De la coupure épistémologique à la coupure politique : Rancière lecteur de Marx 1973-1983

Et si l’essentiel dans la trajectoire de Marx n’était pas la coupure épistémologique, comme le soutenait Althusser, mais la coupure politique ? Telle est la question que soulève ici Guillaume Sibertin-Blanc à travers une relecture de Rancière, depuis son « Mode d’emploi pour une réédition de Lire le Capital » (1973) jusqu’à Le Philosophe et ses pauvres (1973). Une coupure qui se joue non pas tant à l’intérieur du discours du savant Marx que dans les rapports qu’il entretient à son « objet » : la lutte des classes et le discours propre des ouvriers. Une coupure inaugurée par la défaite de 1848, mais qui ne cesse ensuite de se creuser, Marx s’évertuant à traquer les illusions fétichistes qui retarderaient sans cesse l’avènement de la révolution et l’achèvement du savoir qui lui correspond, les simulacres qui empêcheraient la conscience effective du prolétariat de se hisser à la hauteur de son concept scientifique. De ce point de vue, le recours répété de Marx au genre dramatique, faisant des acteurs de la lutte autant de personnages sur le théâtre de l’histoire, s’offre comme l’incarnation des apories propres au projet révolutionnaire.

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On parcourra ici certains lieux de la lecture de Marx par Rancière entre 1973 et 19831, entre la parution dans Les Temps modernes du « Mode d’emploi pour une réédition de Lire Le Capital », qui fixe parmi les premières formulations de sa critique de la lecture althussérienne de Marx2, et Le Philosophe et ses pauvres dont le chapitre central peut être considéré comme le dernier état du travail effectué par Rancière pour problématiser les unes par les autres les interprétations de l’œuvre de Marx, et les enjeux politiques dont les divisions, au fil des conjonctures successives, ont investi son discours.

Naturellement ces bornes sont discutables. La critique d’Althusser est inintelligible sans la prise en compte de la contribution de Rancière lui-même à la construction de l’interprétation althussérienne de Marx au milieu des années 1960. À l’autre extrémité, la présence de Marx ne disparaît pas de la pensée de Rancière, comme en témoigne le chapitre de La Mésentente (1995) sur la « métapolitique ». On a pu également montrer à raison, en suivant l’ensemble de cette trajectoire à travers les déplacements politiques menant du groupe althussérien au maoïsme, à la crise du gauchisme des années 1970 et à sa relève dans les enquêtes dans les archives ouvrières du XIXe siècle, qu’elle aura été aussi la trajectoire d’une re-simplification progressive d’une interprétation critique de Marx, tendant à élimer de plus en plus les tensions et contradictions internes à la pensée de Marx que Rancière avait lui-même contribuées à mettre en lumière dans son travail antérieur3.

J’accentuerai les choses un peu différemment, en craignant moins d’unifier abusivement cette séquence qu’en suggérant qu’une dualité de formulations la travaille depuis le début, combinant deux approches qui un temps se renforcent mutuellement autour des mêmes enjeux théorico-politiques, mais qui, d’un point de vue rétrospectif, dessinent aussi deux modalités d’effacement ultérieur de la lecture de Marx comme problème4 : au profit de l’archive ouvrière pour elle-même (il ne sera plus question de Marx dans La Nuit des prolétaires) ou au profit d’une réflexion autonomisée sur la « mésentente » de la philosophie politique face à la politique pensée et pratiquée sous le trait égalitaire de la démocratie (dont Marx tendra à simplement nommer l’une des figures dans La Mésentente). Je reviendrai d’abord brièvement sur l’orientation qui, du « Mode d’emploi » à La Parole ouvrière (1976) et aux enquêtes des Révoltes logiques (1975-1981), redéfinit polémiquement un cadre de lecture de Marx enregistrant à la fois une épistémologie du discours dont Foucault avait précisé les termes dans L’Archéologie du savoir, et le parti pris politique auquel le maoïsme donna un temps son langage : ce qui transforme le statut stylistique et la matérialité même du texte marxien en le subordonnant à des discursivités hétérogènes, dont les logiques ou les stratégies conflictuelles le contraignent, et qui peuvent seules rendre compte de ses tensions internes. Je m’attarderai davantage, en second lieu, sur une approche sensiblement différente, plus tributaire aussi de la position althussérienne du problème de la discontinuité de la conceptualité marxienne et des antinomies qu’elle entraîne, en examinant la façon dont, du « Mode d’emploi » au Philosophe et ses pauvres, se poursuit une réflexion sur le problème de la « coupure » : coupure politique plutôt qu’épistémologique, insistera Rancière, mais qui n’en interroge pas moins le statut différentiel du discours de la science, de la philosophie, et de l’idéologie, chez Marx et dans le marxisme. Et qui le fait en réactivant sous une forme inédite la métaphore – déjà platonicienne, et encore althussérienne – de la « topique », dont je tenterai d’identifier les incidences dans la partie centrale du livre de 1983.

Relire le Jeune Marx, entendre les voix ouvrières : du texte aux discours

Paru un an avant La Leçon d’Althusser, le « Mode d’emploi pour une réédition de Lire le Capital » présente l’intérêt d’attaquer la politique althussérienne des énoncés théoriques directement sur le plan de la lecture de Marx. Sa cible immédiate : la « lecture symptômale », dont l’ouverture de Lire le « Capital » avait justifié les mobiles en en faisant la pratique théorique appelée par la thèse de la « coupure épistémologique ». Cette lecture enregistrait le fait que cette thèse devait montrer son bien-fondé, non seulement dans la lettre explicite des textes où pouvait s’avérer, des Thèses sur Feuerbach et de L’Idéologie allemande au Capital, la rupture scientifique du matérialisme historique par rapport à la problématique empirico-spéculative d’un Jeune Marx combinant idéalisme hégélien et anthropologie feuerbachienne, mais dans le registre implicite, et plus paradoxal, des passages où cette coupure devait se prouver a contrario, en lisant son absence non comme sa réfutation mais comme la marque de son inachèvement. Ces passages désignaient d’autant mieux le travail à l’œuvre de cette rupture d’une science matérialiste de l’histoire conquise sur son « autre » idéologique, qu’ils en signalaient l’incidence sous les modalités négatives de la résistance, du reste, du retard, faisant symptômes d’une lutte que Marx ne pouvait affronter « au dehors » sans la livrer en lui-même, mais dont Rancière ne cessera d’épingler la forme fétichisée que lui donnait Althusser (lutte entre la Science et l’Idéologie, puis – autocritique oblige – entre « positions prolétariennes » et « bourgeoises » « dans la théorie »). Rappelons également que faire de la coupure épistémologique l’objet d’une lecture symptômale revenait à mettre en question la temporalité même de la pensée marxienne. Ce que les althussériens mettaient en lumière concernant la « structure complexe du tout social », soumettant la dialectique matérialiste au caractère asynchrone de formations sociales articulant des « instances » et des temporalités hétérogènes, et donc jamais « contemporaines » d’elles-mêmes, devait valoir pour la matérialité de l’écriture de Marx lui-même, affectée par l’écart sans cesse rejoué-déplacé entre les langages idéologiques et théoriques disponibles, la nouveauté de sa pratique scientifique, et ses implications conceptuelles ou philosophiques. Et c’est cet écart même qu’il fallait savoir lire dans des métaphores déjà théoriquement contraignantes et cependant encore en retard sur leur propre théorisation : à commencer justement par la métaphore du « retard » (métaphore de la coupure elle-même), et celle empruntée à Freud de la « topique » (métaphore de la complexité structurale comme telle).

La mise en cause ranciérienne de la lecture symptômale, en 1973, s’attache d’abord à montrer que si la thèse de la coupure épistémologique trouve bien dans la lecture symptômale sa mise en pratique, c’est au sens où cette dernière manifeste le forçage qui est à son principe. En rabattant le texte de Marx sur « le rapport d’un discours à son objet, quitte à faire surgir de ce rapport duel la marque, dans les failles du discours, d’un impensé qui représente son extérieur », elle soumet ses énoncés à un dispositif de déplacement généralisé (Rancière, 1973 : 3-4) : le dit est toujours le non-dit d’un autre dire, l’objet d’un texte le symptôme de l’absence d’un autre objet, ce qui est pensé de cet objet le déplacement d’un impensé, la critique explicite d’un discours la critique implicite d’un autre discours critique, la conscience d’une pratique scientifique l’inconscience de son concept philosophique, enfin un texte la trace du manque d’un autre texte écrit ailleurs et plus tard (Le Capital trouvant ici son singulier privilège), ou encore à écrire (la pleine explicitation « épistémologique » de son appareil conceptuel, œuvre des althussériens eux-mêmes). Elle implique de suspendre la lecture du texte marxien à la supposition d’une instance d’un sujet supposé savoir, doté du privilège de la conscience de soi faisant défaut à Marx, et du métadiscours capable d’expliciter les rapports implicites de son discours avec l’impensé de son objet. Elle contredit du même coup ce qui était initialement le « grand dessein d’Althusser » – « tenir compte du rapport des objets aux objectifs, de réfléchir dans la position d’un objet théorique les conditions de cette position5 » (Rancière, 1973 : 4) – en annulant l’espace des discours dans lequel Marx n’intervient qu’en y étant lui-même situé : non pas une extériorité indéterminée du texte, indexable en lui seulement négativement comme non-pensé ou manque de concept, mais la « positivité » des énoncés historiquement produits, leur matérialité événementielle dans l’espace des pratiques discursives où se déterminent « les conditions d’exercices de la fonction énonciative6 » et, partant, ses dimensions pragmatiques et stratégiques.

La lecture de Marx que Rancière oppose dès 1973 à d’Althusser, se présente ainsi d’emblée comme l’envers d’un programme de recherche, celui dont il s’empare au même moment, dans le chantier ouvert avec Alain Faure en 1973-1975 sur La Parole ouvrière, puis poursuivi par les enquêtes des Révoltes logiques, et dont l’horizon programmatique s’annonce comme une « réflexion matérialiste sur l’histoire des transformations du marxisme » (Rancière, 2007 : 19). Entrer dans l’archive de la pensée ouvrière de l’émancipation en restituant aux discours la dimension stratégique qui les noue aux pratiques et formes d’expression des classes en lutte, corrèle alors un nouveau principe de lecture : aborder les textes dans une stylistique du discours indirect par quoi les énoncés de Marx, dans leurs registres critiques ou polémiques variables, font entendre (par « échos », par « résonances », suivant les métaphores récurrentes de Rancière) les agents d’énonciation qui s’inventent dans les luttes ; analyser les effets de la lutte des classes et de ses formes discursives sur le discours du théoricien : « effets sur le discours des Manuscrits de 1844 ou du Capital des formes discursives – rapports des commissaires ou des procureurs, enquêtes des médecins et des économistes, sermons, discours électoraux, etc… – dans lesquelles la bourgeoisie pense – c’est-à-dire pense-à-réprimer – le prolétariat ; mais aussi résonance dans leur texte des formes discursives dans lesquelles le prolétariat se pense – à supprimer : des voix de l’atelier, des rumeurs de la rue, des marchés ou des lieux d’embauche aux mots d’ordre de l’insurrection ouvrière en passant par les formes savantes de la littérature ouvrière ou populaires de la chanson des goguettes » (Rancière, 1973 : 4). Au prix de reconnaître que le discours du théoricien est constitutivement affecté par les divisions de ces formes discursives, qu’« il n’y a pas une conceptualité marxiste qu’il faudrait dégager des scories idéologiques ou des invasions bourgeoises mais plusieurs conceptualités », plusieurs « stratégies discursives différentes répondant à des problèmes différents, faisant écho de diverses manières aux discours dans lesquels les classes se pensent elles-mêmes ou affrontent le discours adverse7 » (Rancière, 2011 : 147-148).

Mais simultanément cette approche fait d’autant mieux ressortir la nécessité de choisir une conceptualité et un Marx contre d’autres, où se marquent à la fois l’empreinte du maoïsme et la crise de l’identification du maoïsme à une tentative de révolutionnarisation interne du marxisme-léninisme (contre son codage « révisionniste » où Althusser et le PCF étaient finalement assimilés). Lire Marx au style indirect libre, c’était inscrire méthodologiquement, pour l’appliquer à son texte, le primat de la praxis sur la théorie affirmé dans les Thèses sur Feuerbach, en identifiant la praxis à la pratique révolutionnaire (et non au matérialisme de la production) et aux formes discursives de cette praxis (Rancière, 2011 : 41-44). C’est cette instance du discours qui permet de faire franchir un seuil épistémologique à l’axiome politique maoïste voulant que « les idées justes sur la lutte contre l’oppression se form[ent] dans la pratique des opprimés et non dans la tête des savants marxistes » (Rancière, 2007 : 334). Mais en même temps, c’était mettre en question l’unité d’une « position prolétarienne » dans les discours de l’émancipation ouvrière, et l’exposer au soupçon de ne rejoindre jamais une position du prolétariat, ou de n’être rien d’autre que la substantialisation d’une « conscience » normative au nom de laquelle les appareils de pouvoir se réclamant du marxisme disqualifient les voix toujours trop « idéologiques », la conscience toujours trop « petite-bourgeoise » des « masses » dès qu’elles se révoltent effectivement. L’entreprise de La Parole ouvrière sera au cœur de cette tension. D’un côté, l’archéologie des discours conduira à soutenir que « l’idée de révolution prolétarienne est inexorablement contemporaine des discours de cette avant-garde ouvrière » qui forgent à partir des insurrections de 1830-1833 « l’idée de l’émancipation ouvrière sur laquelle viendra se greffer la théorie de la révolution prolétarienne » (Rancière, 2007 : 18). Mais de l’autre côté, la même archéologie ne fera qu’accuser le constat que cette pensée ouvrière de l’émancipation n’est pas moins « prélevée par un coup de force sur la multiplicité complexe, voire contradictoire, des raisons et des formes des révoltes » (Rancière, 2007 : 334-335), ou pour le dire inversement, que la fonction de parole dans les luttes des opprimés est tout aussi inexorablement prise dans des rapports de pouvoir qui divisent tout autant les voix ouvrières entre elles. Dans le registre des stratégies discursives, comme l’écrit Rancière, « la coupure n’est jamais simple » (2011 : 167). Ce pourrait bien être un euphémisme. La loi du multiple que font valoir les « retournements » et « torsions » des discours en lutte – « dialectique sauvage où les théoriciens de la révolution ne se retrouvent pas toujours » – risque fort de rendre les coupures de classe inassignables au niveau de ces stratégies discursives mêmes.

De quelle coupure parle-t-on ? Fétichisme, topique et (déjà) platonisme

Cette tension entre les stratégies discursives à travers lesquelles se forge la pensée ouvrière de l’émancipation, et une théorie du prolétariat révolutionnaire qu’elles rendent à la fois possible et impossible, ou à laquelle elles donnent son objet tout en la déconstruisant comme « théorie » unifiée, c’est d’abord la tension que Rancière, avant de lui donner une signification autonome (radicalisant du même coup sa portée « déconstructrice », en autonomisant la pensée de l’émancipation de la grammaire politique de la lutte des classes), identifie chez Marx lui-même, et l’expression théorique privilégiée qu’il en développe est l’analyse du fétichisme de la marchandise dans le Livre I du Capital. Plus exactement à la bordure de cette analyse, dans le passage évoquant la répartition du temps de travail social qui mettrait fin au fétichisme, et invoquant « une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social » et rendant ainsi les rapports sociaux « simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution » (Karl Marx cité dans Rancière, 1973 : 9). Loin de voir dans ces expressions des rémanences de la critique « humaniste » de l’aliénation dans le texte de la « maturité », comme Althusser le soutenait, Rancière y identifie un cas exemplaire du discours indirect libre qui travaille l’énonciation marxienne : « l’association des producteurs libres, rêve prolétaire mille fois mis à l’essai depuis cet automne de 1833 où les tailleurs en grève de Paris voulurent être leurs propres maîtres. Le fétichisme représente dans la théorie, c’est-à-dire en termes de conditions de connaissance – et de méconnaissance –, cet autre monde, porté par la lutte prolétaire, qui rend son objet pensable8 » (Rancière, 1973 : 9).

Cette formulation coexiste cependant avec une autre, particulièrement développée en 1973 dans « Mode d’emploi » (1973 : 8-10). L’exemplarité de l’analyse du fétichisme n’y est pas seulement rapportée à l’intrusion des voix ouvrières et au travail de « traduction » qu’en opère Marx dans les « savoirs de l’élite ». Elle rend lisible les effets d’une coupure historique qui s’inscrit dans les contradictions politiques internes à l’œuvre marxienne de la maturité et en reconfigure la « problématique ». Coupure politique plus qu’épistémologique, souligne Rancière : elle est en fait les deux. D’abord ce n’est pas n’importe quel événement politique de la lutte des classes que « représente dans la théorie » l’analyse du fétichisme, c’est une défaite, la défaite ouvrière de 1848-1851, qui disjoint les temps de la lutte politique et du travail scientifique. À partir d’elle devient possible une autonomisation (« impensable pour le discours critique antérieur ») de la science, qui intériorise dans son objet le relatif évidemment de la scène politique et d’un horizon révolutionnaire différé. Mais cet événement politique ne provoque pas seulement un effet sur la position du discours de la science et son objet. Il est en lui-même un événement théorique, celui qui s’écrit au plus près de la conjoncture elle-même, dans la distance qui sépare Les Luttes des classes en France et Le Dix-huit Brumaire : la crise de la représentation politique des classes en lutte qui, dans la narration du Dix-huit Brumaire, est immédiatement une mise en crise de leur représentation théorique, mettant en déroute le schéma d’intelligibilité historique qui assurait dans L’Idéologie allemande et Le Manifeste la coalescence du mouvement de l’analyse et du « mouvement réel qui abolit l’état actuel ».

Or pour identifier la façon dont ce bouleversement de l’espace de la représentation s’inscrit à distance dans la théorie du fétichisme, et pour pouvoir lire en celle-ci le « symptôme » du changement de problématique provoqué par la coupure de 1848, il faut autre chose que le seul point de vue de la « stratégie discursive » de Marx : une réorganisation « topique » de cet espace, une topique du discours que Rancière décrit comme une répartition nouvelle des instances de la réalité, de l’illusion, et de la science, dont les rapports modifient la façon dont se distribuent les identités et les différences entre l’objet réel de la production, l’objet imaginaire de la perception ou de l’expérience, et l’objet symbolique de la science elle-même. Dans L’Idéologie allemande, explique en substance Rancière, la réalité a pour nom la division du travail et la lutte des classes, et c’est cette position de réalité qui inscrit dans un seul et même lieu la position de la science et la perception des classes matériellement engagées dans la lutte, tandis que la fonction d’illusion est reléguée dans une marginalité petite-bourgeoise dont les abstractions intériorisent sa coupure d’avec la réalité de la lutte des classes. De là une topique qui assure à la fois l’identité des objets de la production, de la perception et d’une science confiante dans l’observation positiviste des « choses telles qu’elles sont », et, dans le Manifeste, la coïncidence entre le mouvement du savoir et le mouvement historique dans la forme d’une « révélation ». Mais c’est cette topique que démembre « l’extraordinaire pantomime de 1848 où, par les mirages de la représentation, chaque classe s’est trouvée faire la tâche de sa voisine, où les hommes au pouvoir ont revêtu les costumes d’une autre scène politique pour représenter les intérêts inverses de ceux qu’ils étaient censés représenter ». Le jeu de l’illusion dans la représentation ne peut plus reposer sur la séparation des idéologues d’avec la réalité, il se joue sur « une scène de la réalité qui est celle de la représentation » (Rancière, 1973 : 8) : déplacement de l’illusion au cœur de la réalité qu’enregistrera, sur le terrain d’une critique de l’économie politique autonomisée, l’idée d’une objectivité de l’illusion coextensive à l’espace des rapports sociaux marchands, liant la fonction de la science « à l’inversion nécessaire du mouvement réel de la production dans la réalité perçue de ses agents », et lui donnant pour objet, non l’illusion ou la réalité, mais le « dispositif » lui-même invisible qui machine en hors-scène cette illusion objective qui tient lieu de réalité aux agents. Enfin c’est cette position métapolitique du discours de la science dans Le Capital qui entre en tension avec la parole ouvrière et son imaginaire d’« hommes libres associés » et de rapports sociaux « transparents » qui, bordant l’analyse du fétichisme, y inscrivent les mots d’ordre de l’abolition du salariat (Rancière, 1973 : 8).

La topique de L’Idéologie allemande et son simulacre

On remarquera qu’en reformulant la topique de la théorie marxienne dans la distribution des lieux de l’illusion, de la réalité et du savoir, et en renvoyant le problème du « nœud politique que constitue justement la position de la science » à un déplacement concernant le lieu et le statut de l’illusion, c’est déjà à un problème philosophique platonicien que nous avons affaire. C’est même le problème de Platon en tant qu’inventeur d’une politique de la philosophie pour une philosophie politique de l’ordre dans la forme d’une figuration topique (dont le mythe la caverne déploie la topographie) qui organise, dès 1973, l’analyse ranciérienne de la coupure politique qui traverse la pensée marxienne, avant que Platon ne vienne fixer le cadre du litige philosophico-politique en fonction duquel se déploieront les réécritures ultérieures des apories de Marx, dans Le Philosophe et ses pauvres comme dans La Mésentente.

C’est au moins suggérer, en nous tournant maintenant vers le livre de 1983, que relire Marx dans l’espace du platonisme, comme un « renversement » de la topique platonicienne plutôt que le classique renversement de l’idéalisme hégélien, n’y surgit pas ex abrupto. Et qu’il n’est pas non plus la simple reprise d’un geste générique de « renversement du platonisme » promu par le « nietzschéisme de gauche », même s’il en relance la question de fond, celle de l’articulation de la vérité et de la valeur quand nulle instance de l’Un n’en garantit l’unité, ouvrant le champ conflictuel des différences de valeur entre formes ou modes de savoir, et du rôle politique du savoir dans la hiérarchisation des valeurs éthiques, esthétiques ou politiques. Et même s’il en tire explicitement une lecture moins symptomale que « symptomatologique », prêtant une autre attention au travail de la métaphore, en s’attachant à repérer dans le style et les images de Marx, ses procédés d’ironie et de caricature, ses analogies littéraires ou historiques, ses valorisations ou dévalorisations esthétiques, les partages axiologiques qui soutiennent ou contraignent la logique conceptuelle des argumentations9. Plus déconcertant au regard des études marxologiques, dans ce texte qui est de loin le plus développé consacré par Rancière à Marx, qui est aussi le plus impitoyable dans sa manière de refermer la pensée marxienne sur ses propres apories, est son mode narratif même, par son procédé de démontage-remontage des textes dans une réécriture de la pensée marxienne comme une anamorphose baroque de La République platonicienne. Anamorphoses où la caverne revient sous les formes d’une maison troglodyte de paysan français ou du mur de planches derrière lequel un intellectuel petit-bourgeois berlinois s’adonne à sa seule passion d’écrire des livres10 (Rancière, 2007a : 111). Métamorphoses où le sophiste prend les traits de Proudhon, les fabricants ceux des ouvriers artisans, où le poète imitateur d’imitations se double dans le personnage du cordonnier poète Hans Sachs, et le philosophe-roi dans le portrait en exil de Marx lui-même – à moins que ce ne soit celui du parodique Louis-Napoléon revenu d’exil et sacré empereur… Jeu de variations où comme les Formes platoniciennes les concepts marxiens sont des épreuves sélectives pour discriminer la bonne forme de ses mauvais doubles, le vrai prolétariat des « faux prolétaires », le bon côté de l’histoire de son « mauvais côté », les classes du lumpen qui les ronge, la tragédie révolutionnaire de ses comédiens tragi-comiques. Quitte à ce que les divisions conceptuelles se brouillent elles-mêmes dans l’incertain départage des doubles et des simulacres. Aussi les individus que Marx invoque ou critique, discute ou raille, deviennent-ils dans la narration ranciérienne des personnages conceptuels – comme Marx et Engels eux-mêmes peut-être –, à la fois « types » sensibles, personnages de théâtre sur la scène de l’histoire où Marx lui-même recourt si souvent à la hiérarchie des genres dramatiques pour décrire l’imaginaire historique de ses acteurs, dramatisations des concepts marxiens qui en incarnent les impasses dans la géographie économique et politique du temps. C’est une narration théorique qu’on ne peut lire sans humour.

Je me bornerai dans ce dernier moment à relever, en prenant pour fil conducteur les rappels précédents tirés du « Mode d’emploi » de 1973, certaines scansions de la 2ème partie du Philosophe et ses pauvres, pour repérer la façon dont le problème de la « topique » y est à la fois reposé et mis en variation. En un sens ce qui le rattachait dix-ans plus tôt à l’événement d’une « coupure politique » devient l’axe organisateur de la narration ranciérienne, qui généralise à toute la trajectoire de Marx ce qui était auparavant indexé sur la défaite ouvrière de 1848. L’autonomisation du discours de la science par rapport aux luttes ouvrières y devient un écart sans cesse déplacé entre Marx théoricien matérialiste de la production et Marx théoricien révolutionnaire de la dissolution du monde bourgeois, dans une fuite en avant pour en opérer la synthèse impossible. Le « renversement » marxien du platonisme y trouve, non le tranchant d’une coupure, mais les figures paradoxales d’une transformation de sa topique où la question du « lieu » différentiel de la science, de la philosophie, de l’idéologie et de la pratique politique, oscille constamment entre sa relance et sa déconstruction.

L’Idéologie allemande en témoigne d’emblée, en liant le renversement de l’idéalisme, non à une inversion de places entre la multiplicité sensible et l’intelligible, mais à la position de la production comme seul principe : « essence de toute activité, mesure du travail, de la guerre et de la pensée, la production ne connaît que des transformations : du travail de l’ouvrier au développement des forces productives, des forces productives aux intérêts d’une classe dominante, et des idées dominantes à la domination des idées… » (Rancière, 2007a : 109-110). Dire que la production ne connaît que des transformations revient à dire qu’il n’y a pas de topique, pas de coupure pour en différencier les lieux ou les instances. Mais pas davantage de coupure révolutionnaire, là où la continuité de la production est aussi bien celle des générations transformant les forces productives que les générations antérieures ont transformées. Ce qui est en fait renversé, c’est plutôt l’affirmation de 1973 suivant laquelle l’idéologie reste dans L’Idéologie allemande localisée dans la marginalité petite-bourgeoise. L’argument de Rancière consiste à montrer que l’idéologie ne peut constituer aucune discontinuité réelle dans un ordre où tout est productions de transformation et transformations de la production : c’est un concept-limite, un simulacre de concept pour penser un produit comme simulacre. Ce qui vaut d’abord pour « l’idéologue allemand » lui-même. Si le prisonnier de la caverne est désormais le philosophe petit-bourgeois, il ne fait pourtant que ce que tout le monde fait, produire ; « seulement sa production, elle, n’est pas comme les autres. Elle est la limite d’un processus où la production se transforme en sa propre imitation. Son or n’est plus qu’une monnaie démonétisée, le vain reflet du métal échangeable de l’activité productive » (Rancière, 2007a : 110). Or ce qui vaut pour le philosophe idéologue vaut tout autant pour les ouvriers eux-mêmes astreints à l’idiotisme de leur savoir-faire. Croisant des descriptions marxiennes de l’idéologue tout affairé à la mécanique de son métier, et du tailleur Weitling faisant « honte à la critique » par ses « créations intellectuelles », Rancière donne à voir une réversibilité sans solution de continuité : « le vice de l’idéologue n’est peut-être que la vertu du travailleur. Sa fantasmagorie laisse voir en traits grossissants la façon dont tout savoir-faire s’imite en vision du monde » (Rancière, 2007a : 110-115, 177). Bref, la « marginalité » petite-bourgeoise est partout où « chacun est à son affaire » : « Cette “idéologie” dont on a fait tant de tapage n’est rien que la banalité de l’ordre travailleur », qui est la caverne elle-même.

Ce qui devient alors inassignable, c’est le lieu distinctif de la science, mais aussi le « feu de la division » politique. Loin de témoigner pour une coupure épistémologique commençant son œuvre, L’Idéologie allemande la rend impossible : « la science n’a plus de lieu assignable dans un univers où tous sont fabricants et imitateurs, où le séjour de la vérité est le séjour de la doxa ». Là où la caverne est partout, la science se confond avec la forme philistine de l’observation des choses « telles qu’elles sont réellement » (Rancière, 2007a : 117). D’où un nouveau paradoxe : « Il faudrait que Bauer ou Stirner voient “les choses telles qu’elles sont”. Malheureusement “on ne peut faire aucune expérience sur ces choses au-delà du Rhin”. Ils méconnaissent l’histoire. Mais précisément, en Allemagne, “il n’y a plus d’histoire qui se passe”. S’il n’y a que des fantômes, le philosophe des fantômes est un bon observateur11 » (Rancière, 2007a : 113). Si bien qu’il ne peut y avoir d’idéologie allemande en Allemagne…Pour qu’il y en ait une, il faut changer de place, se placer ailleurs pour observer « le tapage de la scène allemande “d’un point de vue qui se situe hors d’Allemagne”. Quitte à découvrir à Paris que la réalité des luttes de classes est aussi celle de l’illusion politique ou à Londres que la réalité de la grande industrie est aussi celle de l’illusion économique. L’Idéologie allemande, il est vrai, est écrite à Bruxelles. C’est là, apparemment, qu’il y a le moins d’illusion. Mais peut-être aussi le moins à voir » (Rancière, 2007a : 113) ! Il faut une autre perspective, c’est-à-dire un autre lieu d’observation pour la science et une autre réalité pour l’observateur. Annulée, la topique est ainsi reconstruite sur une autre scène, où la géographie empirique donne sa topographie à une géographie de la pensée marxienne (c’est l’un des gestes récurrents qui structure la narration théorique déployée en 1983), topographie qui reconstitue dans l’espace européen et mondial les distances perspectives permettant d’organiser ses différences – entre vérité et doxa, entre modernité et arriération, entre science et idéologie, etc. –, fût-ce pour reconnaître que cette topique est elle-même un simulacre qui n’enregistre dans le jeu de ses différences perspectives que l’annulation de toute différence : entre l’Allemagne où l’on ne voit rien parce qu’il ne s’y trouve que des fantômes, et Bruxelles où l’on observe si bien parce qu’il n’y a rien à y voir.

Mais là où nulle coupure épistémologique n’est assignable, une coupure révolutionnaire ne peut l’être davantage, sinon sous la forme qu’elle revêtira dans le Manifeste du parti communiste : celle d’une radicalisation bourgeoise de la production et de ses transformations, c’est-à-dire le développement du capitalisme comme révolution « matérialiste » en permanence12. Coupons court en allant directement à la conclusion qu’en tirera Rancière pour le Manifeste ainsi passé « au rabot de L’Idéologie allemande ». La rupture révolutionnaire y trouve à la fois le concept de son acteur anomique et l’acte d’énonciation qui en affirme l’actualité dissolvante. Mais d’un côté le prolétariat, pour incarner la puissance de négativité et de dissolution de la société bourgeoise, doit instancier simultanément la dissolution de son idéologie et la dissolution de ses ouvriers. La dépréciation des artisans y trouve son ancrage théorique, mais aussi l’idéal ascétique, l’éthos sacrificiel du militant13 (Rancière, 2007a : 123), et le ressentiment des intellectuels quand « ceux d’en bas ne sont jamais conformes à leur concept, ont toujours d’autres désirs, toujours autre chose à perdre que leurs chaînes » (Rancière, 1975 : 101). Et à ces figures éthiques correspond aussi une aporie conceptuelle : là où il n’y a pas de prolétariat conforme à son concept, doit venir à sa place une double figure de son autre : l’autre du prolétariat, l’autre de son concept. Dans le Manifeste, souligne Rancière, c’est la puissance de la bourgeoisie qui confère au prolétariat et à son parti l’unité de leur existence spectrale ; et elle seule y figure l’agent tragique venant remplir paradoxalement le concept vide du prolétariat, le « mouvement de dissolution de toutes les classes, de toutes les déterminations fixées et ossifiées, l’identité tragique de la production et de la destruction » (Rancière, 2007a : 139). Mais l’absence du prolétariat est aussi l’état de son non-concept : le pur multiple indéterminé de noms impropres et de simulacres : « on pourra baptiser l’ouvrier qui n’est pas encore prolétaire de divers noms parfaitement équivalents : artisan, lumpen, petit-bourgeois, idéologue… (…) ces catégories socio-historiques ne sont que masques de comédie, déguisements dont s’affuble la distance de l’ouvrier au prolétaire, la non-coïncidence du temps du développement et du temps de la révolution » (Rancière, 2007a : 122-123).

Dès lors le prolétaire lui-même n’a que la consistance du parti qui le représente, et de l’acte d’énonciation qui en « manifeste » l’acte de division. D’où un dernier paradoxe touchant à l’écriture même du Manifeste. Le jeu de disqualification qu’entraîne ce dispositif conceptuel pose inévitablement le problème de savoir pourquoi faire alliance avec les « Straubinger », « pourquoi donc faire un parti avec ces gens qui décidément ne seront jamais des vrais prolétaires ? » (Rancière, 2007a : 130), sinon parce que le parti d’une classe qui est la dissolution de toutes les classes, doit être un parti qui est la dissolution de son propre regroupement. Ce parti non-parti « représente le prolétariat comme l’absolument Un, constitué comme tel par la haine de toutes les puissances de l’ancien monde. Mais il est aussi la dissolution de cet Un, la non-classe qui attaque la classe de l’intérieur » (Rancière, 2007a : 130). Double aspect qui s’incarne dans le parti lui-même, d’un côté dans la singularité de la parole du philosophe qui ne représente que le tranchant d’un acte de division14, de l’autre dans une non-classe sous la forme de sa dérision : une « bande d’âne » raille Engels, une cohorte d’« hommes de la dissolution et de l’anti-représentation, individualités shakespearienne » inaptes à représenter rien ni personne sinon la dérision de la représentation. Plutôt que l’indécise intrication de logique politique et de cynisme prêtée ici à Marx et Engels, retenons le déplacement induit par rapport à la thèse de la coupure politique de 1848 développée dix ans plus tôt : si « le philosophe est à lui seul le parti comme puissance tragique du négatif », et si « tout ce qui vient faire corps autour – ce mélange indécis de Straubinger à prétentions intellectuelles et d’intellectuels demi-solde – est voué à la répétition comique d’un texte qui n’est pas le sien et qu’il ne peut que déformer » (Rancière, 2007a : 131), alors il faut considérer que la répétition farcesque sous les traits de laquelle Marx analysera la déroute de 1848-1851, ne vient pas seulement de cette nouvelle conjoncture elle-même. Son cadrage interprétatif est déjà préparé par le dispositif théorique et scénographique, inextricablement conceptuel et imaginaire, installé de L’Idéologie allemande au Manifeste.

Humour mode d’emploi ? À quelle distance lire (l’inachèvement de) Das Kapital ?

Il faut bien pour finir revenir à la lecture ranciérienne du Capital qui avait donné, dans le désapprentissage de la « leçon d’Althusser », notre point de départ. Objet du dernier chapitre consacré à Marx en 1983, on y cherchera en vain une lecture par le menu des analyses marxiennes sur le mode de production capitaliste. C’est qu’en reposant au Capital la question de son objectif politique, Rancière s’attache à souligner deux points, impliquant deux modes d’emploi contrastés du livre : l’un interrompant la lecture dès la fin du premier chapitre ; l’autre promettant de rendre la lecture interminable. Le premier radicalise une thèse déjà latente dans le « Mode d’emploi » de 1973. Encore Rancière y maintenait-il l’idée d’une double source politique de « l’objet du Capital » dans les luttes prolétaires : « le “réel” de la journée de travail et de la lutte salariale », qui trouve son représentant théorique dans le concept de survaleur, « l’“imaginaire” de l’association des producteurs libres » et les luttes pour l’abolition du salariat, trouvant le leur dans le concept de fétichisme (Rancière, 1973 : 13, n. 24). Le Philosophe et ses pauvres tranche : dans Le Capital « la grande affaire, ce n’est pas l’exposé de la plus-value. Ce secret-là, tout le monde le connaît (…). C’est de ruiner par avance la solution proudhonienne à la plus-value : le libre et égal échange de travail entre producteurs. (…) En ce sens, tout est joué dans la preuve administrée au premier chapitre que “la forme valeur relative générale et la forme équivalent général sont les deux pôles opposés, se supposant et se repoussant réciproquement, du même rapport social des marchandises”. (…) Le proudhonisme est impossible. En un sens, la démonstration du livre est achevée à son premier chapitre » (Rancière, 2007a : 171).

Le second point tire la conséquence des analyses précédentes, et touche cette fois au destin historique singulier d’un texte et de ses investissements politiques, idéologiques et subjectifs : « le prolétariat n’a pas besoin de la science du capital pour s’instruire », comme en débattent le pédagogisme marxiste-léniniste et ses détracteurs (Rancière compris) ; chez Marx, « il en a besoin pour exister. Le prolétariat existe seulement par son inscription dans le Livre de la Science » (Rancière, 2007a : 169). C’est pourquoi celui-ci ne se destine ni à son apprentissage ni à une « application ». En appelant à un prolétariat à venir dont elle tient lieu parmi les pitres du présent, elle doit être Œuvre inimitable (au présent) et interminable (dans son avenir indéfiniment différé). D’où une singulière interprétation de l’inachèvement du Capital, renversant le motif althussérien du « retard » de la théorie sur sa propre pratique (autre modalité de l’inachèvement de l’œuvre), ou plutôt prêtant à Marx l’acte délibéré d’en retarder l’achèvement, et d’en faire justement la modalité sous laquelle elle peut s’absolutiser comme « Œuvre » : intransformable, imparticipable, plus proche de l’œuvre de génie dans l’esthétique kantienne que d’un traité d’économie ou de stratégie. Rancière y insiste : « Cette science n’est la maîtrise d’aucun objet ni la formation d’aucun sujet (…). Le “renversement” matérialiste, le retour du ciel sur la terre ont cette conséquence inattendue de ruiner l’espace de la pratique ». L’intention prêtée à Marx cependant importe moins ici que la signification éthico-politique qui la sous-tend. Le problème est encore celui sans cesse posé dans les travaux antérieurs, celui du fonctionnement des textes comme instruments et enjeux de pouvoir. Il est corrélativement celui des « subjectivations politiques » du texte marxien : « La science enseigne une seule chose. Non pas une connaissance, une manière d’être. Elle apprend à ceux qui l’étudient à être des hommes à la hauteur du nouveau monde (…) L’application de la science, ce ne peut donc être que ceci : apprendre à interpréter l’œuvre sur la scène de la révolution. On n’échappe pas au théâtre » (Rancière, 2007a : 180). Être à la hauteur du nouveau monde : la reprise de cette expression des Luttes de classes en France ne peut être sans humour au terme d’une analyse qui n’aura cessé de montrer combien Marx s’enferre dans un dispositif théorico-politique à partir duquel ne peut que revenir la même déploration : en matière de comédiens, l’histoire des révolutions a la fâcheuse habitude de recruter surtout des pitres.

Mais cet humour avec lequel je suggérais qu’il faut lire ce dernier texte de Rancière sur Marx, est lui-même significatif dès lors que sont en question les dimensions subjectives qu’engage une pensée marxienne que n’épuise pas l’aspiration à incarner l’introuvable science du prolétariat révolutionnaire et de son parti, mais adressée à ceux qui devront en faire usage comme un art, l’« art de devenir agents historiques » (Rancière, 2007a : 181). Aussi est-ce encore à un dramaturge marxiste que cet humour est imputé, ce qui réintroduit in fine et la question de la pratique, et la métaphore théâtrale qui y trouve son dernier emploi : non pas le Brecht pédagogue que caricaturera plus tard l’auteur du Spectateur émancipé, s’évertuant à faire « “prendre conscience” en dévoilant l’exploitation et ses mystifications », mais le Brecht d’un gai savoir, celui pour lequel « la grande vertu que le public avec l’acteur doit apprendre, c’est l’humour : l’art de se comporter sur la scène où les contraires ne cessent de s’échanger », « l’art de la distance qui s’apprend à distance » (Rancière, 2007a : 181). Peut-être n’est-il pas interdit de considérer qu’il y va de l’humour de Rancière lui-même, comme avec lui de la tâche d’une génération devant affronter sous un nouveau jour, à l’entrée des « années d’hiver » de la décennie 1980, le problème de l’héritage de Marx et du testament censé en énoncer la règle de partage et de transmission15. Art de la distance qui s’apprend à distance, l’humour est alors requis précisément lorsqu’est venu le temps où la règle fait doublement défaut : pour garantir la juste distance à « l’œuvre » de Marx, mais aussi pour mesurer la distance entre les deux Marx dont « Mode d’emploi » pointait déjà l’ambivalence, d’une façon qui sera pendant un temps encore, jusqu’à la fin des années 1970, un appel à choisir l’un contre l’autre.

C’est dire que l’humour lui-même n’est pas simple, la distance dont il cherche la mesure sans règle disponible ne peut être univoque. La dernière section de la partie du Philosophe et ses pauvres consacrée à Marx, qui porte justement sur la question de l’héritage et du testament, en fait une dernière fois une distance localisable dans cette « géo-topique » déjà évoquée. Soit la topographie organisée par la « mise en scène exactement réglée par le vieil Engels quand la mort de Marx le fait légataire de la science de l’avenir » (Rancière, 2007a : 182) : distance entre l’Allemagne où sévissent les lois anti-socialistes de Bismarck, Genève où la section allemande de l’Internationale s’est exilée, Zürich où Engels institue « l’équipe du Sozialdemokrat et son théoricien Bernstein comme représentants auprès des militants allemands de la science conservée à Londres et critiques de leur représentation parlementaire », Londres même où gît l’Œuvre dans son inépuisable réserve. Distance multiple donc, et une dernière fois ambivalente. Qu’« en tout état de cause, la science ne [puisse] agir qu’à distance », c’était peut-être déjà la leçon d’Althusser et de sa topique matérialiste16. Leçon perdue ? Tout dépend de l’humour de ceux qui la reçoivent, leur interprétation de cette distance. La distance de Londres au continent, de Genève à Zürich, de Zürich à la scène politique et parlementaire allemande, c’est d’un côté celle qui ouvre « l’espace du commentaire » de ce que Engels s’empresse de monumentaliser comme une Œuvre : « faire les Livres II et III du Capital avec la masse informe des hiéroglyphes laissés par l’auteur du Chef d’œuvre inconnu (…). Apprendre la lecture de ces hiéroglyphes à deux scribes, Bernstein et Kautsky (…). Empêcher donc qu’aucun comédien vienne altérer le texte des acteurs de l’avenir », bref « préserver la pureté du texte pour les acteurs de l’avenir » tout en renforçant le pouvoir paradoxal de cette science retirée dans sa distance. Mais cette distance est aussi celle qui doit « aiguiser la capacité dialectique – humoristique – des ouvriers allemands par l’écart même entre leur représentation politique allemande et leur représentation littéraire zurichoise ; par la critique que fait l’écrivain marxiste Bernstein des errements du parlementaire social-démocrate Liebknecht comme par celle que fait l’organisateur ouvrier Bebel du scribe marxiste Bernstein » (Rancière, 2007a : 182). Qu’une fois encore la métaphore du metteur en scène revienne à prêter beaucoup d’intentions cachées au « pédagogue Engels », n’empêche pas de considérer que cette reconstruction duplice du dernier acte du légataire affecte la scène de l’héritage elle-même d’une profonde indécidabilité, ce qui est aussi une manière de la tenir pour non-close. « Leçon perdue ? Les héritiers n’ont décidément pas d’humour » (Rancière, 2007a : 183).

Bibliographie

Balibar, Étienne (1993), « L’objet d’Althusser » in Lazarus, S. (dir.), Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser, Paris, PUF.

Derrida, Jacques (1995), Spectres de Marx, Paris, Galilée.

Foucault, Michel (1969), L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard.

Marx, Karl (1968), L’Idéologie allemande, Paris, Éditions Sociales.

Rancière, Jacques (1973), « Mode d’emploi pour une réédition de Lire le Capital », rééd. Horlieu Éditions : horlieu-editions.com/introuvables/politique/ranciere-mode-d-emploi-pour-une-reedition-de-lire-le-capital.pdf

Rancière, Jacques (1975), « La bergère au goulag », Révoltes logiques, n° 1.

Rancière, Jacques et Alain Faure (2007), La Parole ouvrière[1976], Paris, La Fabrique.

Rancière, Jacques (2007a), Le Philosophe et ses pauvres [1983], Paris, Flammarion.

Rancière, Jacques (2011), La Leçon d’Althusser [1974], Paris, La Fabrique.

Renault, Emmanuel (2012), « The Many Marx of Jacques Rancière »in Deranty, Jean-Philippe et Alison Ross (eds.), Jacques Rancière and the Contemporary Scene. The Philosophy of Radical Equality, Londres-New York, Continuum, p. 167-186.

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  1. e texte a été publié initialement en espagnol dans Fjeld, Anders et Tassin, Etienne (eds.), Jacques Rancière, Buenos Aires et Madrid, Katz Editores / Eudeba, collection El Arte de Leer, dirigée par Claudia Hilb et Matías Sirczuk, 2017. []
  2. Dès 1970 était paru à Buenos Aires « Sobre la teoría de la ideología (la política de Althusser) » (voir l’appendice de La Leçon d’Althusser [Rancière, 2011]). Mais c’est dans « Mode d’emploi » que la critique d’Althusser est directement articulée au mode de lecture de Marx promu dans Lire le Capital, et à la contre-lecture dont Rancière pose dès ici le programme alternatif. []
  3. Voir l’excellente synthèse d’Emmanuel Renault, « The Many Marx of Jacques Rancière » (2012). []
  4. Ce que le changement de conjoncture des années 1970 aux années 1980 peut bien expliquer formellement, mais non dans la forme spécifique que prend cet effacement chez Rancière lui-même. []
  5. Voir aussi La Leçon d’Althusser (2011), p. 143 et p. 196 et suivant. []
  6. Voir Michel Foucault, L’Archéologie du savoir (1969), notamment pp. 36-37. []
  7. Voir aussi Jacques Rancière, « La bergère au goulag » (1975), p. 100-102. []
  8. Voir aussi Rancière (2007 : 19) et (2011 : 167). []
  9. Le rapprochement de Marx avec Nietzsche arrive dès les premières pages de la deuxième partie (Rancière, 2007a : 97). []
  10. Il s’agit d’une référence au Dix Huit-Brumaire et à L’idéologie allemande. []
  11. Rancière cite Karl Marx (1968 : 58). []
  12. Voir Rancière (2007a) p. 118-121 et p. 136-139. []
  13. Cf. p. 168-176 où cette symptomatologie de l’esprit sacrificiel se résout finalement dans le portrait du vieux Marx éreintant sa santé à l’(in)achèvement de son Œuvre… []
  14. Voir Rancière (2007a) p. 131 la citation, ultérieure au Manifeste, de la lettre de Marx à Engels du 18 mai 1859. []
  15. La confrontation reste à faire ici entre le livre de Rancière de 1983 et la façon dont Derrida pensera le problème du rapport à Marx aujourd’hui dans Spectres de Marx (1995). []
  16. Voir en ce sens la réplique de Balibar à Rancière : « il y avait dans la conception “épistémologique” de la coupure, incontestablement, un élément de platonisme (…). Il est d’autant plus remarquable que, dissolvant finalement l’objet “coupure”, Althusser (…) en vienne à réfléchir pour elle-même sur la question de la “topique”, c’est-à-dire la question des lieux de la pensée (…) non pas comme une hiérarchie (qui irait du sensible à l’intelligible, et de là vers un principe de la distinction même, “anhypothétique”), mais comme une limitation d’efficace, qui tient à ce que la pensée conceptuelle n’agit pas sur ses propres conditions d’existence là où elle se reconnaît elle-même comme vraie, mais toujours “ailleurs”, là où, comme “force matérielle”, elle est relativement indiscernable de son Autre idéologique » (Balibar, 1993 : 115). []
Guillaume Sibertin-Blanc