C.L.R. James, Leçon de politique moderne

CLR James est souvent cité pour son œuvre magistrale Les Jacobins noirs, fresque historique inégalée de la révolution à Saint Domingue. Il est moins connu pour ses travaux philosophiques et ses nombreuses interventions politiques. Dans cette conférence de 1960, CLR James revisite la tradition politique occidentale, de la démocratie athénienne à Rousseau, pour en investir l’héritage démocratique radical. James est alors au milieu d’un séjour de quatre ans à Trinité-et-Tobago, son pays natal, où il participe aux activités du parti nationaliste People’s National Movement de son ami Eric Williams. Dans ces années, le désir de James est de faire des Antilles une communauté politique à même de régénérer la civilisation mondiale, à l’image de la Grèce antique. Cette « leçon de politique moderne » s’inscrit donc dans un projet de rénovation nationale et de participation démocratique large, un encouragement au mouvement national pour qu’il accomplisse son œuvre sociale et culturelle.

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Monsieur le modérateur, Mesdames et Messieurs,

Je vais vous parler d’un sujet dont le traitement pose d’immenses difficultés, surtout dans le cadre de conférences publiques. Malgré ses difficultés – que, dans une certaine mesure, vous partagerez avec moi –, je l’ai accueilli avec enthousiasme lorsqu’on me l’a proposé, car, dans un proche avenir, les Antilles vont entrer dans le vaste monde en tant que force autonome. Malgré, donc, les embûches semées sur notre chemin, je crois que nous ne devons manquer aucune occasion d’enquêter, de tous les points de vue possibles, sur les réalités et les possibilités de ce monde dont nous seront bientôt une part constitutive. C’est dans cette perspective que je m’adresserai à vous, ce soir et dans la suite de ces conférences.

Je ne vous cacherai pas que je défends un point de vue particulier : je suis marxiste. Toutefois, mon marxisme – car, comme toute doctrine largement diffusée, le marxisme possède bien des formes différentes – n’a pas grand-chose à voir avec celui que l’on professe dans la Chine communiste, en URSS ou dans d’autres pays. Vous pourrez le constater lorsque je développerai mes idées. Mais je tiens d’emblée à préciser un point : je ne m’adresse pas à vous en propagandiste, autrement dit, je ne suis pas là pour vous faire accepter ou adhérer à certaines idées. Je ne suis pas là en agitateur, en d’autres termes, pour vous amener à entreprendre certaines actions. Je m’exprime ici du point de vue de l’exposition ; j’explique un point de vue. Je parlerai, chose inévitable s’agissant de questions aussi sérieuses que celles-ci, de personnes et de choses auxquelles je suis opposé, sinon avec un trop-plein d’énergie – je m’efforcerai de refréner ces élans –, du moins avec un certain mépris, avec un certain dédain que d’autres, s’ils se trouvaient à ma place, n’hésiteraient pas à manifester à mon endroit (rires). Mais puisqu’il s’agit d’un cycle de conférences – puisque la présente assemblée est d’abord animée par la soif de connaître plutôt que d’agir –, je m’efforcerai, dans la mesure du possible (certains des points sur lesquels je prendrai position sont plus difficiles, et j’ai bien conscience de la force des arguments contraires), je m’efforcerai donc, par souci d’équilibre, de vous exposer les objections solides qui ont été adressées aux positions que je défends.

Je ne tenterai pas d’être impartial. Un conférencier qui prétendrait à l’impartialité en matière politique serait soit un idiot, soit un traître. Il est impossible d’être impartial sur des sujets de cet ordre ; il est possible, en revanche, de présenter un point de vue équilibré, et je suis tout à fait disposé – non, pas seulement disposé –, je serai ravi d’entendre, lorsque viendra le moment de la discussion, un avis construit et opposé au mien.

Vous avez pu constater que je présenterai environ cinq points au cours de chaque leçon. Chacune durera environ 75 minutes, pas davantage, et j’espère moins. Cela signifie que je consacrerai au mieux 15 minutes à chaque point, 15 minutes ou un petit peu moins, parce qu’il doit y avoir une courte introduction et aussi, peut-être, une brève conclusion. Par exemple, il est évident que [ce soir,] dans mon premier point, qui porte sur Platon, Aristote, et la cité-État grecque, je n’entends pas proposer une analyse approfondie des faits ni des idées que l’on peut en tirer. Je veux que ce soit bien clair. J’ai choisi la cité-État grecque parce qu’il n’était pas possible de ne pas en parler ; et je prends Platon et Aristote à titre de repères pour poser des idées fondamentales. C’est sur ces idées que je m’appuierai par la suite. Si j’évoque ces sujets, c’est d’abord parce qu’ils me semblent nécessaires ; ensuite parce qu’après tout, vous êtes ici pour découvrir de nouvelles idées et développer votre curiosité. C’est cela qui vous guidera vers certains des sujets dont je traiterai, cela qui vous permettra, si vous êtes étudiants, de rafraîchir votre mémoire, et, si vous êtes novices, d’approfondir vos connaissances lorsque vous sortirez d’ici.

Ce que l’on doit à la Grèce antique

Je commence donc par les cités-États grecques. C’était un groupe d’États situés autour de la mer Égée et de la Méditerranée ; ils avaient quelques colonies, mais elles n’étaient pas très importantes. Athènes, sans conteste le plus grand d’entre eux, comptait 40 à 50 000 citoyens. Il y avait en outre un certain nombre d’esclaves. La population était assez pauvre, car la terre n’était pas bonne. Je crois qu’une île comme La Barbade possède davantage de richesses et de biens matériels qu’il n’en a existé dans l’ensemble des cités-États grecques réunies. Mais ces dernières, avec Athènes à leur tête, constituent la plus remarquable des civilisations répertoriées dans l’histoire, la nôtre comprise. Qu’il s’agisse de politique, d’éthique, de science, de philosophie, de poésie épique, de tragédie, de comédie, de sculpture, de médecine ou de science, elles ont posé les fondements de la civilisation occidentale. Aujourd’hui, nous continuons de nous appuyer sur ces immenses réussites. Mais il y a plus extraordinaire encore. Si vous voulez étudier la politique aujourd’hui, ce n’est pas – pas du tout – parce qu’Aristote et Platon ont ouvert cette vaste discussion. Fondamentalement, pour aborder la politique aujourd’hui, vous devez lire ces auteurs pour les questions qu’ils ont posées et la manière dont ils les ont formulées. Ils ne sont pas du tout dépassés.

Alors comment expliquer la force de cette remarquable démonstration d’organisation citoyenne, sociale et politique ? Ce point continue de faire débat. Je ne peux retenir ici que deux raisons, qui sont, à mes yeux, les plus importantes. La première est qu’à la grande époque de la cité athénienne, les Athéniens ont rejeté le gouvernement représentatif au profit de la démocratie directe.

Je tâcherai de vous en donner une image aussi vivante que possible.

Comment fonctionnait la démocratie directe

Athènes était divisée en dix tribus ou divisions. Tous les mois, chacune d’entre elles choisissait un certain nombre d’hommes. (On mettait des noms dans un chapeau et on tirait au sort. J’ignore quelle méthode exacte était employée.) Ces hommes gouvernaient l’État pendant ce mois-là. Ils devaient remplir deux conditions : 1) avoir fait la guerre ; 2) avoir payé leurs impôts. Et aussi, je crois, s’être bien occupé de leur famille et de leurs parents. Il n’était pas nécessaire de savoir lire ou écrire. Je soupçonne même qu’un certain nombre d’entre eux aient été illettrés. Au bout de cette période, les élus quittaient le pouvoir pour faire place à d’autres, choisis de la même manière. Les Athéniens n’ignoraient pas le gouvernement représentatif : au contraire, ils l’avaient rejeté au profit de ce système de démocratie directe. Si vous alliez dans un pays étranger – je ne parlerai pas des affaires locales – et que vous disiez aux dirigeants, au maire et à ses conseillers, que trente personnes choisies au hasard pourraient gouverner la ville, ils se décomposeraient. Ils considéreraient la chose absolument impossible, sauf s’ils étaient étudiants. Dans ce cas en effet, ils vous écouteraient d’une oreille plus attentive, car ils auraient en tête l’exemple grec. À mon sens, ils auraient parfaitement raison. Je doute que l’on puisse de nos jours prendre trente ou quarante personnes au hasard et leur demander de gouverner ne serait-ce qu’une petite municipalité. Non qu’il soit si difficile de gouverner. Il est tout à fait absurde de penser qu’une petite ville d’aujourd’hui soit confrontée à des problèmes plus complexes que ne l’était la cité athénienne. Les gens ont simplement perdu l’habitude de considérer le gouvernement et de se considérer eux-mêmes de cette façon. [La possibilité de gouverner] ne fait absolument plus partie de leur mode de pensée. Pour les Grecs, après plusieurs siècles d’expérimentations politiques, cette procédure était on ne peut plus naturelle ; il en fut ainsi pendant 200 ans, et ce mode de gouvernement nous donne, aujourd’hui encore, matière à penser.

Le rapport des Grecs à leur gouvernement

Mon second point découle du précédent : à mon sens, la plus grande force du gouvernement grec, de la démocratie de la Grèce antique, c’est d’avoir produit un équilibre, unique dans l’histoire, entre individu et communauté. C’est l’un des problèmes fondamentaux de la politique : quel est le rapport de l’individu, avec ses droits, ses libertés, ses perspectives de progrès, à la communauté dont il fait partie ? Nulle part, à ma connaissance, cet équilibre n’a été aussi remarquablement atteint, aussi magnifiquement maintenu, que dans la cité-État de la Grèce antique.

Je parlerai à présent de Platon et d’Aristote. Tous deux avaient la cité en horreur. C’étaient des hommes très cultivés, qui condamnaient naturellement un gouvernement dirigé par toutes sortes de gens choisis au hasard. Néanmoins, quand Platon eut l’occasion de vivre à Athènes, après que la réaction eut établi une dictature, il reconnut que, même s’il n’aimait aucun de ces régimes, la démocratie valait mieux que la dictature. Aristote expliquait quant à lui qu’aucune forme de gouvernement n’était idéale ou absolument parfaite, qu’il s’agisse de la démocratie, de l’oligarchie ou de l’aristocratie, mais que dans l’ensemble, une mauvaise démocratie était le moins mauvais régime de tous. C’est pourquoi il soutenait la démocratie radicale (extreme democracy).

Platon et Aristote doivent toutefois leur renommée à leur analyse pénétrante des problèmes propres au gouvernement. Je dois vous laisser approfondir les aspects particuliers qui vous intéressent. Il est aujourd’hui admis que ce ne sont pas seulement leurs aptitudes hors du commun qui leur ont permis de comprendre aussi profondément les problèmes fondamentaux. (Cela dit, Aristote fait probablement partie des trois hommes les plus doués que je connaisse.) C’est aussi parce que l’État dans lequel ils vivaient était lui-même remarquable. Il n’était certes pas parfait, mais la manière dont il a formulé les questions fondamentales et les solutions qu’il a tenté de leur donner ont permis à ces philosophes de développer une œuvre profonde, immense, et qui n’a rien perdu de son actualité.

Rome est le prochain sujet que je vous propose d’aborder ce soir, et à côté de Rome, Jean de Patmos, auteur de l’Apocalypse. Le diable peut citer les Écritures pour les fins qui sont les siennes, mais la Bible est la Bible, et je suis prêt à m’en servir. (rires)

Rome la grande et Athènes la petite

Rome nous importe à différents titres, notamment pour le contraste qu’elle offre avec Athènes. Celle-ci, à son apogée, restait de taille réduite : l’Oval [de Londres], où l’on peut voir des matchs de cricket, peut accueillir environ 30 000 personnes, soit à peu près la population athénienne de l’époque. Les Romains étaient différents. Leur empire était le plus vaste que le monde ait jamais connu, parce qu’il occupait la totalité du monde connu. Les Romains considéraient comme barbares toutes les régions qu’ils ne régissaient pas : [à leurs yeux,] nul ne pouvait s’aventurer dans ces contrées lointaines. S’ils ont marqué de leur empreinte différentes parties d’Europe, leur influence sur le monde reste bien moins significative que celle de la minuscule Athènes. Leur tradition juridique constitue néanmoins l’un de leurs principaux apports. Quoi qu’il en soit, je tiens à souligner que ce qui compte, ce n’est pas la taille, ni la force, ni la puissance ; c’est que l’on fait avec ce dont on dispose. La Grèce a montré que l’on peut avoir très peu et accomplir des choses comptant parmi les plus grandes réussites de l’histoire humaine. (applaudissements)

La chute, l’effondrement de Rome amusa beaucoup les barbares arriérés qu’elle avait régis. Je m’intéresse à saint Jean pour une raison précise : c’était un colonisé. Un Juif dont le pays était sous domination romaine, et, par-dessus le marché, un anti-impérialiste et un anticolonialiste. Si vous voulez comprendre l’anti-impérialisme et l’anti-colonialisme, ouvrez le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse de Jean. Celui-ci adressait aux Romains toutes les insultes possibles : fornicateurs, proxénètes, sodomites, corrupteurs… Il les haïssait. Si un colonisé s’avisait d’écrire la même chose aujourd’hui, les autorités le feraient arrêter illico, peut-être pas pour sédition, mais pour – comment dit-on ? – manque de respect, pour la violence et l’obscénité de ses propos.

Saint Jean et la société harmonieuse

Il affirme qu’il faut détruire Rome – la rayer de la carte. Littéralement. Il explique que les cieux s’ouvriront et que le Christ reviendra sur terre à la tête d’une puissante armée. Il a même précisé le lieu de la bataille : Armageddon. C’est là qu’aura lieu le grand affrontement, là que les Romains seront vaincus, écrasés, anéantis. Un énorme massacre. Avant l’arrivée de l’armée du Christ, quelqu’un convoquera les oiseaux du ciel, les vautours, les corbeaux et tous les autres, pour qu’ils puissent dévorer les cadavres une fois la bataille terminée.

Il dit que la majestueuse Babylone est déchue. Il n’écrit pas « Rome », mais « Babylone », car il tenait à sa peau. Enfin, tout le monde comprenait qui était visé.

L’important pour nous, c’est que deux aspects de la vie politique dans les moments critiques apparaissent dans son œuvre. Premièrement, son approche était historique. Il dit que quatre monarchies se sont succédées. Je ne me souviens plus exactement. Je crois qu’il y a les Macédoniens, les Égyptiens, les Assyriens, etc. Mais Jean dit que les Romains seront les derniers ; et qu’ensuite le règne de Dieu adviendra sur terre. Vous voyez donc qu’il avait un sens du développement historique.

Mais il dit ensuite autre chose. À sa façon, il se souciait des mêmes problèmes que Platon, Aristote et tous les penseurs importants. Il dit qu’un monde nouveau adviendra après la défaite des Romains, et que tout le monde sera heureux. Dieu veillera à ce qu’il n’y ait plus de mer – celle-ci posait bien des ennuis aux gens de l’époque – et l’on pourra se déplacer sans entraves. Il dit encore que la terre livrera ses fruits chaque mois – et non plus tous les douze mois. On ne manquera plus de nourriture. Le lion et l’agneau vivront en paix.

Comme j’ai surtout voulu insister sur certains aspects de son œuvre, vous vous dites peut-être que saint Jean n’était pas un très bon écrivain. Or pour ma part, j’en suis venu à penser, au fil des années, qu’en tant que poème religieux – car c’est bien un poème religieux, quoiqu’il se fonde sur une réalité –, il n’a rien à envier au Paradis perdu de Milton. Au fond, s’il me fallait choisir entre les deux – ce que j’espère n’avoir jamais à faire –, je crois que je choisirais saint Jean. Non pour son anti-impérialisme, mais pour la puissance de sa vision, sa saisie des choses fondamentales, et sa parenté, malgré la singularité de la forme qu’il a employée, avec de grands philosophes comme Platon et Aristote. Il était possédé par la vision d’une société paisible et harmonieuse.

Les cités-États du Moyen Âge

À présent, je voudrais vous parler des cités-États du Moyen Âge, en particulier de celles d’Italie et de Flandres. Elles nous livrent, elles aussi, un spectacle extraordinaire : Gènes, Florence, Sienne, Pise, Padoue, Rome ; il y en a d’autres en Espagne. Mais celles dont je tiens plus particulièrement à parler se trouvent en Flandres : Gand, Bruges, Anvers, et quelques autres du même type.

Ces cités-États – Gand et les Flandres – différaient de leurs équivalents grecs, d’où sont venus à la fois leurs ennuis et leur grandeur. Celles du Nord de l’Italie, plus particulièrement Florence, pratiquaient un certain type de capitalisme : elles rassemblaient des travailleurs (sans propriété ni terre) dans des fabriques, et, grâce à ce travail coopératif, elles produisaient des biens, des textiles pour l’essentiel. Elles généraient des richesses inouïes, en comparaison des pays environnants. À partir du moment où un ensemble d’hommes travaille en coopération et conformément à un projet préétabli – c’est là, essentiellement, le capitalisme : un projet préétabli, du moins au sein de la fabrique –, alors on voit s’ouvrir des perspectives inédites de production de richesse. Alors que les cités-États grecques étaient très pauvres sur le plan matériel, celles du Moyen Âge étaient immensément riches, surtout en Italie du Nord et en Flandres. Anvers était le port des cités-États de Flandres, et l’on raconte que 500 navires y arrivaient chaque jour. Un nombre impressionnant pour une aussi petite ville ! Les maires de Gand et surtout de Bruges étaient si riches qu’ils avaient des ambassadeurs, recevaient ceux des monarques, possédaient leur flotte et leur armée, traitaient sur un pied d’égalité avec les souverains de France et d’Angleterre, alors même qu’ils ne régnaient que sur une ville.

On leur doit des réussites éclatantes. Pour prendre un exemple : au XVIe siècle, Florence lança un concours  dont le gagnant peindrait la salle du grand conseil du Palazzo Vecchio. Les vainqueurs furent deux habitants de la ville, Michel-Ange et Léonard de Vinci. Prodigieux, vous dis-je !

À la même époque, Donatello, qui fut sans doute l’un des plus grands sculpteurs après Michel-Ange, vivait aussi à Florence. Dans la grande cathédrale, Dante, l’un des plus grands auteurs européens, passait des heures à regarder son ami Giotto, le grand peintre, construire l’incroyable campanile qui jouxte la cathédrale. Sur la rive de l’Arno, on pouvait croiser Guido Cavalcanti. Dante est le grand poète du catholicisme, mais lorsque les gens voyaient Guido se promener tout seul, absorbé dans ses pensées, ils disaient : « Regardez-le, il cherche des arguments pour démontrer que Dieu n’existe pas. » Or Dante était l’un de ses amis proches.

Deux des plus grands peintres que le monde ait connus, les Van Eyck, ont cultivé leur art en Flandres, comme de nombreux autres. Allez en Flandres et vous verrez ces hôtels de ville et tous ces bâtiments qui ont, jusqu’à aujourd’hui, conservé leur splendeur. Mais tout cela s’est effondré comme Rome. La raison de la chute [des cités-États] est d’une grande importance pour nous. Pendant des siècles, patrons et travailleurs se sont livré l’une des plus âpres luttes de l’histoire du mouvement ouvrier. Si vous réunissez des ouvriers dans une fabrique, que vous avez huit ou dix fabriques, concentrées dans la même ville, c’est là que les ennuis commencent ! Il y eut des batailles incessantes pendant toute la seconde moitié du XVe siècle, et les travailleurs de cette ville tentèrent d’établir ce qu’on est en droit d’appeler des États ouvriers. Ils y parvinrent dans certains endroits. Parfois pour quelques semaines, parfois pour quelques mois, et une fois pendant trois ou quatre ans. Ils déployèrent une ténacité et une énergie proprement stupéfiantes. Vous vous rappelez peut-être Van Artevelde, qui appartenait à une famille fortement impliquée dans ce mouvement. À un moment, ils eurent l’idée d’instaurer un gouvernement des travailleurs en Flandres, en Hollande et en Belgique, et firent trembler les élites, les rois et toute la noblesse d’Europe de l’Ouest. Ils furent vaincus : le clergé, la noblesse, la bourgeoise, les artisans indépendants (mais non les ouvriers salariés) joignirent leurs forces, et, grâce à quelques chevaliers en armure, les firent tomber dans une bataille.

Je vais vous parler d’un épisode que j’aimerais que vous méditiez, car il est très important pour comprendre l’histoire et les affaires politiques. À l’époque où Van Artevelde dirigeait le mouvement (Artevelde était un bourgeois mais il prit le parti des ouvriers), il fut décidé que le seul moyen d’avoir la paix dans la ville, c’était d’éradiquer la classe des patrons : les hommes, les femmes et les enfants de plus de six ans. (rires)

Voilà maintenant la question centrale de la philosophie politique. Il n’y a que dans des cas rares et extrêmes qu’une population entière – les membres d’une classe menant une existence déterminée – atteint un degré d’exaspération tel qu’il lui semble nécessaire de se débarrasser d’une autre classe dans son intégralité. Ils n’en peuvent plus d’une situation qui dure depuis des années. Mais les employeurs – il faut aussi comprendre leur point de vue – se trouvaient aussi confrontés à une insoluble difficulté. Savez-vous ce qui s’est passé ? Ces cités-États se sont effondrées à cause de la violence des luttes internes : donc pas à cause du mal, de la malice ou de la cruauté, mais à cause d’une situation sociale et politique objective dénuée de solution. Ainsi, les parties en présence se sont livrées un combat à mort jusqu’à ce que ces États s’effondrent. Nous autres, dans l’assemblée ici réunie, nous devons nous souvenir du but que ces gens – les tisserands et autres – poursuivaient. Ils cherchaient à établir la forme de gouvernement dont Platon, Aristote et saint Jean avaient parlé : un gouvernement où nul autre que les travailleurs n’aurait de privilèges ou d’autorité supérieurs. Le mouvement a échoué, le régime s’est effondré, cédant la place à l’État national. Mais on voit bien – et c’est une leçon politique importante – comment un problème insoluble peut provoquer la ruine et la destruction des personnes qui y sont impliquées.

Vous comprenez, bien sûr, que nous sommes aujourd’hui aux prises avec le même type de problème.

Je ne dis pas que notre problème est insoluble, mais il est bon d’avoir une vue équilibrée et de reconnaître le caractère objectif des problèmes et leurs conséquences sur les gens. Ce n’est pas la nature mauvaise des hommes qui crée les problèmes ; au contraire, ce sont les problèmes qui sont la source du mal. Dans une lutte politique, on lance des pavés et des insultes à son ennemi. C’est inévitable, et l’ennemi en fait de même. Mais lorsque l’on étudie sérieusement la politique, on doit voir où se trouvent les problèmes objectifs et quelles solutions sont possibles. C’est ce que j’appelle des « problèmes de méthode ».

La naissance de la démocratie parlementaire

Venons-en maintenant au monde moderne : la Grande-Bretagne du XVIIe siècle, et l’établissement des principes de la démocratie parlementaire. Principes qui ne furent pas le fait de lecteurs de Platon, d’Aristote et de saint Jean, même si ce dernier entrera en jeu un peu plus tard. Mon expérience m’a appris que les principes de la démocratie, comme toutes les grandes découvertes politiques, n’ont pas été élaborés par des savants ou des philosophes, même s’ils ont été salués par de grands écrivains et hommes politiques. Ils sont le produit de l’action instinctive des masses.

Il me faudra être aussi bref que concis, et par conséquent injuste envers des personnes excellentes ou détestables. Dans l’Angleterre du XVIIe siècle, la monarchie est corrompue, dans le sens où elle ne remplit plus le rôle qui lui incombe. Autour de la monarchie, nous avons une aristocratie féodale, anglo-catholique. Elle a rompu avec l’Église romaine tout en conservant certaines de ses pratiques et attitudes. Elle est épiscopalienne, mais le roi a tout de même pu épouser la catholique Henriette de France.

La gentry, qui possède des terres à la campagne et se compose de fermiers progressistes, s’oppose au roi, de même, grosso modo, que les marchands des villes.

À cette époque, la religion structure la société de part en part. C’est pourquoi les luttes portant sur des problèmes politiques et économiques se formulent fondamentalement dans des termes religieux. Le roi et son entourage sont protestants et font partie du mouvement Haute Église. La gentry, les fermiers progressistes (dont certains sont des nobles) et les marchands sont presbytériens. Ils constituent ce que l’on appelle le parti presbytérien.

Cromwell et les Niveleurs

Pendant 30 ou 40 ans voire davantage, les presbytériens se sont attaqués à l’Église épiscopale sur laquelle le roi faisait reposer son autorité. À quoi ils voulaient substituer non une démocratie, mais une Église presbytérienne. Ils contenaient des éléments démocratiques, puisque leurs prêtres étaient choisis par les congrégations. Ils refusaient d’avoir des évêques. C’était une organisation démocratique, mais ecclésiastique. Leur but, le but de Cromwell, de l’Earl of Fairfax et autres, était de substituer une théocratie presbytérienne à la théocratie qui avait dominé sous Charles Ier. Il y avait d’autres enjeux, comme les monopoles commerciaux, les privilèges parlementaires, etc., mais fondamentalement, ils envisageaient la question en termes théologiques. Ce n’était pas une bizarrerie – 200 ans plus tard, Gardner a écrit une célèbre histoire de la révolution puritaine, qu’il considère comme une affaire purement religieuse. Sa thèse a été réfutée depuis, mais elle a fait autorité pendant un certain temps.

La guerre civile, qui éclate en 1640, oppose la gentry presbytérienne à la monarchie et ses soutiens. Charles est vaincu en 1644. Il gardera sa tête pendant 5 ans de plus, mais il est battu militairement en 1644. Pourquoi a-t-il tenu si longtemps ? Pour triompher de lui, les presbytériens, la gentry, avaient dû enrôler dans leurs rangs des gens du peuple, des yeomen et des apprentis, pour former la fameuse New Model Army de Cromwell. Après avoir battu le roi, lorsqu’ils voulurent mettre en place un nouveau régime, ils constatèrent que les gens de leur camp avaient des idées différentes sur ce régime, des idées différentes de celles des presbytériens. Leur nom politique est des plus révélateurs : les Indépendants. Indépendants parce qu’ils refusaient l’autorité des prêtres. Chaque homme était capable d’interpréter les Écritures en toute indépendance.

L’attitude des gentilshommes presbytériens vis-à-vis du roi commença à changer. Il n’était pas si mal, après tout, en comparaison de ces monstres. Charles était aussi très malin. Il se croyait roi de droit divin. Après tout, l’Archevêque l’avait consacré. Alors il dit : « Les gens qui s’opposent à moi sont une bande de traîtres, d’athées, de scélérats, et en plus, ils ont des problèmes avec leurs soutiens. » Il se mit à intriguer, à manœuvrer. Cela dura de 1644 à 1646, et enfin certains membres de l’armée, sergents, capitaines, etc., mais pas les chefs, formèrent le parti niveleur. Le premier parti politique du monde. Il s’est créé presque par hasard. Non contre le roi, mais pour traiter avec Cromwell, que l’un de ses leaders, Lilburne, avait vénéré. Mais soudain, entre 1644 et 1646, ces gens ont été confrontés aux hésitations de Cromwell ; quant aux autres, les nobles et la gentry presbytériens, ils étaient prêts à les trahir. C’est de cette crise qu’est né le parti niveleur. Il n’avait pas de véritables antécédents – certes, comme pour toutes les formations historiques nouvelles, on peut toujours dire que telle ou telle chose l’a précédé. Mais le parti en tant que tel s’est formé en 1646, et en 1649, il avait posé les principes de la démocratie parlementaire : des parlements annuels, le suffrage accordé à tous les hommes ou presque, le paiement des parlementaires, le vote à bulletin secret, l’égalité entre les électeurs, l’abolition de la Chambre des Lords et de la monarchie. Désormais, la souveraineté de la nation serait confiée non au roi, ni au parlement, mais au peuple. L’une des plus grandes conquêtes politiques de l’histoire humaine s’est faite en l’espace de deux ans. Tout simplement parce qu’ils savaient contre quoi ils combattaient. Ils formulèrent des propositions pour résoudre chaque difficulté. Voilà ce qui se passe quand les gens entrent en action. Ils ont accompli des choses plus importantes que Platon ou Aristote. À ce jour, peu de pays ont mis en œuvre la démocratie parlementaire que ces gens ont conçue. Ils étaient si puissants que Cromwell a dû passer des compromis avec eux. Un jour que ce dernier parlait devant le parlement, Lilburne l’entendit déclarer : « Soit nous nous occupons de ces gens, soit ce sont eux qui vont s’occuper de nous. »

Cromwell les utilisa pour faire tomber le roi. Celui-ci fut exécuté, mais peu après, Cromwell détruisit les Niveleurs. Le parti avait duré 11 ans. Récemment, ces 15 ou 20 dernières années, des chercheurs – un Américain, Haller, et un Anglais, Davis – ont examiné les textes de cette période. Désormais, il est généralement admis que s’il avait été possible d’installer une république parlementaire en Angleterre vers 1649, cela se serait passé à la manière des Niveleurs et non de Cromwell. On ne peut en avoir la certitude absolue. Je ne fais que vous rapporter l’opinion de nos contemporains. Toujours est-il que les Niveleurs furent de très grands hommes. Ils ont accompli bien plus de choses que ce que je peux vous en dire ce soir. L’un d’entre eux, Richard Overton, fut le prince des journalistes révolutionnaires. La lecture de ses écrits reste un régal. Et, fait plus curieux, nombre de Niveleurs étaient qualifiés d’« hommes de la cinquième monarchie », car ils aspiraient à réaliser la cinquième monarchie annoncée par saint Jean.

[…]

Voilà donc comment est apparue l’idée de démocratie parlementaire. Des générations d’enseignants et d’auteurs américains ont professé que Jefferson et consorts avaient tiré ces idées du philosophe anglais John Locke, mais j’ai pu constater, ces dernières années, un regain d’intérêt pour les Niveleurs. On reconnaît enfin que, sur ce plan, ces derniers ont davantage compté que Locke.

À peu près à la même époque, au XVIIe siècle, se produit l’une des plus grandes découvertes intellectuelles de l’histoire humaine. Je mets Shakespeare et les Niveleurs dans la même section. Pour une raison précise : Shakespeare est le grand dramaturge du personnage individuel. On a beaucoup débattu de la question de savoir dans quelle mesure le personnage représente l’essentiel de son œuvre. Inutile de nous aventurer sur ce terrain. L’important, c’est que les caractéristiques individuelles, les individus pris dans des conflits relatifs à des problèmes individuels, qu’ils doivent résoudre par eux-mêmes, constituent le trait distinctif du théâtre shakespearien, à cet égard symptomatique de son époque.

Le commencement de la philosophie moderne

Autre grande découverte, toujours à la même époque : le commencement de la philosophie moderne, avec Descartes. On étudiait depuis longtemps l’astronomie, et la mécanique en particulier, et le vieux système astronomique de Ptolémée avait été remplacé par celui de Copernic. Enfin, pas tout à fait remplacé, puisqu’à cette époque, un astronome, un scientifique – Galilée, comme tous les autres – mêlait des idées théologiques à ses découvertes scientifiques. Ainsi, on démontrait soit que l’Église avait raison, soit qu’elle avait tort parce qu’elle n’avait pas totalement compris la grandeur divine. On introduisait donc des valeurs morales dans l’analyse des questions scientifiques, et le progrès scientifique se trouvait entravé par des considérations qui lui étaient étrangères.

En 1632, au bout de douze ans d’étude, Descartes fit une déclaration retentissante. Sa conclusion était en gros la suivante : « Bon, j’en ai assez de tous ces astronomes et scientifiques qui citent Aristote, la Bible, tout et n’importe quoi, car cela nuit au savoir scientifique. On ne sait plus par où commencer et par quoi finir. » Alors il a dit : « Cogito ergo sum », « je pense, donc je suis ». Je pense, et par conséquent j’existe. Je ne sais rien d’autre. Dieu existe, mais je ne sais rien du tout du monde, sauf ce que m’enseigne mon entendement lorsque j’examine un sujet. Cela s’est produit à peu près à la même époque que la révolution en Grande-Bretagne. Vous voyez, ces choses-là obéissent à un certain schéma. Le XVIIe siècle marque le commencement du monde moderne. Au moment où les conflits religieux accouchent des Niveleurs et de leur programme politique, Descartes arrache l’entendement à la masse des matières étrangères qui ont entravé son développement. Il ne retient que l’entendement, le pur et simple entendement. Dorénavant, on suivra l’esprit. C’est cette tendance qui va plus ou moins dominer en Europe pendant les 150 années suivantes.

Les derniers points à passer en revue sont Tom Paine, Rousseau, les révolutions américaine et française. C’est avec ces sujets que je conclurai cette partie. Descartes dégage l’idée d’entendement. Vous pouvez encore lire son livre, le Discours de la méthode : il est court, facile d’accès et absolument fascinant. Nous devons maintenant faire un saut. Au milieu du XVIIIe siècle, la monarchie française a atteint un degré de décomposition avancé. Nous avons vu comment, dans l’Angleterre du XVIIe, l’idée de démocratie parlementaire était née d’une lutte contre une monarchie arriérée, une aristocratie corrompue et un clergé opposé aux idées qui prévalaient au sein du peuple. On trouve une situation similaire en France un siècle plus tard. Un groupe de Français, en grande partie constitué de disciples de Descartes, décide de s’élever contre l’ordre existant.

Le plus grand propagandiste est leur chef de file, Voltaire. Pour désigner la monarchie, le clergé corrompu, l’aristocratie, il parle de « l’infâme ». Son slogan, avec lequel il conclut bon nombre de ses écrits : « Écrasez l’infâme. »

Le siècle de la raison

Ces hommes, Voltaire, Diderot, D’Alembert, Grimm, étaient convaincus que si l’on en finissait avec la superstition, la corruption et les privilèges revendiqués par l’élite corrompue, et que l’on employait la raison dans les affaires humaines, tout le monde connaîtrait le bonheur, l’harmonie et le progrès. Vous voyez que c’est le même problème pour Platon et Aristote, pour saint Jean, pour les travailleurs du Moyen Âge, pour les Anglais du XVIIe. Ces Français du XVIIIe pensaient que la raison pourrait le résoudre. Ils se disaient : « Les Anglais ont une bonne constitution ; un roi, mais un roi raisonnable ; un gouvernement, une Chambre des Communes et une Chambre des Lords ; nous n’aimons guère cette dernière, mais dans l’ensemble, ils semblent très progressistes. Si nous pouvions nous laisser guider par la seule raison et nous défaire de la superstition et de la corruption, nous pourrions espérer connaître une existence heureuse. » Ils ont accompli de grandes choses, écrit des ouvrages remarquables, étudié l’industrie et les sciences, pratiqué la philosophie, analysé et diffusé leurs idées. Ils ont publié une grande Encyclopédie, c’est pourquoi on les a appelés « encyclopédistes ». Ils sont devenus célèbres dans le monde entier. Mais les ennuis arrivaient.

Rousseau rejette la raison pure

Rousseau était l’un deux. Après vous avoir conseillé Aristote – un ou deux livres de lui –, je vous recommande chaudement, dans la longue période qui s’étend de la Grèce antique à la Révolution française, la lecture de Rousseau, celle d’un livre en particulier, Du Contrat social. Rousseau faisait donc partie des encyclopédistes. Il était ami avec Diderot et les autres. Il a étudié avec eux, travaillé avec eux, écrit un article sur la musique pour L’Encyclopédie. Et soudain… Il raconte qu’il était assis au bord de la route et qu’une idée nouvelle lui est venue, une idée qui a tout changé. Rousseau a alors attaqué les encyclopédistes à boulets rouges. Concrètement, il a dit : « Vous et votre siècle de la raison, vous ne valez pas mieux que le reste, que l’infâme ». Il y eut une crise. Diderot, en particulier, fut frappé au cœur. Après Voltaire, Rousseau était le plus tranchant polémiste de la bande.

Pour conclure la séance de ce soir, je voudrais vous donner une idée de son livre, qui demeure un monument indispensable de la philosophie politique moderne. Rousseau, esprit original et libre penseur, a entrepris de découvrir le fondement du gouvernement, de donner au gouvernement une assise solide. Il dit en substance : « La première chose dont on doit se souvenir, c’est que la société repose sur un contrat ». Les hommes se sont réunis et ont décidé de mettre leurs ressources en commun pour former une société dans laquelle la liberté de chacun deviendrait la liberté de tous. « Puisque j’ai aliéné ma liberté à un gouvernement, quand j’obéis à celui-ci, c’est à moi-même que j’obéis. Tel est le contrat social. » Mais Rousseau ajoute que si le gouvernement en venait à se conduire d’une manière contraire à l’accord initial, alors il n’y aurait plus à lui obéir et la société serait dissoute. D’autres, avant Rousseau, avaient traité du contrat social – Hume, Locke, Hobbes –, mais la plupart l’avaient fait porter sur le gouvernement. Rousseau renverse la perspective : le contrat ne s’établit pas entre les individus et le gouvernement ; au contraire, c’est nous, en tant qu’individus, qui nous accordons pour former une société. Dès lors qu’un gouvernement n’est plus satisfaisant, le contrat est rompu. Tout est à recommencer. Cette doctrine possède de profondes implications révolutionnaires.

Il rejette le gouvernement représentatif

Mais Rousseau vous réserve encore des surprises. D’ailleurs, moi qui le lis depuis quarante ans, il continue de me surprendre. De temps à autre, vous tombez sur une phrase stupéfiante. Les encyclopédistes et les hommes du siècle de la raison s’intéressaient à la constitution et au gouvernement représentatif. Pour Rousseau, le gouvernement représentatif n’est qu’une vaste blague. Il explique que dès lors que vous votez, que vous déléguez votre pouvoir à d’autres, ces derniers commencent à se représenter eux-mêmes ou à représenter d’autres intérêts, non ceux du peuple. (rires)

Rousseau estimait que le gouvernement représentatif trompe le peuple. De même que les partis politiques. Les querelles entre partis mettent en jeu toutes sortes d’intérêts privés ou particuliers, au détriment de ceux de la population.

Alors qu’est-ce que Rousseau préconise ? Là réside, à mon sens, la vraie grandeur de son livre. Il savait bien ce qu’il voulait sans savoir exactement comment donner à ses idées une traduction politique concrète. Il a tourné le problème dans tous les sens sans parvenir à le résoudre. Mais rétrospectivement, on voit où il voulait en venir. Il y a, selon lui, quelque chose qui s’appelle « la volonté générale ». Qu’est-ce que c’est ? Est-ce quand la population vote et qu’une majorité se dégage ? Il répond : « Non, il ne s’agit pas d’une simple majorité. » Il pense que lorsqu’une minorité doit seulement obéir à la majorité, on a affaire à une tyrannie. Si, en revanche, la majorité exprime la volonté générale, la minorité peut obéir et le régime n’a rien de tyrannique. Comment atteindre cette volonté générale ? Rousseau ne parvient pas à l’expliquer. Il finit par dire, « Je pense qu’il nous faut un législateur, un homme assez capable et sensible pour deviner et exprimer la volonté générale ».

Rousseau n’est pas un auteur d’accès aisé parce qu’il n’esquive pas les difficultés. Mais plus vous porterez un regard critique sur la politique moderne, et plus vous trouverez chez lui matière à penser.

Il y a des gens comme Ernest Barker pour dire que Rousseau est totalitaire. C’est une absurdité pure et simple. Aucun penseur totalitaire ne posera le couperet d’un contrat social, qui, s’il n’est pas rempli, obligera à tout changer. Rousseau n’a rien de totalitaire ; c’est un penseur révolutionnaire, l’un des plus grands, et il pointe du doigt les faiblesses fondamentales d’un gouvernement fondé sur le parlement et les partis.

Qu’est-ce qui peut remplacer le gouvernement représentatif ?

Alors, où Rousseau voulait-il vraiment en venir ? Si vous lisez le Contrat social, vous verrez qu’il y fait souvent référence à la cité grecque. Rousseau, j’en ai la certitude absolue, recherche une forme d’organisation politique dans laquelle l’individu se sentira lié à son gouvernement comme le citoyen grec se sentait lié à sa cité. C’est pourquoi il n’a pas peur de placer un seul homme en position de législateur, à condition que celui-ci exprime la volonté générale. Mais il est persuadé que le parlement et les partis politiques, tels qu’il les a connus, n’en sont pas l’expression. Une fois institués, ils acquièrent, non pas par malice, ni par vice – je ne parle pas ici de la méchanceté des hommes, mais des circonstances objectives –, une existence autonome, séparée de la vie et des intérêts qu’ils sont supposés servir. Aujourd’hui, la plupart des intellectuels sérieux s’accorderaient avec lui. Tout le problème est de trouver un substitut viable. Chose si difficile que nombre de ceux qui n’ont aucun intérêt au gouvernement représentatif ou à la politique partidaire les soutiennent, faute de mieux.

Pour finir, je dirai ceci : notre étude de la politique moderne traitera en grande partie de cette gigantesque bataille pour trouver une forme de gouvernement qui reproduise, dans une économie plus développée, la relation entre individu et communauté si remarquablement instituée par la cité grecque. C’était le problème de Rousseau : s’il n’a pas trouvé la réponse, au moins a-t-il formulé la question. La Révolution française a pris la forme à laquelle songeait Rousseau, non celle que recommandaient les hommes du siècle de la raison ; et de même qu’au bout de quatre ans de guerre civile en Angleterre, l’idéologie politique est née des idéologies religieuses, de même la Révolution française, d’abord porteuse de l’idéologie politique des droits de l’homme, a fini par accoucher, après cinq ou six ans de guerre civile, du socialisme de Babeuf.

J’ai mentionné Thomas Paine. C’était un Anglais. En Amérique, il a contribué à la Révolution ; en France, il a contribué à la Révolution. Il a écrit plusieurs livres : Le Sens commun, Le Siècle de la raison, Les Droits de l’homme… Paine (qui, soit dit en passant, était un homme très spirituel, très sarcastique) vous donne une idée accessible de la pensée des hommes du siècle de la raison. Il n’a certes pas la qualité de Voltaire mais il écrit en anglais et, en lisant ses livres, vous comprendrez parfaitement le siècle de la raison. Et si vous lisez le Contrat social, vous saisirez bien les insuffisances de ce siècle par ailleurs plein de vertus.

Un mot de conclusion : les leaders de la révolution américaine ont mis en place l’idée d’indépendance nationale. La Révolution française a institué les droits de l’homme. Du reste, la plupart des gentlemen du XVIIIe siècle étaient des hommes du siècle de la raison : Jefferson, Washington, Madison, etc. On m’a dit, et je n’ai aucune raison d’en douter, que les cinq premiers présidents des États-Unis n’étaient pas du tout chrétiens. C’étaient des hommes de raison. Ils croyaient en une sorte de Dieu abstrait, non en une quelconque église. Cette attitude est typique du XVIIIe siècle. Ces idées dominaient chez les gens cultivés de l’époque. Cette doctrine, que l’on appelle à juste titre « les Lumières », a joué un grand rôle. Mais ce qui est resté de ce siècle, c’est l’homme qui a tout bouleversé : Jean-Jacques Rousseau. Nous rencontrerons encore nombre de ses idées dans la suite de ces leçons.

8 août 1960

Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes. Originellement paru dans Modern Politics (AK Press).

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C.L.R. James