Des subalternes au pouvoir. Autour de la vague progressiste en Amérique latine

Quelques décennies après l’explosion académique des « études subalternes », plusieurs États latino-américains ont vu l’ascension au pouvoir politique de forces issues des classes et couches subalternes. D’après Robert Cavooris, ces épisodes révolutionnaires ont révélé les limites profondes du paradigme subalterniste. En effet, les hypothèses de ces courants théoriques reposent sur une lecture dualiste entre « subalternes » et « élites », entre multitudes et État. Que se passe-t-il quand les subalternes s’emparent (au moins en partie) de l’État ? Pour mieux saisir ces processus, Cavooris oppose aux subalternistes l’apport théorique de Nicos Poulantzas. Comprendre ce que font les subalternes dans l’État, c’est comprendre comment et dans quelle mesure l’État est transformable, traversé par des contradictions, et comment les subalternes travaillent ce terrrain pour leur propre compte.

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En février dernier des scènes de révoltes urbaines surgirent un peu partout au Venezuela. Des étudiants jetèrent des cocktails Molotov, des banderoles rouges furent agitées dans les rues, des barricades de pneus brûlèrent avec éclat. Après deux ans de manifestations mondiales intensives du Caire à Oakland en passant par Athènes, ces images avaient quelque chose de familier. Suite à la mort de Hugo Chávez, le président Nicolas Maduro était au pouvoir depuis moins d’un an et déjà, le peuple paraissait prêt à rendre un jugement sur son mandat. La réponse du gouvernement vénézuélien semblait reproduire les actions de tant d’autres États menacés ; dans la rue, la garde nationale se dressa contre les manifestants tandis que la police arrêtait l’acteur le plus visible du mouvement pour incitation à la violence.

Cette série d’événements fut l’occasion pour plusieurs témoins extérieurs de se positionner un peu trop facilement en soutien aux manifestants. Et il est difficile de jeter la pierre sur celui dont la première impulsion reste la sympathie pour la rue. Pourtant la plupart des manifestants, malgré leurs masques symboliques et leurs pavés, n’exigeaient rien d’autre que les privilèges qu’ils possédaient avant l’ère Chávez1. Si la situation au Venezuela est effectivement particulière, c’est bien parce que le contenu politique est important : ceux qui se placent du côté de la gauche révolutionnaire doivent réconcilier leurs sympathies instinctives pour les manifestations de rue avec le fait qu’aujourd’hui, le Venezuela représente la chose au monde qui se rapproche le plus d’un socialisme réellement existant.

Bien évidemment, les objectifs politiques affichés par l’État vénézuélien ne lui garantissent pas automatiquement un laisser-passer. Mais il est difficile d’ignorer que le gouvernement actuel est le produit d’une transformation politique massive et populaire qui s’étend sur deux décennies. En effet, pendant que les populations d’un bout à l’autre de l’Amérique latine réagissaient aux politiques néolibérales impitoyables qui n’ont cessé d’inonder la région pendant les années 1980 et 1990, le Venezuela est devenu l’axe central d’un tournant à gauche bien plus vaste. Ce virement a impulsé des transformations politiques considérables au Venezuela et en Bolivie, suscité des résonances plus modérées dans le cône Sud, et a finalement abouti à des coups d’états réactionnaires au Paraguay et en Honduras. En ce qu’elle représente un des rares projets politiques de gauche d’ampleur de l’ère post-soviétique, cette marea rosada d’Amérique latine, ou marée rose, apparaît comme un laboratoire d’expériences concrètes pour la transition du capitalisme vers quelque chose d’autre – laissant pour l’instant irrésolue la question de savoir si ce quelque chose d’autre est le communisme – et exige une discussion substantielle au sein de la gauche.

Cependant, pour vraiment saisir ce qui se passe au Venezuela et ailleurs, il est important de repenser  les concepts à travers lesquels nous abordons ces nouveaux scénarios politiques. Au XXe siècle, le thème de la guérilla a dominé les courants théoriques en Amérique du Sud ; les travaux de Che Guevara à ce propos et ceux de Régis Debray sur la théorie focquiste de la révolution en sont des exemples probants. Mais comme l’a suggéré Sophia McClennen, chercheuse en études culturelles et affaires internationales, « les formes existantes d’activisme politique [en Amérique Latine] ont investi de nouveaux modes d’organisation qui ne sont plus liés aux formes idéalisées des mouvements de résistances indigènes et des groupes guérillero, et qui n’interviennent plus entièrement à l’intérieur de l’État-nation2» En d’autres termes, les vieux outils théoriques et les vieilles impulsions politiques sont inadéquats en ce qui concerne le nouveau terrain de la gauche en Amérique du Sud ; tout particulièrement si l’on considère son rapport à l’État.

Ainsi le défi, s’agissant d’évaluer le socialisme du XXIe siècle en Amérique du Sud, est double : premièrement, il est nécessaire de formuler un cadre conceptuel qui puisse expliquer les multiples processus et changements politiques de la marée rose au niveau de l’État. Ensuite, ce cadre doit servir de boussole politique pour ceux d’entre nous à gauche qui soutiennent les objectifs plus généraux des États populaires de la marea rosada, nous donnant ainsi des critères qui permettent une évaluation politique sérieuse de ces projets au moment où ils sont mis en œuvre.

Seize ans après l’élection d’Hugo Chávez à la présidence du Venezuela, certains ont déjà commencé à théoriser ces développements mais également à dépasser le schéma centré sur la guérilla proposé par Guevara et Debray. Les courants principaux de cette tendance nouvelle s’articulent autour d’une théorie de l’hégémonie et du concept de « subalternité » qui lui est lié. Mais les idées qui en émergent, se focalisant principalement sur l’exclusion du pouvoir de l’État, doivent aujourd’hui être repensées ou du moins relativisées. L’État lui-même doit désormais se trouver au cœur de l’analyse politique de la gauche. Comme l’écrit John Beverley, « Dans une situation dans laquelle les mouvements sociaux issus des secteurs subalternes-populaires de la société sont “devenus l’État” ou cherchent à le devenir, comme c’est le cas avec plusieurs gouvernements de la marea rosada, une nouvelle façon de penser la relation entre l’État et la société est devenu indispensable3» Cette nouvelle façon de penser l’État est indispensable pour évaluer les succès, les faiblesses, et les possibilités post-capitalistes présentées par la marée rose. Une des sources les plus fécondes pour une théorie renouvelée de l’État réside dans les travaux d’un théoricien qui fut autrefois au centre de toute discussion marxiste du politique mais qui est aujourd’hui rarement mentionné : Nicos Poulantzas. Mais avant d’en venir à Poulantzas il nous paraît utile d’examiner les apports et les limites de la théorie de l’hégémonie telle qu’elle a été utilisée pour comprendre la politique en Amérique du Sud.

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La théorie de l’hégémonie a bien évidemment une histoire longue et composite. Bien que le terme d’hégémonie lui-même fût important dans certains débats politiques engagés par des socialistes russes avant 1917, sa conceptualisation la plus célèbre émergea des tentatives du communiste italien Antonio Gramsci pour comprendre la situation des partis ouvriers en Europe de l’Ouest pendant les années 1920 et 1930. La popularité croissante des travaux de Gramsci tout au long du XXe siècle eurent pour résultat de diffuser la théorie de l’hégémonie au-delà du « marxisme occidental » ; l’importance des concepts d’hégémonie et de condition subalterne pour l’école d’études subalternes d’Asie du Sud, par exemple, est bien connue. Des chercheurs en politique et culture sud-américaines au sein d’Universités nord-américaines, dont de nombreux originaires d’Amérique du Sud, ont eux aussi abondamment puisé dans cet outillage théorique et en 1993, le Groupe d’études subalternes d’Amérique du Sud (qui a officiellement existé jusqu’en 2000) fut fondé sur le modèle de celui de Ranajit Guha et de ses collègues d’Asie du Sud4.

Le chercheur en littérature Gareth Williams fut un membre tardif du Groupe d’études subalternes d’Amérique du Sud. Dans son livre, The Other Side of the Popular de 2002, Williams tente de pousser plus avant la mission du groupe pour « récupérer la figure du subalterne » afin de défier « les formes élitistes de conceptualisation qui ont réduit au silence la subalternité latino-américaine dans l’histoire des formations nationales latino-américaines5.» Il cherche à raffiner la notion de condition subalterne afin de combiner l’enjeu « philosophico-déconstructif » du terme, qu’il associe à Gayatri Spivak, à une compréhension plus sociologique attribuée à Guha6. Dans son acception plus « philosophique », la condition subalterne « promet d’interrompre » les récits politiques dominants – c’est un fragment ontologique dont la présence même signale la limite de la politique d’État. Mais dans sa signification plus concrète et sociologique, le terme suppose la persistance d’un certain type de classe prolétaire ou d’une sensibilité politique paysanne qui reste en dehors, antagonique aux élites politiques. Avec ces deux significations prises ensemble, William explique que la « condition subalterne perpétue aussi bien la possibilité que la promesse de déstabilisation d’une expansion souvent néocoloniale de l’hégémonie et de sa logique universalisante […] [elle] est une limite au pouvoir institué qui est potentiellement constitutive de formes alternatives de pensée, de lecture et d’action7. » Autrement dit, les secteurs opprimés et exclus de la société représentent une différence subalterne, qui à son tour se dresse comme une possibilité politique pour un autre futur à venir. Ainsi, politiquement, la synthèse de Williams signifie que l’on devrait partir du point de vue de ceux qui sont extérieurs, exclus de ce que Gramsci appelle le bloc historique au pouvoir ; philosophiquement, ces « exclus » sont le bastion d’une différence potentiellement déconstructive qui tient à distance la menace totalisante de l’État et du capital.

L’argument de Williams est un exemple représentatif des études subalternes d’Amérique du Sud : il offre des perspectives importantes mais se heurte également à des limites caractéristiques. Sa définition de la condition subalterne clarifie certains travaux plus ambigus du groupe en affirmant qu’elle ne peut être réduite à une simple politique de l’identité. Et il fournit une analyse convaincante des dangers d’une telle approche en expliquant comment, au milieu du XXe siècle, les États d’Amérique latine ont usé de variantes des politiques d’identité subalterne afin de consolider la position des capitalistes nationaux et de fournir une base populaire aux partis politiques des élites8. Cependant, l’intégration de cette lecture « philosophico-déconstructive » de l’hégémonie et de la condition subalterne conduit Williams à prendre des concepts théoriques pour des catégories ontologiques – c’est-à-dire qu’il prend un ensemble d’idées qui correspondent à des problèmes politiques spécifiques et les sur-généralise radicalement9. En utilisant les termes hégémonique et subalterne comme des synonymes pour « oppresseurs » et « opprimés », Williams et d’autres penseurs de la condition subalterne perdent toute capacité à expliquer la relation particulière que cet ensemble de concepts est censé illustrer. Cette erreur obscurcit la signification plus spécifiquement sociologique du travail de Gramsci et de Guha (se référant aux alliances de classes et à la prééminence idéologique), et les concepts d’hégémonie et de subalternité deviennent ainsi des substituts transhistoriques pour une dynamique éternellement reproduite des rapports de pouvoir inégalitaires10.

La conséquence de cette généralisation et du statut philosophique assigné à la théorie de l’hégémonie est que, dès lors que la strate subalterne devient hégémonique – ce qui était bien sûr l’objectif stratégique qui sous-tendait la théorie de Gramsci – les penseurs de la condition subalterne foncent tout droit dans un cul-de-sac politique. La superposition du subalterne et de l’opprimé exclut la possibilité que ces nouvelles classes et groupes hégémoniques soient encore opprimés et exploités. Un tel scénario politique déstabilise complètement la relation entre subalternité et hégémonie et devrait aboutir à la recherche de concepts appropriés.

Revenons aux manifestations de l’année dernière au Venezuela : il est possible, selon une certaine conception des événements qui se sont déroulés là-bas, de projeter sur les manifestants le statut de groupe subalterne et de minorité opprimée, exclue du bloc hégémonique au pouvoir représenté par le Parti socialiste unifié qui gouverne le Venezuela (une sorte d’agglomérat de partis pro-Chávez et d’autres mouvements). Si cette présupposition (manifestants=opprimés=subalternes) a peut-être été une valeur sûre pour la gauche durant les vingt-cinq dernières années, un tel réductionnisme politique s’avère cependant intenable en ce qui concerne le Venezuela bolivarien. Il serait en revanche judicieux de regarder au-delà des rapports de pouvoir immédiats pour comprendre les structures sociales sous-jacentes. À cet égard il importe d’étudier : l’histoire de la gentrification dans les universités vénézuéliennes d’où sont issues beaucoup de manifestants ; la relation de ces étudiants anti-chavistes aux élites traditionnelles ; la nature de la République bolivarienne du Venezuela elle-même, en tant qu’État comprenant un grand nombre d’organisations sociales qui, pendant un moment, étaient clairement subalternes11. Pour résumer, afin d’appréhender les rapports de pouvoir, les observateurs de gauche doivent théoriser la situation politique en question au lieu de se fier aux oppositions catégoriques d’une ontologie sociale de l’opprimé et de l’oppresseur.

À la lumière des succès inédits de ces mouvements populaires de masse, certains penseurs ont déjà commencé cette reconceptualisation nécessaire. John Beverley résume bien la question que je tente ici d’éclairer :

« Que se passe-t-il quand, comme cela a été le cas avec certains gouvernements de la marea rosada en Amérique Latine, les subalternes ou, pour utiliser une expression plus en vogue aujourd’hui, les mouvements sociaux subalternes-populaires qui naissent hors des paramètres de l’État et de la politique formelle (y compris des partis traditionnels de la gauche), sont « devenus l’État », pour emprunter la caractérisation d’Ernesto Laclau, ou se sont engagés dans des projets politiques qui cherchent à occuper l’État12 ? »

En d’autres termes, que se passe-t-il quand l’État et les subalternes cessent d’être en opposition ? En répondant à cette question, Beverley, un membre fondateur du Groupe d’études subalternes d’Amérique latine, abandonne son orientation autrefois fermement anti-étatiste. Il remarque précisément que nous ne pouvons aborder la politique en Amérique latine aujourd’hui en restant seulement dans des cadres philosophiques et déconstructivistes – le poids des possibilités politiques, c’est-à-dire « la résurgence d’une réelle gauche politique en Amérique latine », nous contraint à prendre une position qui dépasse la simple solidarité avec ceux qui sont hors du champ du pouvoir, en dirigeant plutôt notre attention sur la composition sociale et politique de ces nouveaux États de gauche13. Ce faisant, on remarque que loin de reproduire une alternative infinie entre hégémonie et condition subalterne, la marea rosada représente une chose rare : la capacité d’agir du subalterne empruntant le cadre étatique. Beverley est un défenseur inconditionnel de la révolution bolivarienne au Venezuela et, malgré leurs différences considérables, de toutes les autres entreprises ayant des orientations de gauche dans la région. Quelles que soient aujourd’hui ses faiblesses, soutient-il, cette gauche latino-américaine actuellement centrée sur l’État peut « garder en vie l’idée du socialisme en tant qu’ordre post-capitaliste » et en même temps proposer cette « possibilité transformatrice » réelle selon laquelle « la société peut être refondée sur des bases plus redistributives, égalitaires, culturellement diversifiés14. »

Beverley fait remarquer qu’il n’est pas suffisant pour la gauche de s’emparer du pouvoir de l’État, elle doit également transformer l’appareil d’État. Mais l’empressement qui le pousse à cautionner tout projet d’État ayant des inclinations de gauche sans distinction aucune, ainsi que sa condamnation rapide des stratégies de gauche qui ne visent pas le pouvoir étatique (à savoir la position anti-électoraliste de l’Armée zapatiste de libération nationale au Mexique), ont pour conséquences qu’il oublie de poser d’importantes questions qui pourraient guider ces transformations. L’imprudence de ce soutien quasi dogmatique devient claire dès lors que l’on considère l’histoire, ponctuée d’erreur, de trahisons et de tragédies, de la gauche au pouvoir. Les héritages problématiques du SPD allemand et de l’URSS font écho aux difficultés de la présidence avortée de Salvador Allende au Chili et aux maladresses de la Révolution cubaine toujours en cours. Chacun de ces cas est unique, mais hier comme aujourd’hui, la gauche institutionnelle a plus à gagner en se posant des questions et des défis qu’en restant admirative de manière acritique. Il est essentiel de garder ces questions en vie : comment la gauche peut-elle consolider son pouvoir sans tomber dans l’autoritarisme ? Quels sont les possibles écueils qui pourraient faire déraper un projet révolutionnaire ? Et, au-delà d’idéaux abstraits, que doit-on espérer de ce que font, ou ne font pas, ces États de gauche pour ouvrir des possibilités post-capitalistes ?

Jon Beasley-Murray, comme Beverley, défend cette attention renouvelée pour l’État, mais son scepticisme concernant les projets stato-centrés confère à son livre de 2010, Posthegemony, un caractère critique qui fait défaut chez Beverley. Il avance son argument au travers d’une critique de la philosophie politique de l’Argentin Ernesto Laclau – un des théoriciens de l’hégémonie les plus complexes, et une référence majeure dans la prolifération de cette théorie au sein des études culturelles britanniques comme des recherches subalternes en Asie du Sud-Est. Une brève reconstruction de l’argument de Beasley-Murray nous permettra d’illustrer une autre étape dans la présente conjoncture théorique.

Laclau de son côté, tente de théoriser l’articulation des antagonismes sociaux au travers de « chaînes d’équivalence » entre les secteurs sociaux. Sa propre version de la théorie de l’hégémonie est censée expliquer comment un personnage tel que Juan Perón en Argentine, par exemple, en est arrivé à signifier des choses bien différentes pour sa base polarisée en groupes politiques de gauche et de droite – avec un rassemblement inattendu d’étudiants et de militaristes, de syndicalistes et de capitalistes15. Laclau considère Perón lui-même comme un signifiant vide évoquant des contenus distincts pour chacune de ses différentes factions. Il a discursivement réussi à rassembler toutes ces factions contre cet ennemi commun au cœur du discours péroniste, un « anti-peuple » constamment en déplacement, visant parfois les communistes, parfois les impérialistes ou encore la vieille oligarchie. Inversement, Laclau utilise la même logique pour expliquer comment les mouvements subalternes exclus ont commencé à exiger certaines choses de l’État, établissant ainsi une équivalence entre eux et leur interlocuteur, ce qui pourrait en fin de compte mener à la création d’un projet contre-hégémonique de masse16. Bien que le travail de Laclau soit considérablement plus élaboré que ce que suggère ce bref résumé, il n’en reste pas moins vrai que le concept d’hégémonie et les logiques d’équivalence et de différence sont au centre de son dispositif théorique.

Mais pour Beasley-Murray, cette focalisation mène Laclau à la même erreur que j’ai identifié chez Williams : en assignant un statut ontologique à des concepts particuliers, Laclau réduit toute la politique à une relation entre hégémonie et condition subalterne. Toutes les autres manifestations du politique sont catégoriquement disqualifiées ; rien ne peut être expliqué en dehors du jeu du signifiant et des représentations discursives. Comme le soutien Beasley-Murray : « Le défaut fondamental de la théorie de l’hégémonie n’est pas [comme certains l’ont suggéré] sa sous-estimation de l’économie ; c’est qu’elle substitue la culture à l’État, la représentation idéologique à l’institution, le discours à l’habitude 17». Autrement dit, la question des représentations supplante tous les autres mécanismes de pouvoir. Toute la politique revient à identifier qui ou quoi pourra le mieux représenter son bloc hégémonique, et l’État en lui-même – pour ne rien dire des composants du pouvoir hégémonique – ne fait l’objet d’aucune élaboration théorique.

Néanmoins, Beasley-Murray ne se concentre pas sur l’État afin de mieux le défendre. Son objectif est plutôt de comprendre la façon dont l’État restreint le potentiel révolutionnaire en captant le pouvoir constituant de la multitude et en le stabilisant dans le pouvoir constitué de l’État et de ses sujets, le peuple. Il s’aligne donc avec les mouvements qui échappent à une telle capture – encore une fois le mouvement contemporain des zapatistes au Mexique vient à l’esprit – par la quête d’autonomie et des insurrections sporadiques, et qui se situent ainsi à la limite entre pouvoir constituant et pouvoir constitué au lieu de chercher simplement à remplacer un État par un autre. La réelle épreuve politique pour un mouvement, selon Beasley-Murray, dépend de si les transformations se manifestent dans des formes de collectivité et de pratiques sociales nouvelles en dehors de la sphère étatique18.

Comme le souligne Becquer Seguin, si Beverley n’est pas suffisamment critique des États de la marée rose, la position théorique de Beasley-Murray le conduit à une ambivalence politique insatisfaisante à l’égard du pouvoir étatique lui-même. Au mieux, son insistance sur les insurrections et rébellions aboutit à la conclusion que le pouvoir positif de l’État est largement sans intérêt. Au pire, cela le mène au même cul-de-sac que celui de la perspective subalterne : une simplification excessive de la politique dans laquelle tout ce qui est contre l’État mérite un soutien inconditionnel19.

Ainsi, bien que Beverley et Beasley-Murray représentent les deux pôles opposés d’une entreprise théorique qui tente d’aller au-delà de la théorie de l’hégémonie et de la subalternité, aucun des deux n’est capable de nous offrir un critère politique nous permettant d’évaluer les actions et décisions diverses et variées des gouvernements de la marée rose. Seguin remarque justement que leurs analyses se contentent de « rejeter ou de soutenir bien rapidement les gouvernements de la marée rose sans être capable en revanche de faire des distinctions entre ceux-ci20. » Il se demande quant à lui ce que cela signifierait de proposer une véritable « critique de gauche » de la marée rose : « Peut-on critiquer ces gouvernements à partir du champ interne de leur entreprise théorique, afin précisément de les rendre plus égalitaires, démocratiques, multiculturels, multi-ethniques et ainsi de suite21? » En d’autres termes, comment peut-on contribuer, et apprendre de ces projets politiques en cours tout en conservant un cadre théorique marxiste et en partageant la visée émancipatrice de ces gouvernements ? Comment peut-on mesurer les exploits, les défauts et les trajectoires de ces gouvernements sans rejeter ni soutenir de manière catégorique chacun de leurs faits et gestes ?

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Une perspective théorique souvent négligée se présente à nous comme un tremplin pour sortir de cet enlisement : la théorie de l’État capitaliste de Nicos Poulantzas22. Les éléments les plus fascinants de cette théorie, pouvant servir à une critique de gauche de la marée rose, se trouvent dans L’État, le pouvoir, le socialisme, publié un an avant la mort de l’auteur en 1979. L’une des difficultés principales du texte, comme l’a remarqué Stuart Hall dans un article commémoratif de 1980, réside en ce que nombre de ses intuitions les plus saisissantes requièrent davantage d’explications23. Poulantzas a ouvert une voie qu’il n’a pas eue le temps de suivre jusqu’au bout. Néanmoins, même ses constats les plus élémentaires permettent d’éclairer quelque peu la question de comment mieux évaluer aujourd’hui le socialisme du XXIe siècle. Tout d’abord, à travers le concept de pouvoir d’état de Poulantzas, il est possible de repenser ce que signifie, pour un président comme Chávez ou pour un mouvement comme le Movimento al socialismo (MAS) en Bolivie, « prendre le pouvoir ». Ensuite, avec l’idée complémentaire de matérialité institutionnelle de l’État, nous pouvons réexaminer certaines questions essentielles concernant la transition – celles du statut de la nation, ou de la division sociale du travail – afin de saisir de quelle manière certains changements politiques pourraient approfondir le processus de construction socialiste. Pris ensemble, ces deux concepts de pouvoir d’État et de matérialité institutionnelle, forment le noyau d’une orientation politique générale vis-à-vis de la marée rose.

Pour Poulantzas, le commentaire de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste, selon lequel l’État est le comité chargé de gérer les affaires de la bourgeoisie, est un point de départ mais reste encore incomplet. Ce commentaire se rapporte au premier concept, celui de pouvoir d’État, sans reconnaître le fait que l’État est « un appareil spécial qui possède une ossature matérielle propre qui n’est pas réductible à des rapports donnés de domination politique24. » Autrement dit, le défaut de cette définition de l’État formulée par Marx et Engels dans cet extrait si souvent cité (mais non le seul), est qu’il échoue à préciser la forme et le rôle de la machine d’État au sein de l’ensemble du paysage de la domination bourgeoise. Au lieu de prendre en compte sa matérialité institutionnelle, la formule suggère qu’il serait suffisant de qualifier un État de bourgeois pour le comprendre.

Mais le pouvoir d’État est plus complexe qu’il n’apparaît dans cette formule de « comité qui gouverne » : d’importantes divisions traversent sa configuration et il est donc difficile de réduire l’État à la simple expression d’une classe unifiée. Le conflit de classe, écrit Poulantzas, est « inscrit dans la structure institutionnelle de l’État25. » Ceci signifie que, contrairement à la notion de dictature de classe mise en avant par Lénine, l’État n’est pas le produit d’une victoire d’une classe sur une autre, mais plutôt « un rapport de forces, ou plus précisément la condensation matérielle d’une telle relation entre les classes et les fractions de classes26. » C’est-à-dire que l’antagonisme entre les classes dans le domaine économique se reproduit politiquement sur le terrain – mais non pas uniquement sur ce terrain – de l’État. Ainsi, quand bien même un État serait bourgeois, au sens où il reproduit ultimement les rapports de production capitalistes, l’argument de Poulantzas suggère qu’aucune classe ou fraction de classe ne peut dicter les conditions de cette reproduction toute seule27. La présence de résistances sociale et politique de la part des classes exploitées est inscrite dans l’architecture politique de la domination de classe bourgeoise.

Fondamentalement, ceci nous permet de conceptualiser la présence concrète de la classe ouvrière et d’autres groupes opprimés au sein des institutions de l’État. L’État capitaliste intègre un nombre considérable de travailleurs dont l’obéissance lui permet de fonctionner effectivement ou non. Dans le cas du Venezuela par exemple, les organisations de gauche ont rencontré un certain succès en organisant les nombreux travailleurs (souvent racisés) membres de l’armée. Cette division de classe au sein des forces armées a abouti à de nombreuses rébellions et défections parmi les soldats pendant les mouvements armés de gauche dans les années 1960, donnant également naissance au Mouvement clandestin des révolutionnaires bolivariens dont est issu Chávez lui-même28.Les divisions internes dans l’armée ont également été importantes lors de la tentative de coup d’État de 2002 contre Chávez, quand de nombreux officiers subalternes décidèrent de se tourner contre les instigateurs du coup et de rejoindre les masses de travailleurs et les habitants des bidonvilles de Caracas plus ou moins organisés qui envahirent les rues pour exiger son retour29. En somme, le pouvoir d’État, dans ce contexte, est conditionné par les coordonnées du conflit de classe : les classes dominantes ne peuvent tout simplement pas le posséder ou l’occuper comme si elles étaient séparées des classes qu’elles exploitent, étant donné que ces classes sont vitales aux opérations de l’État lui-même.

Recoupant ces divisions de classe, un autre ensemble de fissures séparent les nombreuses composantes institutionnelles qui encadrent les structures élargies du pouvoir d’État. Les uns à côté des autres, des appareils ayant des objectifs potentiellement conflictuels – l’armée, la bureaucratie de tel ou tel département, ou même, individuellement, des juges ou des législateurs – s’engagent dans une interaction complexe de décisions et de priorités, dépendantes de situations conjoncturelles et finalement contingentes30. Ces priorités divergentes peuvent quant à elles manifester des configurations variables des contradictions de classe au sein d’une branche ou d’un appareil donné. Finalement, nous dit Poulantzas, inspiré par la théorie althussérienne de l’autonomie relative de l’État, « la constitution de la politique d’État doit être comprise comme le résultat des contradictions de classe inscrites dans la structure même de l’État31. » Ainsi, au travers de l’interaction de ses appareils et branches distincts, marqués de manière différente par les rapports de classe, l’État s’engage dans un certain nombre de projets potentiellement conflictuels et ne peut donc être considéré comme un instrument unilatéralement dirigé par une classe particulière.

Ici, le concept multidimensionnel de pouvoir d’État de Poulantzas donne un aperçu du rôle, et des limites, de dirigeants tels que Chávez ou Evo Morales en Bolivie et permet également de corriger certaines idées fausses qui émergent d’une trop grande importance accordée à l’hégémonie. Si la théorie de l’hégémonie peut expliquer comment ces figures deviennent emblématiques de leurs mouvements respectifs, au travers d’un jeu de signifiants vides et de revendications subalternes, le concept d’« État relativement autonome et intérieurement divisé » explique que la prééminence idéologique qui a permis leur élection ne se traduise pas par un pouvoir politique sans entraves. La position de tel dirigeant est aussi bien renforcée par, que redevable des avancées de la lutte des classes et des structures très variées des États capitalistes dont ils héritent. Comme le soutient justement Beasley-Murray, la théorie de l’hégémonie tend vers le fétichisme de l’État mais aussi du dirigeant, qui atteint son paroxysme dans l’idéologie du populisme. Il en résulte une conception instrumentaliste de l’État, orientée soit par la peur, soit par l’espoir (selon la position politique que l’on soutient) : le président populiste semble avoir un contrôle total de l’État. Le concept d’autonomie relative de Poulantzas exclut de telles conclusions ; « Un changement de pouvoir d’État » écrit-il, « n’est jamais suffisant pour transformer la matérialité de l’appareil de l’État » ; mieux, « une telle transformation dépend d’un type spécifique d’opération et d’action32. » Mais quel est ce « type spécifique d’opération et d’action » ? Et quelle sorte de transformation pouvons-nous nous en attendre, ou espérer dans tous les cas ? Se poser ces questions, c’est interroger la matérialité institutionnelle de l’État.

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Tandis que le concept de pouvoir d’État exprime la manière dont différentes fonctions de l’État sont structurellement reliées, la matérialité institutionnelle désigne les moyens et les circuits spécifiques au travers desquels ces relations se cristallisent en régime capitaliste33. Déterminer les spécificités de la matérialité institutionnelle de l’État dans un cas de figure donné consiste à se demander : quelle est la forme sédimentée des corps politiques et des institutions dans une formation sociale donnée, et par quels mécanismes sont-ils liés à la reproduction des rapports de production capitalistes et des classes qui lui sont inhérentes ? Depuis cette perspective, Poulantzas approfondit l’investigation – qu’est ce qui, dans le capitalisme, a rendu si éminentes les institutions de la démocratie représentative tels que les parlements et les législatures ? Comment la séparation entre les gouvernants et les gouvernés se trouve-t-elle reliée à la division élargie du travail manuel et du travail intellectuel à l’intérieur du capitalisme ? Pourquoi l’individu, et pas une autre entité, se trouve-t-il être l’objet du pouvoir dans de telles circonstances politiques ? Et pourquoi, comme cela a si souvent été le cas, la nationalité est-elle devenue de facto le ciment qui unit les États capitalistes ?

Bien sûr, toutes ces questions ne peuvent être abordées directement ici, et leurs réponses pourraient varier selon les différentes situations concrètes. Mais pris ensemble, les concepts de pouvoir d’État et celui de matérialité institutionnelle nous permettent d’évoluer, pour ainsi dire, vers celle de la transformation – et indiquent peut-être même le chemin d’une transition vers un nouveau mode de production. En d’autres termes, si l’on comprend en quoi la forme spécifique de l’État correspond à une distribution du pouvoir aussi bien au sein de l’État qu’en dehors, les mesures par lesquelles on peut changer cette forme deviennent plus claires.

Cependant, la transformation de la matérialité institutionnelle de l’État doit être clairement différenciée des ajustements politiques mineurs qui répondent aux exigences populaires. Cette distinction est ce qui sépare les États providences sociaux-démocrates de ceux qui sont potentiellement révolutionnaires. C’est bien la différence entre un État prétendument socialiste qui tente de créer les conditions économiques objectives pour différer éternellement l’avènement d’une société socialiste future, et les États qui se fixent pour objectif, comme l’affirme le vice-Président bolivien Alvaro Garcia Linera, « de soutenir tant que possible le déploiement des capacités organisationnelles autonomes de la société » et d’inviter les masses dans le circuit politique de l’État34.

Poulantzas pose cette question en terme de division sociale du travail. Il affirme que l’existence d’une institution spécifique chargée de l’organisation sociale (l’État) n’est qu’une forme de division entre travail intellectuel et travail manuel au cœur de la division du travail capitaliste bien plus étendue35. Cette idée offre plusieurs options aux projets politiques de gauche. Il serait par exemple caractéristique de la social-démocratie d’agir strictement dans les limites de la division sociale du travail existante, de gouverner en direction des masses, pour la redistribution des richesses, la régulation du capital, et même de jouer un rôle organisationnel plus direct dans certaines industries en les nationalisant. Une perspective révolutionnaire en revanche devrait chercher à reconfigurer cette division : si la science du gouvernement est une entreprise intellectuelle capitaliste, alors une des priorités pour la gauche institutionnalisée – plutôt que de simplement gouverner différemment – est d’ouvrir les appareils de gouvernance à ceux qui étaient auparavant exclus de ce travail intellectuel, dans l’espoir que les types de savoirs qu’ils amèneront à l’organisation sociale remplaceront ceux d’une classe formée à reproduire des relations d’exploitation.

Dans quelle mesure les gouvernements de la marée rose et les mouvements qui les portent élargissent-ils les possibilités d’un engagement régulier des masses dans le travail quotidien de gouvernance, habituellement réservé aux technocrates et aux représentants ? Comment les travailleurs, compesinos, organisations de quartier et autres peuvent-ils mettre en exécution leurs propres projets avec des ressources qui seraient sinon concentrés dans les échelons supérieurs de l’État ? En un mot, jusqu’à quel point l’État est-il en train d’être restructuré dans l’optique d’encourager et de rendre possible la participation populaire ?

Dans le Venezuela bolivarien, l’article 62 de la Constitution de 1999 définit l’objectif suivant : « La participation du peuple dans la formation, l’exécution et le contrôle de l’administration publique est le moyen nécessaire pour accomplir son protagonisme et garantir son développement complet, aussi bien individuel que collectif36. » L’État, selon cet article 62, doit créer des conditions favorables pour que cette possibilité se réalise. Un grand nombre de programmes ont été lancés à cette fin, notamment les conseils communaux qui, selon la loi de 2006 qui les met en œuvre, « permettent au peuple organisé de gérer directement la politique publique et les projets orientés vers la satisfaction des besoins et aspirations des communautés dans la construction d’une société équitable et socialement juste37. »

Dans le même esprit que l’article 62 on trouve la politique de cogestion travailleurs-État qui estompe la ligne de démarcation entre le politique et l’économique en redistribuant le travail intellectuel d’organisation sociale au-delà des frontières de la sphère productive. Inveval, une unité de production de valve occupé par des travailleurs dans la région littorale du Miranda, est un des projets de cogestion ayant le plus de succès. Elle fonctionne sous le seul contrôle des travailleurs en tandem avec les structures participatives des communautés locales afin d’éviter l’écueil capitaliste qui annihile tous les efforts accomplis dans de nombreuses coopératives ouvrières. Chez Invival, l’équilibre entre le pouvoir ouvrier, celui des communautés et l’État crée un engrenage de transformations dans lequel la division sociale du travail hiérarchisée ne trouve plus aucune place38. Les sphères de la production, de la consommation, et de la distribution sont reliées dans une nouvelle division sociale du travail reconfigurée.

Contre la social-démocratie, ce qui doit retenir notre attention dans le cas de la marée rose n’est donc pas tant l’intervention extérieure de l’État dans l’économie, mais plutôt les efforts de la part de l’État pour transformer son propre rôle dans la division sociale du travail et reconfigurer les rapports de classes qui éloignent ordinairement le producteur immédiat de la prise de décision. Ce sont là des exemples – qui méritent un plus long d’examen – dont la signification devient intelligible à l’intérieur du cadre théorique poulantzassien. Sans succomber à la foi abstraite en la participation, et sans confondre ces exemples avec les derniers soubresauts du capitalisme, cette perspective éclaire l’accent mis sur la démocratie participative qui domine le discours de la gauche institutionnalisée en Amérique Latine. La stratégie minimale pour une participation élargie, dans une perspective critique de gauche, doit toujours laisser la porte politique ouverte à de plus grandes transformations à venir. Contre l’économisme et le révisionnisme, les États de la marée rose doivent ouvrir des possibilités post-capitalistes en construisant, comme le dit Marta Harnecker, « des espaces de protagonisme populaire qui préparent les secteurs populaires à exercer le pouvoir du niveau le plus simple au niveau le plus complexe39. »

L’importance de ces réflexes politiques de transformation devient plus évidente encore à travers l’exemple de la nation. Le nationalisme est bien sûr une question récurrente pour la gauche et une question ayant de lourdes conséquences dans toute approche révolutionnaire de la politique. Relativement à l’Amérique Latine, John Beverley affirme (contre Michael Hardt et Antonio Negri) que la nation est toujours un point de ralliement politique indispensable : « Pour construire une politique de la multitude aujourd’hui, dans les conditions de la mondialisation et confrontés à la critique et à la privatisation néolibérales des fonctions d’État, nous avons besoin d’une relégitimation et d’une reterritorialisation de l’État-nation40. » Autrement dit, avec la fragmentation apparente et l’affaiblissement de l’État-nation vis-à-vis du capital international, la gauche a besoin de reculer sur son terrain, d’affirmer son importance et d’en faire un champ de lutte.

Ce que propose ici Beverley est pertinent, mais il avance aussi dans des eaux dangereuses : au milieu du XXe siècle, la consolidation d’identités nationales-populaires mestizo à travers l’Amérique latine, combinée à un modèle économique de substitution des importations, a permis à des capitaux nationaux divers de se renforcer et de construire des compromis corporatistes dans les syndicats et les partis politiques. Le résultat de ce projet politique, qui défendait ostensiblement la nation, fut avant tout la cooptation de mouvements ouvriers inexpérimentés et une attitude de déni vis-à-vis de la persistance du racisme et de l’oppression des indigènes41. Et comme le montra la vague de dictatures de droite dans le sillage de ces projets, les contradictions au sein de ces coalitions nationales furent toujours résolues en faveur du capital42.

En regroupant cette histoire sous l’épithète du nationalisme « populiste », Beverley espère cependant autre chose :

« Ce qui pourrait être imaginé à la place de ces deux styles de nationalisme, classique du XIXe, et populiste plus récemment, est un nouveau type de politique qui interpelle « le peuple » non pas comme un sujet moderne unitaire et homogène mais plutôt comme les « communautés de destin » d’[Otto] Bauer, fissurées de l’intérieur, hétérogènes, multiples43. »

Cet appel général au pluralisme permet à Beverley de différencier ses espoirs des projets de construction nationale appartenant aux siècles passés, mais il ne fait aucune remarque sur le rôle de l’État dans l’actualisation de ces idéaux, ni sur la relation du nationalisme à un autre type de fissure interne – à savoir la lutte des classes.

Poulantzas peut remplir ces cases vides en ce qui concerne l’hétérogénéité de la nation. Comme l’État lui-même, « la nation moderne est […] la résultante d’un rapport de force entre les classes sociales “modernes”, dans lequel elle tient également lieu d’un enjeu des diverses classes44. » En d’autres termes, les fractures et divisions qui traversent l’État traversent aussi la nation. On peut l’expliquer, selon Poulantzas, par le fait que la nation elle-même est un projet d’État, construit et défini à travers la constitution de frontières et la formation d’histoires nationales45. Construire la nation comme « multiple, intérieurement fissurée et hétérogène », c’est alors jouer sur les frontières et histoires, de sorte qu’elles se rapportent aux divisions sociales existantes. Comme avec la division du travail, la question n’est pas de faire fonctionner les appareils existants pour atténuer les méfaits du capitalisme – par exemple en lissant l’hétérogénéité de classe et de race avec une nouvelle construction discursive. Une reconfiguration de l’État-nation doit plutôt introduire ces antagonismes dans sa structure même afin d’ouvrir de nouvelles perspectives politiques.

Si, comme le dit Poulantzas, « l’État établit la nation moderne en éliminant d’autres passés nationaux et en les transformant en des variantes de sa propre histoire », alors dans quelle mesure les États de la marée rose ont-ils tenté de se légitimer en tirant d’autres passés de l’ombre qui les cachait ? Qu’est-ce que cela veut dire pour un État que de construire une histoire subalterne alternative, potentiellement clivante, qui défie explicitement, ne se contentant pas de subsumer, le récit historique du cadre national dominant ? En d’autres termes, comment ces États créent-ils les conditions requises pour une transformation en mettant en conflit différents projets de légitimation nationale – en particulier en faisant émerger des discours inaudibles qui situent la nation non pas dans le passé des colonisateurs, ou même de l’unité mestizo mais dans l’histoire des opprimés, des exclus et des exploités ?

Au Venezuela, la reconnaissance par l’État du conflit social est déjà la formulation d’un certain reproche à l’égard d’une histoire nationale qui a mis l’accent sur « l’exception vénézuélienne » pendant la seconde moitié du XXe siècle. Cette histoire supposément exceptionnelle de l’unité et de la stabilité vénézuélienne, au moment ou d’autres pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud étaient déchirés par des conflits politiques ne fut en réalité que le produit d’une stratégie, le puntofijismo, dans laquelle les trois principaux partis politiques du Venezuela se mirent d’accord, après l’introduction de la démocratie formelle de 1959, pour se partager le pouvoir aux dépens de la gauche radicale et des vestiges du vieux régime droitier, consolidant le pacte par la répression violente et l’exclusion de toute personne qui le remettait en question46. L’élection de Chávez marqua la fin du puntofijismo ; avec le soutien des masses, l’antagonisme politique, qui même sous l’ancien système fit irruption plus d’une fois, éclata au grand jour et acquit une présence au sein de l’État. Les accusations suivant lesquelles sa personnalité exacerbait les divisions sont correctes à cet égard : Chávez et les mouvements qui le portèrent au pouvoir cherchèrent précisément à mettre l’accent sur le caractère déjà divisé de la nation vénézuélienne, caractère qui fut occulté pendant ces 40 années où gouvernèrent les élites. Ainsi, en reconnaissant l’existence d’au moins deux nations vénézuéliennes, divisées par la classe, l’État bolivarien fit un grand pas en avant dans la fondation d’une nouvelle histoire et d’une nouvelle nation vénézuélienne.

La théorie de l’hégémonie peut, en partie, expliquer cette logique d’équivalence dans laquelle le social est scindé en deux lignes claires, et l’une des grandes contributions de Laclau est d’avoir révélé comment ces démarcations discursives (par exemple celle des deux Venezuelas) émergent. Mais Poulantzas introduit la question de comment l’État participe à, et consolide ces reconceptualisations de la nation divisée – notamment dans quelle mesure ces constructions discursives au niveau de l’hégémonie produisent des changements au niveau du rôle de l’État dans la construction nationale.

Le cas de la Bolivie fournit des exemples concrets de ces changements. En Bolivie, l’ascension du Movimento al socialismo (MAS) qui a finalement propulsé Evo Morales à la présidence du pays, correspond à une série de redéfinitions des identités indigènes et nationales sur la base de la race et de la classe47. Le MAS est né comme l’« instrument politique » d’un syndicat de base de cultivateurs de coca. Mais lors de son accession, en 2006, à plusieurs postes clés du pouvoir d’État, la bataille qu’il avait engagée pour l’hégémonie sociale sur la question de la nation – qu’est-ce que la nation bolivienne ? Quelles sont les autres nations indigènes qui existent au sein des frontières boliviennes ? – se déplaça sur le terrain de l’État, sous le slogan du plurinationalisme. La Constitution de 2009 mit fin à la république de Bolivie, un nom et une forme de gouvernement fondé sur l’unité nationale, et créa à sa place l’État plurinational de Bolivie ; des représentants des communautés indigènes se retrouvèrent à siéger auprès d’autres députés dans la nouvelle Assemblée législative plurinationale. C’est-à-dire que la Bolivie abandonna le concept même d’État-nation et que les membres du MAS, soutenu massivement, commencèrent à restructurer aussi bien le pouvoir d’État que les appareils institutionnels sur la base des divisions internes de race, de classe et de nationalité de la multitude bolivienne.

La question n’est pas ici de savoir si l’on est « pour ou contre » l’État-nation comme lieu de mobilisation politique – cette question est déjà réglée dans le cas de la marée rose. Il serait plus utile de se demander comment des gouvernements de gauche peuvent utiliser le pouvoir positif de l’État pour transformer la forme et le contenu de la nation, même quand ils dépendent de celle-ci ; et de considérer si oui ou non ils créent un espace politique au travers duquel le pouvoir constituant peut pousser la transformation sociale vers une rupture décisive avec le capitalisme. Plus généralement, il devrait être clair qu’au-delà de la question de qui représente qui, se dresse la question urgente de savoir comment ceux au pouvoir peuvent reconfigurer les différentes subdivisions de l’état, modifier sa matérialité institutionnelle, et changer les termes de l’engagement politique populaire tout en maintenant une attention privilégiée aux luttes qui continuent et aux ruptures futures.

Les changements dans la pratique théorique doivent correspondre aux changements dans la pratique politique de ceux que nous soutenons. Même si les évolutions de la situation politique doivent actuellement guider toute analyse de la marée rose, et bien que la théorie de l’hégémonie ait son utilité, la théorie de l’État de Poulantzas offre une orientation nécessaire pour comprendre la conjoncture présente.

Une fois qu’on a reconnu que le pouvoir d’État est un phénomène changeant et contradictoire, et que ses fonctions ne se résument pas à « piloter » la machinerie étatique, comme on prend le volant d’un véhicule, alors la nécessité de reconfigurer profondément les structures déjà divisées de l’État devient évidente. Mais comment savoir si ces reconfigurations vont dans la bonne direction ? La question qui peut nous guider est celle-ci : dans quelle mesure les soi-disant États de gauche accentuent-ils les divisions inhérentes à la matérialité institutionnelle de l’État ? Autrement dit, dans quelle mesure introduisent-ils la lutte des classes dans la structure de l’appareil étatique, non pas pour la domestiquer ou la pacifier mais pour faire avancer, au niveau politique, la possibilité d’une rupture avec le capitalisme ? Alors que le mandat des États capitalistes consiste toujours à contenir ou à réprimer l’antagonisme, celui des États socialistes du XXIe siècle doit être de l’intensifier et de l’amener à ses conclusions économiques et politiques.

Les processus politiques en cours à travers l’Amérique Latine sont quelque chose de moins que le communisme, mais quelque chose de plus que le réformisme. Cependant, dans leurs développements futurs, ces processus ont le potentiel pour devenir l’un ou l’autre. Évaluer leur dynamique reste délicat ; il est parfois difficile de faire la différence entre une réelle ouverture des structures politiques de l’État et une tentative cynique de récolter un soutien populaire. Seules les transformations concrètes constituent des preuves tangibles. Nous pouvons espérer que de prochaines élaborations de l’intervention théorique de Poulantzas pourront servir de guide pour comprendre ces changements. Si nous devons être les compagnons de route de projets politiques aujourd’hui, et si des voies critiques peuvent être d’un quelconque soutien pour ces projets, alors il nous faut guetter toutes nouvelles progressions, les pousser en avant pour promouvoir une rupture politique, et encourager l’intensification de la lutte des classes, aussi bien hors des appareils d’État qu’en leur sein.

La solidarité internationale, bien sûr, ne fait pas une révolution, pas plus qu’elle ne peut la briser. Mais l’engagement au-delà des frontières a consolidé le mouvement ouvrier dès la Première Internationale, et les enjeux sont aujourd’hui plus importants que jamais : car si la marée rose devient rouge, elle pourrait déferler sur la terre entière par-delà les océans.

Traduit de l’anglais par Camilla Brenni

Article initialement paru dans Viewpoint Issue 4 : The State (« From Subaltern to State : Toward a Left Critique of the Pink Tide»)

 

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  1. Pour plus d’informations sur le contenu des manifestations et sur la composition sociale des manifestants voir : George Ciccariello-Maher, “Venezuelan Jacobins”, Jacobin, March 13, 2014. Mais aussi : William Neuman, “Slum Dwellers in Caracas Ask, What Protests ?”, The New York Times, February 28, 2014. []
  2. Cité dans Bécquer Seguín, “Posthegemony in Times of the Pink Tide”, Postmodern Culture 23, no. 2 (2013). []
  3. John Beverley, Latin Americanism after 9/11 (Duke University Press, 2011), 9. []
  4. Pour plus de sources sur le Groupe d’étude subalterne d’Amérique Latine voir leur “Founding Statement”, boundary 2 20.3 (1993) : 110-21. []
  5. Gareth Williams, The Other Side of the Popular : Neoliberalism and Subalternity in Latin America (Durham : Duke University Press, 2002), 84. []
  6. Ibid., 10. []
  7. Ibid., 11. []
  8. Ibid., 1-23. []
  9. Comme l’écrit Louis Althusser, les catégories philosophiques sont comprises de manière relationnelle et dualiste et peuvent être utiles afin d’établir des orientations théoriques générales. Les concepts sont spécifiés par leur contexte et sont créés à partir d’un cadre théorique qui se déplace et au travers duquel les objets étudiés peuvent être définis afin de produire du savoir. Voir Louis Althusser, Lenin and Philosophy, and other essays, trans. Ben Brewster (New York : Monthly Review Press, 2001), 28-9. []
  10. Dans cette perspective, voir la critique par Sumit Sarkar des conséquences sur les études subalternes du tournant philosophique opéré par Spivak in Sumit Sarkar, « The Decline of the Subaltern in Subaltern Studies », in Mapping Subaltern Studies and the Post colonial, ed. Vinayak Chaturvedi (New York : Verso, 2012), 300-23. []
  11. Sur le mouvement étudiant vénézuélien et anti-chaviste voir le chapitre 4 du livre de George Ciccariello-Maher, We Created Chávez : A People’s History of the Venezuelan Revolution (Duke University Press Books, 2013), 105-25. []
  12. Beverley, 110. []
  13. Ibid., 55. []
  14. Ibid., 115-16. []
  15. Les analyses de Perón sont dans « Towards a Theory of Populism » d’Ernesto Laclau dans  Politics and Ideology in Marxist Theory : Capitalism, Fascism, Populism, Édition réimprimée (New York : Verso, 2012), 144–98. C’est un thème récurrent dans Ernesto Laclau Emancipation(s) (New York : Verso, 2007), ainsi que dans Ernesto Laclau, On Populist Reason (New York : Verso, 2005). Les développements les plus compréhensifs de la théorie de l’hégémonie, sans référence directe à Perón, sont dans l’ouvrage d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy : Towards a Radical Democratic Politics. 2nd ed. (New York : Verso, 2001). []
  16. Le tournant de Laclau vers la théorisation de l’hégémonie est aussi peu surprenant qu’ironique étant donné sa propre critique de Nico Poulantzas dans son essai de 1975 « The Specificity of the Political, » que l’on retrouve dans l’ouvrage de Laclau, Politics and Ideology in Marxist Theory (op. cit.). Dans ce texte Laclau affirme que le concept de pouvoir d’État chez Poulantzas est trop inclusif quand celui-ci considère les institutions idéologiques comme étant des appareils d’État. Laclau suggère que le pouvoir de classe, tel qu’on le retrouve dans les institutions idéologiques, doit être pensé séparément de l’État afin de maintenir une certaine spécificité du politique. Il est ainsi peu surprenant que Laclau se tourne vers une analyse de ce pouvoir de classe en terme d’idéologie et d’hégémonie au lieu de pouvoir étatique dans  Hegemony and Socialist Strategy, et aussi dans l’essai qui suit « New Reflections on the Revolution of Our Time, » dans Ernesto Laclau, New Reflections on the Revolution of Our Time (New York : Verso, 1990). Il est cependant ironique que Jon Beasley-Murray et d’autres critiques peuvent justement souligner la tendance de Laclau à ignorer le pouvoir d’État comme catégorie spécifique tout en théorisant seulement le pouvoir de classe au détriment du pouvoir d’État dans sa théorie de l’hégémonie et du populisme. []
  17. Jon Beasley-Murray, Posthegemony : Political Theory and Latin America (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2010), 60. []
  18. Beasley-Murray parle d’affect et d’habitude, ou ce que Seguín appelle les « modes de domination sociale pré-sociale, pré-idéologique et même pré-cognitive ». Voir op. cit. []
  19. Pour une conception alternative de la relation entre pouvoir constituant et pouvoir constitué, ou multitude et pueblo, dans le contexte de l’Amérique latine voir Enrique Dussel, 20 Tesis de Política (México D.F. : Siglo XXI, 2006). Disponible en traduction anglaise comme, Twenty Theses on Politics, de Enrique Dussel trans. George Ciccariello-Maher (Durham : Duke University Press, 2008). Pour une comparaison théorique forte des concepts de pueblo et multitude et un compte rendu de la façon dont l’État bolivarien au Venezuela médiatise ces idées, voir Donald Kingsbury, « Between Multitude and Pueblo : Venezuela’s Bolivarian Revolution and the Government of Un-Governability, » New Political Science 35, no. 4 (December 1, 2013) : 567–85. []
  20. Seguín, « Posthegemony in Times of the Pink Tide. » []
  21. Ibid. []
  22. Poulantzas répondait, en partie, aux exigences politiques de sa propre conjoncture et à l’émergence de l’eurocommunisme. Il serait intéressant de comparer davantage ce mouvement avec les gouvernements de la marée rose dont il est question en Amérique latine, étant donné que ces deux mouvements accordaient une plus grande importance à la participation dans le pouvoir d’État et tentaient de se détourner de l’exemple soviétique. Il serait particulièrement instructif d’étudier les obstacles et faiblesses éventuels de l’eurocommunisme qui le redirigèrent finalement vers la social-démocratie. []
  23. Stuart Hall, « Nicos Poulantzas : State, Power, Socialism, » New Left Review 119 (1980) : 67. []
  24. Nicos Poulantzas, L’État, le Pouvoir, le Socialisme, trans. Patrick Camiller (New York : Verso, 2013). []
  25. Ibid., 125. []
  26. Ibid., 128. []
  27. Ibid., 133. []
  28. Ciccariello-Maher We Created Chávez, 33-4, 98. []
  29. Ibid., 171-73. []
  30. Nicos Poulantzas, « The Capitalist State : A Reply to Miliband and Laclau, » New Left Review 95, no. 1 (1976) : 69-71. []
  31. Ibid., 133. []
  32. Ibid., 131. []
  33. Poulantzas, L’État, le Pouvoir, le Socialisme, 49. []
  34. Pablo Ste fanoni, Franklin Ramírez, et Maris tella Svampa, « El “Des cubrim iento” Del Estado », dans Las Vías de La Emancipación : Conversaciones Con Álvaro García Linera (México D.F. : Ocean Sur, 2009) : 74-88. Traduction du même auteur. []
  35. Poulantzas, L’État, le Pouvoir, le Socialisme, 55-56. []
  36. Traduction de la traductrice présente. Le texte original est disponible ici (here). []
  37. Ciccariello-Maher, We Created Chávez, 244. []
  38. Ibid., 196-98. []
  39. Marta Harnecker, « Cinco Reflexiones Sobre el Socialismo del Siglo XXI », Rebelión, March 26, 2012. Notre propre traduction. []
  40. Beverley, 42. []
  41. Ce processus a eu, bien sûr, l’effet contradictoire de créer également des mouvements de résistance de masse nationale-populaire à l’impérialisme et parfois au capitalisme. []
  42.  Sara C. Motta, « Old Tools and New Movements in Latin America : Political Science as Gatekeeper or Intellectual Illuminator, » Latin American Politics and Society 51, no. 1 (Spring 2009). []
  43. Beverley, 41. []
  44. Poulantzas, L’État, le Pouvoir, le Socialisme, 115. []
  45. Ibid., 105. []
  46. Ciccariello-Maher, We Cre ated Chávez, 25. []
  47. Pour plus d’information sur l’histoire de ce processus, voir Robert Albro, « The Culture of Democracy and Bolivia’s Indigenous Movement’s>, » Critique of Anthropology 26, no. 4 (2006): 387–410. []
Robert Cavooris