tout jugement supplémentaire à son propos doit donc nécessairement choisir entre deux critères très différents l’un de l’autre : ce système inspire-t-il la « fidélité » à l’événement-Badiou, ou engendre-t-il productivement de nouvelles recherches et de nouveaux problèmes ?
Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes