Dessin animé et avant-garde. Entretien avec Esther Leslie

La théorie cinématographique marxiste constitue désormais un continent bien connu. Les approches marxistes de l’animation le sont moins. Pourtant, les grands classiques n’ont pas déserté ce champ : en témoignent les pages de Walter Benjamin sur Mickey Mouse dans Expérience et pauvreté, ou encore la critique de Dumbo par Siegfried Kracauer. Dans cet entretien avec Sophie Coudray, Esther Leslie revient sur l’itinéraire du dessin d’animation tant du côté des avant-gardes esthétiques révolutionnaires que celui des industries culturelles. Elle met au jour l’ambivalence du genre. Utopie pour les uns, l’animation offre (ou a offert par le passé) un territoire d’expérimentation formelle inédit. Pour les autres, l’animation constitue une domaine privilégié pour la rationalisation du travail cinématographique, dès l’instant qu’il est mis au service d’une industrie particulièrement coûteuse et prospère. Dans ce chassé-croisé entre avant-garde et capital, on peut dire que le second a pris le pas sur le premier, et Leslie donne de nombreux détails sur le conformisme de plus en plus évident des productions Disney. Par là, elle restitue aussi tout le potentiel subversif qui a été celui du cinéma d’animation, l’élan utopique qu’il a fallu effacer pour en faire un objet de consommation de masse.

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Vous commencez votre ouvrage Hollywood Flatlands. Animation, Critical Theory and the Avant-Garde (Verso, 2012), en écrivant que si « les théoriciens et artistes modernistes étaient fascinés par les dessins animés », « ceux qui prenaient les dessins animés le plus au sérieux étaient les révolutionnaires » (p. v.). Pourquoi les révolutionnaires étaient-ils si fascinés par les dessins animés ?

Les révolutionnaires, ceux du moins qui s’intéressaient à la compréhension des formes culturelles comme des aspects importants de la réalité moderne, des composites significatifs, voyaient dans le monde du dessin animé un monde de possibilité. L’animation va à l’encontre de toutes les restrictions. L’animation est subversion de l’ordre. L’animation est heureuse avec l’illogisme. L’animation est analogue au monde dans lequel nous vivons, connectée à celui-ci, mais il lui est, au mieux, parallèle. L’animation est un jeu chaotique de lumière éclatée en une myriade de couleurs, ou bien dans des registres chromatiques de noirs, blancs et gris qui sont, en outre, transformés en formes et figures – qui peuvent possiblement être reconnus en tant que personnage, humains, animaux, bonhomme bâton, ou peut-être juste comme formes – qui semblent être d’elles-mêmes animées ou vivaces. Les dessins animés bougent et ils bougent au-delà des paramètres de mobilité normaux. L’animation est une forme d’art qui active la lumière, le trait et la couleur, mais qui active aussi l’activité en elle-même à travers l’exposition d’un mouvement excessif et impossible, d’une gestuelle hyperbolique et des propriétés physiques improbables. Les différentes formes d’animation — dessins photographiés dans le cell, micromouvements séquentiels des maquettes d’argile — dépendent pareillement de l’action extérieure du projecteur pour leur mobilité. Les dessins animés présentent une contradiction. Ce sont les formes d’art les plus mobiles, en mouvement, sur-animées et pourtant, ils produisent leur mouvement à partir de l’immobilité. Il y a un décalage entre ce qu’ils sont et ce qu’ils semblent être. Les décalages ouvrent des choses, les choses soulèvent des questions, des doutes offrent des pistes de réflexion. La contradiction appelle la conjecture.

De plus, l’animation est un art de la métamorphose, de la transformation. Ses mouvements sont orientés vers le changement, parfois la mutation imprévisible du corps de ses figures, ou de leur environnement. Les corps et les objets s’étirent. Une chose en devient une autre. Des formes peintes deviennent des trous dans des falaises ; la pluie peut tomber vers le haut ; les roses pousser en une seconde ; des chats aplatis renversés sur la route se regonfler sans problème. Les manières par lesquelles la forme animée évolue d’un état à un autre fait allusion à une transformation qui pourrait être subie partout — politiquement, socialement, économiquement et ailleurs. C’est l’axe utopique de l’animation — la motilité et la mobilité sont leur force de propulsion. Dans l’animation, on rencontre un autre espace, illimité, dans lequel tout peut arriver, dans lequel les lois physiques sont suspendues. L’animation brise les lois physiques de la vie quotidienne dans ses recompositions rebelles de l’espace, du temps et de la matière. Elle utilise sa technologie pour élaborer d’autres mondes au sein du nôtre. Les dessins animés condensent un bouleversement de la nature dans ses différentes articulations, comme les objets et scénarios de ses mondes inventés sont organisés comme des gags, sont pris dans un tourbillon de jeux abstraits de couleurs et de lignes. L’animation est subversive. Elle est subversive dans le sens où elle est portée vers le gag, la blague, qui peut être cruelle ou bénigne, mais toujours drôle. L’animation est aussi subversive en elle-même – toujours changeante, toujours instable, instaurant des règles puis les brisant ou jouant avec elles.

Les révolutionnaires des premières décennies du vingtième siècle ont identifié une autre particularité dans cette forme qui émerge dans les dernières années du dix-neuvième siècle et dont les précurseurs immédiats peuvent être trouvés dans les plaisirs optiques animés tels que les thaumatropes à partir des années 1820. Née et ayant grandi avec les formes du capitalisme industriel en pleine expansion, elle semblait proche de vie machinale. Les dessins animés présentaient des visions et des escapades dans le domaine de l’impossible tout autant qu’ils reflétaient les rythmes et les tensions du monde moderne. Il s’agit-là de la face réaliste des dessins animés. Nous voyons nos mondes dans toute leur brutalité et leur imprévisibilité, tournées en dérision à l’écran, et il nous est demandé d’en rire. C’est une sorte d’entraînement à ce qu’est le capitalisme industriel. Ces filets d’encre, ces silhouettes dessinées rapidement sont nos avatars, nous-mêmes, représentés dans des formes encore plus réduites que ce que nous devrions ressentir vis-à-vis de nous sommes. Ces acteurs, ou actants, dans leurs mondes, sont à peine plus que des marques, des points condensés et dont on attend pourtant qu’ils soient extrêmement flexibles ainsi que résilients.

Pour les artistes attirés par la révolution dans les années 1910 et 1920, les dessins animés promettaient de détruire la peinture, la faire sembler statique et enfermée, morte, ou du moins déconnectée de tout principe vivant, de toute frénésie et exubérance. Dans la peinture, les formes abstraites tentaient de traduire la mobilité dans le monde. Kandinsky, par exemple, a déployé des formes explosives ou qui semblent flotter. Le cubo-futurisme a cherché des moyens de faire du mouvement et du caractère éphémère un principe de la peinture. L’animation pouvait faire cela facilement, du fait que le mouvement était son principe même, l’éphémérité son ontologie. Il semble alors que l’animation soit plus proche de la vie, de ses rythmes et de ses mouvements, de ses rebondissements et de ses tournants. En même temps, ce qui présentait de l’intérêt pour les artistes modernes qui poursuivaient une certaine pureté de la forme, une réalisation du médium sans référence au monde, l’animation et les dessins animés offraient une forme qui pouvait se libérer du monde, le monde tel qu’il est, plutôt que le monde tel qu’il pourrait être, du moins. L’animation pourrait être du cinéma « pur », du cinéma purifié, du cinéma propre, absolu. Un cinéma absolu tel que proposé par le réalisateur Paul Wegener lors d’une conférence en 1916 : « qui n’utiliserait rien d’autre que des surfaces mouvantes, contre lesquelles viendraient frapper des événements qui participeraient toujours au monde naturel, mais qui transcenderaient les lignes et les volumes du naturel. »

Quelques années après son animation abstraite Rhythmus 21, Hans Richter a écrit un texte de protestation contre les mauvais films. Film Enemies of Today – Film Friends of Tomorrow, rédigé en 1929, commence avec les principes fondamentaux de la forme cinématographique, soulignant le principe des 24 images par seconde, puis en vient immédiatement aux artifices du ralenti, de l’accéléré, de la surimpression, de la distorsion de l’objectif et de l’animation. Désormais, L’animation promettait à ceux qui avaient été peintres, des peintres protestataires insatisfaits de la culture académique, une forme dynamique, un tourbillon d’œuvres d’art, d’expériences visuelles, de musique oculaire, en évolution constante. Il y a, par exemple, les animations de l’ex-peintre Hans Richter, qui étaient abstraites. Son Rhytmus 21 est fait à partir de rectangles de papier filmés, de carrés et de lignes de différentes tailles et teintes, et il employait le stop motion, l’impression avant et arrière, et une table d’animation. Dans son travail, il joue avec l’illusion cinématique de la profondeur. Le rythme du film, sa musique optique, est souligné. Richter se préoccupait moins d’abstraction cinétique, utilisant le montage et des séquences documentaires avec des effets spéciaux dans des œuvres telles que Ghosts before breakfast ou Inflation, mais pourtant, le besoin de cinéma pur demeure, ou du moins un usage du cinéma qui soit cinématique, qui utilise ses capacités, plutôt que de s’efforcer d’être un miroir du monde, de produire une illusion de réalité. La caméra vidéo a la capacité de mener l’assaut contre le naturalisme. Richter écrit : « C’est donc le cas, il en va du cinéma comme ce qui a depuis longtemps été prouvé pour toutes les autres formes d’art. Être lié à la nature est une entrave. »

Rhytmus 21 déploie des barres noires et des carrés blancs – les carrés, dans tout leur mouvement dynamique, sont les homologues extrêmement vivants des carrés formellement révolutionnaires de Malevitch quelques années plut tôt. Dans les images d’ouverture de Rhytmus 21, et de façon intermittente, une barre noire apparaît – exactement comme on le verra plus tard dans Flix de Mark Leckey, en 2008, une animation artistique qui joue avec la mobilité et les différentes fonctions de la queue de Félix le Chat. L’apparition de la barre noire engendre, dans les deux cas, un regard inhabituel porté sur le cadre filmique, révélant la barre qui vient entre les images, dans l’espace intermédiaire, dans l’intervalle où réside le mécanisme, habituellement invisible, de l’animation. Comme le dit le réalisateur d’animation canadien Norman McLaren : « l’animation n’est pas l’art des dessins qui bougent, mais l’art des mouvements qui sont dessinés, ce qui arrive entre chaque image est bien plus important que ce qui existe sur chacune des images ; l’animation est par conséquent l’art de manipuler les interstices invisibles qui se situent entre les images. » En attirant l’attention sur ce point, il conviendrait de noter que la division du travail qui pourrait sous-tendre l’animation commerciale peut être introduite dans cette ouverture — ceux qui se situent dans l’intervalle ont un statut inférieur à ceux qui dessinent les images clefs. De plus, chacune des images, chaque carré noir ou gris, chaque fil enroulé, chaque œuvre d’art en miniature et multipliée pourraient aussi se trouver simultanément à plusieurs endroits, compte tenu de la reproductibilité des bandes de projection. Les dessins animés ont défié l’attribution de la valeur, de la valeur culturelle et économique. Ils l’ont confondue et rendue discutable. L’animation déstabilise les séparations qui distinguent le monde du travail et celui de la culture. Elle est faite et regardée collectivement. Elle unit l’artisanal, l’artistique et le mécanique.

Tandis que l’animation s’est développée en forme populaire commerciale, le studio d’animation est devenu de plus en plus dépendant d’une grande division du travail et d’un mode de production industrialisé — mais les dessins animés s’inscrivent aussi dans le business de la fabrication d’utopies. Les dessins animés fournissent les contours amplifiés et rétrécis d’autres espaces et existences. La couleur du dessin animé conduit le monde du film au plus près de la perception du monde réel, mais elle introduit aussi plus de fantaisie, plus de luminosité. La nature, dans un court métrage tel que Water Babies (1935), est exagérément animée et les couleurs scintillent. C’est une autre façon d’excéder le mandat de la nature, dans la mesure où cela implique une sobriété et un cantonnement au possible. Ce monde de dessin animé est un monde dans lequel on pourrait aimer se réveiller, comme le font les Water Babies. Disney, comme le remarque Eisenstein, qui a écrit plusieurs essais dessus, pourrait commander « la magie de tous les moyens techniques », infiltrant les « fils les plus secrets de la pensée, les images, les idées, les sentiments humains ». Et il précise : « C’est pourquoi l’imagination en eux est sans limites, car les films de Disney constituent une révolte contre le cloisonnement et la législation, contre la stagnation spirituelle et la grisaille. Mais la révolte est lyrique. La révolte est une rêverie. » Eisenstein a saisi la qualité provisoire de l’animation, qui est jetée, de façon utopiste, contre les rigidités du monde capitaliste. Il soutient la capacité de l’animation à prendre n’importe quelle direction et à s’embarquer dans n’importe quelle prouesse. Il a vu dans sa nature extatique, plasmatique, à la fois les débuts du temps et les fins des choses. Il associe les formes protoplasmiques de la matière primordiale avec les formes mouvantes de l’animation. Une force plasmatique déforme toutes les formes à travers le temps et stimule une imagination de l’émergence de chacune et de toute chose.

L’animation concerne la nature, mais la réinvente ou la voit à travers des yeux différents. Elle travaille dans le domaine de la « deuxième nature » ou peut-être, de la moins attestée « seconde technique », pour reprendre Walter Benjamin. L’illusion qui est présentée dans l’animation revient à elle-même comme commentaire et comme critique du monde qui n’est pas décrit tel qu’il existe en apparence, tel qu’il existe conventionnellement, mais qui doit être tourné en dérision. L’animation ne peut qu’être une réflexion sur la nature, ou nous amener à réfléchir à ces mondes dans lesquels on pourrait vivre, ne serait-ce qu’en rêve. Le caractère enchanté de l’image mobile, qui semble motivé, est disséminé dans l’invraisemblance – hybrides étranges, membres distendus, corps élastiques, chats qui se redressent après avoir été écrasés, lutins qui volent. En cela, l’animation se distingue des autres modes de culture visuelle mécanique, qui visent l’illusion de la nature, même lorsqu’elle échappe aux scénarios absurdes et aux fictions idéologiques. Ou du moins elle devrait, car rien ne peut empêcher les efforts pour faire de l’animation une autre manière de refléter un monde artificiel.

Quel regard les nazis portaient-ils sur les productions de Walt Disney, de Mickey Mouse jusqu’à Blanche neige et les sept nains (1937) ? Quel rôle le cinéma hollywoodien, et plus particulièrement les dessins animés, ont-ils joué dans les relations internationales à cette époque ?

Il semblerait que les nazis n’aient pas mis bien longtemps avant d’exprimer leur dégoût pour Mickey Mouse. Une revue de cinéma berlinoise, Film-Kurier, de 1931, revient sur une courte recension dans l’organe régional du N.S.D.A.P de Poméranie, La dictature. Celui-ci reproduit la recension dans son intégralité tellement celle-ci est manifestement risible.

Le scandale Mickey Mouse !!!

La jeunesse allemande blonde et libre penseuse, attachée au cordon ombilical de la finance juive. Jeunes gens, où est votre estime de vous-mêmes ? Mickey Mouse est le plus minable, le plus misérable idéal que l’on ait jamais inventé. Mickey Mouse est une recette d’affaiblissement mental, envoyé avec des capitaux du plan Young. Un instinct sain dicte à chaque fille décente et à chaque garçon honnête que cette vermine immonde et ordurière, le plus important vecteur de bactéries du royaume animal, ne peut être transformé en un idéal-type animal. N’avons-nous pas mieux à faire qu’orner nos habits avec des animaux repoussants, car le marché juif d’Amérique veut en tirer profit ? Cessons le lavage de cerveau du peuple orchestré par les Juifs ! Expulsons la vermine ! À bas Mickey Mouse, et vive la swastika !

En réponse à quoi les éditeurs plus libéraux du Film-Kurier écrivaient :

Vient à nous Mickey Mouse ! Nous te brandirons telle une joyeuse icône pour toutes ces personnes raisonnables qui s’opposent à l’atmosphère démoniaque, au déni et au meurtre. Épinglez un petit Mickey Mouse à vos habits comme une marque distinctive contre le swastika et l’incitation.

Il est clair que les productions Disney offensaient certains des nazis qui allaient bientôt se frayer un chemin vers le pouvoir. Les nazis percevaient chez Mickey Mouse certains traits de l’anarchie, de la rébellion et du mépris de l’autorité. Il s’agit là du Mickey Mouse précédant la version plus mignonne qui allait apparaître au fur et à mesure que se sont écoulée les années 1930. À partir des années 1930, le studio Disney a dompté le dessin animé tout comme il a domestiqué Mickey Mouse, l’épurant de toute anarchie avant-gardiste originale comme de toute inconstance formelle. Blanche neige et les sept nains a été le premier dessin animé a recourir largement au dialogue pour dessiner les contours de la personnalité et révéler la vie intérieure – les personnages de dessins animés tout en arrondis étaient nés et le monde dans lequel ils vivaient était un monde dans lequel régnaient la gravité et le pathos. Un démantèlement moderniste de la réalité converti en une illusion, comme un miroir tendu à la réalité. La bande-son était utilisée pour insinuer des sentiments et des sensations, en plus de transmettre le dialogue. L’espace gravitationnel 3D et le lancement d’un réalisme illusionniste étaient accompagnés de valeurs mélodramatiques — le Hayes Production Code de 1933 a également affecté les personnages de dessins animés. Betty Boop, par exemple, avait une robe plus longue et un décolleté moins profond. Blanche neige représentait une moralité pudibonde, un idéal virginal et aseptisé de la féminité, ou de la jeunesse féminine (girlhood). Étant devenu naturaliste, moraliste et discipliné, le dessin animé a été réinventé sous un jour respectable. La recension de John C. Flinn, dans Variety, en était représentative dans sa cascade d’éloges : « L’illusion est si parfaite, la romance et la fantaisie si tendres, certaines parties sont si émouvantes, lorsque le jeu des personnages atteint une profondeur comparable à la sincérité d’acteurs humains, que le film approche la vraie grandeur. » Disney a remanié ses dessins animés et s’est rendu compte que cela s’avérait payant d’un point de vue commercial. Ils sont devenus la forme primaire de la marchandise chez Adorno, offrant une fausse apparence d’intégration et de totalité, dissimulant par magie le travail fourni dans leur production.

Cette approche s’est également révélée payante au niveau international. En 1938, dans l’Italie fasciste, lors du festival du film de Venise, deux nouveaux courts-métrages animés de Disney étaient projetés : Symphonie d’une cour de ferme, avec des cochons et des poules se dandinant sur un mélange de thèmes musicaux et Le Brave petit tailleur, avec un Mickey Mouse tuant un géant pour demander Minnie en mariage et pour six millions de Pazoozas d’or. De plus, Blanche neige et les sept nains faisaient également partie des films en compétition. Celui-ci reçut le grand prix du festival. Toutefois, le film ayant remporté le plus important prix de la production cinématographique étrangère, le Coppa Mussolini, était Les Dieux du stade de Leni Riefenstahl, un film sur les Jeux olympiques de Berlin de 1936, qui servait de propagande au régime allemand nazi. Depuis qu’Hitler avait exprimé son soutien aux ambitions éthiopiennes de Mussolini, en 1935-36, Mussolini penchait de plus en plus vers l’Allemagne nazie et, en 1937, les deux forces s’étaient unies dans l’alliance de l’Axe. Le festival de Venise servait de vitrine à ces nouveaux rapports. La politique des dictateurs se mélangeait aux friandises de l’industrie de la culture et aux trésors du grand art. Il existait des affinités entre l’œuvre de Riefenstahl et celle de Disney. Les contes de Disney étaient tirés de la culture populaire allemande, à travers le romantisme allemand. Riefenstahl a remarqué, plus tard, lorsqu’on lui a demandé pourquoi Disney avait été la seule personne d’importance à la rencontrer à Hollywood, en décembre 1938, qu’il possédait la « sensibilité allemande ». Le film épique Les dieux du stade de Riefenstahl puisait également son inspiration dans des sources germaniques. Les dieux du stade était censé présenter la prééminence du Blut und Boden1 allemand devant la caméra. Les films de Disney et de Riefenstahl partageaient la même ambition de subsumer dans leur forme tout ce qui les avait précédés. Les dieux du stade s’ouvre sur une musique de film faussement wagnérienne, par Herbert Windt. Il fait apparaître les thèmes du mythe et du façonnage des corps à grande échelle dans un Gesamtkunstwerk de théâtre, légende, danse, documentaire et opéra. De la même manière, l’âge d’or de l’animation de Disney synthétise tout ce qui l’a précédé dans un Gesamtkunstwerk : il absorbe le récit de la littérature, la palette émotionnelle et morale du drame, le côté ornemental de la peinture, les surfaces mobiles et brillantes du film et les provocations émotionnelles de la musique. Dans les deux cas, les films portaient sur les corps, parfaits comme imparfaits, et sur des modèles simplistes de vertu et de moralité. Le frère de Walt Disney, Roy, a visité l’Allemagne, en mars 1938, pour vendre des copies de Blanche neige et les sept nains. Hitler s’est arrangé pour qu’une copie soit amenée dans son cinéma privé, à Obersalzberg. Il semblerait qu’il ait pensé qu’il s’agissait là de l’un des plus grands films jamais réalisés. À l’automne 1938, il y a eu du charivari autour du fait de savoir si le film serait projeté ou non dans le Troisième Reich. À cause de problèmes monétaires, le film était cher, mais également embarrassant pour les nazis, car très en avance techniquement, en comparaison des films d’animation allemands de l’époque. Après la nuit de Cristal, en novembre 1938, les restrictions internationales sont devenues plus fortes concernant le commerce avec l’Allemagne. Certains studios d’Hollywood ont commencé à produire des films antinazis, que le désormais nazi Film Kurier dénonçait, en septembre 1939, comme une « machination bolchevique dans l’Amérique du cinéma ». Les films américains étaient exclus des avant-premières dans les salles de cinéma allemandes. Et pourtant, une exception a été faite pour Blanche neige et les sept nains. C’était un film d’une grande qualité artistique, d’après les experts cinéphiles, ce avec quoi les hommes du ministère de la Propagande étaient d’accord. Dans les années 1940, une fois que les États-Unis sont entrés en guerre, le studio Disney a été réquisitionné afin de participer à l’effort de guerre, ce qu’il a fait. Le studio a participé à la propagande pour l’effort de guerre, y compris à travers des dessins animés antinazis, comme Der Führer’s face (1943), présentant Donald Duck à Nutzi-Land. À l’époque, Donald Duck était plus populaire que Mickey Mouse — ce qu’ont noté Adorno et Horkheimer. Celui qui est malchanceux, toujours puni, brutalisé et victimisé, est devenu celui que les spectateurs voulaient voir, comme s’ils prenaient un cours sur la manière de se prendre une raclée. Ces films n’étaient pas pro-américains sans aucune ambiguïté. Carl Barks, qui a dessiné Donald Duck, a glissé un certain nombre d’indices contre l’armée dans Donald à l’armée (1942). Le capitaine de l’armée est une brute, sur lequel Donald Duck parvient, par accident, à tirer. Les affiches de recrutement de l’armée donnent une image faussement glamour de la vie à l’armée. Pourtant, bien que Donald Duck reçoive une fois de plus une punition à la fin (éplucher des montagnes de patates), on entend la mélodie selon laquelle l’armée n’est plus comme cela. Disney a également tenté d’intervenir dans la politique militaire, à travers le documentaire animé de 1943 Victoire dans les airs, qui défendait, avec succès, une tactique de bombardement de longue portée de la part des armées alliées. Une séquence décrivant une bombe détruisant une cible concrète a encouragé les technologistes militaires britanniques à développer une vraie bombe qui puisse en faire de même — elle était connue sous le nom de bombe-Disney.

Pourquoi Walter Benjamin pensait-il que les dessins animés de Walt Disney donnaient à voir l’appauvrissement de l’expérience et la brutalité du monde ? De quelle manière les dessins animés s’intégraient-ils aux réflexions de Benjamin sur l’expérience (Erfahrung) et l’expérience vécue (Erlebnis) ?

En 1931, Benjamin écrit Zu Micky-Maus [Sur Mickey Mouse], inspiré d’une conversation entre lui-même, Kurt Weill et Gustav Glück. Ces quelques notes mettent en lumière ce que Benjamin perçoit comme la révélation de la brutalité du monde sous le capitalisme par Mickey Mouse. Il observe « Les rapports de propriété dans les films de Mickey Mouse : ici, pour la première fois, le propre bras de quelqu’un, son propre corps même, peut être volé ». Rien n’est inaliénable. C’est une représentation de l’expérience de la nature dégradée de l’expérience. Telle est la leçon du monde des dessins animés. En même temps, Mickey Mouse a un côté utopique. Benjamin écrit : « Mickey Mouse prouve qu’une créature peut survivre même lorsqu’elle a rejeté toute ressemblance avec un être humain. Il perturbe l’ensemble de la hiérarchie des créatures dans laquelle l’être humain est censé culminer. » Mickey Mouse remet en question ce qu’être un humain signifie. Il est un type humain, mais pas un humain. C’est une offense à la doctrine de la supériorité humaine, ou ce que nous appelons aujourd’hui le spécisme. Mickey Mouse est un type de créature, un humain sans entité humaine, ce qui signifie qu’il offre l’opportunité de rompre avec le sujet civilisé bourgeois et le faux humanisme que celui-ci nécessite. Benjamin s’intéressait aux barbares, aux non-personnes, à ceux qui sont exclus. Selon Benjamin, la civilisation est une force négative. Benjamin écrit que, dans ces films, l’espèce humaine se prépare à survivre à la civilisation. C’est ce qui fait le lien avec l’idée de Benjamin sur l’expérience. Dans « Sur Mickey Mouse », il insiste sur le fait que : « Ces films désavouent, de manière plus radicale que jamais, toute expérience. Dans un tel monde, cela ne vaut pas la peine d’avoir une expérience. » Le monde a dégradé l’expérience en travail, en perte de contact avec la nature, en violence économique, en perte du contexte et en guerre. Dans un autre essai, Expérience et pauvreté, publié deux ans plus tard, il traite de la manière dont l’expérience a perdu en valeur. Il n’y a que discontinuité, choc et perte. C’est ce que l’on appelle, en allemand, l’« Erlebnis ». L’expérience en tant que transmission de la sagesse, continuité, savoir et initiative collective a explosé sur le champ de bataille et à l’usine. Mickey Mouse et les dessins animés donnent, au moins, une image de cela — et ils le font de façon directe, « non-symbolique » et « non-atmosphérique », sans les ornements de l’art, donc. Cette image d’« événements importants et vitaux » est si populaire, car « le public reconnaît sa propre vie en elle ». Mais de même que Mickey Mouse dévoile la négativité de la vie moderne, il représente également un signe d’espoir. Dans Expérience et pauvreté, Mickey Mouse est aussi mentionné en tant qu’incarnation des aspirations utopiques d’une population ravagée par la technologie et pourtant dépendante de celle-ci. Mickey Mouse habite un univers miraculeux dans lequel les objets peuvent grandir, se métamorphoser ou disparaître, sans l’intervention d’une technologie discernable, une force qui est souvent jugée comme néfaste et punitive dans ses déploiements capitalistes industriels, notamment dans les usines.

Les lignes et les points des dessins animés sont les formes abstraites d’entités organiques et non organiques. Ils sont toujours une réduction du monde qui apparaît au regard quotidien dans toutes ses couleurs et textures. Peut-être Walter Benjamin capture-t-il quelque chose de la signification phénoménologique de cette mise à nue de soi-même, de cette conversion en signe, dans Sur Mickey Mouse : « La voie empruntée par Mickey Mouse ressemble davantage à celle d’un dossier de bureau qu’à celle d’un coureur de marathon. » Le personnage animé n’est pas héroïque, il est banal, comme un dossier de bureau. Le dossier parcourt de courtes distances au grès du rythme lent de la bureaucratie, dans un cadre dépourvu d’atmosphère. Les dossiers, dont on dit que les modalités ressemblent à Mickey Mouse, sont périodiquement placés dans des classeurs selon un système d’organisation alphabétique. Le dossier et Mickey Mouse sont minimaux, des entités minimisées, des ensembles de signes linguistiques, des êtres humains réduits, supervisés tout le long.

Benjamin considère Mickey Mouse comme emblématique. Dans la première version de son célèbre essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, écrit en 1935, la section décrivant l’inconscient optique du film s’intitule « Mickey Mouse. » Celle-ci s’ouvre sur une discussion quant à la manière dont la fonction sociale du film est d’instaurer une harmonie entre les personnes et les machines. Cette harmonie est instaurée par les nouveaux modes de présentation du soi à l’appareil cinématique, mais elle émerge également à travers les façons dont les appareils obligent les spectateurs à voir le monde. L’agrandissement, l’accent mis sur des détails cachés, l’étude de milieux ordinaires augmentent notre compréhension des nécessités qui dirigent notre existence. Cela nous assure également un grand et insoupçonné « Spielraum », une marge de manœuvre et un espace de jeu.

Dans le chapitre dans lequel vous revenez sur les écrits d’Adorno et d’Horkheimer sur la culture de masse, vous écrivez que « [L]es dessins animés donnent une leçon (…) de conformisme social, et du caractère inévitable de la violence si le sujet ne consent pas assez vite à se soumettre. » Vous parlez également des spectateurs adhérant à leur « propre persécution » (p. 171). Pouvez-vous développer cet aspect ? La position soutenue par Kracauer sur Dumbo rejoint-elle cette idée ?

Il semble que quelque chose cloche avec les dessins animés. Le travail anarchique de Disney est aspiré dans un vortex de moralisme et de distraction. C’est, du moins, ce que perçoivent Adorno et Horkheimer. Donald Duck en prend toujours pour son grade. L’humour réside dans cette dérouillée. Nous l’attendons, car c’est là que se trouve le gag. Le gag, c’est la raclée, le faux pas, la chute, l’humiliation. Les dessins animés veulent que le méchant soit puni, mais également que le faible souffre, le crime de Donald Duck est simplement d’être irascible dans un monde qui tolère à peine le comportement des enfants. Dans l’univers du dessin animé, la laideur est inscrite sur les corps des méchants. L’univers est simplifié. Le Shangri-La de la nature, lorsqu’il apparaît dans les dessins animés, est plaisant et peut sembler être articulé, avec des poneys parlants, des hippopotames dansants, mais tout est là comme un mensonge ou du réconfort, amenés à la vie par les mêmes technologies qui assujettissent leurs téléspectateurs ouvriers à une non-vie circadienne. La bande de celluloïd est une ligne productrice de distraction enchantée. L’enchantement est un élément de l’univers animiste. Le monde est animé dans l’animisme. C’est comme s’il octroyait ses pouvoirs aux dessins animés, pouvoirs qui seront ensuite exploités, ou rendus banals. Le triomphe des Lumières, ou plus spécifiquement du capitalisme industriel et monopolistique convertit l’enchantement en un envoûtement malin. Les choses — les oiseaux, les hippopotames, les souris ou les garçons en bois — sont amenées à la vie dans les dessins animés, bien qu’ils soient rétrogradés dans la vraie vie, au bas des hiérarchies. On donne l’impression de leur donner la vie alors que la rationalité de cette vitalité n’est que de faire du profit au box-office. Telle est la vision d’Adorno et d’Horkheimer. Que nous ayons accès à ceux-ci, que nous laissions ces personnages devenir plus vivants que nous-mêmes, que nous payions pour voir que cette démonstration fréquemment stéréotypée n’est qu’une partie de notre propre aliénation et humiliation, notre distance avec la nature, notre apparente supériorité vis-à-vis de celle-ci, qui sous-estime totalement le fait que nous en fassions partie. Dans son court texte de 1931 sur Mickey Mouse, Walter Benjamin parle de la façon dont les dessins animés se sont parés du manteau des contes de fées. Cela ne signifie pas que ces formes soient irréelles et magiques, mais plutôt qu’elles se préoccupent des choses de tous les jours ainsi qu’avec la vie dont rêvent les pauvres. Kracauer, dans sa recension de Dumbo en 1941 pour The Nation, s’est montré critique envers le tournant de Disney vers des fantaisies faussement naturalistes, comportant des éléments semblables aux contes de fées, qui les extraient du monde quotidien. Il recommandait plutôt à Disney d’être davantage comme Charlie Chaplin, qui transformait « la vie quotidienne en contes de fées. » Il compare Dumbo à un « nouveau modèle », comme si le dernier film n’était rien de plus qu’un nouveau type de voiture roulant sur les lignes de production, Kracauer étant très au fait du contexte industriel de la conception de films. Contrairement au vieux dessin animé Plane Crazy, dans lequel la réalité du dessin animé produit ses propres règles, Dumbo repose sur la logique, « une plume magique » permettant de voler. Il utilise la magie pour l’intrigue, au lieu des possibilités offertes par le dessin animé, tout en introduisant un monde plus réaliste — photographique —, un monde aux propriétés physiques et à la moralité bourgeoise reconnaissables. La réalité n’est pas transférée vers quelque chose d’autre, vers un réel dépassement des capacités de ce monde. L’aspiration est strictement celle-ci — terrestre — Dumbo termine en star grassement payée dans le même cirque qui maltraitait sa mère. La nature est à nouveau trahie, et le public applaudit et rit.

Vous pointez le fait que Disney a adopté les méthodes fordistes dans sa production cinématographique. Pourriez-vous expliquer ce point et nous en dire plus sur les conditions de travail dans les studios Disney ?

Les produits Disney avaient une vision unique, contrairement au travail des autres studios. Cette vision résultait d’une force de travail collectif massive. Apparemment, dans Blanche neige et les sept nains, l’équipe comptait 32 animateurs, 107 intervallistes, 13 graphistes, 25 artistes s’occupant de l’arrière-plan (background artists), 65 animateurs d’effets spéciaux, 158 encreurs et peintres, et plus de 1000 assistants ainsi que d’innombrables membres dans l’équipe de production. Il y avait 1,5 million de cellules d’animation à créer et à lier entre elles. Une importante force de travail avec un haut degré de spécialisation et de segmentation par activité a été mobilisée pour produire un regard Disney, dont le code esthétique était le naturalisme, qui se développait à partir d’une étude anatomique, de dessins d’après nature, de rotoscopie et d’analyse du mouvement afin de suivre chaque geste. L’animation des cellules nécessitait différentes tâches — comme la scénarisation, l’encrage, le coloriage, l’intervallisme, le dessin de l’arrière-plan, la photographie. Cela impliquant un haut degré d’organisation dans les studios d’animation. Disney a été encore plus loin dans l’innovation en investissant dans une caméra multiplane. Grâce à cela, l’espace d’action du dessin animé pouvait être transformé en une sorte de monde 3-D, doté d’une perspective. La caméra multiplane, utilisée pour la première fois en 1937, segmentait chaque scène en plusieurs strates et créait de la profondeur et de la dimensionnalité. La stratification de l’espace permettait au réalisateur d’avoir davantage de contrôle sur la manière dont le premier plan et ses objets étaient reliés au second plan et à l’arrière-plan. Par conséquent, le public regardait dans un monde ayant une profondeur d’espace et c’était comme si, avec la caméra mobilisant leur regard, les spectateurs se déplaçaient à l’intérieur de l’image. Le monde d’illusions que les rangs d’employés du studio créaient à partir d’encre et de peinture est complexe et profond, tandis ce que la nature énergétique — le chat, la souris, le canard, le chien, la personne — qui batifole au premier plan, chantant, regardant, s’émouvant, obéi aux lois d’une physique plus ou moins plausible. Le monde profond, un monde avec de la perspective, était le résultat de l’invention technologique et d’une intensification du travail. Cela résultait d’une division complexe du travail. Un tel travail, de types si différents, était utilisé pour bâtir un monde plus ou moins crédible, dans lequel des choses plus ou moins incroyables se produisaient.

Le travail accompli dans les dessins animés était gigantesque, mais c’est peut-être dans la nature même des ces deniers que de dissimuler cette accumulation de travail. L’animation est une forme dans laquelle les dessins, les modèles ou les objets semblent bouger d’eux-mêmes, sans l’intervention d’aucune force externe. Il ne s’agit pas d’un théâtre de marionnettes, dans lequel les ficelles ou les habits sombres du marionnettiste sont vaguement perçus. Dans les premières animations, au tournant du siècle, la main — souvent unique — responsable d’avoir amené les images à la vie, était parfois visible pendant un instant dans les bandes, alors que l’action vivante et le dessin animé se rejoignaient. En 1911, l’artiste comique Winsor McCay a transposé sa bande dessinée Little Nemo’s Adventures in Slumberland à l’écran et a réalisé la première animation en couleur. À cette époque, McCay se sentait obligé de divulguer le tissu social de travail et de capital qui avait rendu possible la quasi-vie de ses personnages nouvellement animés. Le film débute avec de vrais acteurs, les animateurs et les financiers de la jeune industrie, dans son moment de formation, dans les structures de la métropole. Dans les cubes des bureaux de New York, des hommes conspirent afin d’avoir de l’argent pour permettre à l’animateur de donner vie et couleur à des formes plates. Cela cède la place à une section de pièce animée multicolore. Celle-ci existe simplement pour elle-même. C’est un écrasement et un étirement illogiques de Nemo et ses amis. Les fragments de manœuvres colorées ne montrent pas que des personnages et des choses qui semblent tournoyer à travers leurs propres énergies, allant au-delà de leur objectivité, mais affichent également le mouvement lui-même comme produit de milliers de dessins et de tonneaux d’encre. Les assistants de production roulent de grands tonneaux d’encre ; le papier s’empile jusqu’au plafond, chaque feuille correspondant à une seule image. Ce maillage de travail et du capital est nécessaire pour faire naître cette nouvelle forme, appelée animation. McCay, plus que d’autres, évitait les raccourcis et les dispositifs économisant la main-d’œuvre. Ses animations dessinées à la main étaient détaillées, belles et demandaient des mois de production. Le travail était individuel et artisanal. L’animateur laissait une marque, à travers un aperçu de sa main à l’écran. Ou quand il interagissait avec son personnage Gertie le Dinosaure dans des projections auxquelles, comme l’acteur de vaudeville griffonnant une saynète en un éclaire, il restait présent. L’image de l’animateur était intégrée au film — McCay assis au sommet de son dinosaure. Il apparaît comme une sorte de magicien, qui accorde la vie aux objets inanimés. Le monde de l’animateur et le monde de l’animation s’adressent l’un à l’autre. Le caractère plat de l’écran et le caractère dimensionnel du monde extérieur à l’animation se taquinent l’un l’autre. Mais il n’en va pas de même dans les studios Disney. Dans son monde tayloriste, fordiste, de la fabrication industrielle de la culture, il n’y a pas de place pour les innombrables empreintes des travailleurs dans le monde réel. Le monde de la fin des années 1930 et au-delà, est spatialement hermétique. Les animateurs, ces centaines de fabricants, sont invisibles. Le transfert d’énergie de l’animateur à l’animation n’est pas visible. Cela devient visible, négativement, dans Dumbo, quand les animateurs sont entrés en grève. En dépit du fait que Kracauer se plaigne du réalisme du dessin animé dans son ensemble, il n’a rien de la somptuosité des dessins animés produits dans des conditions de non-grève. C’est un moment au cours duquel le travail devient visible, par son absence.

Le processus de travail est exploré — d’une certaine façon — dans les premiers Disney. Plane Crazy de Walt Disney s’ouvre sur une scène de travail taylorisé. L’exigence du travail vis-à-vis des ouvriers dans les nouvelles conditions de la vie industrielle vont apparemment assez loin pour exiger d’un ouvrier qu’il s’enroule lui-même à l’intérieur de la machine comme un élastique, afin de permettre à l’avion de voler. L’avion est mis en branle. Il tressaute, s’arrête, puis file à toute vitesse, hors de contrôle. Ici, les machines ne sont pas amies des humains. Tôt ou tard, la machine les conduit à leur perte, mais comme il s’agit d’un dessin animé, ils se relèvent et reprennent leur activité. Que peut-on faire sinon rire de ce monde redessiné dans la réalité et dans l’absurdité tout en même temps. Le corps qu’exige le Capital, notre maître, est un corps élastique. Ce corps peut être comprimé et étiré, car il est un instrument clef du travail, animé par les machines qui l’emploient et qui fixent son rythme. On libère cette énergie, et on le fait différemment de cette autre libération d’énergie à laquelle on est contraints au quotidien. Le Capital est lui aussi élastique, selon Karl Marx, ou bien il acquiert l’élasticité de la force de travail, de la science et de la propriété foncière. L’animation fournit une interprétation graphique de cet étirement, rétrécissement.

Les productions Disney ont-elles souffert de la Grande Dépression ? Quelles ont été les conséquences pour les ouvriers de l’industrie de l’animation — ou, plus généralement, de l’industrie cinématographique ?

Disney en est venu à représenter la quintessence de l’évasion. Les gens venaient voir ces friandises colorées pour pouvoir échapper à la grisaille de la vie quotidienne durant la Dépression. C’est du moins de cette façon qu’Eisenstein voit les choses. Avec tous les arcs-en-ciel qui traversent l’écran à la fin des films, comme Father Noah’s Ark (1933) ou Funny Little Bunnies (1934), les jaunes rouges et orangés des levers et des couchers de soleil sont, selon Eisenstein, une explosion de couleur pour contrer « les quadrillages gris des îlots urbains », « les cellules de prison grises des rues de la ville », les « faces grises des foules sans fin dans les rues » à l’extérieur du cinéma dans les années 1930. Embellir l’image améliorée du monde avec des arcs-en-ciel nécessitait davantage de grisaille, celle des forces de travail des coloristes, techniciens, inventeurs, fixeurs, applicateurs, essuyeurs (wipers), correcteurs, développeurs. Le monde coloré de la consommation nostalgique est sous-tendu par le monde terne des travailleurs de la couleur, trimant pour produire de la couleur, la transformer, la saisir, la distribuer, la classer. Un tel travail de la couleur a ses promoteurs haut de gamme, comme Natalie Kalmus, conseillère couleur chez Technicolor, dont la mission consistait à contrôler les excès perceptibles de couleur et à établir un usage adéquat, de bon goût, de la couleur. Ou Mary Hallock Greenewalt, avec ses machines mobiles de couleur, pour lesquelles elle déposa onze brevets entre 1920 et 1934, dont un pour un phonographe portable lumineux et musical destiné à un usage domestique. Greenwalt insistait sur le fait qu’à chaque sentiment correspond une couleur et elle a appelé son art de jouer avec celles-ci Nourathar, un nom issu des mots arabes désignant l’essence de la lumière. Mais la plus grande part du travail de la couleur ne se trouvait pas dans les usines dans lesquelles on transformait la couleur pour les films. Par exemple, dans les usines Pathé et Gaumont dans les années 1910 et 1920, des centaines de femmes utilisaient des pantographes et des aiguilles pour faire des pochoirs pour les copies de films en noir et blanc, qui pouvaient ensuite être colorisées en masse. Ce travail tâche indélébilement les mains et une partie d’entre elles étaient contraintes de travailler dans une obscurité perpétuelle, mais ce travail est reçu par le public comme l’antithèse de tout cela. L’animation, c’est la lumière éphémère. La couleur suinte de l’écran, transitoire et transcendantale, un composant insaisissable de désire et notre nostalgie est réquisitionnée par la machinerie qui la produit.

Dans tous les cas, c’est durant cette période de Grande Dépression, avec toute sa grisaille, que Disney a produit Blanche Neige et les sept nains, le premier long métrage musical entièrement animé, qui a coûté environ 1 500 000 $, financés par la Banque d’Amérique d’A.P. Giannini. Disney s’est en bien sorti, à l’abri de la misère. Un esprit volontariste, utile pour donner du courage à ceux qui souffraient, était distillé à l’intérieur de divers dessins animés. L’une des chansons des studios de Disney, « Qui a peur du grand méchant loup », issue du conte de fées des Trois petits cochons, est devenue un hymne contre les privations de l’austérité. Il y avait des problèmes financiers durant cette période – Pinocchio et Fantasia avaient coûté très cher et n’avaient pas été entièrement amortis, ce qui a mené à des licenciements. C’est une autre raison pour laquelle Dumbo a été fait plus simplement — et ce fut un succès. Les choses étaient certainement instables en termes d’emploi. La politique du New Deal a donné une impulsion au syndicalisme dans l’animation. Cependant, la guerre est arrivée et a tout changé. Après la guerre, Disney s’est diversifié dans les parcs d’attractions et les produits dérivés.

Pourriez-vous revenir sur la lutte dans l’industrie de l’animation organisée par le Commercial Artists and Designers Union au studio Fleisher de New York en 1937 ? Quelles étaient leurs revendications ? Y a-t-il eu d’autres grèves dans l’industrie de l’animation — s’agissait-il d’un secteur combatif ?

Il s’agit de la première grève dans l’industrie de l’animation, menée non par les chefs animateurs, mais par les travailleurs les moins payés. Le personnel de production demandait des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail et la reconnaissance de leur syndicat. Au piquet de grève, des pancartes affichaient des slogans habituellement humoristiques et pertinents : « On ne peut pas avoir beaucoup d’épinards avec des salaires aussi faibles que 15 $ » et « Je fais rire des millions de personnes, mais la vraie blague ce sont nos salaires ». Travailler dans l’animation pouvait être comme travailler dans un atelier clandestin. Le principe tayloriste-fordiste du travail très fragmenté était d’usage. Les animateurs travaillaient sur de petites parties isolées de celluloïd pour maximiser l’efficacité. Nombre des fonctions — intervalliste, encreur — étaient peu qualifiées et sous-payées, réservées aux femmes et aux adolescents. La grève Fleischer était séditieuse, des hommes et des femmes ont été arrêtés.

Des grévistes ont envahi des cinémas dans lesquels les dessins animés des studios Fleischer étaient projetés et ont perturbé les représentations. Finalement, le conflit a été réglé : avec des accords pour une semaine de quarante heures de travail, des congés et arrêts maladie payés, des augmentations de salaire ainsi qu’une rémunération supplémentaire pour les heures supplémentaires. La grève à Disney en 1941 fut particulièrement rude, du fait du traitement et des avantages inégaux entre les 1293 employés de différents statuts travaillant dans les nouveaux studios de Burbank, en Californie, dont certains travaillaient six jours par semaine. Il y a eu un effort de syndicalisation et Disney l’a combattu. Il refusait de négocier et a licencié d’éminents animateurs-agitateurs. Il a finalement succombé, contraint par les médiateurs fédéraux, les boycotts dans tout le pays, ses investisseurs la Banque d’Amérique et son frère Roy. Après 9 semaines, les travailleurs sont retournés à leurs bureaux, les salaires immédiatement doublés pour une semaine de travail à quarante heures et les mentions au générique sont entrées dans l’usage. Avec des sentiments négatifs venant de l’extérieur dirigés contre le studio — Walt Disney n’a jamais pardonné à certains militants syndicaux et les a renvoyés dès qu’il a pu le faire légalement — plusieurs animateurs se sont éloignés et ont fondé des studios indépendants après la guerre — comme UPA. Il était inévitable que de nombreuses luttes aient lieu dans le secteur de l’animation. C’était des gens intelligents et ils ripostaient, comme tant d’autres le faisaient à cette époque dans le champ du divertissement.

Pour finir, comment avez-vous étendu vos recherches et réflexions sur cette question à l’époque numérique ? Comment la numérisation des productions cinématographiques — en particulier des dessins animés — a-t-elle affecté et transformé cette industrie ? Selon vous, quels sont les enjeux politiques et esthétiques actuels dans ce secteur ?

Beaucoup de choses sont différentes dans le monde numérique. L’esthétique est différente. En dehors de la publicité et de l’animation d’art, l’animation 3D par computer-generated imagery (CGI) domine, ce qui constitue un nouveau pas dans le monde réaliste, mais magique que Kracauer trouvait si contraire à celui (il)logique de l’animation. Tout est animation aujourd’hui — dans le sens où tous les grands films sont faits par CGI. Les processus de travail sont hautement divisés dans cette industrie, entre humains, mais aussi entre humains et machines. Sundar Pichai, le directeur général de Google Inc, a parlé du Cloud d’internet comme d’un point d’inflexion dans l’histoire de l’informatique et cité, en exemple, les procédures d’un studio d’animation à Bombay qui, à l’époque, faisait des films en utilisant les services du Cloud de Google. L’informatique dématérialisée a en effet transformé l’industrie de l’animation. L’animation par CGI nécessite des quantités massives de ressources informatiques. Par le passé, les studios d’animation investissaient de l’argent dans les fermes de serveurs et postes de travail, dans l’électricité, le matériel informatique et la maintenance, de façon à être capables de rendre — ou d’achever — leurs projets animés. La tendance aux textures et mouvements, expressions faciales et mèches de cheveux volantes photo-réalistes, signifie que fournir une seule image d’une animation par CGI demande plus de trois heures. Cela a pris deux ans aux studios d’animation Pixar pour présenter les 114 000 images du film de 77 minutes Toy Story, en utilisant sa ferme de serveurs de l’époque, qui comprenait quelques centaines de processeurs. En 2013, cela a pris 29 h pour présenter une seule image de Monsters University et plus de 100 millions d’heures UCT2 pour présenter le film dans sa version finale, malgré les nombreuses centaines de processeurs utilisés. En 2015, Pixar avait 23 000 processeurs à sa disposition. Les fournisseurs de services cloud modifient la procédure de ce traitement à travers de grandes « fermes » fixes en fournissant, à la place, de la puissance de rendu en location ou en prépayé. L’infrastructure est mise de côté, réduisant les frais de fonctionnement. Le travail est réparti dans le monde entier, peut-être en petits paquets, à travers de nombreuses petites compagnies. Le cloud est partout omniprésent, ce qui signifie aussi qu’il n’est, dans les faits, nulle part ou dans des espaces invisibles qui sont temporairement loués et occupés. À quoi ressemblerait une grève de ces travailleurs ? Comment pourrait-elle être organisée ? Il n’y aurait certainement pas de piquets de grève humoristiques.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’animation numérique — pas seulement sur ces processus de travail, mais aussi sur son esthétique, qui est très étrangement uniforme. Je n’ai pas consacré beaucoup de temps à cela — au-delà de l’observation de la façon dont les clouds ont suscité un intérêt particulier à la fin du XXe siècle et dans l’animation par CGI, ce qui semble être une réponse à la base de production dans le Cloud. À la place, je continue de suivre la trace de l’animation dans d’autres champs — plus spécifiquement, récemment, dans les cristaux liquides, la phase chimique de la matière qui intègre l’activité animée dans son être, et qui est également l’élément de nos nombreux équipements qui permet aux animations — entre autres choses — de les traverser et d’être observées dans toute leur gloire de pixels.

Entretien réalisé par Sophie Coudray, traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.

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  1. NdT : le sang et le sol. []
  2. NdT : Unité centrale de traitement. []
Esther Leslie