Génération algérienne : entretien avec René Gallissot

René Gallissot est de ceux dont l’engagement théorique a été total. Militant anticolonialiste dans les années 1960, son travail n’a cessé de réinterroger le marxisme à partir de l’expérience fondatrice de l’Algérie coloniale. Dans cet entretien, il revient sur cet itinéraire et la pluralité des chemins qu’ouvre une enquête sur la politique marxiste et le monde non occidental. Sa relecture du nationalisme révèle aussi bien l’impensé national chez Marx et Lénine que la nationalisation du mouvement ouvrier. De l’histoire sociale de l’Algérie au développement du marxisme dans le monde arabe, en passant par les limites des approches marxistes classiques du racisme en France, l’œuvre de Gallissot invite à une critique radicale de toute étatisation de la pensée émancipatrice.

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Pourriez-vous revenir sur votre parcours politique et intellectuel ? Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à l’histoire du colonialisme et aux rapports de la gauche au colonialisme ?

Avoir 20 ans en 1954 me fait appartenir à la « génération intellectuelle et politique algérienne », pour dire marquée à la fois par l’irruption d’une guerre de libération nationale toute proche mettant en cause directement l’idéologie nationaliste en France, et par le refus communiste français et soviétique de donner la priorité militante aux luttes de libération et non pas au maintien de l’ordre de coexistence pacifiste entre l’U.R.S.S. et les États-Unis. L’adhésion au « socialisme » soviétique s’est substituée à l’internationalisme d’émancipation prolétarienne. Depuis mes vingt ans, cet internationalisme de transformation des rapports sociaux dans le monde et l’avenir du genre humain deviennent et restent ma constance critique intellectuelle et politique. Sans regret ni défection.

Au sortir d’une éducation familiale traditionaliste catholique mais ouverte sur le monde sur le mode missionnaire, double cheminement d’autonomie : m’émanciper de la fidélité religieuse en conjuguant les leçons de Montaigne et Spinoza, et chercher la réponse à la question sociale chez Marx, tout en étant sous l’influence de l’existentialisme sartrien de l’époque. La mort de Staline lève la seule barrière à l’adhésion au P.C.F. Je n’en reconnais pas moins la force de l’argumentation du livre Marxisme et question nationale et coloniale. La question nationale algérienne ne m’a plus quitté, mais élargie au monde entier sur la conjonction de la formation nationale et du mouvement de longue durée de transformation sociale porté par l’exemplarité du mouvement ouvrier.

Aussi mon choix de normalien fut l’histoire sous approche sociologique qui me semble la science sociale réaliste, et non la philosophie jusqu’alors privilégiée, dont je refuse le magistère universitaire qui a succédé à la religion. Plus tard, je resterai distant devant le magistère de l’anthropologie érigé par C. Lévi-Strauss comme devant le structuralisme. Je suis rétif à l’exaltation philosophique du « Jeune Marx » par L. Althusser ; j’adhère à la démarche historique de Marx dans les Grundrisse retrouvés, et à sa « critique de l’économie politique » qui est la raison du Capital.

Par ailleurs, marxiste existentialiste pour dire vite, à travers les entre-chocs de l’année 1956, du rapport Khrouchtchev à la Pologne, à Budapest, et du vote des pouvoirs spéciaux pour le maintien de l’ordre en Algérie par les députés communistes, à l’expédition de Suez, je me porte en avant comme intellectuel critique au sein du P.C.F. ; il me restera la marque de communiste maoïste que retiendront les fiches de police et mon dossier de sursitaire pour le service militaire. Non seulement, je lis les publications de Pékin ; plus encore je deviens disciple de Maxime Rodinson et en mineur d’Albert Memmi sur la colonisation ; je découvre N. Boukharine pour sa prise en compte de la longue durée d’une révolution mondiale qui doit attendre la transformation des paysanneries du monde ; sa réflexion est historique alors que Lénine n’avait qu’une vision conjoncturelle du « milliard d’hommes » de l’Orient dominé.

Si je m’intéresse à Rosa Luxembourg sur l’autonomie nationale, je découvre aussi les écrits austro-marxistes sur la question nationale ; je lis Otto Bauer et j’entre dans les débats de la IIe Internationale et de la IIIe, ainsi que de l’Internationale II et demie, pour avoir lu K. Kautsky, fréquentant en séminaires de la Maison des sciences de l’homme à Paris, Georges Haupt et Claudie Weill. Je suis dans la confrontation avec « la génération intellectuelle de la guerre de 1914 », selon la formulation de Robert Wohl, car je suis en profondeur dans le rejet du patriotisme d’Union sacrée, en particulier de la trahison nationaliste de la majorité social-démocrate et du discours de bonne conscience du patriotisme républicain français distinguant hypocritement le patriotisme qui serait sacré, d’un nationalisme qui n’appartiendrait qu’à la droite et à l’extrême droite raciste. C’est là le second pilier de ma pensée.

Ainsi, pour approcher de plus près la lutte de libération algérienne, je me mets en congé d’E.N.S. pour aller après l’indépendance du Maroc, faire des recherches de thèse secondaire à Casablanca. Je reviens en France après le changement de République. En historien critique, je connais la rivalité entre gaullisme et communisme en étant attentif à la marche à reculons de De Gaulle pour finir par reconnaître l’indépendance algérienne tout en ayant prolongé la guerre par sa politique de force ; octobre 1961 compris. En contact avec le groupe Curiel, je ne suis à l’adresse familiale, que la boîte à lettres des prêtres de Souk-Ahras pour acheminer leur courrier au ministre Edmond Michelet, étant voué à la préparation de l’agrégation d’histoire (1960).

En fin de sursis, sous obligation de service militaire en Algérie, je débarque à l’abri de l’École des enfants de troupe de Koléa (40 km d’Alger). C’est l’armée qui m’envoie à l’université d’Alger « pour montrer la part que l’armée française prend à l’indépendance de l’Algérie » : quinze jours restants de coopérant militaire avant d’être versé à la coopération civile.

L’Algérie et le Maghreb ne me quittent pas alors que je m’inscris en thèse avec l’historien Jacques Droz sur les Internationales et la question nationale et coloniale. Ma thèse contribuera aux chapitres de la Storia del marxismo sur marxisme et question nationale et sur l’impérialisme, à l’école de l’historien Eric Hobsbawm (Turin, Einaudi, vol.2, 1979 et vol.3, 1981). Tous les ans, mon séminaire prend l’intitulé « socialisme et nationalisme » jusqu’à mon retour à la Sorbonne pour mai 1968, puis le passage à Vincennes-Paris 8.

Selon vous, que peut apporter la méthodologie marxiste à l’historiographie du Maghreb (post)colonial ?

On reparlera de l’ambivalence des positions de Marx et d’Engels sur la colonisation1. Sous l’effet de la colonisation, la formation nationale et l’indépendance peuvent se comprendre comme une réponse au déclassement économique par le reclassement politique d’établissement dans l’État. C’est pourquoi, j’ai critiqué le tour de passe-passe de Pierre Bourdieu substituant M. Weber à Marx pour parler des classes sociales en Algérie dans mon premier article paru dans la revue L’homme et la société2.

Dans la longue durée, avec Marx, notamment par les Grundrisse, la recherche porte sur la part de la colonisation dans l’accumulation primitive et la mondialisation ; il est possible de descendre en profondeur dans l’analyse des sociétés précapitalistes, et pour le présent de conduire la réflexion sur les sociétés post-coloniales qui appartiennent au capitalisme dépendant. Staline parlait de la formation des nations dans « le capitalisme ascendant », nous sommes et devant la crise réactionnaire de l’État national dans les pays du capitalisme atlantique et devant les impasses de l’avenir national dans les sociétés constituées par la sortie politique de la colonisation.

Dans plusieurs de vos écrits, vous employez le terme de « socialisme colonial », qu’entendez-vous par là ?

Le socialisme colonial est celui importé par, et développé dans, « l’immigration européenne » qui se constitue outre-mer en mouvement ouvrier local, aux États-Unis donc, ainsi que sur le continent américain, et dans l’empire dit hollandais, et les empires britannique, français et autres. Il défend le statut supérieur des « blancs » face aux « indigènes ». L’Australie donne l’exemple du premier gouvernement travailliste au début du XXe siècle instituant le racisme blanc d’État contre les indigènes appartenant à une race inférieure et les nouveaux immigrants de couleur, jaunes, nègres, métis et mulâtres.

Le socialisme colonial partage donc le racisme colonial, racisme blanc dit racisme de couleur, en Algérie même ; ces coloniaux se définissent comme étant les « Européens » au dessus des Musulmans et Juifs « d’origine indigène ». Ces Européens hors d’Europe, étant citoyens français inventent la vantardise d’être « des Français de souche » distincts des « Français de souche nord-africaine ». Cette discrimination ne sévit pas que dans la colonie et au sein de l’armée française ; elle gagne la métropole avec l’inversion de la migration et l’exode colonial de 1962. Ce racisme colonial perd de sa radicalité dans les courants du mouvement ouvrier anarcho-révolutionnaires puis communistes, et à moindre titre dans les partis socialistes préconisant un mode d’assimilation pour les « indigènes évolués », et dans les partis travaillistes acceptant l’autonomie des dominions, alors cependant que la ségrégation se durcit3.

En quel sens l’arrivée du socialisme (et particulièrement du socialisme saint-simoniste) dans les pays arabes, notamment en Égypte par le biais de Rifa’a Rafi al-Tahtawi, a-t-elle croisé la route de ce que l’on nomme « la Renaissance arabe » au XIXe siècle ?

Rif’a’a al Tahtawi, directeur d’études d’école militaire, tient une place importante pour avoir envoyé des étudiants égyptiens à Paris et plus encore avoir développé la publication de traductions dans les superbes volumes reliés de l’imprimerie modernisée par la campagne d’Égypte de Bonaparte. Les plus grands succès de cette édition en arabe seront par la suite les traductions du docteur Gustave Le Bon, haute figure de l’orientalisme, s’habillant avec prestance en arabe à Alger, et qui, tout en donnant une vulgate qui se veut bien intentionnée de la civilisation arabe, vulgarise foncièrement un darwinisme raciste. Après La civilisation des arabes en 1884, il gagne en célébrité par son livre de 1895, La psychologie des foules, suivi au reste d’une Psychologie du socialisme en 1898. Les rééditions se succèdent encore aujourd’hui donnant un fond de doctrine scientiste à la version la plus répandue de l’arabisme. On connait aussi son influence dans la formation de l’officier Charles De Gaulle identifiant races et différences de nature entre les civilisations. Ce racialisme s’exprime en pleine guerre d’Algérie par une solution en cas d’indépendance, de renvoi en Algérie, des Nord-africains, ces immigrés musulmans qui par nature, ne sont pas assimilables.

Par ailleurs, pour ce qui est de l’initiation au socialisme en Égypte, il faut sortir de la version courante de l’évolution intellectuelle qui s’est enfermée dans une vision politique nationale égyptienne. Deux distinctions sont à faire sur le Saint-Simonisme et sur la Renaissance arabe (Nahda).

Par delà l’appellation de socialisme autoproclamé de Claude de Saint-Simon et de modes orientalistes de ses disciples, l’effet du saint-simonisme est de susciter l’adhésion à un projet mondial entrepreneurial réalisant de grandes constructions portées par des compagnies financières. Ce saint-simonisme, derrière la famille de Lesseps et Eiffel, se répand dans l’empire ottoman puis en Asie orientale et en Afrique, construisant ponts, chemins de fer, voies de communication et ports. L’exemple fort en Égypte est celui de la Compagnie du canal de Suez. Dans son repli à Damas, pensionné du gouvernement français, l’émir Abd-el-Kader soutient la Compagnie du canal de Suez, assiste à l’inauguration d’ouverture, et se déplace à toutes les expositions universelles. Ses options vont à cette entreprise moderne de développement.

Par ailleurs, les idées sociales et la critique de la subordination des femmes est bien plus le fait après 1848, de la Renaissance arabe, renaissance linguistique, littéraire, progressiste, laïque car en dehors de toute religion. Les jeunes intellectuels viennent de familles citadines se disant arabes, mais de familles chrétiennes, juives, musulmanes, druzes, s’émancipant des traditions religieuses. Cette Nahda se lève dans la province de Syrie ottomane et s’élargit jusque sur les côtes d’Amérique par la diaspora syro-libanaise porteuse d’une littérature romancière arabe et de traductions et commentaires libres y compris sur le Coran. La répression conduite dans les années 1880 par le Sultan ottoman qui se réclame de l’islamisme (nommé panislamisme par la phobie des Services des puissances impériales européennes) expulse de Syrie-Liban, les auteurs, éditeurs, journalistes de cette renaissance arabe, vers Alexandrie et Le Caire ; ceux-ci transportent donc le foyer de la Nahda en Égypte, comme les frères Teqla, fondateurs du journal Al-Ahram. C’est le véritable creuset du progressisme et du socialisme en Égypte.

Dissimulant le fait que c’est la gouvernance britannique en Égypte qui a repris le projet de réforme de l’Université Al-Azhar du mufti Muhammad ‘Abduh, en instituant donc une réforme qui s’inspire de l’autre courant qu’est le réformisme musulman, Islah. la version rétroactive d’une généalogie égyptienne confond ce réformisme religieux et la Nahda intellectuelle ; elle enveloppe tous les mouvements sous ce nom de Nahda donné pour religieux, parlant même de socialisme musulman ; l’identification est reprise par des partis exclusivement musulmans. Dispensons-nous pour la configuration d’ensemble, du rappel de la montée d’un confrérisme wahabite épurateur, en péninsule arabique au XVIIIe siècle aboutissant dans les années 1920 à l’instauration de l’État musulman que demeure l’Arabie saoudite, et de l’autre rappel pour ces années 1920, quand se sont dressés des étudiants de la première génération de « frères musulmans » contre le colonialisme d’El Azhar.

Dans son ouvrage Marx aux antipodes, Kevin B. Anderson développe l’idée selon laquelle Marx serait passé d’une analyse unilinéaire du colonialisme, dans les années 1840, percevant celui-ci comme un potentiel facteur de développement économique pour les sociétés non-européennes à une analyse plus complexe et multi-dimensionnelles, dans les années 1880, selon laquelle les sociétés colonisées, et plus largement extra-européennes (par exemple la Russie), peuvent se développer en dehors du capitalisme si certains facteurs sont réunis. De plus, selon Kevin B. Anderson, l’analyse qu’avait Marx de la question raciale (notamment dans ses écrits sur la guerre de Sécession, publiés dans le New York Tribune) devint centrale à son analyse du mouvement ouvrier dans les années 1860. Que pensez-vous de ces deux affirmations ?

Au sujet de la première conception de Marx et Engels sur la sortie des liens « idylliques » communautaires familiaux et religieux sous la subversion coloniale et l’insertion des pays colonisés dans le mouvement du « progrès » capitaliste conduisant à la Révolution mondiale, les choses sont claires depuis longtemps par la publication des articles de revues et de la New American Encyclopaedia ; la mise en forme est souvent le fait d’Engels qui procure même la notice Algérie de 1857. Dans mon volume de la collection 10/18 en 1976 republié à Alger en 1991, Marxisme et Algérie, je suis, par avance, en pleine concordance avec les propos de Kevin Anderson.

Le questionnement de Marx change sur les sociétés précapitalistes dans les matériaux préparatoires du Capital de la fin des années 1850 aux années 1860, publiés sous le titre de Grundrisse. J’ai poursuivi le commentaire de textes jusqu’à Rosa Luxemburg, Lénine et Boukharine. L’approfondissement et l’hypothèse de la Révolution en Russie se situent bien plus tard quand Marx prend des notes et commente l’ouvrage de Kowalewski, Le système foncier communautaire ; causes, historique et conséquences de sa décomposition publié à Moscou en 1879.

Sur la position de Kevin Anderson donnant une place centrale à la question raciale, je suis plus réservé ; elle possède une justesse par évidence dans les articles sur la Guerre de sécession, mais précisément parce que c’est le racisme blanc qui commande. S’il y a une disposition constante chez Marx et Engels, c’est la critique de « la loi du sang ».

Comme je le montre dans la Storia del marxismo, la prise de position sur la question nationale, sur l’exemple de l’Irlande, me parait plus nettement centrale et constante pour Marx et plus encore pour Engels. La déduction sur la force de l’idéologie nationaliste qui interdit la Révolution, vaut encore aujourd’hui (en France même). La classe ouvrière anglaise est imprégnée de nationalisme impérial britannique qui la maintient sous l’emprise de la bourgeoisie ; elle est disqualifiée, non sans racisme, prisonnière des liens de subordination, de mépris voire de rejet, des travailleurs de l’immigration qui renouvelle par le bas, le prolétariat.

Pourriez-vous développer la notion de « république » telle qu’elle fut utilisée par Abd el Krim ?

La République du Rif est une proclamation éphémère tant cette république disparaît rapidement sous les coups des armées coloniales, espagnole et française, atteignant les 400 000 enrôlés dont plus de moitié de soldats levés dans les colonies. Lyautey a accepté le gazage et Pétain use du rouleau compresseur. Abd-el-Krim organise cependant un gouvernement. Cette république s’inscrit dans le mouvement nationalitaire de l’après-guerre mondiale, superposant République soviétique et République de Kémal Ataturk ; République (Goumourhia en turc et en arabe) qui rejette le sultanat, ce mode de l’État musulman : sultanat ottoman pour les Jeunes turcs ; sultanat chérifien du Maroc ; sultanats et cheikhats d’Asie centrale musulmane. La chaîne de républiques va du Rif, à la Syrie jusqu’à la République de Chine, projetant une République par l’insurrection druze et une République kurde encore plus éphémères.

La signification de la République du Rif est donc bien de rejeter la référence au « sultan des Français », sous protectorat, et choisi pour rester sous subordination au Palais de Rabat. Ainsi Abd-el-Krim charge des délégués de représenter la République du Rif aux deux conférences qui débattent du khalifat que la jeune Turquie veut abolir, à condition qu’il n’y ait pas de représentants envoyés par le « sultan des Français » selon la qualification employée.

Ajoutons qu’à la différence de l’O.N.U. après 1945, le partage du monde ne se fait pas selon l’amalgame de compréhension de l’État-nation : un territoire derrière ses frontières, un seul peuple, voire une seule langue, unicité du peuple donc, qui règne encore aujourd’hui. La République du Rif appartient au mouvement de soulèvement des nationalités.

Comment expliquez-vous l’entrée tardive des ouvriers algériens dans le mouvement ouvrier algérien ?

Du fait du déclassement économique, l’émigration vers la Métropole, dite nord-africaine, gagne en nombre par l’envoi en France de plus de 80.000 « travailleurs coloniaux » lors de la 1ère guerre mondiale, puis la démobilisation des soldats nord-africains ; les allers et retours, retours vers la Région parisienne et les bassins industriels, portent le nombre à quelques 100.000 « nord-africains » présents en France dans l’entre deux-guerres ; mais ce sont les immigrations italiennes et polonaises qui renouvellent bien plus les bases du prolétariat en France. J’ai pu écrire que la particularité était que la classe ouvrière algérienne était en France et non pas au pays. Elle acquiert son militantisme à la C.G.T.U. activée par les communistes, qui donne ses adhérents à l’Étoile nord-africaine.

De plus, celle-ci reprend le mot d’ordre d’indépendance des colonies d’Afrique du Nord qui est depuis 1924 au programme de la C.G.T.U. ; ainsi, c’est l’émigration qui lance en premier, l’appel à l’émancipation nationale et pousse en avant l’Étoile nord-africaine derrière Messali. Mais comme preuve que l’émigration est bien de nature sociologique, les retours en Algérie sont peu nombreux ; même pendant la guerre de libération et au moment de l’indépendance. C’est durant cette guerre que l’émigration double en nombre pour encore doubler après guerre, devenant une composante de la classe ouvrière française.

En Algérie, ce sont les coloniaux, ces émigrants d’Europe devenant citoyens français alors que les indigènes ne sont que des sujets, qui mettent en place, ponctuellement d’abord, des organisations ouvrières syndicales et des groupes socialistes. Ils établissent dans les grandes villes, des Bourses de travail et constituent donc un mouvement ouvrier qui suit les 3 étapes classiques de recrutement : ouvriers de métiers, ouvriers des mines, ports et transports, puis salariat qui se généralise. Cette syndicalisation donne son encadrement au mouvement ouvrier dans lequel les Algériens, des campagnes vers la ville, vont entrer progressivement, surtout à la 2e étape : manœuvres mineurs, dockers, traminots, cheminots et aussi dans la restauration ; les « indigènes » prennent la relève très mal payée, des immigrants et saisonniers espagnols sur les fermes coloniales.

Ce n’est donc qu’après la Seconde Guerre mondiale, que les Algériens balancent en nombre les petits blancs coloniaux qui dominent dans l’encadrement ; sur cet arrière-plan sociologique, c’est au sens politique que non seulement le mouvement ouvrier, syndicats et partis, mais idées, doctrine et discours du socialisme, précèdent la formation de la classe ouvrière qui n’est établie que par segments et bases ponctuelles ; le réseau principal est celui des chemins de fer. Au parti communiste algérien, l’algérianisation est en passe majoritaire au début des années 1950, juste avant l’ouverture insurrectionnelle4.

Dans son ouvrage sur la création du Parti Communiste Français, Robert Wohl écrit que le congrès de Tours de 1920 a eu lieu avant l’émergence de l’idéologie bolchévique en Europe de l’Ouest et que nombre de leaders du mouvement ouvrier français n’avaient pas réellement étudié le bolchévisme. Pensez-vous que la relative « autonomie théorique » des Communistes Français par rapport au bolchévisme soit en lien avec les difficultés qu’ont eu ceux-ci à saisir toute l’importance qu’avait le colonialisme dans l’impérialisme français ?

Certes le bolchevisme a peu de place dans la constitution du PCF ; il faut attendre « la bolchévisation » après 1924 et la soumission progressive au stalinisme, ce « marxisme soviétique » selon la distinction d’Herbert Marcuse. Le bolchévisme est ignoré dans le passage majoritaire de la S.F.I.O. au parti de l’Internationale communiste. En Algérie, les socialistes coloniaux votent à la quasi unanimité, l’adhésion à l’I.C. en toute méconnaissance de cause sur l’obligation de lutte pour l’indépendance des colonies. Après ce sera le reflux illustré par la motion de Sidi-Bel-Abbès.

À l’observation d’histoire intellectuelle de Robert Wohl, il faut ajouter l’arrière-plan de conjonction de deux branches d’adhérents à la naissance du P.C. : les vétérans de l’anarcho-syndicalisme ou syndicalisme révolutionnaire et les jeunes de 20 ans engagés dans le soulèvement des mouvements sociaux les plus forts de l’histoire en 1919-1920 ; c’est par eux que le communisme a 20 ans en 1920. Plus que le P.C. encadré par d’anciens sociaux-démocrates, ces activistes militants portent en avant le syndicalisme minoritaire de la C.G.T.U. jusqu’à la répression de la campagne de 1925-1926 « contre la guerre du Rif et de Syrie » pour rappeler l’audace de l’affichage.

Par ailleurs, les anciens anarcho-syndicalistes, comme Camélinat et E. Vaillant, ont pu connaître la Commune de Paris mais comme ce même E. Vaillant, tout antimilitariste qu’il ait été, ces communards par patriotisme, sont assez nombreux à avoir fait le saut en adhérant au nationalisme de l’Union sacrée en 1914. Les plus avertis du bolchévisme et les jeunes des Jeunesses communistes pratiquent le collage de la révolution soviétique sur la Révolution française de 1793.

Ces militants conduisent « l’action anti. » pour dire anti-militariste, anti-colonialiste, anti-nationaliste et anti-patriotique contre l’Union sacrée de la guerre de 1914, et aussi anti-cléricale, jusqu’au ralliement de 1934-1935 à la défense nationale liée à la défense de l’U.R.S.S., patrie du socialisme.

Pourriez-vous développer l’idée selon laquelle la période du Front Populaire (en France) marque « l’adoption théorique du terme de peuple5 » par le P.C.F ?

Il s’est produit une double « nationalisation » du mouvement ouvrier (syndicats et partis) ; une première différenciée suivant les pays d’Europe du XIXe au XXe siècle, et la deuxième par la stratégie de Front populaire pour les partis communistes, particulièrement vive et ample pour le P.C.F.

Les classes ouvrières se sont constituées par migrations internes et frontalières. Pour la France, c’est tardivement dans le dernier tiers du XIXe siècle, comme l’a montré Eugen Weber, que les paysans sont devenus « français » (et parlants le « français national » de l’école). Parallèlement, dans les villages ouvriers et dans les vieux quartiers où s’entassent ces migrants, ces prolétaires restent comme à côté de la société dans les régions qui s’industrialisent ; c’est par une « socialisation nationale étatique » que l’on passe d’une intégration d’abord négative portant une action ouvrière directe et subversive, à une insertion sous un lien social par une adhésion nationale-nationaliste que théorise notamment E. Durkheim ; le « lien social » doit l’emporter sur les luttes de classes comme le « vivre ensemble » de la nation selon Renan, non sans patriotisme anti-allemand et colonial exalté par E. Lavisse (« tu seras soldat mon fils »). L’Union sacrée de 1914 vient surmonter les affrontements de l’Affaire Dreyfus. La S.F.I.O. passe majoritairement au patriotisme, et le républicanisme de gauche redouble de patriotisme.

Jusqu’en 1934, dans l’Internationale communiste, l’action-anti est animée par une commission d’agit-prop auprès des Comités centraux qui est dite commission « anti-impérialiste » et qui disparait en 1935 laissant place à l’action de Front populaire qui se traduit ou se dit front national à défaut de front des Français. La manchette de L’Humanité au lendemain du 11 novembre 1935 titre : « Le soldat inconnu a retrouvé ses camarades » ; c’est l’inversion du rejet de la guerre de 1914 et l’appel au patriotisme des « Anciens combattants ».

Dans ce retournement, la C.G.T.U. se fond dans la C.G.T., et le P.C.F. s’élargit des adhésions certes anti-fascistes mais animées de patriotisme républicain. L’adoption de l’idéologie nationale met en avant le mot peuple dans le discours communiste faisant reculer les termes de classes et conservant l’attachement à la « patrie soviétique » ; les travaux de lexicologie6ont suivi ce jeu double du vocabulaire de classe et du vocabulaire populiste. Ce qui importe, c’est que la profondeur du ralliement patriotique qui ne se démentira plus malgré le recul de l’automne 1939 qui cède bientôt sa place à la réaffirmation de la primauté de front national en mai-juin 1941. Après 1945 et « la grande guerre patriotique », l’investissement des luttes sociales s’effectuera plus encore dans l’État national social, jusqu’à l’enferment d’aujourd’hui. La gauche est encore incapable d’altermondialisme et oublie que le communautarisme dominant affirmant l’identité première est le communautarisme national derrière les mots : peuple français ou nous français7.

Vous avez consacré un ouvrage à Henri Curiel, quelle est sa place dans l’histoire du communisme en Égypte ? Comment analyser son attitude face à la création d’Israël en 1948 ?

Le projet de programme du Mouvement démocratique de libération nationale en Égypte préparant la création d’un parti communiste ajoutait de la main de Henri Curiel, un c minuscule au dessus de M.D.L.N. comme autrefois le petit b de bolchevik pour le P.C. de l’U.R.S.S. Si Curiel a fait aboutir la fondation d’un parti communiste au Soudan, le M.D.L.N. n’a pas effectué sa mutation en P.C. égyptien, pour cause de déperdition puis de dispersion sous la répression après avoir approuvé le partage de la Palestine voté à l’O.N.U. portant création de l’État d’Israël. Le M.D.L.N. est rejeté et pourchassé comme étant « sioniste » ou « juif sioniste ». H. Curiel est emprisonné jusqu’en 1950.

À l’ONU, c’est par son porte-parole A. Gromyko que l’U.R.S.S. se pousse en avant et du vote du partage de la Palestine et de la reconnaissance de l’État d’Israël. Pour l’U.R.S.S., c’est comme une réaffirmation qui tient d’un geste de proclamation finale, d’appartenir au camp démocratique d’alliance dans la guerre antifasciste qui condamne l’antisémitisme. Pour toutes les puissances de ce camp, c’est aussi une façon d’effacer sinon de se racheter des lâchetés passées dans l’acceptation de la dénationalisation des Juifs allemands, autrichiens et d’Europe centrale par le nazisme et la collaboration, et pour Staline les retours d’actes jusqu’à des massacres, sur des populations juives de Russie et d’Ukraine.

Adepte sans faille du communisme soviétique et marchant de l’Étoile de Moscou, Henri Curiel et ses proches adhèrent pleinement au partage puis à la proclamation de l’État d’Israël. Le M.D.L.N. devient plus encore et extrêmement donc, minoritaire. À Alexandrie, Loftallah Soliman regroupe des intellectuels et autres militants trotskistes pour former le parti communiste révolutionnaire d’Égypte en liaison avec le Mouvement nationaliste arabe, mouvement jeune du Proche-Orient. Les choix dominants dans le mouvement politique et l’opinion d’Égypte vont au nationalisme arabe, à ce que Maxime Rodinson a appelé « le refus arabe » de l’État d’Israël.

Ainsi, bien que sans constitution, l’État d’Israël s’affirme État juif ou État du peuple juif, et non pas État des Juifs comme l’énonçait l’ouvrage de Theodor Herzl. En acceptant le partage, le mouvement communiste et Henri Curiel s’écartent de la perspective d’un État palestinien binational qui était la position à laquelle s’était ralliée l’Internationale communiste en 1936. Partisan des luttes de libération nationale tout autant qu’adepte du marxisme soviétique, Henri Curiel et son groupe soutiennent la prise du pouvoir des Officiers libres en 1952, et l’action du colonel Nasser. L’approche sera à l’adresse de Yasser Arafat, en organisant après 1967 et 1970, des rencontres entre partisans de la paix israéliens et palestiniens. Ces médiations dans le conflit ont pour objectif la coexistence de deux États, projet en suspens ; le « refus » n’est plus arabe mais israélien.

Le concept de « peuple-classe » – formule reprise à Marx et Weber par Abraham Léon – pour désigner les Juifs vous semble-t-il valable pour analyser l’antisémitisme ? Outre ses limites historiques – pointées notamment par Maxime Rodinson – ce concept ne revient-il pas à expliquer l’antisémitisme par la théorie du « bouc-émissaire » et donc à sous-estimer l’aspect systémique de l’antisémitisme et ses évolutions dans le temps ?

Léon Poliakov n’était pas satisfait du titre de son livre : Histoire de l’antisémitisme. Il y a historiquement des antisémitismes ; le racisme qui se couvre pour faire savant, du nom controuvé d’antisémitisme, emploie d’abord l’adjectif antisémite comme à la création d’une ligue antisémite en 1879. La confusion des débuts de l’anthropologie entre langues, peuples et races, est vulgarisée au long du XIXe fortifiant les préjugés inculqués par l’éducation religieuse ; c’est l’emboîtement du racisme explicite dans l’antisémitisme traditionaliste catholique qui fait le plus croire à une continuité systémique. C’est aussi un exemple fort de la conjonction du racisme et du nationalisme.

La désignation de bouc-émissaire n’a pas la fausseté de la notion d’ennemi héréditaire mais elle est trop facilement réductrice et sa simplification risque d’emprunter à la « théorie du complot ». En présentant l’ouvrage d’Abraham Léon, l’esprit critique de Maxime Rodinson prend ses distances avec la thèse du peuple-classe que serait le peuple juif comme peuple globalement dominé et rejeté. Mais on touche au jeu d’ambivalence comprise dans l’idée de peuple qui est la justification d’un mouvement national et le fondement de l’indépendance nationale : le peuple est à la fois national et social pour les socialistes et pour les communistes après le ralliement à l’idéologie nationale de 1935-1936.

Dans les luttes d’indépendance, la souveraineté est arrachée aux mainmises étrangères. Au rejet de la domination, peut s’ajouter une dénonciation de l’exploitation, par un anticapitalisme qui se limite aux frontières nationales ; de là, la transposition de la lutte de classes en lutte des peuples dominés et exploités contre les puissances dominantes ; l’indépendance assure l’établissement des nationaux dans l’État, c’est l’avènement des nationaux dans et par l’État. La discrimination des étrangers est inhérente au nationalisme et peut supporter la xénophobie et le racisme dans la croyance en un peuple originel et exclusif.

Le populisme véhiculé par le nationalisme peut s’articuler sur l’anticapitalisme adossé à la défense nationale rejetant l’exploitation étrangère et en appeler à la lutte des classes exploitées et subalternes. Le vocabulaire social-démocrate, puis communiste depuis les Fronts populaires, conserve ou reprend l’argumentation de classes qui font l’alliance des masses populaires contre les nouveaux féodaux, les cent familles relayant les trusts étrangers, les impérialistes à la tête de la mondialisation imposée de l’extérieur. Ce retour de nationalisme est aussi susceptible de racisme dans la fermeture des frontières à l’immigration. Seul les internationalistes défendent ce droit humain de liberté de circulation et de droit au séjour8.

Au milieu des années 1980, vous définissiez le racisme comme un « transfert de violence sociale interclassiste et interethnique en réactions de peur et conduites d’agression par cristallisation d’un préjugé qui refuse l’égalité en excipant d’une supériorité de nature, intrinsèque à l’identité collective qui dans la société moderne s’exprime par l’identification nationale9 ». À quel point cette définition vous semble-t-elle toujours actuelle, ou dépassée ? Le racisme tel qu’il s’est développé et a évolué dans les années 1990 et 2000 vous semble-t-il toujours être une « naturalisation de la nationalité » ?

Ce qui est propre au racisme, c’est la naturalisation de l’origine et pas seulement la naturalisation de la nationalité, ou plus exactement c’est la croyance dans une différenciation infranchissable d’inégalité naturelle ; c’est la loi du sang : les hommes ne naissent pas égaux en droit. Dans les années 1980-1990, en France, face à la marche de jeunes pour l’égalité, dite des beurs, le débat s’est fixé sur la définition de l’identité française ; ces marches faisaient valoir le métissage plus que la mixité. La droite au gouvernement est allée, jusqu’à lier dans l’intitulé d’un ministère, l’intégration des « immigrés » et une consécration de l’identité nationale. Cette superposition oublie que le problème est juridique, celui d’acquisition de la citoyenneté française comme dit sans employer le mot de nationalité, la loi initiale de 1889 qui fait français, les enfants de l’immigration.

Sous l’effet de la crise économique ou plutôt de la succession des crises qui intensifient précarité et exclusion de l’emploi, élargissent la part du hors-travail dans l’urbanisation prolétaire, nous sommes bien sous la peur des classes dangereuses devant la violence sociale qu’accompagnent la misère culturelle et la misère sexuelle. Le transfert s’amplifie vers les conflits dits ethniques. Or les accusations de la menace et la dénonciation de l’action terroriste sont inscrits dans une vision mondiale médiatisée qui attribue cet antagonisme à l’incompatibilité de culture et de religion renvoyée à la différence d’origine. Ce racisme culturel participe du manichéisme qui oppose l’Islam et l’Occident ; comme l’écrivait Colette Guillaumin dans la revue Pluriel : sous ce discours de guerre des civilisations, se tapit le vieux racisme de l’inégalité naturelle.

Pourquoi mettez-vous tant l’accent sur le nationalisme dans votre analyse du racisme ? Peut-on penser le racisme en dehors de la seule question de l’immigration ?

Il faut revenir à l’histoire des racismes qui appartiennent à la période du libéralisme ; avant pas besoin de la race, dans les guerres tribales liées à l’imaginaire de la parenté, ni dans les guerres de religion. On se tue entre lignages pour le pouvoir des chefs, et pour le vrai et seul Dieu. Louis Dumont (Homo hierarchicus et Homo aequalis) lie le recours à la race à l’invention libérale qui abandonne l’idéologie religieuse et recourt alors à une argumentation qui se veut d’ordre scientifique ; le racisme se réfère à un racialisme laïc de science physique. Louis Dumont se dispense d’apparaître marxiste en passant vite sur le lien entre libéralisme et capitalisme.

Or cette invention du racisme appartient à la crise de la noblesse et à l’expansion capitaliste marchande, cette première mondialisation par les conquêtes. Le premier racisme qui est le racisme colonial ou de couleur, reprend les catégories de la pureté du sang de la réaction de la noblesse sous la poussée du capitalisme marchand ; cette hérédité de la pureté du sang devient racisme blanc et compte les proportions de sang noir dans le peuplement colonial de l’Amérique sous souveraineté de l’Espagne et du Portugal, et dans la colonisation dite hollandaise avec un racisme anti-jaune contre l’implantation chinoise, ainsi que dans la colonisation britannique et autre.

Il y a certes un rapport avec l’émigration d’Europe vers l’Outre-mer. Le racisme lié au nationalisme ne s’élève que dans la formation des nations en Europe d’hégémonie capitaliste, et dans les rivalités d’affrontements nationaux du XVIIIe au XXe siècle. Ce sont encore les nationalismes qui couvrent l’ouverture de la guerre de 1914 qui devient ensuite mondiale.

Par ailleurs, le renversement migratoire des pays colonisés et dominés vers les métropoles voit le retour en Europe du racisme de couleur. Ce cumul des deux racismes, racisme colonial et nationalisme raciste, aboutit à redoubler le renvoi à la différence d’origine dans ce troisième mode que l’on appelle trop facilement le néo-racisme culturel. Pardon pour ce rappel ; dans le racisme culturel d’aujourd’hui, la fixation sur la différence de religion renvoyée à la différence d’origine, s’inscrit dans la crise du libéralisme et de l’État-nation, le repli nationaliste derrière les frontières. Nous sommes dans la réaction contre-révolutionnaire de la mondialisation.

Dans Misère de l’antiracisme, vous écrivez que les explications marxistes, qui font du racisme un produit du capitalisme, sont limitées en terme de pertinence politique. Pouvez-vous expliciter ce point ?

C’est une précipitation d’un marxisme enfermé dans une réduction anticapitaliste de combat politique dans le cadre national, qui prétend que le patronat est, en quelque sorte, naturellement raciste. Certes le pôle des luttes politiques est en « un sens national » comme dit Le Manifeste, mais par un ouvriérisme cédant à un procès d’intention, il ne s’agit pas de dénoncer les méchants capitalistes. Le Capital traite du premier mode de production à être mondial, et c’est donc la mondialisation du système capitaliste qui s’accommode des pratiques racistes et recourt à la segmentation du travail par la discrimination nationale, comme le libéralisme était compatible avec l’esclavagisme racial. Ajoutons que l’on est raciste par instruction idéologique et qu’il y a des patrons racistes et des ouvriers racistes en l’absence de toute présence de travailleurs immigrés.

Du temps du régime parlementaire sous la IIIe République en France, en pleine crise économique, les chambres ont voté en 1931-1932, les lois établissant des quotas d’emploi de travailleurs étrangers suivant les branches professionnelles. Ces lois devaient être suivies d’arrêtés d’application ; ces décisions ne furent prises que pour les métiers du spectacle et de l’habillement pour satisfaire une opinion antijuive qui croyait que le cinéma avec ses vedettes féminines, était un repère de juiverie, comme le quartier du Sentier pour la confection. Par contre le patronat des charbonnages et de la sidérurgie sut s’opposer à l’introduction des quotas dans la grande industrie. Pour ne pas sacrifier à un repli mécanique sur l’économique ni à la théorie du reflet, la compréhension du racisme en appelle à une critique marxiste de l’idéologie.

Quels sont, selon vous, les défis majeurs auxquels doit faire face la gauche française aujourd’hui ?

Impossible de répondre ; les défis existent bien, mais la gauche ? Non seulement, s’est élargie la coupure entre les syndicats et partis, et la majorité des citoyens, et plus encore avec les générations jeunes, mais le système politique a changé. La gauche était parlementaire ; mais maintenant, sous régime présidentiel, l’élection qui commande la vie politique, est celle du président de la République ; celle-ci devient obnubilante dès le lendemain sinon le soir même de l’élection présidentielle. Les partis, les Verts eux-mêmes, sont rabattus sur le placement dans les élections locales.

L’alternative à cette disqualification reste débutante et discontinue, tandis que les médias vulgarisent un substitut en parlant, à tort et à travers, de réseaux sociaux qui ne sont pas sociaux, mais complaisance individualiste sur ordinateur ; ce qui n’enlève rien à l’utilité de la rapidité de communication.

Bref les défis se posent à la construction dans la durée de nouveaux mouvements sociaux dont la première motivation soit de sortir de l’enfermement de défense nationale pour un nouvel internationalisme qui relève du travail intellectuel critique des réactions nationalistes, et passe par la reconnaissance des luttes sociales mettant en cause les dominations à échelle mondiale. Peut-on être allié de l’Arabie saoudite ?

Entretien mené par Selim Nadi

 

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  1. René Gallissot, Marxisme et Algérie, ENAG-EDITIONS, Alger, 1991, réédition du volume paru dans la collection 10-18, Paris 1976. []
  2. René Gallissot, « Les classes sociales en Algérie », L’Homme et la société, 1969, Vol. 14, numéro 1 pp. 207-225. []
  3. René Gallissot, « Socialisme colonial, socialisme national des pays dominés. Le socialisme contraint par le nationalisme », L’homme et la société, n° 174, octobre-décembre 2009, reprise de l’article de la revue Il Ponte, Firenze, février-mars 2004. Sur l’Algérie : La République française et les Indigènes, L’Atelier, Paris 2007. []
  4. L’introduction du « Maitron », Algérie : Engagements sociaux et question nationale, L’Atelier Paris 2006 et Barzakh Alger, 2007. []
  5. René Gallissot, « Les fractures du marxisme », in : Alexandre Adler, Wladimir Andreff, Christine Buci-Glucksmann, René Gallissot, Daniel Hemery, Moshe Lewin, Lily Marcou, Sami Naïr, Emmanuel Terray, Jean- Marie Vincent, Les aventures du marxisme, Syros, Paris, 1984, p. 29. []
  6. Denis Peschanski, Discours communiste et grand-tournant, thèse de 3e cycle, Paris 1981. []
  7. Le numéro du Mouvement social intitulé « La désunion des prolétaires », n°147, avril-juin 1989 ; ainsi que René Gallissot, Ces migrants qui font le prolétariat, Méridiens-Klincksieck, Paris 1994. []
  8. Le meilleur article que j’ai écrit sur ce sujet s’intitule « Je ne crois pas en un seul peuple » et fut publié dans la revue Pluriel, n°6, 1976. []
  9. René Gallissot, « Le racisme n’est pas chez l’autre. La synthèse nécessaire : continuité historique et continuum social », L’Homme et la société, 1985, vol. 77, N°1, p. 20. []
René Gallissot