Le marxisme face à la postmodernité : entretien avec Fredric Jameson

Aujourd’hui, au sein de la gauche radicale, il est impossible d’échapper aux complaintes mélancoliques sur le « postmodernisme » et ses prétendus effets néfastes sur la pensée émancipatrice. Fredric Jameson a été l’un des marxistes les plus disposés à refuser cette attitude de rejet. Ni rire ni pleurer : comprendre. Le postmodernisme n’est pas une élucubration d’intellectuels sans attache, mais l’environnement idéologique incontournable du capitalisme tardif. Dans cet entretien réalisé en 1993, Stathis Kouvélakis et Michel Vakaloulis interrogent Jameson sur les liens qui unissent son travail sur l’idéologie et l’utopie d’un côté, et sa tentative de périodiser le capitalisme postmoderne de l’autre. On y lit la tentative singulière de Jameson, au croisement de Sartre et Althusser, pour penser une nouvelle forme de conscience de classe à l’heure de l’éclatement des subalternes, d’une forme de capitalisme irreprésentable, et d’une remise en cause générale de l’idée que les subalternes doivent totaliser leur expérience historique pour transformer le monde.

Badiou et la tradition

Jamais Fredric Jameson ne s’était penché sur le système philosophique d’Alain Badiou, alors même que les auteurs issus du marxisme ou du structuralisme constituent ses terrains de prédilection. Dans ce texte, Jameson engage un dialogue productif avec Badiou, en le confrontant à ses propres obsessions : le concept de réification, la phénoménologie sartrienne, ou encore l’image allégorique. La grande systématique badiousienne s’avère être une tentative réellement originale de dépasser certaines apories du marxisme sartrien : comment penser l’engagement comme choix subjectif total ? quel est son commencement ? quelle résistance oppose-t-il aux rapports choséifiés ? Jameson offre ici une lecture inédite de Badiou, dans laquelle le moment politique est décisif. Penser la lutte des classes, c’est comprendre qu’il n’y a pas la bourgeoisie et le prolétariat, mais un prolétariat divisé entre sa forme « pure » et sa forme « placée » dans un espace bourgeois-impérialiste. Le réel de la politique, c’est l’intervention et la conversion militante, sous la figure indécidable de l’événement : faire scission.

Une nouvelle interprétation du Capital

Dans cette intervention, Fredric Jameson se propose de lire le Livre I du Capital de Marx comme un véritable récit. Face aux énigmes de la production capitaliste, une enquête minutieuse fait apparaître une série de solutions, qui débouchent toutes sur un nouveau problème. Comme souvent chez Jameson, dialectique et narration se rencontrent et se fécondent mutuellement. La conséquence de cet examen est de repenser la radicalité du Capital à partir de ses élans utopiques et de sa soustraction à la politique au sens étroit du terme. Contre toute réconciliation dans l’Utopie, le communisme du Capital est « l’inimaginable accomplissement d’une alternative radicale dont on ne saurait pas même rêver ».